MYOPIE



On a interviewé l’autre jour un homme politique français sur les conséquences de la récente encyclique et ce personnage a répondu à l’interviewer qu’à son avis « le pape venait de sonner le glas du catholicisme. » Sur quoi se basait ce jugement sommaire ? Qui dit catholique dit universel et jamais sans doute ce qualificatif n’a été mieux justifié que de nos jours ; si l’Église a exercé dans le passé des influences plus exclusives, à aucun moment sa hiérarchie ne s’est étendue sur un plus grand nombre de pays. Pour se faire une opinion exacte de ses destinées, il conviendrait donc d’interroger des horizons variés.

Admettons que le refus de la part du Saint-Siège d’autoriser la constitution des associations cultuelles soit définitif et absolu ; admettons qu’il en résulte une sorte de crépuscule religieux et que le catholicisme français tombe dans le coma. En résulterait-il donc pour l’Église une menace de mort ? Mais à l’heure même où l’interview ci-dessus mentionnée avait lieu, les catholiques allemands s’assemblaient à Essen en un de ces formidables congrès dont les effectifs et la hardiesse vont croissant chaque année. Sans doute, notre politicien avait lu cette nouvelle résumée dans son journal en une dépêche de trois lignes ; il n’en avait pas été frappé. Essen ?… c’est bien loin. Et ces catholiques allemands, que sont-ils ? des curés et des bonnes femmes à patenôtres probablement… Que voulez-vous ? le pauvre homme est myope. Ne lui jetons pas la pierre ; nous le sommes tous. Cette manie prodigieuse est en nous de limiter notre vision aux objets tout voisins. Le myope qui connait son infirmité y remédie du moins au moyen de lunettes. Nos lunettes en l’espèce, ce seraient la réflexion et la mémoire, l’une s’étayant sur l’autre. Voyons, nous savons bien quelle est la place qu’occupe la France dans le monde, quelles sont les dimensions de son territoire, quel est le chiffre de sa population ; supposons qu’il ne reste plus un seul catholique chez elle ; il en resterait ailleurs cinq fois autant. Voilà qui atténue étrangement la portée de ce qui pourra survenir entre Paris et le Vatican : non que l’importance n’en soit très grande mais ce n’est pas un problème mondial.

Notre myopie revêt d’autres formes encore ; celle que nous venons de rappeler était géographique pour ainsi dire ; en voici une historique. Parce que nous avons conquis nos libertés essentielles par l’effort d’assemblées représentatives luttant contre le pouvoir souverain, nous perdons absolument de vue la possibilité pour d’autres peuples (d’ailleurs différents de nous par l’hérédité, le milieu et le génie) de s’émanciper de façon autre. Il eût suffi d’y regarder de près pour constater l’inaptitude de la défunte Douma à libérer la Russie ; mais c’était une « Assemblée » ; donc la liberté devait se cacher dans les plis de sa toge… À Venise, le Conseil des Dix était aussi une manière d’assemblée qui y organisa la tyrannie mieux que n’eût su le faire le doge le plus absolu. Rappelons-nous.

Myopie, tout cela. Il faut tâcher de nous en défaire au plus tôt. La myopie est un mauvais fil dans le labyrinthe de la vie.


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