Collectif
Revue pour les Français1 (p. 96-106).

L’ACTUALITÉ MAROCAINE



Chez nous — chacun sait ça — l’actualité crée l’intérêt. Nous ne jugeons d’habitude une question politique ou sociale que par ses conséquences présentes et par les incidents momentanés qu’elle provoque. Il n’y aurait pas grand mal si nous possédions un gouvernement complètement affranchi des masses. Les gouvernements d’ancien régime étaient ainsi, les soubresauts de l’opinion n’influençaient pas leurs desseins. Combien plus lourde est la tâche d’un ministre de notre République française ! A-t-il un plan, mûri au cours de longues études ? il lui faudra l’abandonner, demain peut-être, sous l’empire de tel incident qui soulèvera le public soudainement érigé en juge, incompétent, irresponsable, mais souverain. Le sentiment populaire, au lieu de le guider, l’entrave. Il en serait autrement, sans doute, si les éléments principaux qui composent la foule et la dirigent se tenaient au courant des questions qu’ils prétendent résoudre. Gouverner, c’est prévoir, dit-on. Hélas ! ceux qui prévoient ne sont pas toujours ceux qui gouvernent.

L’insouciance des populations françaises, déjà considérable à propos des questions locales, augmente démesurément avec les distances. Parler de notre ignorance de la géographie est devenu un lieu commun. Nous en plaisantons volontiers, sans essayer d’y porter remède. En sommes nous quelque peu dignes d’excuses s’il s’agit de pays très lointains, égarés dans l’immensité des océans, s’il s’agit des Nouvelles-Hébrides, des Wallis ou des îles Gambier ? Nous ne saurions l’être à propos du Maroc, notre voisin.

Depuis plus de cinquante ans la question du Maroc est à l’ordre du jour des intérêts français et c’est hier seulement, sous la menace d’une guerre, que l’opinion publique française l’a découvert ! Ouvrez un de nos atlas à la carte de l’Algérie, et cherchez-y le Maroc. Vous ne l’y trouverez pas. La carte s’arrête net à la frontière d’Oran, comme si les pays marocains, soumis à l’influence française, ne méritaient pas d’être connus au même titre que nos possessions ! Nos géographes l’ignorent, leurs élèves ne le devinent pas.

Pour cette raison — qui s’ajoute à quantité d’autres — la plupart d’entre nous furent joliment surpris d’apprendre l’importance mondiale du problème marocain. Aurait-on compté seulement par millions les Français hier informés de la situation du Maroc ? ceux qui savaient si Marrakech et Fez étaient ou non des ports de mer ? si Larache et Casablanca étaient, ou non, des oasis isolées au milieu des sables ? ceux qui connaissaient ses produits, ses besoins, ses facultés de vente et d’achat ? vous-même, lecteur, vous seriez-vous classé parmi ceux-là ?…

À la vérité, jusqu’aux incidents de l’an passé, ceux-là seuls songeaient au Maroc qui avaient pour fonction de s’en mêler.

Tout-à-coup le Maroc devint intéressant, pour tous, parce qu’il était d’actualité. En quelques jours, chacun forma son opinion. Les uns, parodiant une phrase illustre crièrent très haut que le Maroc « ne valait pas les os d’un troupier français ». Les autres affirmèrent net que le Maroc « valait une guerre ». Presque tous appuyaient leur avis sur de grands mots, sur de belles phrases, qu’ils citaient à défaut d’arguments positifs. « Nous avons assez de colonies. — Guerre à la guerre. — Cinquante ans d’efforts sacrifiés. — Perte de l’Algérie. — Orgueil national. — Pacifisme. Tels sont les plus fameux « dadas » qu’enfourchèrent nos compatriotes pour la défense de leurs idées. Ces vagues déclamations leur servirent de programme et les dispensèrent de réfléchir sur une question jugée d’enthousiasme. Avez-vous été dupe de cet entraînement, lecteur ? Lisez alors les quelques pages suivantes. Elles ne feront pas de vous un « marocanisant », mais elles vous fourniront au moins quelques indications précises et vous pourrez, sur elles, en connaissance de cause, asseoir votre opinion.

Le Maroc n’est pas un État : c’est une expression géographique à laquelle les traités internationaux ont fixé des limites conventionnelles. Sa superficie, déterminée de la sorte, couvrirait plus de deux fois la France. Ses limites sont : au nord, la mer ; à l’ouest, la mer ; au sud, le Sahara ; à l’est, le département français d’Oran.

Peu de régions sont moins homogènes. Les neiges éternelles y avoisinent les sables brûlants. À la variété des climats correspond naturellement la variété des productions. Au sud du Grand Atlas — dont la chaîne tranche le Maroc en deux parts inégales — dans le Sous et le Tafilelt, nous trouvons le dattier, l’olivier, le taqqaouiout dont les fruits sont utilisés pour le tannage du « maroquin », l’alfa, etc., etc. Au nord, dans les pays de Fez et de Marrakech, croissent de superbes céréales, l’oranger, l’olivier, et d’immenses forêts de chênes. Sur les pentes de l’Atlas viennent les grands cèdres, et les arar, espèce de pins qui fournissent un bois de construction inaltérable.

Pays privilégie entre tous ses voisins d’Afrique, le Maroc est bien arrosé. Des fleuves dignes de ce nom — la Moulouïa, l’oued el Kouss, le Sebou, le Tensift, l’oued Sous, etc., — y fertilisent de spacieuses vallées, de vastes plaines où la grande culture et l’élevage sont capables d’intensité. Chevaux, chèvres, moutons, bétail, y produisent de très belles espèces. C’est la Normandie africaine. Son sous-sol est riche, également. On le connaît peu, et déjà l’on y trouve le cuivre, le fer, le pétrole, l’argent, le cinabre, l’arsenic, et même l’or.

Constatant la capacité productive actuelle de ces régions barbares dévastées par les guerres locales, privées de communications, ennemies du progrès, vous pouvez affirmer qu’elles possèdent une grande valeur intrinsèque. Elles sont capables de développement. Si des Européens pouvaient en diriger l’exploitation, ils en feraient un pendant de l’Égypte. Mais le pays marocain reste impénétrable. À l’extrémité du continent, protégé par l’immensité des mers et des sables, il a toujours servi de refuge aux peuplades autochtones de l’Afrique du Nord, aux Berbères, contre les envahissements de l’étranger. Phéniciens, Grecs, Romains, Portugais, Espagnols, Anglais, Français ont bien pu s’installer tour à tour dans les ports de Tanger, de Ceuta, de Larache et de Mogador ; les Arabes seuls ont pénétré dans l’intérieur.

Le Maroc, qui n’est pas un État, n’est pas davantage une nation. Berbères et Arabes, partagés en tribus et en clans, groupés par confréries religieuses, luttent de façon ininterrompue les uns contre les autres, et même entre eux.

Quelques millions de Berbères et d’Arabes, quelques centaines de milliers de Maures et de Juifs, quelques centaines d’Européens : telle est la population du Maroc. Comment l’évaluer avec exactitude ? il n’y a pas de recensement. Dans certaines villes, on compte les maisons, et on leur attribue un chiffre moyen d’habitants ; ailleurs, on détermine leur nombre en considérant l’importance des marchés d’approvisionnement ; dans la campagne, on en sait moins encore ; dans le désert, on ne sait rien du tout. Ainsi tous les calculs sont fantaisistes. Certains voyageurs nous assurent que les territoires du Maghreb el Aksa — l’Extrême-Occident — renferment vingt-cinq millions d’âmes ; d’autres nous disent qu’il en contient à peu près dix. Nous laissons au lecteur le soin de se débrouiller entre ces données incertaines et contradictoires. Un fait est sur : le Maroc, suffisamment peuplé, l’emporte en densité humaine sur l’Algérie, la Tunisie ou la Turquie d’Asie.

Il nous semble inutile de raconter ici l’histoire des populations marocaines. Nous ne sommes pas une encyclopédie, nous ne bâtissons pas des monuments pour les siècles futurs. Vous nous saurez gré de vous renvoyer aux ouvrages spéciaux et aux dictionnaires à propos de ces matières encombrantes mieux faites pour remplir un article que pour le rendre intéressant. Vous savez tous, d’ailleurs, — ou vous êtes censés le savoir — que sous la dynastie des Ahnoravides, au xie siècle, l’empire du Maroc couvrait l’immense espace qui va des rives de l’Èbre à celles du Niger, de Saragosse à Tombouctou ; vous savez que les Portugais furent les premiers Européens installés sur la côte marocaine, au xve siècle ; vous savez qu’au xviie siècle un sultan du Maroc exécuta l’original projet d’envoyer au roi Louis XIV une ambassade extraordinaire pour lui demander la main d’une fille de France, la princesse de Conti ; vous savez qu’en 1805 le chérif décerna à l’empereur des Français le titre de roi des rois. Que vous importe ? et que reste-t-il de tout cela ? Des légendes, des souvenirs, et rien de plus. Le successeur des triomphants Almoravides n’est pas même le maître chez lui ; les Portugais ont quitté ces rivages ; la dynastie marocaine est restée de pur sang arabe ; l’empire français s’est écroulé, et, avec lui, ses conquêtes mal assises. N’en parlons plus, n’est-ce pas ? Disons plutôt un mot du gouvernement chérifien.

De même que « le Maroc » est une expression géographique, pareillement « l’empire marocain » n’est qu’une expression diplomatique. Le sultan — Moulay Abdul Aziz, de la dynastie arabe des chérifs filali — n’a d’un « autocrate absolu » que le titre qu’il se décerne à lui-même. En réalité, les deux tiers du pays échappent à sa juridiction.

Pour l’administration et le gouvernement, le Maroc se divise en deux parties : le bled el makzen et le bled el seba, pays d’autorité et pays d’anarchie. Leurs limites varient sans cesse. Telle tribu, soumise aujourd’hui, se révoltera demain. Le makhzen n’est sûr de lui-même que dans les villes : la campagne l’ignore. Il n’est pas question d’impôts. Les contributions que le sultan réclame à son peuple sont levées au prix d’expéditions armées, écrasent ceux qui n’ont pas la force d’y résister, et ne touchent pas les autres. La très grande majorité des populations ne versent au sultan que ce qu’elles veulent bien déterminer elles-mêmes. Elles ne se rendent pas à la force, mais s’inclinent devant son autorité religieuse.

Le sultan, pour elles, est comme l’ombre de Dieu sur la terre, il est le Chérif, le descendant du Prophète. Les sentiments qu’éprouvent à son égard les sectes musulmanes d’Afrique sont analogues à ceux qu’inspire le Pape aux catholiques de tous pays. De même que les catholiques ne refusent pas de verser au denier de saint Pierre, pareillement Berbères et Arabes du Maghreb alimentent volontiers le « denier de Mahomet ». Leurs dons sont variables, ce ne sont pas des impôts, et malgré tout le respect religieux dont ils entourent le chérif, ils lui refusent tout pouvoir temporel sur leurs personnes et sur leurs biens. Supposez que, demain, le Pape impose les catholiques de France d’une taxe fixe, combien d’entre vous la paieront ?…

Ainsi le sultan du Maroc, chef des chefs de tribus, n’est pas leur maître. Sa politique intérieure consiste à miner l’influence de ses vassaux les plus redoutables, à les soulever les uns contre les autres, à fortifier tel clan pour affaiblir tel clan voisin, à semer la haine, par l’or et par le sang — politique de perpétuelle conspiration ! gouvernement fondé sur l’anarchie !

Par ce système, Moulay Abdul Aziz garde un semblant de puissance. Mais voici qu’en face de lui se dresse un prétendant, voici que la rébellion s’organise, voici qu’on l’accuse de trahir la cause de l’Islam fanatique, de faire des concessions aux chrétiens — quelles concessions, grand Dieu ! monter à bicyclette et se faire photographier en uniforme européen ! — voici qu’on le traite d’usurpateur. Les plus farouches tribus ne se contentent plus de refuser l’impôt, elles s’arment, elles prennent l’offensive. L’appui discret de l’Europe a permis jusqu’alors au sultan de rester sur son trône branlant. Que deviendra-t-il si cet appui lui fait défaut ? et que deviendra le Maroc livré tout ensemble aux maux de l’anarchie et aux horreurs d’une réaction fanatique ?

Tant de circonstances contraires à l’ouverture du pays et à son développement ne devaient pas manquer d’attirer l’attention des « civilisés. » Elles ont précipité l’intervention européenne.

Parmi toutes les puissances intéressées à surveiller les événements du Maroc, la France possède un privilège considérable. Ses conquêtes africaines l’ont géographiquement désignée pour y jouer le premier rôle. Le Maroc devenant, par leur fait, une entrave entre nos domaines, nous sommes à la fois mieux placés et mieux qualifiés que n’importe qui pour savoir ce qui s’y passe. Mais nous ne sommes pas seulement une puissance africaine, nous sommes aussi une puissance musulmane. Et voilà qui nous crée de nouveaux titres.

Imaginez-vous, par hasard, que le monde musulman, à l’exemple du monde chrétien, se compose de plusieurs nations hostiles les unes aux autres ? vous vous trompez. La nationalité, en pays d’Islam, c’est la religion. La société musulmane forme bloc. Elle est indivisible en face de l’étranger. Elle a pour capitale La Mecque, et les assemblées politiques qui se tiennent chaque année dans cette ville à l’occasion des pèlerinages exercent sur les destinées des populations islamiques une influence à laquelle ne résistent pas les décrets et les lois de leurs gouvernements respectifs.

Dès lors le Maroc, refuge de l’Islam fanatique, est quelque chose de plus qu’une enclave géographique entre nos possessions, il devient un voisin gênant pour la domination que nous voulons exercer dans nos propres domaines.

Avez-vous lu, récemment, la nouvelle d’un soulèvement des populations musulmanes de nos territoires du Niger ? Le Matin s’étant fait câbler de Dakar que « le grand organisateur des troubles est le cheikh Mal el Ainin, délégué du sultan du Maroc auprès de Moulay el Hafid, son frère, khalifa de tout le sud marocain ». Exacte ou fausse l’information n’a rien d’invraisemblable. Il est sûr que le Maroc méridional, impénétrable à l’Europe, est un foyer d’agitation hostile aux Européens. Là se trament les complots, s’organisent les révoltes, se préparent les assassinats, en toute aise et sécurité car leurs instigateurs y trouvent à volonté d’inviolables retraites contre nos prétentions à la justice.

La France voisine, puissance musulmane malgré les musulmans, subit directement les fâcheux effets de ce contact. Si quelque nation étrangère doit souhaiter la pacification du Maroc et son ouverture au progrès, c’est assurément elle. Son intérêt le lui commande.

Un fait doit vous surprendre : c’est que la France si bien placée pour agir, n’occupe pas au Maroc une situation plus brillante. Puissance méditerranéenne, puissance africaine, puissance musulmane, nous avons eu depuis longtemps tous les atouts dans notre jeu et nous aurions pu, semble-t-il, en tirer un parti décisif. Au lieu d’adopter un plan, et de le suivre obstinément, nous en avons esquissé dix sans en exécuter un seul. À présent nos prétentions, partagées par de nouveaux venus, sont plus difficilement réalisables.

Depuis notre occupation de l’Algérie, nous avions à choisir entre deux principaux moyens d’installer au Maroc notre prépondérance : la conquête, et la pénétration pacifique. Conquérir le Maroc, c’eût été difficile et dangereux dans les temps les plus favorables ; aujourd’hui ce serait fou. Y pénétrer pacifiquement, c’était relativement aisé. En ces pays, le temps ne compte pas, les moyens lents sont les plus sûrs. Nous en avons usé, sans doute, mais dans une mesure bien restreinte en comparaison de nos forces. Vous pourrez en juger.

La pénétration pacifique d’un pays neuf doit être à la fois politique, économique et morale ; elle doit être officielle et privée. L’action politique de la France au Maroc n’avait qu’un but : mettre fin à l’état d’anarchie qui en fait un repaire de brigands. Pour y parvenir, la meilleure manière consistait, semble-t-il, à nous abriter derrière le Sultan, à faire de lui notre client, notre obligé, un peu notre vassal. Il fallait lui montrer son impuissance actuelle, la fragilité de son pouvoir, l’impossibilité de ses moyens, et lui représenter en même temps la valeur de notre concours, sa nécessité, son urgence. Sachant que notre flotte et notre frontière pourraient constituer la mâchoire d’un étau qui pulvériserait sa résistance, le makhzen devait être amené à s’accommoder de cette devise : « Hors la France point de salut ! »

Notre diplomatie a eu tout loisir d’exercer son action en ce sens, au moment où il n’y avait pas à Fez de Tattenbach et où l’Allemagne n’existait pas pour le Maroc. Elle ne l’a plus autant, à présent que toute l’Europe s’en mêle et qu’aux difficultés de l’anarchie marocaine s’ajoutent les discordances du concert des puissances. L’excellent programme de M. Delcassé s’est trouvé appliqué quelques années trop tard. Faute d’à-propos et de mise au point, il a malheureusement échoué.

Mais, à côté de ce programme d’action politique directe, d’autres moyens sont à notre portée. L’un des principaux consiste à nous créer des amitiés parmi les chefs de tribus et les caïds. Au cours de missions successives qu’il s’était fait confier par le gouvernement français, feu Coppolani a montré la valeur de ce procédé. Sur ce terrain, la France est très privilégiée. Nous possédons seuls, en effet, un personnel nombreux d’expérience musulmane suffisante ; nous trouvons seuls, parmi nos sujets musulmans d’Algérie, des auxiliaires utiles. Aurions-nous commencé plus tôt ces négociations discrètes, aurions-nous plus tôt contracté ces bonnes relations avec les chefs puissants qui se partagent le pays marocain, nous y rencontrerions sans doute aujourd’hui un concours efficace pour le progrès de nos entreprises. Ici encore, nous sommes partis trop tard, mais ici nous pouvons agir en toute liberté. L’avenir nous reste, avec les mêmes avantages que le passé.

Nous ne devons pas non plus négliger d’exercer une action morale. N’oubliez pas qu’en pays neuf, la bienfaisance et la philanthropie sont les bases nécessaires de tout commerce. M. Jonnart n’a-t-il pas récemment décidé d’installer dans les centres du sud-algérien des « médecins de colonisation » ? Cette tentative a tous nos suffrages. Les médecins jouissent là-bas d’un énorme prestige. La nation dont ils se réclament en bénéficie largement. Nous devons donc envoyer au Maroc un nombre important de médecins. Offrons de beaux avantages aux docteurs français qui voudront s’établir dans les villes et les ports ouverts ; pour les missions à l’intérieur, faisons appel aux docteurs musulmans, formés selon nos méthodes, à la Faculté de médecine française de Beyrouth ; ils inspireront plus de confiance que les chrétiens et serviront tout aussi bien nos intérêts. Nous en parlons pour savoir ce qu’ils valent et pour les avoir vus à l’œuvre. À côté des médecins, multiplions les dispensaires, les distributions de secours et de médicaments. Les plus farouches nomades, contre lesquels la poudre et l’or ne peuvent rien, seront gagnés par la charité…

Développons également notre influence intellectuelle, propageons notre langue, et, par son canal, nos idées. L’auteur de cette étude a maintes fois constaté, au cours de ses voyages en pays musulman, le rôle primordial des instituteurs étrangers. L’indigène qui sait un peu de français se réclame volontiers de la France ; il s’enorgueillit de favoriser nos entreprises ; il accueille avec sympathie tout Français de passage, il est fier de le guider et de le protéger. Plus nos écoles seront nombreuses, et plus nous augmenterons le chiffre de nos partisans. À cet égard, nous sommes très pauvres au Maroc. L’Alliance israélite universelle, remarquablement dirigée et dans un esprit très français, nous assure une importante clientèle de Juifs, mais sa propagande n’atteint pas les musulmans.

Ajoutez à ces exigences de notre action politique, morale et intellectuelle, la nécessité d’installer de nouveaux consuls, d’augmenter leurs moyens d’influence en les rétribuant davantage, de les préparer à leur tâche et de former à côté d’eux des collaborateurs capables, et vous aurez compris la difficulté du problème. Vous vous souviendrez que le Parlement français, votre mandataire, après s’être rallié sagement au programme de pénétration pacifique qui en implique la solution, a jugé suffisant d’y consacrer une somme annuelle de 310.000 francs. Vous sourirez de ce chiffre infime et vous cesserez de vous étonner si la France n’occupe pas au Maroc la position prépondérante que vous souhaitez.

Il nous reste à parler de notre pénétration économique et commerciale. Les facultés d’achat d’un pays neuf sont naturellement restreintes. Pour que le Maroc devienne un bon client de notre commerce, il fallait donc faciliter sa mise en exploitation. Sans parler ici de la police, indispensable à la sécurité des biens et des personnes, il fallait y introduire des capitaux et y créer des voies d’accès.

Les établissements financiers français ont officiellement prêté au Maroc 65 millions de francs. Joignez-y la valeur des immeubles et des entreprises commerciales et industrielles que possèdent nos compatriotes : vous atteindrez le chiffre de 100 millions, six fois supérieur à celui des placements allemands.

À tort ou à raison, — nous ne le discuterons pas ici, — la France ne s’est pas décidée à relier l’Algérie au Maroc par un chemin de fer qui eût constitué une voie de pénétration exclusivement française, la seule possible. Mais, certainement à tort, elle a négligé en même temps les voies maritimes. Ainsi, l’Algérie n’est directement reliée à aucun port marocain de l’Atlantique, et pourtant c’est à destination de ces ports que sont embarquées une grande partie des marchandises que lui achète le Maroc. Les services de la compagnie Touache s’arrêtent à Tanger ; quant à ceux de la compagnie Paquet, ils vont de Marseille à Mogador, mais ignorent nos ports algériens. De même, les régions du nord de la France, qui entretiennent avec le Maroc des relations commerciales importantes et capables de grand développement, n’y sont reliées régulièrement que par les lignes allemandes ou par… Marseille. Enfin, la colonie française de l’Afrique occidentale, voisine du Maroc, l’ignore absolument. On sent qu’aucune espèce d’entente n’a précédé la création de nos services maritimes. Nos intérêts commerciaux en souffrent, nos compagnies de navigation elles-mêmes y perdent de beaux bénéfices.

Les relations commerciales avec le Maroc sont d’ailleurs difficiles et dangereuses. En raison des fluctuations du change, il n’y a pas de cours fixe possible, c’est un perpétuel aléa. Les tarifs douaniers sont incertains. Les frais de port sont arbitraires. Enfin les embarquements et débarquements sont un monopole de l’État : ses agents en abusent et leurs prix sont exorbitants.

Malgré ces conditions défavorables, le commerce extérieur du Maroc se développe sans cesse. En 1903, il a atteint 133.205.000 francs dont 38 % avec l’Angleterre, 33 % avec la France et 8 % avec l’Allemagne. Le Maroc achète des cotonnades, du sucre, des soieries, des bougies, des farines, du tabac, du ciment, etc… ; il vend des peaux, des laines, des tissus, des grains, etc…

L’Algérie est le meilleur client du Maroc et la France est placée pour devenir son meilleur fournisseur. Malheureusement nos procédés commerciaux manquent de souplesse. La plupart de nos négociants prétendent agir à Mogador ou à Safi comme ils agiraient à Bruxelles. Ils négligent complètement de se plier aux usages locaux. Les voyageurs qu’ils y envoient ignorent la langue et les coutumes arabes. Leurs échantillons sont ce qu’ils sont, peu importe le goût du client. Ces pratiques leur font le plus grand tort et ferment au commerce français quantité de marchés où d’adroits rivaux nous supplantent.

Telle est la situation de la France au Maroc. Songeant à la faiblesse de notre effort, vous la trouverez considérable ; réfléchissant à nos moyens, vous la jugerez très inférieure. Entre tous ces moyens, nous avons gaspillé le plus précieux : le temps. Mais d’autres nous assurent encore une force incomparable. Contre elle, sachez-le bien, les décisions de la conférence d’Algésiras ne peuvent rien. Aurions-nous la faiblesse d’y laisser établir au profit d’étrangers des privilèges de droit, ils n’auront jamais la valeur de nos privilèges de fait. Si nous cessons un jour d’exercer au Maroc l’influence décisive, vous pourrez dire, lecteurs, que nous l’avons voulu.


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