L’ÉTHIOPIE D’AUJOURD’HUI



Depuis qu’il a mis en déroute l’armée italienne, en 1896, le négus Ménélik, roi des rois d’Éthiopie, bénéficie chez nous d’une popularité sans cesse croissante. Nos diplomates lui font la cour, nos journaux le couvrent de fleurs, tout le monde en parle — bien peu le connaissent. Nous avons le devoir de vous le présenter, en insistant sur l’importance du pays qu’il gouverne, et nous vous conseillons de lire les pages suivantes : vous y trouverez d’intéressants détails et des éléments d’appréciation très suggestifs.


une citadelle de rochers

Aucune image ne peut mieux exprimer l’aspect géographique de l’Abyssinie que cette définition d’Élisée Reclus : « C’est une citadelle de rochers ». Contrée magnifiquement pittoresque isolée au milieu des sables, composée de terrasses successives, aux flancs abrupts, aux pentes fortement accentuées, d’accès très difficile, et couronnée par un plateau immense dont l’altitude moyenne dépasse 2.000 mètres, elle est riche en aspects et en climats divers. Ses plus hauts sommets, le mont Abba et le mont Gouna, atteignent respectivement 4.660 et 4.230 mètres, et sont couverts de neiges éternelles. Un bras du Nil — le Nil bleu — y prend sa source, chemine entre des gorges d’une profondeur effrayante, s’y gonfle démesurément et en sort avec fougue pour se réunir au Nil blanc et courir avec lui vers la mer, pendant près de 6.000 kilomètres.

L’Éthiopie présente cette particularité d’offrir à la fois, sous une même latitude tropicale, le climat, la faune et la flore des régions sahariennes et des pays tempérés. En bas, c’est le désert inculte : le thermomètre n’y marque jamais moins de 20°, souvent plus de 40 ; en haut, ce sont les plaines fertiles, les collines boisées, les vallées fécondes : la température y dépasse rarement 20°, sans jamais y tomber au-dessous de 12. Printemps perpétuel. Les saisons n’y sont pas tranchées comme en Europe, l’année se divise simplement en deux phases : la saison sèche et la saison humide. La saison humide dure cinq mois : il y pleut presque sans discontinuer.

Le climat du plateau éthiopien est agréable et sain. Sauf quelques précautions à prendre au moment des pluies pour éviter la malaria et la dysenterie, l’Européen s’y porte bien. Tous ceux d’entre nous qui ont visité le pays de Ménélik vous diront l’agrément de leur séjour — à ce point de vue — et le repos physique éprouvé après les fatigues de la route périlleuse et pénible qui le relie à la côte. Une fois prise d’assaut, la citadelle de rochers apparaît comme le paradis des explorateurs.


les origines. — de salomon à ménélik ii

Sans prétendre à l’éternité comme l’Empereur du Japon, le Négus Ménélik affirme l’origine très lointaine et très noble de sa famille, issue de l’union fameuse du roi Salomon et de la reine de Saba, au xe siècle avant notre ère. De cette union naquit un fils : élevé à Jérusalem, à la cour de son père, il retourna de bonne heure au pays de sa mère, entraînant à sa suite un certain nombre de docteurs israëlites. Il y devint Ménélik ier. La petite colonie juive qui l’entourait, s’accrut très rapidement et s’étendit bientôt à la nation entière.

L’Éthiopie demeura juive jusqu’au ive siècle. Saint-Frumence la convertit alors au catholicisme romain qu’elle abandonna peu après pour la doctrine hérétique d’Eutychès. Elle est depuis restée chrétienne, non sans mérite, sous la menace constamment répétée des assauts de l’Islam fanatique.

L’Éthiopie dut son intégrité à sa situation géographique de citadelle imprenable. Mais, ce qui la fortifiait, vis-à-vis de l’étranger l’affaiblissait vis-à-vis d’elle-même. Son relief accidenté et profondément découpé, l’isolant de l’extérieur la divisa intérieurement en une série de clans, alliés contre l’ennemi du dehors, ennemis entre eux. Pendant quinze siècles, les Éthiopiens employèrent ainsi à la guerre civile tout le répit que leur laissa la guerre étrangère. Nous ne vous retracerons pas ces luttes, nous contentant de vous faire noter qu’il n’est rien d’étonnant qu’à une pareille école la nation soit devenue guerrière jusqu’à la moelle.

Entre toutes ces rivalités, la dynastie salomonienne fut mise à l’écart, vers la fin du xviiie siècle. Les souverains régnants n’eurent plus alors d’autorité que sur leur propre clan, et l’unité sembla brisée. Les rois Théodore et Jean, commencèrent à lutter pour son rétablissement. Tâche géante, que leur successeur Ménélik II mena à bien.

En 1889, Ménélik, roi du Choa, fut proclamé Empereur d’Éthiopie et restaura la Maison de Salomon sur le trône de ses pères.


l’éthiopie étonne le monde

Mais l’Éthiopie restait toujours divisée contre elle-même. Ménélik II avait encore à conquérir une partie de son empire. Une complication extérieure servit sa cause en provoquant, comme autrefois, l’union armée de la nation entière contre l’étranger.

L’Italie, voisine de l’Abyssinie par ses colonies d’Érythrée, crut voir une proie facile en ce royaume de constitution apparemment si anarchique, et fit savoir à Ménélik son intention de le « protéger. » Les indigènes de tous pays savent aujourd’hui ce que vaut la « protection » d’une grande puissance européenne. Ménélik en était instruit. Il refusa, et la guerre éclata aussitôt. Guerre stupéfiante qui révéla au monde une puissance jusque-là méconnue.

Confiant dans la justice de sa cause, Ménélik comptait sur un secours de l’Europe. Son illusion dura peu : on le croyait alors trop faible pour lui venir en aide. Il marcha seul. Ayant restitué au gouvernement italien l’intégralité des sommes qu’il en avait précédemment reçues à titre de prêt, il déclara solennellement et chrétiennement qu’il ne serait jamais le vassal du roi Humbert, rallia ses partisans, disciplinés par la menace étrangère, et se mit en campagne.

Après quelques succès faciles, l’armée italienne fut défaite à Amba-Alaghi et Ménélik lui-même mit le siège devant la place de Makallé. Ici, ce fils de Salomon commit une belle action : la garnison italienne manquait d’eau ; l’ayant appris, l’empereur fit proclamer qu’il trouvait le combat inégal et qu’il ne voulait pas « que des chrétiens meurent comme des chiens », alors il les ravitailla et les fit sortir librement.

Cette générosité hautaine, un peu humiliante, exaspéra les Italiens qui voulurent une action décisive. Elle advint… pour leur confusion. En mars 1896, à Adoua, le général Baratieri, vaincu par le ras Makonnen, abandonna sur le champ de bataille 20.000 morts et 2.000 prisonniers dont 3 généraux.

L’effet produit fut prodigieux. Du jour au lendemain, Ménélik fut célèbre, et les gouvernements d’Europe qui l’ignoraient, recherchèrent son amitié, y compris celui d’Italie qui s’empressa de traiter et de reconnaître formellement l’indépendance de l’Éthiopie.


le peuple éthiopien

Ce peuple africain, vainqueur d’une grande puissance, attira dès lors l’attention du monde. Il mérite de la retenir.

Il importe avant tout de se bien pénétrer qu’en dépit de leur teint bronzé, les Éthiopiens ne sont pas des nègres. Ce sont, si l’on peut dire, des noirs de race blanche : ils n’ont du nègre que la couleur. Leurs lèvres ne sont pas lippues ; leurs cheveux sont lisses ; leur taille est élégante et fine. Ils se rattachent évidemment à la race sémitique. Ils s’en glorifient, et si les citadins, de mœurs relâchées, négligent en général, d’assurer la pureté de leur descendance, les paysans, bien au contraire, mettent leur point d’honneur à ne s’allier qu’entre gens de même race.

Les tendances de cette Revue, nous le savons tous, lecteurs, vous comme moi, sont favorables aux indigènes. Il est utile de réagir contre l’opinion malheureusement très répandue en France que les peuples lointains sont des sauvages. Nous ne manquons pas de le reconnaître, mais nous croyons tout aussi bien à l’infériorité de certaines races. Si nous devions en établir un classement, nous placerions en bas de l’échelle, bien loin en-dessous des autres, l’aborigène australien, et un peu plus haut, mais très bas encore, le nègre d’Afrique. Les Éthiopiens sont beaucoup plus élevés dans notre estime. Ils diffèrent des nègres leurs voisins, non leurs frères, au moral plus encore qu’au physique.

L’Éthiopien, qui a l’œil vif, est intelligent, brave, fier. On sent qu’il n’a jamais connu la servitude et qu’il ne s’y pliera jamais. Il supporte les pires souffrances avec un stoïcisme pur de toute défaillance. Le lieutenant Collat, attaché militaire de France, nous raconte qu’ayant assisté plusieurs fois à l’exécution de la peine de l’amputation de la main, il vit la victime « rester calme, malgré que l’opération mal faite — sorte de désarticulation du poignet qui dure parfois plus d’un quart d’heure — soit extrêmement douloureuse, se contentant d’aller, sans proférer la moindre plainte, tremper son moignon sanglant dans l’eau chaude pour le cautériser. » Cette endurance physique est une preuve de caractère, une preuve de supériorité, par conséquent : les brutes sont généralement lâches.

Les Éthiopiens — n’est-ce pas encore un autre signe de race ? — ont le goût de la propreté. Nous savons bien qu’ils ne sont pas toujours propres, mais c’est la plupart du temps parce qu’ils n’en ont pas les moyens : dans leur pays, le savon est un objet de luxe. Il est d’ailleurs curieux d’observer que la saleté chez eux est signe de deuil. Lors de la mort récente du ras Makonnen, un des premiers personnages de l’État, on a vu chacun d’eux s’habiller de ses vêtements les plus sales. Ceux qui, par hasard, n’en avaient pas, en ont sali pour l’occasion. Ce fait témoigne qu’ils considèrent bien la saleté comme un état exceptionnel et anormal.

Les vêtements Éthiopiens sont très simples, bien que décents, et, chose remarquable, ne diffèrent pas du riche au pauvre. Le grand seigneur, comme le mendiant, va pieds-nus. Le très grand seigneur porte parfois un manteau de soie au lieu d’un manteau de laine, et se couvre d’un large chapeau. Tous ont au cou une croix passée dans un cordon bleu : signe de chrétienté.

Leurs logis sont très primitifs : ce sont des cases, non des maisons, bâties la plupart du temps en terre crue mêlée de paille hachée. L’Empereur lui-même vient seulement d’ordonner la construction, pour son usage, d’un palais à l’européenne.

Même simplicité dans la nourriture. Les Éthiopiens sont remarquablement sobres. Leur grand régal est la viande crue. Résultat : tous ont le ver solitaire et l’évacuent par habitude tous les trois mois au moyen d’une purge énergique à base de kousso — ce vermifuge irrésistible abonde en leur pays.

Le repas national se compose d’une galette de céréales — l’endjerah — agrémentée d’une sauce très épicée, de bière d’orge, et d’hydromel. Ils aiment encore le lait caillé, si justement prisé par le professeur Metchnikoff.

Faut-il vous parler de leurs mœurs ? Des gens qui mangent si peu, qui vivent simplement, ne sauraient être grossiers. La courtoisie est de règle parmi eux. Leur principal défaut, c’est la paresse.

Le calendrier éthiopien — qui, soit dit en passant, retarde de sept ans seize semaines sur le nôtre — énonce environ 200 jours de fête. Alors, on joue aux échecs, on fait de la musique, on bavarde, on écoute les récits des vieux ou la lecture d’un savant sur les anciens textes, on flâne, principalement. Le temps, pour eux, n’a pas de valeur, et la plupart ignorent leur âge.


la femme éthiopienne

Le rôle de la femme éthiopienne est généralement très effacé. Dans l’intérieur, elle est un peu la servante de son mari. Aucune prescription légale ne l’amoindrit, pourtant. Pour les Éthiopiens, à la différence des musulmans, « les femmes ont une âme ». Mais par tradition elles sont peu instruites, mal éduquées, partant sans autre influence que celle de leur beauté. La beauté passe… plus vite encore là-bas qu’ici. L’Éthiopienne est femme à treize ans, vieille femme à trente.

La législation locale ne lui est pas défavorable. Elle prévoit deux sortes de mariage : le mariage légal proprement dit, et l’union libre. Les deux formes sont pratiquées, surtout la seconde, mais les obligations du mari sont nettement définies dans les deux cas. La femme est protégée. Quant aux enfants, la loi n’en connaît pas d’illégitimes.

Le divorce est prévu et d’usage très fréquent. Ceci n’est pas à l’honneur des épouses abyssines : ne cherchez pas en elles des modèles de fidélité conjugale, vous seriez très déçu…


l’île chrétienne

L’Éthiopie païenne, convertie au judaisme il y a trente siècles, devenue catholique romaine vers l’an 300, est chrétienne schismatique depuis le cinquième siècle.

L’Église d’Éthiopie ralliée à la doctrine d’Eutychès, à la suite des chrétiens d’Égypte connus sous le nom de coptes, ignore la suprématie du pape. Elle se sépare de l’Église catholique romaine sur une simple question de dogme : tandis que Rome connaît en Jésus-Christ le Dieu et l’homme en deux natures distinctes, l’Église copte n’admet en lui qu’une seule nature, divine. Les coutumes rituelles l’en séparent d’ailleurs bien davantage, et, si l’on considère que les Éthiopiens pratiquent leur religion bien plus par habitude que par conviction, sont plus attachés aux formes extérieures du culte qu’aux pensées qui l’inspirent, on doit avouer que les deux églises n’ont aujourd’hui presque plus rien de commun.

L’Éthiopien tient beaucoup à son culte, d’autant plus qu’il en a souffert davantage par les persécutions séculaires de l’Islam. Victorieux dans l’Afrique entière, les musulmans n’ont jamais réussi à entamer cette « île chrétienne ».

L’Empereur n’exerce dans l’Église éthiopienne d’autre rôle que celui de fidèle et de haut protecteur. L’évéque chef de l’église est nommé par le patriarche copte d’Alexandrie. Il garde seul le célibat, les simples prêtres ayant la faculté de se marier. À côté du clergé séculier, moines et nonnes sont nombreux, ayant à leur tête l’etchiquié, sorte de général, très riche et très puissant. Ils vivent cloîtrés dans des couvents et observent les voeux monastiques en usage dans la religion catholique romaine.

Les Évangiles, rédigés en langue éthiopienne, sont l’objet d’une grande vénération. Le culte de la Sainte Vierge est immensément répandu. La confession est en honneur. Enfin l’on jeûne rigoureusement à tout propos, sans jamais manger de porc, de lièvre, ni d’aucun animal tué autrement que par strangulation.

Les superstitions tiennent encore plus de place que les croyances. L’Éthiopien croit aux rêves, consulte les sorciers, s’effraie du « mauvais œil », à tel point qu’en présence de personnes étrangères, il n’osera pas manger à visage découvert : de peur qu’un sort fâcheux ne vienne empoisonner ses aliments, il se cachera sous son manteau, les dérobant à tous les regards.

À côté des chrétiens monophysites, on trouve en Abyssinie un petit nombre de catholiques, des juifs, des musulmans et même des fétichistes. Personne n’a jamais été fixé sur l’importance totale de cette population. Nous croyons pouvoir l’évaluer à douze millions, chiffre minimum.


la justice : crimes et châtiments

Très formaliste en religion, l’Éthiopien ne l’est pas moins en justice. Il possède de longue date une organisation judiciaire complète et un code véritable, le fata-neguste, où l’on trouve en plus d’un passage l’influence du droit romain. « Il est vieux comme le monde, disent là-bas les lettrés. Nos pères l’ont copié chez les Romains et à Jérusalem ». Quoi qu’il en soit, la justice éthiopienne est d’essence supérieure ; elle présente de sérieuses garanties pour la liberté individuelle, tient publiquement ses débats, ignore absolument la torture. À sa tête est placé l’empereur, qui juge en dernier ressort, avec son tribunal particulier.

L’Éthiopien a l’amour de la chicane et des procès. En général deux personnes qui se querellent à un propos quelconque ont coutume de recourir à un arbitrage, à l’arbitrage du premier venu ; la sentence rendue, on n’en tient le plus souvent aucun compte, et on porte le différend devant les juges. On en appelle de l’un à l’autre quatre ou cinq fois, et l’on ne s’avoue jamais battu. Les procès durent indéfiniment.

Au criminel, les choses se passent plus rapidement. Les peines appliquées sont sévères : celui qui récidive dans le vol a la main tranchée ; celui qui est convaincu de faux serment a la langue coupée ; celui qui tue est condamné à mort, selon le principe de la loi du talion. Le droit de vengeance appartenant à la famille de la victime, la justice lui remet l’assassin pour l’exécution de la sentence. Mais l’assassin a le droit de se racheter par une somme d’argent ; c’est « le prix du sang », le vorgeld en usage dans l’ancien droit français. Il est bien rare qu’un criminel ne profite pas de cette faculté de rachat, et les exécutions sont loin d’atteindre le nombre des condamnations. Ceux-là même qui n’ont pas d’argent trouvent quand même le moyen de se racheter : ils mendient leur rançon, de village en village, et on leur donne très volontiers. Car c’est aussi une caractéristique de la justice abyssine que les inculpés sont « enchaînés en liberté ». Il n’y a pas de prisons, donc pas de prisonniers… sauf dans la ville de Harrar. On se contente d’enchaîner l’accusé et d’en confier la garde à un de ses parents, à un ami, à une personne quelconque habitant le voisinage. Dans ces conditions, il y a peu d’évasions.


la valeur du pays

L’Éthiopie étant peu connue des Européens et des habitants eux-mêmes, il est difficile d’évaluer, même approximativement ses ressources. On peut dire cependant qu’elles sont considérables. La diversité des altitudes et des climats permet une variété extrême de cultures : en bas, la canne à sucre, le coton, le café, le mûrier, etc… en haut, les céréales et de magnifiques pâturages capables d’élevage intensif.

Le sous-sol semble riche : le peu qu’on en connaît nous autorise à l’affirmer. Le gouvernement local a longtemps refusé tout permis de recherches et les accorde encore assez difficilement. On y trouve l’or alluvionnaire, le charbon, le naphte, le fer, le soufre, le sel et quantités d’eaux thermales.

Jusqu’à présent ces richesses sont demeurées inexploitées, les indigènes ne produisant que pour leurs besoins. Les débouchés ne leur manqueraient pas, mais l’isolement où ils se trouvent par défaut de communications les empêche d’y atteindre. Les transports sont difficiles, longs, coûteux ; les frais, énormes. Le commerce extérieur est loin d’être en rapport avec la richesse du pays.

Le commerce intérieur est assez actif. L’Éthiopien est né commerçant, il a le génie du troc et, en toutes circonstances, trouve moyen d’en faire preuve. Malgré les entraves de toutes sortes, l’absence de chemins, l’abondance des péages, des octrois, des prohibitions, des impôts, les échanges sont infiniment multipliés.

La monnaie en cours est le talari — thaler — dont la valeur moyenne est 2 fr. 40.

Les pièces en usage sont presque toutes à l’effigie de Marie-Thérèse d’Autriche et au millésime de 1780. Cette monnaie est encore très répandue parmi les peuplades africaines non colonisées. Depuis 1898, l’Éthiopie possède également une monnaie nationale, frappée à Paris et gravée par Chaplain ; elle porte sur une face l’effigie couronnée de Ménélik ii ; sur l’autre face, le lion couronné d’Éthiopie et la croix copte — analogue à la croix grecque.

Il existe des 1/2 et des 1/4 de talari de cette catégorie, mais le plus souvent les indigènes font usage, comme monnaie divisionnaire, de barres de sel qu’ils nomment amoulet. Leur forme est rectangulaire et leur poids d’environ 600 grammes : il y en a 4 à 6 au talari. C’est une monnaie très incommode, lourde encombrante, et difficile à conserver en raison de sa matière fongible.

L’industrie éthiopienne est morte, ou n’est pas encore née. Il n’y a pas d’art national digne de ce nom.


l’empire de ménélik ii

L’empire actuel de Ménélik couvre une vaste superficie, au moins égale à deux fois la France. Elle n’a jamais été évaluée précisément. Nous possédons peu de renseignements sur ces grandes provinces de l’empire qu’on appelle le Choa, le Harrar, le Godgiam, le Tigré, le pays Galla. Il faut avouer, d’ailleurs, que ceux-là même qui devraient nous instruire augmentent encore la confusion de nos aperçus. Ouvrez, par exemple, la Grande Encyclopédie — résumé des connaissances de la science à la fin du xixe siècle — à l’article Abyssinie, vous trouverez à l’appui du texte une carte où vous chercherez vainement les deux principales villes du royaume, Addis Abbaba et Harrar. Et l’on reproche aux Français d’ignorer la géographie ! Tout le monde ne peut cependant pas aller en Abyssinie pour constater l’existence de sa capitale et la majorité des Français devrait pouvoir se fier aux atlas et au premier dictionnaire venu. Est-ce leur faute s’ils sont imparfaits ?…

L’empire d’Éthiopie tient beaucoup de l’État féodal. Les gouverneurs de province — les ras — sont de véritables rois, administrant leur territoire comme bon leur semble, possédant leur armée, s’en servant à leur gré, fut-ce pour se faire la guerre entre eux. L’empereur est leur suzerain, plus ou moins écouté selon ses forces et sa valeur. Ménélik ii est parvenu à les dominer absolument. Leur pouvoir n’est pas héréditaire, c’est l’empereur qui les nomme, en les choisissant le plus souvent parmi les descendants supposés des compagnons illustres de Ménélik ier, fils de Salomon.

L’autorité de l’empereur sur ses sujets n’a pas de limite : le pays tout entier constitue sa propriété. Il ne rend de comptes à personne. Les plus grands personnages de l’État sont, après lui, les ras, les conseillers — à leur tête est le grand aleka, chef de la Maison impériale — l’abouna, chef des prêtres et l’etchéquié chef des moines.

L’empereur Ménélik semble avoir témoigné, dans le choix de ses auxiliaires, d’une parfaite connaissance des hommes. Il entend volontiers les bons avis et use de son pouvoir avec une modération et une prudence dignes d’un grand prince. Il rend la justice suprême avec indulgenee et bonté. Il aime son peuple : chaque dimanche, et à l’occasion de toutes les fêtes, il lui ouvre toutes grandes les portes de son palais et préside en personne un grand banquet de 6.000 convives. Il est aimé de ceux qui l’approchent.

Son grand ami le ras Makonnen, gouverneur de la province de Harrar, est mort récemment, au profond regret de ceux qui l’ont connu, et nous savons que l’empereur en éprouva une peine très vive. Le ras Makonnen avait successivement témoigné des plus brillantes qualités d’homme de guerre — c’est lui qui remporta la victoire d’Adoua — et des meilleures aptitudes d’homme d’État. Son expérience était grande en toutes choses, il avait visité l’Europe à plusieurs reprises, et semblait désigné pour succéder à Ménélik, possédant certainement toute l’autorité nécessaire au maintien de l’unité éthiopienne. Makonnen disparu, à qui passera l’empire ? au plus fort, sans doute, car l’hérédité n’a jamais joué là-bas dans les successions le rôle qui lui revient : l’empereur est celui qui a le plus de fusils. Nous n’oserions prédire quel sera ce plus fort. À présent Ménélik a tant fait pour l’Éthiopie que son prestige personnel lui survivra peut-être en la personne du prétendant qu’il aura désigné…


l’Éthiopie et l’Europe

L’Éthiopie est bornée au nord par l’Érythrée, colonie italienne dont la ville principale est le port de Massaouah sur la mer Rouge ; à l’ouest, par le Soudan égyptien (région de Fachoda), protectorat anglais ; au sud, par l’Afrique orientale anglaise et la Somalie italienne ; à l’est, par les colonies anglaise et française de la côte des Somalis, dont les principaux ports, sur le golfe d’Aden, sont Berbera, Zeila (Somalie anglaise), Obock et Djibouti (Somalie française).

Veuillez remarquer que l’Éthiopie, ancienne « île chrétienne » entourée de peuplades musulmanes est devenue une « île africaine » entourée de possessions étrangères. A-t-elle gagné au change de ses voisins ? Peut-être. En tous cas, ayant perdu ses possessions maritimes, elle est aujourd’hui enfermée entre l’Angleterre, l’Italie et la France, dont la ceinture de territoires l’isole du reste du monde. Pour communiquer avec l’extérieur, il lui faut adopter l’une des trois routes européennes qui conduisent à la mer. Comme l’Éthiopie est un grand pays, riche et susceptible de développement, chacune des trois puissances a recherché sa clientèle et s’est offerte à servir de canal entre ce pays et l’univers.

L’Italie ayant fait à ses dépens l’expérience d’une expédition armée, sa défaite servit de leçon aux autres. Sans plus songer à conquérir l’Abyssinie, chaque puissance étudia les moyens d’y pénétrer pacifiquement et d’en organiser une exploitation « amicale ».

La France bénéficiait alors de conditions très favorables pour exercer en Éthiopie une influence prépondérante : elle était avantageusement connue pour avoir consenti jadis, sous Louis-Philippe, à signer un traité d’amitié avec le roi du Choa, et surtout pour s’y être trouvée représentée, depuis plusieurs années, par un groupe de Français très estimés, composé de MM. Chefneux, Clochette, Mondon, etc… Ces messieurs, agissant d’ailleurs à titre purement privé, plutôt gênés qu’encouragés par les autorités françaises, avaient réussi à gagner la confiance du négus et occupaient à ses côtés d’importantes situations.

Ils firent comprendre à Ménélik que l’Éthiopie, isolée du monde extérieur, serait incapable de progrès, et qu’il lui fallait un chemin de fer pour relier à la côte ses riches provinces centrales. C’était si évident que l’empereur consentit de suite à examiner leurs projets. La côte voisine possédait deux bons ports reliés au plateau abyssin par deux routes également praticables : Berbera (anglais) et Djibouti (français). Nos compatriotes n’eurent pas de peine à obtenir de Ménélik qu’il préférât la voie française, et la concession d’un chemin de fer de Djibouti à Harrar, avec faculté de prolongement, fut accordée le 11 février 1893 à un Suisse, M. Ilg, qui la rétrocéda l’année suivante à M. Chefneux. Une société française fut aussitôt formée sous le nom de Compagnie impériale des chemins de fer éthiopiens.

C’était un coup de fortune pour notre colonie. Vous le comprendrez au premier coup d’œil jeté sur une carte. Hé bien ! chose incroyable ! l’administration française n’en voulut rien connaître et les premières difficultés sérieuses que rencontra la Compagnie vinrent de sa part. Tout ce qu’elle put obtenir, après deux ans de négociations, fut l’autorisation pure et simple de traverser son territoire. Les premiers rails furent posés en 1897 au milieu de l’indifférence générale.

Cependant l’Éthiopie, complètement ignorée jusque-là, commençait d’intéresser le monde, et les gouvernements européens s’occupaient à nouer des relations avec le négus. La première mission extraordinaire parvenue à Addis Ababa fut la mission française conduite par M. Lagarde. Les ambassades anglaise, italienne, russe, suivirent de près la nôtre. L’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, les États-Unis, la Turquie attendirent jusqu’à l’an dernier pour envoyer les leurs. Aujourd’hui toutes les grandes puissances s’y trouvent représentées de façon permanente et les intrigues se multiplient.

L’Angleterre ne tarda pas à s’apercevoir de l’intérêt considérable du chemin de fer français en construction. Elle reconnut qu’étant donné le caractère désertique des pays voisins, le port qui desservirait l’Éthiopie serait le seul port de la côte susceptible de développement, et que d’autre part la nation dont les territoires serviraient d’intermédiaire entre l’Éthiopie et le reste du monde ne manquerait pas d’exercer une influence prépondérante sur les destinées de ce pays. Voilà qui la contrariait d’autant plus qu’elle ne pouvait pas même songer à construire une voie concurrente de la nôtre, l’article 3 de la concession française portant expressément « qu’aucune compagnie ne sera autorisée à construire de lignes concurrentes » dans aucune direction. Elle résolut alors ni plus ni moins d’accaparer notre entreprise.

L’inexplicable indifférence de notre gouvernement avait ruiné le crédit de la compagnie auprès des financiers français. Cette compagnie, en fâcheuse posture, accueillit dès lors avec empressement, les propositions avantageuses d’un syndicat de banquiers anglais qui lui acheta une quantité énorme de titres et prit l’affaire en mains. Le plan de mainmise politique fut bientôt découvert : les accapareurs, triomphant bruyamment, firent connaître leur prétention de diriger sur Berbera un embranchement nouveau qui déposséderait Djibouti. La France comprit alors l’erreur commise, l’opinion publique s’en émut, et, en avril 1902, le Parlement vota à la Compagnie du chemin de fer une subvention de 25.000.000 de francs — 500.000 francs par an pendant cinquante ans — qui lui permit de se libérer momentanément.

En raison de cette intervention officielle, les Anglais ont abandonné leur projet primitif, mais réclament l’internationalisation du chemin de fer, sous prétexte de mieux garantir l’indépendance et la neutralité de l’Éthiopie. Il est, croyons-nous, superflu de faire remarquer que cette solution équivaudrait pour la France à une dépossession et serait contraire à nos intérêts. Les principales puissances intéressées négociant actuellement cette question du chemin de fer, nous avons tenu à vous l’exposer brièvement.

Il est très évident que leurs rivalités constituent pour l’Éthiopie la meilleure garantie d’indépendance. Malheureusement elles nuisent au progrès du pays. Chaque puissance, préoccupée d’anéantir les projets d’une puissance rivale, dépense en efforts stériles l’activité de ses agents. L’intérêt de l’Éthiopie — qui s’accorde pourtant avec l’intérêt général — est entièrement perdu de vue. L’entente est nécessaire qui substituera désormais, à de multiples tentatives qui s’annihilent respectivement, une coopération utile. Souhaitons qu’elle intervienne à la suite des présentes discussions. La France, amie de l’Éthiopie s’en réjouira.