Collectif
Revue pour les Français1 (p. 302-306).

ODENATH ET ZENOBIE



Dans la liste des souverains de fantaisie étudiés par nous l’autre jour à l’occasion d’une publication consacrée à leurs exploits figurait une « reine de Palmyre ». Il s’agissait d’une Anglaise, lady Esther Stanhope, qui avait imaginé de se faire couronner au milieu des ruines de l’antique Tadmor par tous les brigands de la région réunis à prix d’or. Ceci se passait dans la première moitié du siècle dernier. Il y avait alors quinze cents ans de la chute de la vraie reine de Palmyre, Zenobie. Et puisque l’attention de nos lecteurs a été attirée vers ce lieu où se concentra naguère la civilisation la plus brillante et où végètent aujourd’hui quelques pauvres familles arabes, le moment est propice pour leur rappeler brièvement les destinées prodigieuses d’une cité oubliée.

La bible en attribue la fondation à Salomon, ce qui a fait sourire Renan, on ne sait trop pourquoi car il n’a ni texte probant ni argument péremptoire à opposer à l’affirmation du livre saint. « Sedificavit Palmyram in terra solitudinis, il bâtit Palmyre au centre d’une étendue solitaire » ; le renseignement est précis et tout porte à croire qu’il est exact. La suzeraineté du roi d’Israël alors à l’apogée de sa puissance, s’étendait fort loin et comme Salomon était un souverain fastueux sa capitale était devenue le centre d’un commerce considérable. Il est hors de doute désormais que des relations fréquentes mettaient en contact la Palestine et l’Inde. Le Golfe persique et l’Euphrate en étaient la voie habituelle, mais Jérusalem se trouvait séparée de l’Euphrate par un désert sablonneux que les caravanes devaient franchir. L’oasis des Palmiers arrosée par des sources abondantes constituait une étape obligatoire sur cette route peu fortunée. Rien d’étonnant donc à ce que Salomon ait jugé l’endroit propice au dessin d’une ville et à l’établissement d’une garnison. Il le nomma Tadmor mot dont Palmyre est la traduction.

Palmyre devint par la suite une cité indépendante et cosmopolite, vaste entrepôt où se négociaient les grandes affaires et où résidait une population bigarrée de Juifs, de Grecs d’Asie mineure, d’Arabes sémitisés, de Perses, d’Arméniens et d’Hindous. Toute la richesse des pays limitrophes y afflua et elle dut évidemment à sa situation et à son caractère de lieu d’échanges son extraordinaire durée. Les empires s’édifiaient et s’écoulaient autour d’elle sans que sa puissance en fut ébranlée. La splendeur de ses édifices allait croissant d’année en année. Derrière le négoce étaient venus les lettres et les arts. « La Grèce, écrit le capitaine Deville dans la relation de son voyage à Palmyre, trouvait là un facile débouché pour sa pléthore de philosophes sans chaire et d’architectes sans travail. « Puis ce fut l’époque romaine : une agression de Marc Antoine détermina l’exode au-delà de l’Euphrate des Palmyréniens emportant leurs trésors ; les légions déçues dans leur espoir de butin battirent en retraite ; plus tard l’Empereur Hadrien, grand voyageur et dilettante, s’éprit de Palmyre et charma ses habitants à tel point que ceux-ci voulurent changer la dénomination de leur ville en celle d’Hadrianopolis ; Alexandre Sévère, enfin, Syrien d’origine, acheva de les conquérir aux lois romaines. Des quatorze siècles de son existence depuis sa fondation par le roi Salomon jusqu’à sa destruction par Aurélien, Palmyre en passa près de deux — les deux derniers — sous la domination de Rome ; elle avait son sénat et ses stratèges. Qu’avait été son gouvernement jusqu’alors ? Il faut attendre pour le savoir que des fouilles méthodiques aient pu être entreprises. Les voyageurs qui y ont jusqu’ici relevé des inscriptions (très nombreuses d’ailleurs et d’un haut intérêt) ont dû se contenter d’explorer presque à fleur de sol.

Quoi qu’il en soit, en l’an 250, Septimius Odenath ier se rendit indépendant ; personnage consulaire et sénateur romain, mais d’origine arabe et ne s’étant sans doute jamais complètement occidentalisé il était le chef d’une famille de négociants ; possesseur d’une fortune immense, il avait en outre le goût du pouvoir et le souci du bien public : c’était une sorte de Médicis oriental. L’empereur Valérien coupa court prématurément à sa carrière monarchique en le faisant poignarder. Septimius Odenath ii succéda à son père. Il avait à choisir entre deux alliances celle de son redoutable voisin, le roi des Perses Sapar et celle de Gallien fils et successeur de Valérien sur le trône impérial. Sapar l’ayant, avec son habituelle brutalité, gravement insulté Odenath se rangea du côté de Rome. Trois campagnes menées par lui à la tête d’une forte armée arabe jetèrent bas la puissance de Sapar ; entre temps Odenath ayant changé son titre de prince contre celui de roi vola au secours de Gallien et mit en déroute les rebelles qui cherchaient à renverser l’empereur. Déclaré Auguste et chargé du gouvernement de la partie occidentale de l’empire, Odenath se préparait à entamer une nouvelle campagne contre les Perses lorsqu’il fut assassiné en 267 ap. J. C. par un de ses neveux au cours d’un banquet. Son fils aîné Herode ayant péri en même temps, le roi de Palmyre se trouva être un enfant de cinq ans, Vaballath Athenodore, sous la tutelle de sa mère la reine Zenobie. En réalité Zenobie fut dès lors seule souveraine et son ambition perdit en cinq années tout ce que la robuste ténacité des Odenath avait lentement amassé. Non contente de s’être entourée d’une cour dépassant en magnificence tout ce qui s’était vu jusqu’alors et de recevoir des hommages tels qu’en recevraient plus tard les impératrices de Byzance, Zenobie, du haut de son trône d’or couvert de saphirs et d’émeraudes conçut le plan audacieux de s’emparer de l’Égypte et de la Bithynie et de se proclamer impératrice d’Orient. Les généraux n’eurent garde de l’en détourner et l’Égypte fut rapidement conquise. Il n’en alla point de même de la Bithynie. L’empereur Aurelien, un rude soldat aux décisions promptes, passa le Bosphore avec ses cohortes numides, ses légions, sa cavalerie illyrienne et une partie de sa garde prétorienne et vint forcer à la bataille les soldats de Zenobie. L’armée romaine l’emportait sinon par le nombre du moins par la tactique et l’entraînement sur l’armée palmyre. Deux fois vaincue sous les murs d’Antioche et sous ceux d’Émèse, celle-ci se retira dans Palmyre. La capitale était en état de soutenir un siège ; une vaste enceinte de défense l’encerclait et des approvisionnements abondants y avaient été réunis. Mais Zenobie inquiète de ne point voir venir les renforts sur lesquels elle comptait s’enfuit sous un déguisement pour aller négocier elle-même une entente avec les royaumes voisins. Averti de son dessein Aurélien lança à sa poursuite des émissaires qui se saisirent de sa personne. Zenobie prisonnière, Palmyre se rendit (272 ap. J.-C). Peut-être n’eût-elle pas trop souffert du nouveau régime si, Aurélien parti, les habitants ne s’étaient révoltés et après avoir massacré la garnison romaine n’avaient rétabli la royauté en faveur d’un parent de leur dernière souveraine. Cette fois la répression fut impitoyable. Des massacres épouvantables, un pillage éhonté ruinèrent et dépeuplèrent la malheureuse cité. Dès lors faute de courtiers et de banquiers — car c’était là ce qui constituait la base de la puissance de Palmyre — elle s’affaissa rapidement : les bonnes intentions qu’eurent successivement envers elle Dioclétien et Justinien demeurèrent stériles ; leurs tentatives pour la relever échouèrent. Palmyre ne fut plus qu’un chef-lieu délaissé ; on dit qu’au douzième siècle s’y maintenait encore une colonie d’Israélites prétendant descendre des fondateurs de la ville. Sa renommée avec le temps se transforma en légende si bien que lorsque le marchand anglais Halifoa réussit en 1693 à en visiter les ruines, la relation qu’il en fit souleva des rires incrédules. « On ne pouvait concevoir ni se persuader, a écrit Volney, comment dans un lieu si écarté de la terre habitable, il avait pu exister une ville aussi magnifique que les dessins l’attestaient ».

Artificielle dans son principe puisqu’elle s’élevait au milieu du désert, Palmyre manqua toujours d’originalité dans ses productions. Elle fut le carrefour de la fortune, la métropole du luxe. Il lui suffit de posséder les temples les plus vastes et les façades les plus décorées ; une prodigieuse avenue à colonnades constituait sa principale artère. Mais tout cela était de style grec plus ou moins artistiquement imité. On n’avait point demandé aux architectes ou aux sculpteurs des idées nouvelles : ampleur des dimensions et finesse d’exécution, voilà tout ce qu’on attendait d’eux. En religion, la confusion fut complète. La tendance monothéiste des Hébreux domina, mais ce fut le culte chaldéen du Soleil qui en bénéficia et d’ailleurs autour de cette croyance « officielle » des autels de toutes sortes s’élevèrent. Zenobie à cet égard fut une vraie Palmyrienne. Ses conseillers favoris furent Longin, un philosophe grec d’Alexandrie et Paul de Samosate, l’archevêque d’Antioche, premier adepte de l’hérésie que prêcherait plus tard Nestorius. La vie sociale de Palmyre ne fut pas moins homogène que sa vie religieuse. Rien n’indique que ni la civilisation grecque ni la civilisation romaine y aient jamais dominé. Il y eut sans doute des gymnases et des thermes mais ce n’est pas là que se concentra l’activité mondaine de la ville restée très asiatique par l’espèce de flânerie nonchalante à laquelle, leurs affaires expédiées, s’adonnaient ses habitants.

Par tous ces motifs, Palmyre tient une place unique dans l’histoire et ses destins sont faits pour surprendre. Sortie d’un sol aride et inhospitalier par la volonté de Salomon, conduite à sa perte par la folle ambition d’une femme pourtant éminente et dont nul ne menaçait la puissance, on s’étonne que quatorze siècles aient pu s’écouler entre ces deux événements, — quatorze siècles d’une existence dorée mais imprécise, seize mille huit cents semaines écoulées au son des écus d’or roulant sur les dalles de marbre rose.


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