LA FRANCE COLONIALE

AU DÉBUT DU xxe SIÈCLE




Les questions métropolitaines d’intérêt général ont peu d’attrait pour la majorité des Français. Les questions extérieures en ont moins encore. Il suffit de parcourir les journaux français les plus répandus pour s’en convaincre immédiatement : c’est par exception, à propos d’un scandale quelconque ou d’un voyage sensationnel, qu’il y est parlé des colonies. Étant donné que ces feuilles répondent ainsi aux vœux de presque tous leurs lecteurs, cette constatation nous indique un très fâcheux état d’esprit. L’ignorance en est la seule cause. Les Français, nés curieux et sagaces, s’occuperaient beaucoup moins des questions de politique locale qui les divisent s’ils pouvaient apprécier l’intérêt des questions de politique mondiale qui les rapprochent. Ils cesseraient vite d’épiloguer sur l’avenir de la France d’après ce qui se passe dans leur village, ils jugeraient bien mesquines leurs querelles de partis, en présence de l’œuvre grandiose qui affirme en tous points du monde leur puissance.

Ceux d’entre nous qui ont voyagé, qui ont étudié les colonies françaises et l’action de la France hors de France, doivent considérer comme un devoir social de faire connaître à leurs compatriotes ce qu’ils ont vu et ce qu’ils ont appris. Les colonies et l’État lui-même doivent encourager leurs efforts et les seconder en poursuivant à côté d’eux la même tâche utile.

À ce point de vue, l’initiative de la ville de Marseille est un bel exemple et constitue un brillant point de départ. L’exposition nationale coloniale qui s’y tient depuis le mois de mai est plus qu’une manifestation patriotique, plus qu’une œuvre de vulgarisation : elle est un événement d’une portée internationale. Elle marque une époque, celle où la République française commence à contempler son œuvre d’expansion avec une fierté légitime et découvre en son propre passé les meilleures garanties de son avenir. Son effort colonial est primordial, c’est par lui que notre pays s’est maintenu au rang des plus grandes puissances, c’est à son propos qu’il a fait, pendant les vingt dernières années, plus et mieux qu’aucun autre, il est sa gloire, il est sa force : voilà pourquoi nous devons tous applaudir au succès de l’entreprise qui en détermine le bilan en l’étalant orgueilleusement aux yeux du monde.

Si quantité de Français continuent d’en ignorer l’importance, en raison de l’abstention navrante des principaux journaux à la leur signaler, les étrangers l’ont appréciée à sa valeur. Les Allemands en particulier, si avides de s’instruire en cette matière où l’expérience leur fait défaut, ont beaucoup étudié l’Exposition de Marseille et les plus illustres de leurs « coloniaux » n’ont pas caché l’enthousiasme mêlé de surprise qu’ils en ont éprouvé. Tel le docteur Klotz déclarant à un grand journal d’outre-Rhin qu’il s’inclinait « avec envie » devant ce travail : « Nous avons trop souvent coutume, ajoutait-il, de considérer l’Angleterre comme l’apha et l’oméga en matière de colonisation, comme la puissance coloniale par excellence. C’est le plus beau titre de gloire de l’Exposition de Marseille de montrer pratiquement qu’en France on sait aussi coloniser et que nous autres Allemands nous pouvons encore apprendre énormément de la France si nous voulons seulement nous en donner la peine. »

Ce témoignage nous est précieux. Il me plaît de l’invoquer à l’appui de mes impressions personnelles : il les détend contre l’adage fameux « nul n’est prophète en son pays. »

En 1880, l’empire colonial français s’étendait sur environ 900.000 kilomètres carrés, peuplés par 8 millions d’habitants ; son commerce atteignait à peine 650 millions de francs. Aujourd’hui son domaine couvre 12 millions de kilomètres carrés, peuplés par 50 millions d’habitants ; son commerce dépasse un milliard 586 millions. La différence entre ces chiffres à vingt-cinq ans de distance vous permet de mesurer l’effort colonial de la France contemporaine.

Cet effort est d’autant plus remarquable qu’il fut accompli par un petit nombre d’hommes énergiques et tenaces en présence de l’indifférence de la masse. La plupart des français ont compris très tard — beaucoup n’ont pas encore compris — que l’avenir de la France était lié désormais à son expansion.

Quantité se représentent la vie coloniale comme une vie d’aventures, les coloniaux comme des aventuriers ; il leur semble qu’on va aux colonies en désespoir de cause, pour avoir épuisé dans la métropole ses dernières chances de succès.

Quelle erreur ! et quelle faute ! Combien de jeunes gens actuellement avachis sur leurs ronds de cuirs, gagnant à ne rien faire de quoi vivre chichement, pourraient aux colonies mener une vie indépendante et saine en y réalisant une fortune honorable. Car on s’y enrichit, Messieurs, par son travail. C’est une erreur fondamentale de considérer les colonies comme un gouffre où s’engloutissent sans résultat les fortunes et les bonnes volontés. Bien au contraire elles sont comme un réservoir de richesses où chacun de nous, du plus puissant au plus misérable, est susceptible de puiser.

Le coût des colonies

Une autre erreur, également répandue, consiste à considérer les colonies comme des parasites de la mère-patrie. « Vous nous la baillez belle avec vos promesses de richesses, crient sans cesse les anticoloniaux ; en attendant, les colonies nous coûtent ! » Opposez-leur ces chiffres :

Les subventions fournies par l’État français à ses colonies atteignent aujourd’hui 2.953.000 francs ; par contre, l’Indo-Chine fournit un contingent de 13.500.000 fr. Madagascar 100.000 fr., l’Afrique occidentale 100.000 fr. — il est question de lui en demander 1.500.000. Il en résulte que l’État français reçoit 11 millions de plus qu’il ne donne.

Nous savons bien que les subventions directes aux colonies n’entrent que pour une faible part dans les charges qu’elles nous imposent. Notre budget des colonies atteint 110 millions et beaucoup de dépenses accessoires n’y figurent pas. Il n’en est pas moins vrai que la France tire chaque année de ses possessions des revenus en progression constante, supérieurs peut-être à ces sommes. Aux incrédules, nous soumettons ce détail :

Contributions de l’Indo-chine, de l’Afrique occidentale et de Madagascar
13.700.000 francs
Subventions des colonies à certains services métropolitains
500.000
Provisions déposées au Ministère des Finances pour dépenses effectuées en France
40.000.000
Intérêt des emprunts coloniaux contractés en France
20.000.000
Bénéfice à 10 % sur les 350 millions de commerce entre la Métropole et les colonies
35.000.000
Courtage à 5 % de 200 millions d’affaires traitées avec l’étranger par des courtiers français
10.000.000
Intérêt à 7 % des capitaux français engagés aux colonies, dans l’industrie, l’agriculture, etc
31.500.000

Total
150.700.000 francs

Ces chiffres sont évidemment approximatifs. Je ne les crois pas au dessus de la vérité. Ils suffisent en tous cas à montrer que l’empire colonial de la France ne constitue nullement pour elle la charge écrasante à laquelle font sans cesse allusion certains publicistes.

Les colonies et le socialisme

Ce point acquis, et sans nous attarder à montrer l’importance politique des conquêtes coloniales — ce qui serait enfoncer une porte ouverte — nous voulons répondre en peu de mots aux attaques passionnées des écrivains collectivistes contre ce qu’ils appellent dédaigneusement le « colonialisme ».

Je partage sans doute leur conviction que le « colonialisme » joue dans nos sociétés un rôle considérable. Mais s’ils proclament qu’il « exaspère et universalise les conflits sociaux » et « hâte l’effondrement de ces sociétés », je soutiens qu’il leur donne au contraire un regain de force en ouvrant à l’activité individuelle un champ inépuisable et plein d’espoirs. Les gens de talent, les hommes d’action qui pullulent dans nos sociétés et parmi toutes les classes trouveront tous les jours davantage aux colonies la gloire et la prospérité : ils s’écrasent ici les uns les autres ; ils travailleront là-bas solidairement. Par leurs œuvres augmentera la fortune publique, c’est-à-dire le bien-être commun. Ainsi se développeront ces entreprises de prévoyance et d’assistance dont la nécessité s’affirme à tous nos cœurs et dont la conception restera l’honneur de notre époque. La voilà l’évolution saine, basée sur le respect et l’affection mutuels, qui développera parmi tous les hommes et en particulier parmi les hommes d’une même patrie le sentiment de leur confraternité. Voilà le vrai progrès. En le favorisant au milieu de nous, l’expansion coloniale de la France apparaît comme un instrument de paix et de justice sociale. Sachons nous en servir et laissons aux exploiteurs du peuple le criminel désir de lui voir substituer leurs instruments de haine.

Les colonies et l’humanité

J’en arrive à considérer une autre accusation très grave portée contre les entreprises coloniales : celle d’inhumanité. « Vous prétendez porter la civilisation par tout le monde et faire le bien des peuples malgré eux, s’écrient leurs détracteurs ; en réalité vous semez la terreur et la servitude. Vous vous dites des apôtres et vous êtes des bourreaux ! » Trop d’exemples ont corroboré cette accusation. Je ne saurais nier que notre histoire coloniale en soit indemne. Elle contient plus d’une page inutilement sanglante, bien des mesures injustes, beaucoup d’abus cruels… et quelques crimes. Mais faut-il ne penser qu’au mal ? faut-il juger cette œuvre colossale uniquement d’après ses défauts ? faut-il pour une erreur oublier cent bienfaits ? Ce serait commettre une injustice flagrante. En vérité nos administrateurs, nos soldats, nos colons ont quelquefois manqué de patience : ceux-là seuls qui n’ont pas vécu la même existence et qui n’ont étudié les questions coloniales que dans leur chambre de travail oseront leur refuser quelque circonstance atténuante…

Quoi qu’il en soit, nous ne devons pas oublier notre jeunesse et notre inexpérience en matière coloniale. Nous devons surtout mettre en lumière les progrès très rapides que nous avons su accomplir et la façon dont nous utilisons dès à présent les leçons d’un passé à peine écoulé. Peu à peu s’effondrent les principes d’antan, les grandes théories hors desquelles on n’espérait jadis aucun salut, et voici que la colonisation apparaît non plus seulement comme une science mais surtout comme un art dont la méthode varie selon le milieu où on l’applique.

Sans doute, au début des conquêtes, l’Européen put un instant considérer les colonies comme uniquement prédestinées à sa fortune et leurs habitants comme de simples outils d’exploitation. Il fut un temps où l’on considérait chez nous les indigènes des colonies comme des gens de mentalité toujours inférieure : c’est en ce même temps qu’on prétendait — en vertu d’une politique fameuse dite d’assimilation — les gouverner comme des Français de France. Singulier illogisme ! Il n’en est plus de même aujourd’hui. L’expérience a permis de reconnaître que si les indigènes des différents pays soumis à la France appartiennent à des races de valeur tout à fait inégale — il faut être aveugle pour soutenir encore de nos jours la prétendue égalité des races humaines — ces indigènes n’en possèdent pas moins des qualités, des habitudes et des besoins propres parfaitement différents des nôtres ; les vouloir administrer tous suivant les principes du droit français, ce serait vouloir les affoler ; mieux vaut adapter ces principes à leur nature et à leur milieu. On l’a compris, et c’est ainsi qu’est née la politique dite d’association.

Cette politique a pour objet d’« associer » les efforts des fonctionnaires, des colons et des indigènes, en exigeant de chacun selon ses moyens une coopération utile à la même œuvre : le progrès économique et moral de la colonie. Cette politique, très rationnelle, demande de la part de nos administrateurs coloniaux une connaissance profonde des populations qu’ils sont appelés à diriger ; elle varie à l’infini selon les milieux, mais partout, même parmi les sociétés les plus avancées, l’Européen doit conserver dans l’« association » une autorité prépondérante. Son rôle est d’enseigner à ses auxiliaires l’intérêt commun qui les guide et de les entraîner ainsi vers le progrès en les forçant à obéir à la loi commune du travail.

Nous ne voyons là rien d’abusif. Il nous semble au contraire que par la régénération physique et morale de ces populations lointaines nous faisons plus qu’œuvre française et remplissons un devoir humain. Je ne prétends pas dire que tout est pour le mieux dans notre régime colonial, mais, constatant les progrès immenses accomplis depuis quelque temps dans le domaine de la politique indigène, j’augure bien de son avenir et me crois fondé à conclure qu’il saura satisfaire à la fois nos sentiments philanthropiques et nos ambitions nationales.

Les colonies et la concurrence

Sans vouloir examiner ici tous les aspects du problème colonial — ce qui dépasserait le cadre de cette étude et nous entraînerait bien au-delà du but proposé — je tiens à réfuter encore une objection qui vient naturellement aux lèvres après mes réflexions du dernier paragraphe : celle de la concurrence économique que nous allons universaliser en fournissant à des millions d’hommes jusqu’à présent inoffensifs des armes qu’ils pourront utiliser contre nous-mêmes. Ne dissimulons pas ce danger, connaissons-le, sachons nous en défendre, mais gardons-nous de l’exagérer.

L’émancipation économique de nos colonies est si lointaine qu’il semble un peu puéril d’épiloguer dès à présent sur son caractère. Nous possédons sur elles une formidable avance ; il dépend de nous de la conserver longtemps encore. En attendant, nous augmentons notre richesse acquise et entassons d’immenses réserves qui profiteront tôt ou tard, quoi qu’en prétendent certains théoriciens, à la masse de nos populations.

Rien ne prouve, d’ailleurs, que l’universalisation de la concurrence soit funeste à nos sociétés. On nous menace de surproduction. « Le jour où nos colonies auront su conquérir leur émancipation économique, le bas prix de leur main-d’œuvre leur fournira sur nous des avantages particuliers, affirment nos prophètes. » Ceux-là oublient qu’il s’ensuivra dans ces mêmes colonies une émancipation sociale et une croissance de besoins telles que les avantages qu’ils invoquent n’existeront plus. On cite l’exemple du Japon. J’y suis allé tout spécialement pour étudier la grande industrie naissante et j’ai acquis la conviction que dans les conditions actuelles le bas prix de la main-d’œuvre et sa grande abondance constituent pour cette industrie des avantages presque illusoires à peu près compensés dans les pays d’Europe et d’Amérique par la qualité du travail et par sa régularité. Il en sera de même en tous pays. Les salaires augmenteront peu à peu : le jour où l’ouvrier colonial fournira une production équivalente à celle de l’ouvrier européen, soyez sûr qu’il n’acceptera plus de salaire dérisoire. Il consommera en conséquence et la surproduction dont on nous menace saura difficilement l’emporter alors sur ses demandes.

À ce moment, par la mise en valeur des terres et l’établissement de relations entre tous les hommes, le « colonialisme », loin d’avoir aggravé la misère, aura bien satisfait à la loi d’harmonie universelle dont l’observance demeure la condition de notre bonheur.

Le lecteur voudra bien excuser ce préambule un peu long à l’exposé que nous lui avons promis. Il nous a paru nécessaire, avant tout, d’opposer quelques arguments positifs aux raisonnements spécieux des ennemis de l’idée coloniale. Ayant défendu la cause, nous allons lui présenter l’œuvre, en caractérisant successivement les progrès de l’expansion française dans chaque partie du monde.