Revue pour les Français Septembre 1906/III


CHARLEMAGNE ET SON EMPIRE



Récemment on a ouvert à Aix-la-Chapelle le tombeau de Charlemagne ; il avait déjà été visité à plusieurs reprises dans le cours des siècles. On a même raconté que lorsque l’empereur Othon iii pénétra en l’an mille dans le caveau, il trouva Charlemagne assis sur un trône d’or, la couronne sur la tête et le sceptre en main. Cette histoire n’est pas à prendre au sérieux ; la dépouille du grand prince avait été, à sa mort, déposée dans un sarcophage de marbre et c’est là qu’Othon put la contempler. Quoiqu’il en soit de ces détails, l’attention publique, ramenée en ce moment vers les voûtes d’Aix-la-Chapelle ne doit pas s’en détourner avant de s’être remémorée l’homme et son époque tels que les découvertes et les analyses des érudits permettent de les apercevoir, c’est-à-dire non plus à travers les brumes de la légende ou les calculs de l’intérêt mais à travers la clarté de l’investigation scientifique impartiale. Aussi bien des travaux importants ont-ils été consacrés à ce vaste sujet et parmi les derniers parus il convient de citer le magnifique tableau de l’empire carlovingien dressé par M. Arthur Kleinclausz (Hachette et Cie). Nous présenterons ici un bref résumé de ces divers ouvrages, nous permettant d’en tirer des conclusions peut-être un peu différentes de celles auxquelles beaucoup d’auteurs se sont arrêtés mais qui nous semblent entièrement justifiées par les documents servant de base à la critique moderne.

L’Idée impériale avant Charlemagne

Pendant bien longtemps on a considéré que l’acte du barbare Odoacre supprimant en 476 après J.-C. l’empire d’Occident en la personne du faible Romulus Angrestule n’avait été que la consécration d’un état de choses accepté par l’opinion populaire. L’empire cessait parce que l’idée impériale était morte. Or l’idée impériale vivait si puissamment que le monde occidental, à cette date, se tourna spontanément vers Constantinople, considérant l’unité de l’ancien empire romain comme rétablie en faveur du césar oriental. Théodose avait jadis partagé l’empire entre deux césars, celui de Rome et celui de Constantinople. La division ayant cessé, ce dernier régnerait seul. Évidemment la nature de ce « règne » s’était modifiée depuis le temps des Antonins. Une lente évolution s’était opérée. En place d’une unité politique basée sur l’uniformité des lois civiles, il s’agissait maintenant d’une unité morale garantie par la communauté de la foi religieuse. Ainsi comprenait-on l’empire à la fin du Ve siècle. Le grand prestige romain doublé du grand prestige chrétien incitait les peuples d’occident à souhaiter la venue d’un empereur qui ramènerait l’âge d’or, contiendrait ou convertirait les païens, poursuivrait l’hérésie, rétablirait la sécurité et la paix. Il semblait logique que celui-là vint des rives du Bosphore et, tant qu’on put croire qu’il en serait ainsi, le loyalisme subsista vivace. Les papes s’employaient à l’entretenir rappelant fréquemment aux rois indigènes qu’ils devaient se considérer comme les vassaux de l’empereur « élu de Dieu pour gouverner la république romaine ». Mais bientôt il devint visible que l’unité n’existait pas. Non seulement l’empire d’Orient achevait de se « délatiniser » ; en s’hellénisant, il s’éloignait aussi des doctrines et des tendances catholiques. Les empereurs, de plus en plus, agissaient en autocrates, se mêlaient aux controverses théologiques et y intervenaient de façon brutale et sans appel. Par ailleurs, leur administration se faisait exigeante et tracassière. Les Italiens et les Africains étaient accablés d’impôts ; en Gaule et en Espagne, les intrigues se nouaient contre les gouvernements locaux dont les représentants de l’empire surveillaient d’un œil inquiet et jaloux l’incessant progrès. La conversion des Wisigoths d’Espagne (587) et en France l’affermissement du pouvoir des princes mérovingiens achevèrent de détacher ces deux pays et de les pousser vers l’indépendance absolue. Dès alors la papauté manifestait envers les Francs une vive sympathie, prête à s’appuyer sur eux en cas de besoin — sans pour cela vouloir rompre avec Constantinople. Malgré que plusieurs papes aient été en butte aux persécutions d’un pouvoir qui cherchait à humilier « l’évêque de Rome » dans le but de maintenir la suprématie du siège patriarcal de Constantinople, l’espoir que des temps meilleurs luiraient et qu’il serait possible d’unifier un jour l’Église donnait aux successeurs de saint Pierre la constance nécessaire pour supporter les affronts. Pendant plusieurs siècles encore, on les verra maintenir envers et contre tous leurs rapports avec les empereurs byzantins, leur envoyer des ambassades, leur rendre des honneurs, faire appel à eux. Mais en attendant, il fallait vivre, se défendre et défendre l’Italie tout entière contre la tyrannie lombarde ; de là les relations soigneusement entretenues entre le Saint-Siège et les royaumes Francs.

Ces relations se précisèrent après que le vaillant Charles-Martel eut remporté sur les musulmans la fameuse victoire de Poitiers. Il apparut en cette circonstance comme le soldat de Dieu et le défenseur de la chrétienté ; le retentissement causé par cet événement dans tout l’Occident fut énorme. Avec Pépin le Bref, la monarchie franque grandit singulièrement et c’est alors que l’on vit le pape Eugène ii apporter lui-même à ce prince les insignes du patriciat romain — titre honorifique d’ailleurs et sans portée réelle, sinon qu’il donnait à celui qui s’en trouvait investi des facilités pour intervenir en Italie. Pépin, sollicité de protéger Rome contre les Lombards leur reprit l’exarchat de Ravenne et, au lieu de le rendre au Pape au même titre que les autres domaines que celui-ci administrait en Sicile, en Italie, et même en Afrique mais qui nominalement relevaient toujours de l’empire d’Orient, il l’érigea en État pontifical indépendant. Ce fut là comme on sait l’origine des États de l’Église. Le dessein de Pépin n’était pas mauvais. Il était désirable d’assurer la pleine liberté de la papauté, en même temps que de fixer en quelque sorte la géographie de l’Italie et rien ne pouvait mieux y conduire. Appuyé par le roi des Francs et défendu par lui contre les attaques des Lombards, le Pape put reprendre ses négociations avec l’empereur d’Orient en vue d’arriver à une entente sur les questions religieuses. Il y eut notamment un grand Synode présidé par Pépin, les derniers temps de son règne et qui se tint en France, à Gentilly : la question d’une réconciliation entre les églises romaine et byzantine y fut débattue.

Charlemagne roi des Francs

Rien de tout cela pourtant n’acheminait la monarchie franque vers la pourpre impériale et, à vrai dire, nul n’y songeait : ni le souverain lui-même, ni le pape, ni les populations soumises à leur contrôle. C’est que Charles-Martel et Pépin le Bref, quels que fussent d’ailleurs les titres acquis par eux, le premier comme vainqueur des musulmans, le second comme protecteur du Saint-Siège n’avaient point eu de rôle universel à jouer : leur pouvoir n’intéressait qu’indirectement les autres nations et, dès lors, l’idée impériale qui sommeillait au fond de l’âme populaire, n’avait pas de motif à s’éveiller. Vienne un prince susceptible de créer cet intérêt unanime et de s’imposer à l’admiration générale, l’idée surgira aussitôt parce que la force qu’elle a acquise naguère est si grande que ni les années écoulées, ni les désillusions et les déboires passés n’ont pu la tuer.

Charlemagne est ce prince. Dès qu’il paraît, tous les regards sont sur lui. Il partage avec son frère Carloman l’héritage de Pépin (768). Cinq ans après, Carloman meurt et ses sujets écartent du trône ses fils auxquels ils préfèrent leur oncle. Charlemagne est seul roi. Tout aussitôt s’affirme la grande pensée de son règne royal : convertir. Est-ce par enthousiasme dévot ou par nécessité politique ? Ni l’un ni l’autre. Charlemagne ne fut jamais dévot. Ses mœurs étaient loin d’être pures. Il répudia sa première femme au bout d’un an de mariage et n’eut point de scrupules à dépouiller ses neveux. Sa déférence envers le pape en resta toujours aux formes extérieures et il le tint en somme dans une sorte de vasselage persévérant. D’autre part, aucun péril extérieur ne menaçait ses États. Les Arabes divisés, les Avars bien plus attirés vers le riche et chancelant empire grec que vers les rudes et pauvres cités occidentales, les Saxons enfin impuissants à combattre loin de leurs forêts ne constituaient point des menaces sérieuses. Mais un état d’esprit plus instinctif que raisonné dominait alors dans tout l’ouest de l’Europe et Charlemagne s’y inféoda au point d’en devenir la vivante expression. Le christianisme était considéré comme la clef unique de tout progrès, de toute sécurité, de toute paix. Il y avait au fond des cœurs simples quelque chose de la croyance naïve qui se manifeste, de nos jours, dans certains groupements socialistes. Quand le monde entier serait chrétien, le paradis s’organiserait sur terre. L’opinion publique d’alors (dans ces temps démocratiques, elle avait beaucoup plus de poids qu’elle n’en eût lorsque la féodalité fut organisée) désirait passionnément voir reculer par n’importe quel moyen les limites du paganisme et ne désespérait pas de son anéantissement final. Charlemagne apparut comme le champion de cette cause sacrée. Il apparut prestigieux, superbe et bon, accessible à tous et obstiné dans sa mission. Il s’attaqua d’abord aux Saxons[1] lesquels n’occupaient pas la Saxe actuelle mais le pays situé sur la rive gauche de l’Elbe (le Hanovre d’aujourd’hui). Il leur fit une guerre acharnée qui ne se termina qu’au bout de trente ans par leur soumission complète ; entre temps, il dompta les peuplades slaves échelonnées entre l’Elbe et l’Oder, conquit le duché autonome de Bavière sur le duc Tassillon, gendre de Didier, roi des Lombards et l’annexa à ses États, poursuivit les Avars et s’empara de leur camp central situé aux environs du lieu où s’élève aujourd’hui Budapest et que remplissaient les richesses enlevées par eux en Grèce et à Constantinople. À l’autre bout de l’Europe, il avait refoulé les Sarrasins d’Espagne jusque sur les bords de l’Èbre et créé des États qui devinrent plus tard le comté de Barcelone et le royaume de Navarre. En Italie, il avait abattu le royaume lombard et s’était fait roi d’Italie. Le duché de Bénévent qui occupait le sud de la péninsule lui payait tribut.

Telle était l’œuvre devant laquelle l’Occident — y compris l’Angleterre convertie pacifiquement par les missionnaires pontificaux et entrée désormais dans le giron chrétien — se sentait transporté d’admiration. À part le Khalifat de Cordoue qui dominait la plus grande partie de l’Espagne, la Bretagne demeurée particulariste et barbare, la Scandinavie et la Bohême, la chrétienté comprenait désormais toute l’Europe occidentale jusqu’à l’Oder et au Danube. Charlemagne régnait sur la majeure partie de ces immenses territoires. Sa capitale était à Aix-la-Chapelle, au centre du royaume d’Austrasie qui comprenait la Thuringe, la Prusse Rhénane, la Lorraine, la Hollande actuelles. À gauche de l’Austrasie, il y avait la France, divisée en royaumes ou provinces de Neustrie (de Nantes à Gand)[2], d’Aquitaine (pays situés entre la Loire, le Rhône et la Garonne) et de Bourgogne (de Melun à Arles et de Bâle à Nice). À droite il y avait la Bavière et l’Allemanie (de Strasbourg à Bâle et de Nuremberg à Saint-Gall), embryon du futur royaume d’Allemagne ou de Germanie ; enfin, au sud, le royaume d’Italie comprenant la Lombardie, la Toscane et les États de l’Église donnés au pape par Pépin et que néanmoins Charlemagne considérait comme soumis à son autorité directe. Une ceinture d’États tributaires ou de marches frontières, les duchés de Gascogne, de Bénévent (futur royaume de Naples), les marches d’Espagne, d’Autriche (empire Austro-Hongrois actuel), de Nordalbingie (Schlesvig) complétaient la physionomie et assuraient la sécurité du nouvel empire.

Car c’en était un et dès la fin du viiie siècle il avait atteint son apogée territoriale. Si le roi des Francs eût pris à ce moment l’initiative de ceindre à Aix-la-Chapelle une couronne impériale, il n’eût fait qu’assumer un titre correspondant à la fonction qu’il remplissait déjà. Mais ce qu’il désirait ou plutôt ce que des conseillers dévoués, et avant tous autres le savant Alcuin, désiraient pour lui, c’était l’empire romain, c’était le titre de César Auguste, de successeur de Trajan et de Constantin.

Charlemagne empereur

Voilà bien le titre que Charlemagne reçut à Rome le jour de Noël de l’an 800. Pendant qu’il priait dans la basilique de Saint-Pierre, le pape Léon iii s’approcha de lui et le couronna à l’improviste aux acclamations de tout le peuple. Des circonstances favorables avaient facilité cet aboutissement. Léon iii qui avait succédé à l’aristocrate Adrien était un plébéien, et comme tel, la noblesse romaine lui était hostile ; il avait besoin d’un protecteur contre elle. D’autre part l’impératrice régente d’Orient, Irène, avait fait disparaître son jeune fils pour régner à sa place. L’empire étant ainsi tombé aux mains d’une femme, l’opinion courante en Occident tendait à considérer le trône byzantin comme vacant. Qu’en pensait Charlemagne lui-même ? Assurément il se rendait compte du mouvement populaire qui le portait aux plus hautes destinées et il approuvait ce mouvement. Par la publication des Livres carolins issus du récent concile de Francfort, il avait contribué à répandre cette théorie de la vacance du trône impérial. D’autre part, il n’était pas venu à Rome (où dès 774 il avait fait, après la prise de Pavie et la suppression du royaume lombard, une entrée triomphale) pour y être couronné et l’on sait qu’il commença par témoigner un vif mécontentement de l’initiative prise par le pape d’accord avec les sentiments du peuple. Toutefois il se garda de refuser l’empire mais, quittant Rome, il se retira à Aix-la-Chapelle pour y passer une année dans le calme et la réflexion.

Fustel de Coulanges a dit que Charlemagne n’avait pas gouverné comme empereur autrement qu’il n’avait gouverné comme roi. La chose est parfaitement exacte. Mais c’est la condamnation de Charlemagne et l’aveu qu’il ne sut pas être empereur. Et de fait, il se conduisit plutôt comme un pape actif, si l’on ose ainsi dire, ne laissant au pape passif — celui de Rome — que le soin d’implorer Dieu. Le clergé fut constamment sous sa dépendance directe ; il dicta souvent ses volontés aux conciles. Son perpétuel souci fut, comme l’indiquent les capitulaires fameux de l’an 802, d’assurer la justice aux églises de Dieu, aux pauvres, aux veuves, aux orphelins » et d’obliger ses peuples à vivre « les uns avec les autres dans la paix absolue et la charité ». C’était là un sublime programme moral encore que, pour l’imposer, Charlemagne qui avait pourtant le cœur compatissant et qui était accessible à tous, n’ait pas hésité à commettre et à ordonner mille cruautés. Mais, en politique, c’était un programme négatif. Les peuples avaient pu, ainsi que nous l’avons dit plus haut, s’imaginer que la pratique universelle du christianisme suffirait à leur apporter le bonheur ; parvenu au sommet où il se trouvait, l’empereur ne pouvait s’en tenir à cette conception simpliste du progressisme humain : il avait le devoir de se préoccuper d’autre chose que de la loi morale et de travailler à établir solidement les fondements d’une société civile active et bien agencée. Il ne le tenta pas et il fit plus que de ne point le tenter. Il prépara de ses mains la destruction de son œuvre impériale. C’était la coutume franque — coutume déplorable d’ailleurs au point de vue national — que les États du souverain fussent partagés entre ses fils et certes ceux de Charlemagne étaient assez vastes pour se prêter à un tel partage. Mais l’empire, qui l’aurait ? Et comment celui auquel serait attribuée une telle charge pourrait-il l’exercer n’étant pas plus puissant que ses frères ? On demeure confondu en constatant qu’en l’an 806, six ans après son couronnement, Charlemagne procéda à un partage anticipé, réglant d’avance les parts égales de ses trois fils sans paraître se préoccuper de ce que deviendrait après lui la fonction impériale. Ce fut en 813 seulement que, n’ayant plus qu’un fils, il l’associa à son pouvoir et le fit reconnaître comme futur empereur. Ainsi le hasard s’était chargé seul de régler une si importante question.

Les successeurs de Charlemagne

L’empire de Charlemagne mit à s’effondrer le même temps qu’à se former : vingt neuf ans (771 à 800 — 814 à 843). Dès l’an 817 c’est-à-dire trois ans après son avènement, Louis le Débonnaire procéda à son tour à un partage entre ses fils Lothaire, Pépin et Louis. Du moins prit-il soin de spécifier que Lothaire serait empereur et qu’il conserverait une certaine suprématie sur ses frères pourvus l’un de l’Aquitaine, l’autre de la Bavière. Précautions illusoires du reste mais dont Louis le Débonnaire ne laissa bientôt rien subsister car, ayant eu de sa seconde femme Judith de Bavière qui le dominait entièrement, un quatrième fils, Charles, il attribua à ce dernier l’Alamanie et la Bourgogne. Le parti impérialiste (car il y avait un certain nombre de partisans d’une unité impériale sérieuse) se groupa autour de Lothaire. Un moment Louis fut déposé et son fils régna à sa place ; six mois plus tard il était rétabli. Quand il mourut en 840 au lendemain d’un nouveau partage aussi déraisonnable que les précédents, Lothaire fit une tentative pour s’emparer de la totalité de l’héritage paternel ; mais trahi, découragé, à demi vaincu par ses frères à la bataille de Fontanet, il signa avec eux le traité de Verdun qui consacrait le démembrement de l’empire.

Après Lothaire, le titre impérial fut porté par son fils Louis II qu’il avait de son vivant fait roi d’Italie. Puis ce prince étant mort sans laisser d’héritier mâle, ce fut le roi de France Charles le Chauve dernier fils de Louis le Débonnaire qui se fit couronner empereur par le pape le 25 décembre 875, soixante quinze ans jour pour jour après le couronnement de Charlemagne. À Charles le Chauve succéda son cousin, Charles le Gros, roi de Germanie, petit fils de Louis le Débonnaire ; un instant ce prince se trouva possesseur de l’héritage entier de son illustre aïeul car ses frères moururent avant lui sans héritiers et les Français en 885 l’élirent pour leur roi. Mais deux ans plus tard, ils le déposèrent. L’empire de Charlemagne d’ailleurs n’était plus que l’ombre de ce qu’il était encore pendant les dix premières années qui suivirent la disparition du fondateur. Les Normands ravageant la Frise et les côtes de France parvenaient jusqu’à Aix-la-Chapelle, à Paris et à Nantes ; les Sarrasins dévastaient le sud de l’Italie et prenaient pied en Provence ; en Allemagne, c’étaient les peuples Slaves (Bohèmes, Dalmates, Moraves), qui menaçaient la sécurité et troublaient l’ordre public. Au dedans de l’empire, l’impuissance et la faiblesse se révélaient partout. Chacun tirait à soi ; ce n’étaient qu’intrigues, fourberies, paroles reprises et pactes violés. Après Charles le Gros, Arnulf un descendant bâtard de Charlemagne puis deux princes italiens, Gui et Lambert de Spolete, enfin un arrière petit-fils de Lothaire reçurent successivement la couronne impériale laquelle ne répondait plus à aucune réalité. De 924 à 963, nul ne porta le titre d’empereur. Cette année là, il fut relevé par Othon Ier, fils du fondateur de la maison de Saxe, Henri Ier lequel en avait été salué déjà par ses soldats. Appelé en Italie, Othon fut couronné à Rome ; et ce fut l’origine du Saint Empire romain-germanique.

L’œuvre de Charlemagne

Ce n’est pas ici le lieu d’étudier la genèse et le développement de cette singulière institution. Mais il convient de se demander par quels liens elle se rattacha à la création de Charlemagne car c’est à la fois le moyen de mieux saisir le caractère et la portée de l’entreprise carlovingienne et d’élucider certains problèmes historiques qui ont eu une répercussion inattendue sur les événements de l’époque contemporaine.

Il est indiscutable que le saint empire ne soit issu de celui de Charlemagne tout comme ce dernier découlait de l’empire romain. Si le monde romain avait continué d’être gouverné par une république consulaire et si la conception césarienne n’avait pas prédominé, Charlemagne aurait sans doute accompli la même besogne comme roi des Francs, mais sans rechercher une pourpre que nul n’aurait eu l’idée d’inventer pour lui. De même Othon n’aurait jamais songé à s’en aller chercher à Rome une couronne impériale qui ne procurait en somme aucun pouvoir défini s’il n’avait, en ce faisant, suivi l’exemple d’un prince illustre dont la légende ne cessait de grossir les exploits et d’accroître la renommée. Ces attaches sont très visibles de part et d’autre. Quand bien même Charlemagne ne se « césarisa » qu’avec une certaine hésitation et un certain trouble, quand bien même il ne délaissa ni le langage ni les coutumes des Francs pour adopter les habitudes des empereurs romains, il considérait ces derniers comme ses « prédécesseurs » et se faisait officiellement qualifier Imperator Augustus ; il n’est pas jusqu’à son projet d’épouser l’impératrice d’Orient, Irène[3] pour rétablir ainsi entre ses mains et à son profit l’ancienne unité romaine qui n’indique de façon évidente à quel point son empire, à ses yeux, se rattachait à celui d’Auguste et de Trajan.

Les sentiments des empereurs germaniques ne sont pas moins explicites. Othon ier et Othon ii ne s’y attardèrent pas mais Othon iii mit autant d’insistance à rappeler les souvenirs du « grand empereur Charles » qu’à se glorifier lui-même. Frédéric Barberousse, un siècle et demi plus tard, devait renchérir encore sur les théories d’Othon iii. Il se déclarait empereur des Francs et prétendait germaniser la figure, les actes et tout l’héritage de Charlemagne.

Tels sont les rapports entre les trois empires : celui d’Auguste, celui de Charlemagne, celui d’Othon. Ils sont nés l’un de l’autre. Mais entre eux nulle autre ressemblance n’existe. Tout rapprochement au delà ne saurait reposer que sur d’enfantines spéculations. Il n’y a pas plus d’analogie entre Othon et Charlemagne qu’entre Charlemagne et Auguste. Auguste et Othon furent des princes politiques, laïques et nationaux : Charlemagne fut un prince religieux, ecclésiastique, dirait-on, si ce mot ne jurait avec ce que nous savons de sa vie privée ; du pontife en effet il n’eut jamais la silhouette mais il en eut la mentalité et, devenu empereur, toute autre préoccupation s’effaça, semble-t-il, en son esprit devant l’intérêt supérieur de la conquête chrétienne. Souverain national, Charlemagne ne le fut à aucun degré. Compte-t-il parmi les allemands ou parmi les français ? On s’est disputé violemment à ce sujet. La querelle est oiseuse. La France fut évidemment le centre, le noyau assuré de son empire. Aix-la-Chapelle était moins à ses yeux une capitale qu’un poste avancé d’où il pouvait contenir plus aisément les barbares du nord tant redoutés comme ennemis de l’Église et de la civilisation ; c’étaient Paris, Reims, Tours, Châlons, Arles, Lyon, Soissons qui étaient les foyers d’où rayonnait l’activité intellectuelle de l’empire. Charlemagne fut donc un roi de France ; il ne pouvait être roi d’Allemagne car l’Allemagne n’existait pas ; ce fut lui qui la créa. En dehors du vieux duché de Bavière qu’il détruisit d’ailleurs, elle ne formait qu’un chaos inorganique où les Teutons même ne dominaient pas encore. Il les groupa et leur donna un territoire déterminé avec une raison d’être et des germes d’ambitions[4]. Mais ceci admis, Charlemagne ne fut roi de France que de fait ; il ne le fut pas d’intention. Asseoir la puissance franque, la développer, l’unifier, franciser les peuples conquis comme Rome les avait latinisés, il ne sut pas s’y employer et rien ne prouve qu’il en ait jamais eu la pensée. C’est pour cela qu’on a pu vanter sa douceur en même temps que stigmatiser sa rudesse, qualifier à la fois son joug de paternel et de tyrannique. Il tyrannisa les consciences lesquelles, à vrai-dire, ne se rebellaient guère à cette époque ; mais il fut indulgent aux tendances particularistes sous quelque autre forme qu’elles se manifestassent. L’unité du culte était la seule qu’il voulut réaliser. Dans son palais se côtoyaient l’anglais Alcuin, l’irlandais Clément, l’italien Pierre de Pise, l’espagnol Theodulf, le lombard Diacre… C’était une Babel. Éginhard l’historien, seul était de race franque.

Ces traits marquent la figure de Charlemagne d’une façon qui explique l’intensité et l’universalité de sa réputation. Car il ne faut pas oublier que pendant cinq cents ans cette réputation domina véritablement l’Europe ; il n’est point d’homme qui ait ainsi rempli le monde de son nom. Napoléon, en effet, n’est mort que depuis quatre-vingt ans et il n’est pas étonnant que sa mémoire vive encore. Entre les deux, soit dit en passant, nul parallèle n’est permis. Napoléon était un conquérant et un organisateur, et comme tel il avait eu des précurseurs. Charlemagne n’en eut point non plus que d’imitateurs. Il donna une forme tangible, quelques années durant, au long rêve populaire qui l’avait lui-même acheminé vers l’empire. Il fonda par l’énergie du vouloir, souvent aussi par la cruauté des moyens, le règne d’une loi morale basée sur la pratique du christianisme et s’étendant sur des peuples que diversifiaient la race et l’intérêt. Les résultats effectifs de son action, la création de l’Allemagne par exemple, furent des résultats involontaires ; il ne les cherchait pas. Certes le rôle de Charlemagne dans l’œuvre de la civilisation européenne est immense ; il est permis toutefois de se demander si, en présence de circonstances aussi favorables et doué de qualités personnelles si admirables, ce grand prince n’aurait pu mieux employer les vingt dernières années de son règne qui, au total, en dura quarante six et s’il n’aurait pu, en suivant des voies plus humaines, en s’inspirant de principes plus pratiques, viser et atteindre un but moins noble peut-être, mais plus durable et plus fécond.


Séparateur

  1. Il y avait alors trois cents ans qu’une partie des Saxons ayant envahi la Grande-Bretagne, s’y étaient établis et y avaient fondé les royaumes d’Essex, de Wessex, de Sussex et de Kent.
  2. Nous donnons des points de repère qui n’existaient pas tous au temps de Charlemagne mais qui permettent au lecteur de dessiner son empire en quelques coups de crayon sur n’importe quelle carte.
  3. Ce projet n’eut pas de suite parce qu’Irène fut renversée par Nicephore Phocas qui se proclama empereur. Nous avons dit plus haut au moyen de quel crime abominable Irène, de régente était devenue seule souveraine. Charlemagne, en voulant l’épouser, ne semble pas y avoir regardé de si près.
  4. La grossière imposture de Godefroi de Viterbe, notaire de Frédéric Barberousse citant un soi-disant décret de l’empereur Valérien par lequel les Teutons auraient reçu le nom officiel de Francs, ne serait pas même digne d’être citée si certains historiens allemands n’avaient affecté de la prendre au sérieux. Godefroi de Viterbe qui ne craignait pas d’ailleurs d’établir que les Teutons descendaient de Priam (!) cherchait, en confondant ainsi Teutons et Francs, à réserver à son maître des titres ultérieurs à l’héritage total de Charlemagne.