Revue pour les Français Janvier 1906/II

CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



Ce mois-ci, nations et individus échangent des vœux de bonne année. Mais entre nations on pense surtout à soi-même en les formulant et il advient souvent que la bonne année ainsi comprise comporte tout le mal possible pour le voisin et, cette fois, hélas ! tel paraît bien être le cas pour la moitié de l’Europe. Les vœux que l’Allemagne forme pour l’Autriche, l’Autriche pour la Hongrie, la Hongrie pour la Roumanie, la Roumanie pour la Grèce, la Grèce pour le Sultan et le Sultan pour le Tsar, dessinent une chaîne de délicates arrière-pensées si aisées à deviner qu’il est superflu d’y insister. Le spectacle consolant est celui que nous nous donnons à nous-mêmes, nous autres Français ; n’ayant intérêt à aucun chambardement d’aucun genre, nous pouvons en toute sincérité souhaiter à autrui la paix que nous désirons pour nous-mêmes. Tant pis pour ceux dont ce souhait ne ferait pas l’affaire.

Entre gens sages.

C’est à Kristiania sans contredit que l’année nouvelle a été fêtée avec le plus de confiance et de joie. Un roi ! Ils ont un roi à eux et une gracieuse reine, et ce roi s’appelle Haakon, et il est Danois, c’est-à-dire qu’il a eu bien peu de chose à faire pour penser et parler norvégien. Le sentiment national si longtemps refoulé et comprimé dans les fjords d’une constitution hybride et déraisonnable s’épanouit maintenant avec une force irrésistible. Ce qu’il y a de nouveau et de plaisant dans cette insurrection norvégienne, c’est qu’elle a réuni l’unanimité de la population, qu’elle n’a fait aucune victime et qu’elle a abouti à quelque chose de meilleur. Oncques ne vit jamais une semblable insurrection. Aussi le terme est-il impropre et doit-on renoncer à l’employer. Une insurrection, c’est, en général, l’acte de colère d’un enfant impulsif et irréfléchi ; ce qui vient de se passer en Norvège, c’est l’acte de volonté d’un homme énergique et pondéré. Décidément la palme est aux Scandinaves ; ce sont les gens sages de l’heure présente. Si le 1er  janvier a été moins joyeux et moins confiant à Helsingfors qu’à Kristiania, il n’a pas ressemblé du moins à celui de l’année précédente. Alors on pleurait les libertés nationales audacieusement violées ; les voilà restaurées. Mais en recouvrant ses droits, la Finlande a su se garder de toute exagération dangereuse. Elle n’a voulu profiter des troubles russes que pour rétablir le statu quo ante et s’est soustraite au décevant mirage d’une indépendance facile peut-être à réaliser aujourd’hui, bien difficile à maintenir demain. Les Finlandais ont ainsi donné un grand exemple de féconde mais méritoire abnégation. Il y a tout lieu de penser qu’ils ne tarderont pas à en être récompensés.

Où est Kosma Minine ?

Cet esprit, ce fut jadis celui de la Russie en des circonstances tragiques qui rappellent singulièrement celles qu’elle traverse sous nos yeux. Le Kremlin était alors aux mains des Polonais et la noblesse, vendue aux étrangers, trahissait ; des bandes de brigands semaient la terreur ; une famine horrible sévissait ; le désordre était général et la guerre civile semblait inévitable. Le peuple soulevé à la voix d’un simple boucher de Nijni-Novgorod s’employa soudain à }a délivrance de la patrie. Moscou fut repris ; une assemblée nationale s’y étant réunie appela au trône Michel Romanoff. Et ce fut l’aurore d’une ère nouvelle. Autour de la figure centrale de Kosma Minine, l’illustre boucher qui, ayant fait un tsar, retourna tout simplement à sa boutique, apparaissent dans cette étrange histoire plus d’un paysan, plus d’un ouvrier, dont le robuste bon sens et la sereine énergie déroutent et font réfléchir. Trois cents ans ont passé sur ces choses, mais il n’est pas sûr que Kosma Minine soit mort et qu’on ne le voie pas reparaître tout à coup. Rien de vraiment russe ne se dessine au fond des revendications actuelles. Quelques milliers de meneurs et plusieurs millions de litres d’eau-de-vie ont fait tout le mal. Après avoir largement contribué à déchaîner la tempête sur son pays, l’un de ces meneurs, le pope Gapone laisse apercevoir dans les réflexions d’exil dont un journal parisien a recueilli l’écho toute l’insuffisance de son esprit et la naïveté de ses combinaisons. Le chaos seul pouvait sortir d’une entreprise conçue et conduite par de pareils hommes. On tend naturellement chez nous à évoquer les souvenirs du drame dont la France fut le théâtre à la fin du xviiie siècle, mais la comparaison est inexacte. Dès le premier jour en France un pouvoir se dressa, rival de celui du roi et destiné, à moins d’un accord improbable, à le supplanter. Une situation similaire n’existe ni ne peut exister actuellement en Russie et, à moins d’une défaillance des autorités, le rétablissement final de l’ordre ne saurait faire de doute ! C’est alors que commenceront les difficultés durables car, si l’on ne veut plus de la formule autocratique, il en faudra trouver une nouvelle et ce n’est pas assurément le parlementarisme occidental qui en fournira les éléments. Recourir au suffrage universel, quelle bouffonnerie pour un empire de 125 millions d’habitants dans lequel la proportion des illettrés atteint 78 pour 100. En vérité, c’est encore Kosma Minine qui détiendrait le vrai remède. Lui seul pourrait, après avoir découragé les professionnels de l’anarchie et rompu la grève, rendre au pays le calme et la paix… en s’en retournant tranquillement à sa boutique. Seulement, le temps presse, car le seul résultat obtenu jusqu’ici par les misérables instigateurs des grèves, c’est l’approche d’une famine terrible et le sang coulera en proportion du pain qui manquera.

Un ministre ouvrier.

M. John Burns est devenu ministre du roi Édouard et cela ne paraît pas plus devoir gêner le roi Édouard que M. John Burns. Ce que c’est tout de même, pour un peuple, que de savoir mettre the right man in the right place ! M. John Burns considère que le roi Édouard est à sa place sur le trône d’Angleterre et le roi pense que M. John Burns n’est nullement déplacé au poste de secrétaire du Board of Trade, c’est-à-dire de ministre du travail et de l’industrie. Né en 1858, chef de la grève des Dockers en 1889, resté ouvrier jusqu’à son élection à la Chambre des Communes en 1892, le nouveau ministre déteste les phrases et aime les faits. Très dévoué aux ouvriers, il ne leur ménage pas à l’occasion les vérités rudes mais il ne se croit pas une compétence universelle et s’abstiendra d’apprendre au premier Lord de l’Amirauté comment il faut organiser la flotte et de fournir à sir Edward Grey des conseils sur la direction de la politique extérieure. Et ainsi sera souligné une fois de plus ce fait capital qu’en terre anglo-saxonne, la lutte des classes n’existe pas ; d’où il suit que pour qu’elle existe quelque part, il faut la créer. Notez que le socialisme continental est justement basé sur le dogme de la lutte des classes considéré comme une conséquence inévitable du régime capitaliste. De là vient, à notre sens, une bonne part de l’animosité anglo-allemande. L’exemple des Anglais et des Américains établit péremptoirement que la lutte des classes est une machine de guerre inventée pour les besoins d’un parti. Les Allemands qui l’ont inventée, en effet, ne pardonnent point aux anglo-saxons d’en faire quotidiennement la preuve. À ce titre, l’entrée de M. John Burns dans le cabinet britannique est un coup très sensible porté à leur doctrine de prédilection. Rien de pareil avec le cas Millerand. M. Millerand est socialiste, mais tout de même c’est un bourgeois, un monsieur. M. John Burns est un ouvrier bon teint et, devenu ministre, il ne déteindra pas.

Consulat superflu.

Le rapporteur que la Chambre des Députés de Paris s’est choisi pour le budget des affaires étrangères ne ressemble pas non plus à M. John Burns en ce que, ne possédant aucune spécialité, il touche à tout avec une égale incompétence. Il a pensé se signaler à l’admiration de la postérité en accablant d’amères critiques nos services diplomatiques et, comme le Journal officiel ne lui suffisait pas, il s’est épanché dans les colonnes des journaux, distribuant à tort et à travers des mercuriales outrancières. Cette question est fort importante : nous y reviendrons. Notre diplomatie depuis trente ans, a eu quelques torts et beaucoup de mérites ; il importe de lui rendre justice et d’expliquer pourquoi on la lui rend. Contentons-nous aujourd’hui de signaler la perle du rapport de M. Gervais. Ce député génial a découvert un consulat superflu et en propose gentiment la suppression. Vous ne devineriez jamais dans quelle partie du monde il est situé ?… Vous pensez peut-être aux îles Andaman ou au Cap Horn ? Vous n’y êtes point. Ce consulat superflu est situé au centre de l’Europe, à Prague ! Prague, ville de 400.000 âmes, capitale d’un royaume illustre, centre d’une renaissance tchèque avec laquelle il faudra bien que le germanisme négocie, faute de pouvoir la supprimer — Prague, foyer de culture et d’influence françaises, carrefour des civilisations slave et teutonne, poste d’observation de premier ordre (d’où notre précédent consul, M. de Valois, envoyait du reste des correspondances remarquables), voilà le consulat qu’on nous invite à supprimer. Ne serait-ce pas pour punir la municipalité tchèque d’avoir entretenu des relations trop courtoises avec la municipalité parisienne, du temps que le bureau de cette dernière était nationaliste ?… M. Gervais ne saurait être rendu responsable d’une aussi stupéfiante proposition ; il ne connaît pas plus Prague que le reste de l’Europe et, sans doute, il se défendrait sincèrement de vouloir porter préjudice à un intérêt national de premier ordre. Mais que penser du fonctionnaire qui l’a, dit-on, incité et documenté ? Celui-là devra être, sans retard, rendu à ses chères études.

Dans les Balkans.

L’affaire de Macédoine n’a intéressé personne, ni les marins qui ont pris part à la démonstration navale, ni les gouvernements qui l’ont ordonnée, ni les Turcs qui l’ont subie, ni même les populations en faveur desquelles on avait décidé d’y recourir. Il est permis d’affirmer qu’aux Enfers l’indifférence a été pareille et que le roi Philippe pas plus que le grand Alexandre n’y ont prêté attention. C’est que tout ce monde est demeuré convaincu que la question macédonienne n’ayant pas été sérieusement posée ne pouvait point être résolue. Pour la même raison, il y a tendance générale à ne pas prendre au tragique la querelle Gréco-Roumaine. Chacun sent qu’aucune guerre ne sortira de là. Le point inflammatoire remonte peu à peu vers l’Europe centrale.

Élections suisses.

On n’a pas fait assez attention aux élections qui ont eu lieu dernièrement en Suisse. Il s’agissait de compléter le Conseil national. L’échec des socialistes et des radicaux restés fidèles à leur alliance a été complet. Pas un socialiste n’a été réélu à Zurich et ils ne détiennent plus dans l’ensemble du Conseil national que deux sièges. À Genève, entre les deux tours du scrutin, ils ont encore perdu 500 voix et leurs adversaires ont obtenu des majorités de quelque 1.600 voix. Tout cela est extrêmement significatif et intéressant pour plusieurs raisons. D’abord parce que la Suisse — ou, tout au moins certains cantons, — passaient pour obstinés dans leur progressisme. Il est parfaitement certain que la République helvétique incarne au sein du monde moderne le type le plus complet de l’État démocratique. Aussi tant que les partis avancés des autres pays l’ont vue marcher d’un pas tranquille vers les innovations audacieuses qu’ils appellent de leurs vœux, l’ont-ils invariablement citée en modèle à tous les peuples. Les mots : comme en Suisse, voyez la Suisse, ainsi fait la Suisse, revenaient sans cesse dans leurs discours. Un silence prudent a remplacé, depuis quelque temps déjà, ces louanges prématurées. C’est que l’opinion et les votes des électeurs suisses accusaient une évolution certaine. Les derniers scrutins prouvent que cette évolution va s’accentuant. Elle n’a pourtant rien d’une réaction et c’est là un second point qu’il importe de signaler au passage. Il y a bien, en Suisse, des conservateurs ou, plus justement, des réactionnaires mais leur nombre est faible et ils ne seraient nullement en mesure de prendre le pouvoir s’il leur était offert. Ce sont les libéraux avancés de la veille et aussi les radicaux qui ont dessiné le recul ; ils l’ont fait avec décision et modération tout à la fois. Le pays est las d’agitations qu’il juge stériles et de grèves qui lui paraissent coûteuses ; il n’a cure des principes abstraits, voilà le fait. Rien ne peut rien contre les faits. Les socialistes n’ont pas su convaincre la majorité ; qu’ils s’en prennent à eux-mêmes. Les pacifistes — ou pour parler plus exactement, — les anti-militaristes n’ont pas réussi davantage. Le retentissant discours prononcé, il y a quelques mois, par un des membres les plus éminents du gouvernement helvétique et dans lequel l’idée de patrie et le culte à lui rendre se trouvaient affirmés de la façon la plus énergique, a été fort approuvé dans tous les cantons et la nation dans son ensemble entoure ses institutions militaires d’une sollicitude croissante.

Délit d’opinion.

Le mot a été écrit par M. Anatole France au cours du procès intenté aux anti-militaristes de France lesquels avaient cru pouvoir aller plus loin que leurs camarades de Suisse. La belle affiche, signée par eux et apposée sur les murs de Paris, conviait les jeunes conscrits à refuser le service en cas de guerre et à déserter en tirant sur leurs officiers. Ce sont là de ces petites aménités auxquelles les Sioux et les Iroquois ne comprendraient rien du tout, assurément, mais dont les progrès de la civilisation ont introduit l’usage parmi nous. Comme la guerre menaçait précisément, on a pris la chose au sérieux, des poursuites ont été engagées et la meilleure preuve qu’en agissant de la sorte le gouvernement répondait au sentiment général, c’est que le jury de la Seine, si indulgent d’ordinaire pour ce genre de manifestations, s’est montré cette fois fort rigoureux. M. Anatole France, cité comme témoin à décharge et empêché, s’est excusé par une lettre rendue publique dans laquelle il qualifiait de délit d’opinion l’acte commis par les inculpés. Ainsi, disait-il, il y a encore des délits d’opinion ! Et l’on sentait, si vous voulez nous passer une métaphore hardie, qu’à cette pensée sa plume s’était voilée la face. Qui l’eût cru ? M. France est un naïf. Des délits d’opinions ?… Mais il en pleut. Délit d’opinion, l’ecclésiastique qui, hier encore, enseignait ; délit d’opinion, la sœur de charité qui soignait les malades dans les hôpitaux ; délit d’opinion, le fonctionnaire qui croyait pouvoir confier ses enfants à l’école libre… Alors ! un de plus, un de moins, cela ne vaudrait pas la peine de s’étonner. Seulement, en général, ces délits d’opinion consistent tout au plus à « opprimer des consciences » ; celui des anti-militaristes consiste à prêcher l’assassinat. Il y a là une différence que M. Anatole France a oublié de méditer… à moins que (tout est possible de la part d’un homme qui écrit si bien) à moins que, tout simplement, M. Anatole France n’ait voulu se f… de nous. Cela lui est déjà arrivé, savez-vous.

Livres blancs.

On ne voit pas très bien ce que le Pape a gagné — ni ce que Guillaume ii va gagner à publier des Livres blancs. On dirait que le grand succès remporté par la publication de notre Livre jaune a agi sur eux. Jaune ou blanc, ce n’est pas une tâche facile que de publier un de ces livres-là. Opportunité et composition sont également délicates à apprécier et à réaliser. Celui de M. Rouvier est, à ce double point de vue, un vrai chef-d’œuvre.

On n’en saurait dire autant de celui du Saint-Siège. Prouver que la responsabilité de la séparation retombe sur la France, c’est enfoncer une porte ouverte. L’évidence s’en impose, personne n’en peut douter. Par contre, l’obscurité planait encore sur les négociations qui avaient précédé la venue du Président de la République à Rome. Ces négociations, on pensait qu’elles avaient eu lieu de façon plus ou moins officieuse et l’on était curieux de savoir pourquoi et comment elles avaient échoué. On sait maintenant que le gouvernement pontifical avait pris la malencontreuse précaution de fermer, par une démarche spontanée et longtemps à l’avance, toutes les issues conciliatrices. Il fallait pourtant que M. Loubet rendît à Victor Emmanuel sa visite ; des intérêts de premier ordre l’exigeaient et la France entière le souhaitait. Il eût été si facile — et si naturel — de ne pas appliquer au chef élu et temporaire d’une république une règle faite pour les monarchies catholiques, en général, et pour l’empereur d’Autriche en particulier ; règle d’ailleurs peu raisonnable. Quel mobile a pu dicter au Vatican cette fin de non-recevoir si imprudente et qui ne faisait l’affaire ni du Saint-Siège, ni de la France… ni même de l’Italie ?

Que dira le Livre blanc allemand ? On ne peut plus verser aux débats que des pièces insignifiantes ou bien des potins semblables à celui dont M. Saint-René Taillandier a dû rendre compte. Il était accusé de s’être donné, à Fez, pour le mandataire de l’Europe. Accusé par qui ? Des gens de la cour chérifienne l’avaient répété à des gens de l’ambassade allemande. Voilà qui crée une certitude ! Cela ne rappelle-t-il pas ce propos fameux : vous pouvez m’en croire, car c’est le neveu de la cousine de ma sœur qui l’a dit à la belle-mère du frère de ma tante. — Eh bien, sauf à faire amende honorable, en cas d’erreur, nous persistons à penser que les documents berlinois, s’ils apportent quelque chose, l’apporteront dans ce goût-là, attendu que notre Livre jaune, si complet, si serré, ne laisse point de place à un incident oublié, à une complication encore inconnue.

P.-S. — Il vient de paraître ; il est bref et contient peu de potins mais quelque chose de pire dont nous reparlerons.