Revue pour les Français Novembre 1906/IV

L’AMÉRIQUE FRANÇAISE


C’est en Amérique que la vieille colonisation française s’est affirmée avec le plus de vigueur. Chacun sait quel immense empire nos aïeux y avaient formé, qui fut abandonné presque volontairement par la France de Louis xv. Du cap Charles au golfe du Mexique nous possédions, dans l’Amérique du Nord, le Canada, l’Acadie et la partie baignée par les bassins de l’Ohio et du Mississipi, territoires continus dont la valeur s’est accusée : il nous reste à présent les deux îles de Saint-Pierre et Miquelon, satellites de Terre-Neuve, terres désolées, improductives, pas plus grandes que trois fois Paris et peuplées de 6.000 habitants ! Misérable vestige d’un splendide héritage !

Saint-Pierre et Miquelon.

Le groupe de Saint-Pierre et Miquelon, augmenté de l’île aux Chiens, des deux Colombier, de l’île Massacre, etc., vaut seulement par sa situation comme centre des pêcheries françaises de l’Atlantique. Malheureusement, la pêche est moins fructueuse depuis quelques années, l’armement se ralentit et la vieille colonie voit peu à peu décroître sa prospérité. Son commerce, qui dépassait 28 millions de francs en 1890, est tombé à 13 millions 800.000 francs en 1904. Il est probable qu’elle aura bientôt perdu toute importance.

Les Antilles françaises.

L’île de la Martinique et l’archipel de la Guadeloupe sont, comme la Réunion, de vieilles colonies sucrières. Elles souffrent du même mal. La surproduction du sucre de betterave européen ayant déterminé un abaissement général des prix, leurs planteurs et leurs raffineurs de sucre de canne n’ont pu soutenir la concurrence. Ils en vendaient pour 40 millions de francs en 1880, ils en ont exporté seulement pour 15 millions en 1904.

Sans parler des cyclones et des épouvantables cataclysmes qui se sont abattus sur elles, la dépréciation du rhum et du café leur a aussi porté grand préjudice. À ces perturbations économiques s’est ajoutée une crise sociale dont les fâcheux échos sont maintes fois parvenus jusqu’à nous. De sorte que ces îles, dont la richesse est proverbiale et la situation merveilleuse, s’appauvrissent peu à peu pour avoir obéi trop longtemps aux traditions qui firent autrefois leur fortune. Elles doivent se rénover en supprimant progressivement leurs plantations de canne à sucre et en les remplaçant par des cultures meilleures.

La Martinique et la Guadeloupe, peuplées en majorité de métis, sont respectivement représentées au parlement français par un sénateur et deux députés. Ce privilège leur a valu l’importation de nos mœurs électorales et contribue à diviser le pays en deux clans hostiles qui dépensent à de vaines polémiques une énergie qu’ils emploieraient plus utilement à d’autres fins.

La Guyane française.

La Guyane française est assurément celle de nos colonies qui mérite le plus d’attention. Elle est grande comme le Portugal et peuplée de 40.000 habitants.

Dès l’année 1604 des Français s’y établirent ; elle devint une féconde colonie de plantation, productrice réputée des denrées coloniales, et conserva jusqu’au milieu du dernier siècle une situation prospère. À ce moment la suppression de l’esclavage et la découverte de l’or désorientèrent son développement économique ; tout fut abandonné pour courir aux placers et la population, croyant tenir la fortune, travailla moins et cessa d’assurer l’avenir. Il en résulte qu’aujourd’hui la Guyane est un pays éteint ; nous la connaissons par son climat réputé meurtrier et pour son bagne mais nous mettons en doute sa valeur positive.

Il faut savoir que la Guyane est au contraire privilégiée pour toutes sortes d’exploitations du sol et du sous-sol. Elle se prête aux plus riches cultures et à l’élevage ; ses forêts sont immenses et remplies de bois précieux ; ses fleuves roulent l’or que ses rochers recèlent en quantités énormes, en même temps que le fer et l’argent ; son climat est humide et chaud mais bien moins insalubre qu’il n’est communément supposé.

Malgré cette variété de ressources, la colonie s’intéresse uniquement à la production aurifère. Ses cultures qui couvraient plus de 12.000 hectares en 1840 en occupent aujourd’hui 3.000, Pays d’élevage, elle importa l’année dernière pour 532.000 francs de bœufs ; pays de forêts, elle fait venir d’Amérique ses bois de construction !

Cette situation anormale est due sans doute à l’indolence de la population, mais surtout à l’absence de main d’œuvre et d’outillage économique. La colonie héberge plus de 6000 forçats, jalousement gardés par l’administration pénitentiaire, qui n’ont servi qu’à jeter sur elle un fâcheux discrédit ; elle n’a pas de routes, elle n’a pas de port, elle n’est pas même reliée par une ligne de navigation régulière avec la métropole !

Les exportations de la Guyane ont atteint dans ces conditions 10.650.000 francs en 1904, représentées aux 9/10 par l’or. Ce chiffre élevé, dû à la vente d’un seul produit, dans un pays dénué de moyens de transports et de communications, prouve sa puissance de production et justifie l’espoir que placent en son réveil ceux d’entre nous qui la connaissent.

Voilà toute l’Amérique française : 434.000 habitants sur 82.000 kilomètres carrés de territoires dispersés sur un continent de 38.500.000 kilomètres carrés peuplé de 147.200.000 habitants !

Il est certain que nous n’en pouvons tirer aucun moyen d’action politique sur cette partie du monde qui affirme chaque jour la prétention de s’appartenir selon la célèbre formule « l’Amérique aux Américains ». Nous devons pourtant les apprécier, hors de leur valeur intrinsèque, comme un point d’appui utile sur la route du futur canal de Panama et vers les grandes nations latines de l’Amérique du Sud unies à nous par tant de liens qu’il importe de perpétuer.