Gargantua et Pantagruel, Tome III (Texte transcrit et annoté par Clouzot)/Texte entier


FRANÇOIS RABELAIS
Gargantua et Pantagruel
tome iii

LE QUART LIVRE
des faits et dits héroïques du noble Pantagruel,
composé par M. François Rabelais,
docteur en médecine.
(Suite)

COMMENT APRÈS LA TEMPÊTE PANTAGRUEL DESCENDIT ÈS ÎLES DES MACRÉONS.


Sur l’instant nous descendîmes au port d’une île laquelle on nommait l’île des Macréons. Les bonnes gens du lieu nous reçurent honorablement. Un vieil Macrobe (ainsi nommaient-ils leur maître échevin) voulait mener Pantagruel en la maison commune de la ville, pour soi rafraîchir à son aise et prendre sa réfection ; mais il ne voulut partir du môle que tous ses gens ne fussent en terre. Après les avoir reconnus, commanda chacun être mué de vêtements et toutes les munitions des nefs être en terre exposées, à ce que[1] toutes les chiourmes[2] fissent chère lie. Ce que fut incontinent fait. Et Dieu sait comment il y eut bu et gallé[3] ! Tout le peuple du lieu apportait vivres en abondance. Les Pantagruélistes leur en donnaient davantage. Vrai est que leurs provisions étaient aucunement endommagées par la tempête précédente. Le repas fini, Pantagruel pria un chacun soi mettre en office et devoir pour réparer le bris. Ce que firent et de bon hait[4]. La réparation leur était facile, parce que tout le peuple de l’île étaient charpentiers et tous artisans tels que voyez en l’arsenal de Venise. Et l’île grande seulement était habitée en trois ports et dix paroisses : le reste était bois de haute futaie et désert, comme si fût la forêt d’Ardenne.

À notre instance, le vieil Macrobe montra ce qu’était spectable[5] et insigne en l’île, et, par la forêt ombrageuse et déserte, découvrit plusieurs temples ruinés, plusieurs obélisques, pyramides, monuments et sépulcres antiques, avec inscriptions et épitaphes divers, les uns en lettres hiéroglyphiques, les autres en langage ionique, les autres en langue arabique, agarène[6], slavonique, et autres, desquels Épistémon fit extrait curieusement. Cependant Panurge dit à frère Jean : « Ici est l’île des Macréons. Macréon en grec signifie vieillard, homme qui a des ans beaucoup.

— Que veux-tu, dit frère Jean, que j’en fasse ? Veux-tu que je m’en défasse ? Je n’étais mie on pays lorsque ainsi fut baptisée.

— À propos, répondit Panurge, je crois que le nom de maquerelle en est extrait, car maquerellage ne compète[7] qu’aux vieilles : aux jeunes compète culetage. Pourtant serait-ce à penser qu’ici fut l’île Maquerelle, original et prototype de celle qui est à Paris. Allons pêcher des huîtres en écaille. »

Le vieil Macrobe, en langage ionique, demandait à Pantagruel comment et par quelle industrie et labeur était abordé à leur port celle journée, en laquelle avait été troublement de l’air et tempête de mer tant horrifique. Pantagruel lui répondit que le haut Servateur[8] avait eu égard à la simplicité et sincère affection de ses gens, lesquels ne voyageaient pour gain ne trafic de marchandise. Une et seule cause les avait en mer mis, savoir est studieux désir de voir, apprendre, connaître, visiter l’oracle de Bacbuc et avoir le mot de la Bouteille, sur quelques difficultés proposées par quelqu’un de la compagnie. Toutefois, ce n’avait été sans grande affliction et danger évident de naufrage. Puis lui demanda quelle cause lui semblait être de cetui épouvantable fortunal[9], et si les mers adjacentes d’icelle île étaient ainsi ordinairement sujettes à tempête, comme, en la mer Océane, sont les raz[10] de Sanmaieu[11], Maumusson, et, en la mer Méditerranée, le gouffre de Satalie, Montargentan, Plombin, Capo Mélio en Laconie, l’étroit[12] de Gibraltar, le phare de Messine et autres.


COMMENT LE BON MACROBE RACONTE À PANTAGRUEL LE MANOIR[13] ET DISCESSION[14] DES HÉROS.

Adonc, répondit le bon Macrobe : « Amis pérégrins[15], ici est une des îles Sporades, non de vos Sporades qui sont en la mer Carpathie, mais des Sporades de l’Océan, jadis riche, fréquente[16], opulente, marchande, populeuse et sujette du dominateur de Bretagne, maintenant, par laps de temps et sur la déclination du monde[17], pauvre et déserte comme voyez.

« En cette obscure forêt que voyez, longue et ample plus de soixante et dix-huit mille parasanges[18], est l’habitation des démons et héros, lesquels sont devenus vieux, et croyons, plus ne luisant le comète présentement lequel nous apparut par trois entiers jours précédents, que hier en soit mort quelqu’un, au trépas duquel soit excitée celle horrible tempête que avez pâti ; car, eux vivants, tout bien abonde en ce lieu et autres îles voisines, et, en mer, est bonache[19] et sérénité continuelle. Au trépas d’un chacun d’iceux, ordinairement oyons-nous par la forêt grandes et pitoyables lamentations, et voyons en terre pestes, vimères[20] et afflictions, en l’air troublements et ténèbres, en mer, tempête et fortunal[21].

— Il y a, dit Pantagruel, de l’apparence en ce que dites. Car, comme la torche ou la chandelle, tout le temps qu’elle est vivante et ardente, luit ès assistants, éclaire tout autour, délecte un chacun, et à chacun expose son service et sa clarté, ne fait mal ne déplaisir à personne, sur l’instant qu’elle est éteinte, par sa fumée et évaporation elle infectionne l’air, elle nuit ès assistants et à un chacun déplaît. Ainsi est-il de ces âmes nobles et insignes. Tout le temps qu’elles habitent leurs corps, est leur demeure pacifique, utile, délectable, honorable ; sur l’heure de leur discession[22], communément adviennent par les îles et continents grands troublements en l’air, ténèbres, foudres, grêles ; en terre, concussions, tremblements, étonnements[23] ; en mer fortunal et tempête, avec lamentations des peuples, mutations des religions, transports des royaumes et éversions des républiques[24].

— Nous, dit Épistémon, en avons naguère vu l’expérience on[25] décès du preux et docte chevalier Guillaume du Bellay, lequel vivant, France était en telle félicité que tout le monde avait sur elle envie, tout le monde s’y ralliait, tout le monde la redoutait. Soudain, après son trépas, elle a été en mépris de tout ; le monde bien longuement.

— Ainsi, dit Pantagruel, mort Anchise à Drépani en Sicile, la tempête donna terrible vexation à Ænéas. C’est par aventure la cause pourquoi Hérodes, le tyran et cruel roi de Judée, soi voyant près de mort horrible et épouvantable en nature (car il mourut d’une phtiriasis, mangé des verms[26] et des poux, comme paravant étaient morts L. Sylla, Phérécydes Syrien, précepteur de Pythagoras, le poète grégeois Alcman et autres), et prévoyant qu’après sa mort les Juifs feraient feux de joie, fit en son sérail, de toutes les villes, bourgades, et châteaux de Judée, tous les nobles et magistrats convenir[27], sous couleur et occasion fraudulente[28] de leur vouloir choses d’importance communiquer pour le régime et tuition[29] de la province. Iceux venus et comparants en personnes, fit en l’hippodrome du sérail resserrer. Puis dit à sa sœur Salomé et à son mari Alexandre : « Je suis assuré que de ma mort les Juifs se réjouiront, mais, si entendre voulez et exécuter ce que vous dirai, mes exèques[30] seront honorables, et y sera lamentation publique. Sur l’instant que serai trépassé, faites, par les archers de ma garde, esquels j’en ai expresse commission donné, tuer tous ces nobles et magistrats qui sont céans resserrés. Ainsi faisants, toute Judée malgré soi en deuil et lamentation sera, et semblera ès étrangers que ce soit à cause de mon trépas, comme si quelque âme héroïque fut décédée. »

« Autant en affectait un désespéré[31] tyran, quand il dit : « Moi mourant, la terre soit avec le feu mêlée », c’est-à-dire périsse tout le monde. Lequel mot Néron le truand changea, disant : « Moi vivant », comme atteste Suétone. Cette détestable parole, de laquelle parlent Cicero, lib. 3, de Finibus, et Sénèque, lib. 2, de Clémence, est par Dion Nicéus et Suidas attribuée à l’empereur Tibère. »


COMMENT PANTAGRUEL RAISONNE SUR LA DISCESSION[32] DES ÂMES HÉROÏQUES ET DES PRODIGES HORRIFIQUES QUI PRÉCÉDÈRENT LE TRÉPAS DU FEU SEIGNEUR DE LANGEY.

« Je ne voudrais, dit Pantagruel continuant, n’avoir pâti la tourmente marine laquelle tant nous a vexés et travaillés, pour non entendre ce que nous dit ce bon Macrobe. Encore suis-je facilement induit a croire ce qu’il nous a dit du comète vu en l’air par certains jours précédants telle discession, car aucunes telles âmes tant sont nobles, précieuses et héroïques, que, de leur délogement et trépas, nous est certains jours d’avant donnée signification des cieux. Et, comme le prudent médecin, voyant par les signes pronostiques son malade entrer en décours[33] de mort, par quelques jours d’avant avertit les femme, enfants, parents et amis, du décès imminent du mari, père ou prochain, afin qu’en ce reste de temps qu’il a de vivre, ils l’admonestent donner ordre à sa maison, exhorter et bénistre[34] ses enfants, recommander la viduité de sa femme, déclarer ce qu’il saura être nécessaire à l’entretènement des pupilles, et ne soit de mort surpris sans tester et ordonner de son âme et de sa maison, semblablement les cieux bénévoles, comme joyeux de la nouvelle réception de ces béates âmes, avant leur décès semblent faire feux de joie par tels comètes et apparitions météores, lesquelles veulent les cieux être aux humains pour pronostic certain et véridique prédiction que, dedans peu de jours, telles vénérables âmes laisseront leurs corps et la terre.

« Ne plus ne moins que jadis en Athènes, les juges aréopagites ballottants pour le jugement des criminels prisonniers, usaient de certaines notes selon la variété des sentences, par Θ signifiants condamnation à mort, par Τ, absolution, par Λ, ampliation, savoir est quand le cas n’était encore liquidé. Icelles, publiquement exposées, étaient d’émoi et pensement[35] les parents, amis et autres, curieux d’entendre quelle serait l’issue et jugement des malfaiteurs détenus en prison. Ainsi, par tels comètes, comme par notes éthérées, disent les cieux tacitement : « Hommes mortels, si de cettes heureuses âmes voulez chose aucune savoir, apprendre, entendre, connaître, prévoir, touchant le bien et utilité publique ou privée, faites diligence de vous représenter à elles et d’elles réponse avoir, car la fin et catastrophe de la comédie approche. Iceîle passée, en vain vous les regretterez.

« Font davantage. C’est que, pour déclarer la terre et gens terriens n’être dignes de la présence, compagnie et fruition[36] de telles insignes âmes, l’étonnent[37] et épouvantent par prodiges, portentes[38], monstres et autres précédents signes formés contre tout ordre de nature. Ce que vîmes plusieurs jours avant le département[39] de celle tant illustre, généreuse et héroïque âme du docte et preux chevalier de Langey, duquel vous avez parlé.

— Il m’en souvient, dit Épistémon, et encore me frissonne et tremble le cœur dedans sa capsule quand je pense ès prodiges tant divers et horrifiques lesquels vîmes apertement[40] cinq et six jours avant son départ. De mode que les seigneurs d’Assier, Chemant, Mailly le borgne, Saint-Ayl, Villeneuve-la-Guyard maître Gabriel, médecin de Savillan[41], Rabelais, Cohuau, Massuau, Majorici, Bullou, Cercu dit Bourgmestre, François Proust, Ferron, Charles Girad, François Bourré, et tant d’autres, amis, domestiques et serviteurs du défunt, tous effrayés, se regardaient les uns les autres en silence, sans mot dire de bouche, mais bien tous pensants et prévoyants en leurs entendements que de bref serait France privée d’un tant parfait et nécessaire chevalier à sa gloire et protection, et que les cieux le répétaient comme à eux dû par propriété naturelle.

— Huppe de froc, dit frère Jean, je veux devenir clerc sur mes vieux jours. J’ai assez belle entendoire, voire. Je vous le demande en demandant, comme le roi à son sergent, et la reine à son enfant, ces héros ici et semi-dieux desquels avez parlé peuvent-ils par mort finir ? Par Nettre Dène[42], je pensais en pensarais qu’ils fussent immortels, comme beaux anges, Dieu veuille me le pardonner. Mais ce révérendissime Macrobe dit qu’ils meurent finablement.

— Non tous, répondit Pantagruel. Les stoïciens les disaient tous être mortels, un excepté, qui seul est immortel, impassible, invisible.

« Pindarus apertement dit ès déesses hamadryades plus de fil, c’est-à-dire plus de vie n’être filé de la quenouille et filasse des Destinées et Parques iniques que ès arbres par elles conservés. Ce sont chênes desquels elles naquirent selon l’opinion de Callimachus et de Pausanias, in Phoci, esquels consent Martianus Capella. Quant aux semi-dieux, panes[43], satyres, sylvains, follets, égipanes, nymphes, héros et démons, plusieurs ont, par la somme totale résultante des âges divers supputés par Hésiode, compté leur vie être de 9,720 ans, nombre composé d’unité passante en quadrinité[44] et la quadrinité entière quatre fois en soi doublée, puis le tout cinq fois multiplié par solides triangles. Voyez Plutarque on[45] livre de la Cessation des oracles.

— Cela, dit frère Jean, n’est point matière de bréviaire. Je n’en crois sinon ce que vous plaira.

— Je crois, dit Pantagruel, que toutes âmes intellectives sont exemptes des ciseaux d’Atropos. Toutes sont immortelles, anges, démons et humaines. Je vous dirai toutefois une histoire bien étrange, mais écrite et assurée par plusieurs doctes et savants historiographes, à ce propos. »


COMMENT PANTAGRUEL RACONTE UNE PITOYABLE HISTOIRE TOUCHANT LE TRÉPAS DES HÉROS.

« Épitherses, père d’Æmilian, rhéteur, naviguant de Grèce en Italie dedans une nef chargée de diverses marchandises et plusieurs voyagers, sur le soir, cessant le vent auprès des îles Échinades, lesquelles sont entre la Morée et Tunis, fut leur nef portée près de Paxes. Étant là abordée, aucuns[46] des voyagers dormants, autres veillants, autres buvants et soupants, fut de l’île de Paxes ouïe une voix de quelqu’un qui hautement appelait « Thamoun », Auquel cri tous furent épouvantés. Cetui Thamoun était leur pilote natif d’Égypte, mais non connu de nom, fors à quelques-uns des voyagers. Fut secondement ouïe cette voix, laquelle appelait « Thamoun » en cris horrifiques. Personne ne répondant, mais tous restants en silence et trépidation, en tierce fois cette voix fut ouïe plus terrible que devant. Dont advint que Thamous répondit : « Je suis ici, que me demandes-tu ? que veux-tu que je fasse ? » Lors fut icelle voix plus hautement ouïe, lui disant et commandant, quand il serait en Palodes, publier et dire que Pan, le grand dieu, était mort. Cette parole entendue, disait Épitherses, tous les nochers et voyagers s’être ébahis et grandement effrayés, et entre eux délibérants quel serait meilleur ou taire ou publier ce qu’avait été commandé, dit Thamous son avis être, advenant que lors ils eussent vent en poupe, passer outre sans mot dire, advenant qu’il fût calme en mer, signifier ce qu’il avait ouï. Quand donc furent près Palodes, advint qu’ils n’eurent ni vent ni courant. Adonc Thamous montant en prore[47], et en terre projetant sa vue, dit, ainsi que lui était commandé, que Pan le grand était mort. Il n’avait encore achevé le dernier mot, quand furent entendus grands soupirs, grandes Lamentations et effrois en terre, non d’une personne seule, mais de plusieurs ensemble. Cette nouvelle (parce que plusieurs avaient été présents) fut bientôt divulguée en Rome, et envoya Tibère César, lors empereur en Rome, quérir cetui Thamous, et, l’avoir[48] entendu parler, ajouta foi à ses paroles, et se guémentant[49] ès gens doctes, qui pour lors étaient en sa cour et en Rome en bon nombre, qui était cetui Pan, trou a par leur rapport qu’il avait été fils de Mercure et de Pénélope. Ainsi auparavant l’avaient écrit Hérodote, et Cicéron on[50] tiers livre De la Nature des dieux. Toutefois je l’interpréterais de celui grand Servateur[51] des fidèles, qui fut en Judée ignominieusement occis par l’envie et iniquité des pontifes, docteurs, prêtres et moines de la loi mosaïque, et ne me semble l’interprétation abhorrente[52], car à bon droit peut-il être en langage grégeois[53] dit Pan, vu qu’il est le nôtre. Tout, tout ce que sommes, tout ce que vivons, tout ce qu’avons, tout ce qu’espérons est lui, en lui, de lui, par lui. C’est le bon Pan, le grand pasteur qui, comme atteste le berger passionné Corydon, non seulement a en amour et affection ses brebis, mais aussi ses bergers, à la mort duquel furent plaintes, soupirs, effrois et lamentations en toute la machine de l’univers, cieux, terre, mer, enfers. À cette mienne interprétation compète[54] le temps, car cetui très bon, très grand Pan, notre unique Servateur, mourut lez Jérusalem, régnant en Rome Tibère César. »

Pantagruel, ce propos fini, resta en silence et profonde contemplation. Peu de temps après, nous vîmes les larmes découler de ses œils grosses comme œufs d’autruche. Je me donne à Dieu si j’en mens d’un seul mot.


COMMENT PANTAGRUEL PASSA L’ÎLE DE TAPINOIS, EN LAQUELLE RÉGNAIT CARÊMEPRENANT.

Les nefs du joyeux convoi refaites et réparées, les victuailles rafraîchies, les Macréons plus que contents et satisfaits de la dépense qu’y avait fait Pantagruel, nos gens plus joyeux que de coutume, au jour subséquent fut voile faite au serein et délicieux aguyon[55], en grande allégresse. Sur le haut du jour fut, par Xénomanes, montré de loin l’île de Tapinois, en laquelle régnait Carêmeprenant, duquel Pantagruel avait autrefois ouï parler, et l’eût volontiers vu en personne, ne fût que Xénomanes l’en découragea, tant pour le grand détour du chemin que pour le maigre passe-temps qu’il dit être en toute l’île et cour du seigneur. « Vous y verrez, disait-il, pour tout potage, un grand avaleur de pois gris, un grand caquerotier[56], un grand preneur de taupes, un grand botteleur de foin, un demi-géant à poil follet et double tonsure, extrait de Lanternois, bien grand lanternier, gonfalonier des Ichtyophages, dictateur de Moutardois, fouetteur de petits enfants, calcineur de cendres, père et nourrisson des médecins, foisonnant en pardons, indulgences et stations, homme de bien, bon catholique et de grande dévotion. Il pleure les trois parts du jour. Jamais ne se trouve aux noces. Vrai est que c’est le plus industrieux faiseur de lardoires et brochettes qui soit en quarante royaumes. Il y a environ six ans que, passant par Tapinois, j’en emportai une grosse, et la donnai aux bouchers de Quande[57]. Ils les estimèrent beaucoup, et non sans cause. Je vous en montrerai à notre retour deux attachées sur le grand portail. Les aliments desquels il se paît sont hauberts salés, casquets, morions salés et salades salées, dont quelquefois pâtit[58] une lourde pisse chaude. Ses habillements sont joyeux, tant en façon comme en couleur, car il porte gris et froid, rien devant et rien derrière, et les manches de même.

— Vous me ferez plaisir, dit Pantagruel, si, comme m’avez exposé ses vêtements, ses aliments, sa manière de faire et ses passe-temps, aussi m’exposez sa forme et corpulence en toutes ses parties.

— Je t’en prie, couillette, dit frère Jean, car je l’ai trouvé dedans mon bréviaire, et s’enfuit après les fêtes mobiles.

— Volontiers, répondit Xénomanes. Nous en ouïrons par aventure plus amplement parler passants l’île Farouche, en laquelle dominent les andouilles farferlues[59], ses ennemies mortelles contre lesquelles il a guerre sempiternelle. Et ne fût l’aide du noble Mardigras, leur protecteur et bon voisin, ce grand lanternier Carêmeprenant les eût jà piéça[60] exterminées de leur manoir.

— Sont-elles, demandait frère Jean, mâles ou femelles, anges ou mortelles, femmes ou pucelles ?

— Elles sont, répondit Xénomanes, femelles en sexe, mortelles en condition, aucunes[61] pucelles, autres non.

— Je me donne au diable, dit frère Jean, si je ne suis pour elles. Quel désordre est-ce en nature, faire guerre contre les femmes ? Retournons. Sacmentons[62] ce grand vilain.

— Combattre Carêmeprenant, dit Panurge, de par tous les diables, je ne suis pas si fol et si hardi ensemble. Quid juris, si nous[63] trouvions enveloppés entre andouilles et Carêmeprenant, entre l’enclume et les marteaux ? Cancre ! ôtez-vous de là. Tirons outre. Adieu, vous dis, Carêmeprenant. Je vous recommande les andouilles, et n’oubliez pas les boudins. »


COMMENT PAR PANTAGRUEL FUT UN MONSTRUEUX PHYSÉTÈRE[64] APERÇU PRÈS L’ÎLE FAROUCHE.

Sur le haut du jour approchants l’île Farouche, Pantagruel de loin aperçut un grand et monstrueux physétère, venant droit vers nous, bruyant, ronflant, enflé, enlevé plus haut que les hunes des nefs et jetant eaux de la gueule en l’air devant soi, comme si fût une grosse rivière tombante de quelque montagne. Pantagruel le montra au pilote et à Xénomanes. Par le conseil du pilote furent sonnées les trompettes de la thalamège[65] en intonation de gare-serre[66]. À cetui son, toutes les nefs, galions, ramberges[67], liburniques[68] (selon qu’était leur discipline navale), se mirent en ordre et figure telle qu’est l’Υ grégeois[69], lettre de Pythagoras, telle que voyez observer par les grues en leur vol, telle qu’est en un angle acut[70], on[71] cône et base de laquelle était ladite thalamège en équipage de vertueusement combattre. Frère Jean on château gaillard monta galant et bien délibéré[72] avec les bombardiers. Panurge commença crier et lamenter plus que jamais. « Babillebabon, disait-il, voici pis qu’antan. Fuyons. C’est, par la mort bœuf, Léviathan décrit par le noble prophète Moses en la vie du saint homme Job. Il nous avalera tous, et gens et nefs, comme pilules. En sa grande gueule infernale nous ne lui tiendrons lieu plus que ferait un grain de dragée musquée en la gueule d’un âne. Voyez-le ci. Fuyons, gagnons terre. Je crois que c’est le propre monstre qui fut jadis destiné pour dévorer Andromède. Nous sommes tous perdus. Ô que pour l’occire présentement fût ici quelque vaillant Perséus !

— Percé jus[73] par moi sera, répondit Pantagruel. N’ayez peur.

— Vertu-Dieu ! dit Panurge, faites que soyons hors les causes de peur. Quand voulez-vous que j’aie peur, sinon quand le danger est évident ?

— Si telle est, dit Pantagruel, votre destinée fatale, comme naguère exposait frère Jean, vous devez peur avoir de Pyrœis, Héoüs, Æthon, Phlégon, célèbres chevaux du soleil flammivomes[74], qui rendent feu par les narines ; des physétères qui ne jettent qu’eau par les ouïes et par la gueule, ne devez peur aucune avoir. Ja[75] par leur eau ne serez en danger de mort. Par cetui élément plus tôt serez garanti et conservé que fâché ni offensé.

— À l’autre, dit Panurge. C’est bien rentré de piques noires. Vertu d’un petit poisson, ne vous ai-je pas assez exposé la transmutation des éléments et le facile symbole qui est entre rôti et bouilli, entre bouilli et rôti ? Halas ! Voi le ci[76]. Je m’en vais cacher là-bas. Nous sommes tous morts à ce coup. Je vois sur la hune Atropos, la félone, avec ses ciseaux de frais émoulus, prête à nous tous couper le filet de vie. Gare ! Voi le ci. Ô que tu es horrible et abominable ! Tu en as bien noyé d’autres, qui ne s’en sont point vantés. Dea[77], s’il jetât vin bon, blanc, vermeil, friand, délicieux, en lieu de cette eau amère, puante, salée, cela serait tolérable aucunement[78], et y serait aucune[79] occasion de patience, à l’exemple de celui milourt[80] anglais, auquel étant fait commandement pour les crimes desquels était convaincu de mourir à son arbitrage, élut mourir noyé dedans un tonneau de Malvoisie. Voi le ci. Ho ! ho ! diable Satanas, Léviathan ! Je ne te peux voir, tant tu es hideux et détestable. Vestz[81] à l’audience, vestz aux chicanous. »


COMMENT PAR PANTAGRUEL FUT DÉFAIT LE MONSTRUEUX PHYSÉTÈRE.

Le physétère, entrant dedans les braies[82] et angles des nefs et galions, jetait eau sur les premiers à pleins tonneaux, comme si fussent les catadupes[83] du Nil en Éthiopie, Dards, dardelles, javelots, épieux, corsecques[84], pertuisanes volaient sur lui de tous côtés. Frère Jean ne s’y épargnait. Panurge mourait de peur. L’artillerie tonnait et foudroyait en diable, et faisait son devoir de le pincer sans rire, mais peu profitait[85], car les gros boulets de fer et de bronze, entrants en sa peau, semblaient fondre, à les voir de loin, comme font les tuiles au soleil. Alors Pantagruel, considérant l’occasion et nécessité, déploie ses bras, et montre ce qu’il savait faire.

Vous dites, et est écrit, que le truand Commodus, empereur de Rome, tant dextrement tirait de l’arc que de bien loin il passait les flèches entre les doigts des jeunes enfants levants la main en l’air, sans aucunement les férir[86]. Vous nous racontez aussi d’un archer indien, on[87] temps qu’Alexandre le Grand conquit Indie, lequel tant était de traire[88] périt[89], que de loin il passait ses flèches par dedans un anneau, quoiqu’elles fussent longues de trois coudées et fût le fer d’icelles tant grand et pesant, qu’il en perçait brands[90] d’acier, boucliers épais, plastrons acérés, tout généralement qu’il touchait, tant ferme, résistant dur et valide fût, que sauriez dire. Vous nous dites aussi merveille de l’industrie des anciens Français, lesquels à tous étaient en l’art sagittaire préférés, et lesquels en chasse de bêtes noires et rousses frottaient le fer de leurs flèches avec ellébore, pour ce que de la venaison ainsi férue[91], la chair plus tendre, friande, salubre et délicieuse était, cernant toutefois et ôtant la partie ainsi atteinte tout autour. Vous faites pareillement narré[92] des Parthes, qui par derrière tiraient plus ingénieusement que ne faisaient les autres nations en face. Aussi célébrez-vous les Scythes en cette dextérité de la part desquels jadis un ambassadeur envoyé à Darius, roi des Perses, lui offrit un oiseau, une grenouille, une souris et cinq flèches sans mot dire. Interrogé que prétendaient tels présents, et s’il avait charge de rien dire, répondit que non. Dont restait Darius tout étonné et hébété en son entendement, ne fut que l’un des sept capitaines qui avaient occis les mages, nommé Gobryes, lui exposa et interpréta, disant : « Par ces dons et offrandes vous disent tacitement les Scythes : Si les Perses comme oiseaux ne volent au ciel, ou comme souris ne se cachent vers le centre de la terre, ou ne se mussent[93] on profond des étangs et palus[94] comme grenouilles, tous seront à perdition mis par la puissance et sagettes[95] des Scythes.

Le noble Pantagruel, en l’art de jeter et darder, était sans comparaison plus admirable, car, avec ses horribles piles[96] et dards (lesquelles proprement ressemblaient aux grosses poutres sur lesquelles sont les ponts de Nantes, Saumur, Bergerac, et à Paris, les ponts au Change et aux Meuniers soutenus en longueur, grosseur, pesanteur et ferrure) de mille pas loin il ouvrait les huîtres en écaille sans toucher les bords, il émouchait une bougie sans l’éteindre, frappait les pies par l’œil, dessemelait les bottes sans les endommager, défourrait les barbutes[97] sans rien gâter, tournait les feuillets du bréviaire de frère Jean l’un après l’autre sans rien dessirer[98]. Avec tels dards, desquels était grande munition dedans sa nef, au premier coup il enferra le physétère sur le front, de mode qu’il lui transperça les deux mâchoires et la langue, si que plus n’ouvrit la gueule, plus ne puisa, plus ne jeta eau. Au second coup il lui creva l’œil droit, au troisième l’œil gauche, et fut vu le physétère, en grande jubilation de tous, porter ces trois cornes au front quelque peu penchantes devant, en figure triangulaire équilatérale, et tournoyer d’un côté et d’autre, chancelant et fourvoyant[99] comme étourdi, aveugle et prochain de mort. De ce non content, Pantagruel lui en darda un autre sur la queue, penchant pareillement en arrière. Puis trois autres sur l’échiné en ligne perpendiculaire, par équale[100] distance de queue et bec trois fois justement compartie[101]. Enfin lui en lança sur les flancs cinquante d’un côté et cinquante de l’autre, de manière que le corps du physétère semblait à la quille d’un galion à trois gabies[102], emmortaisée par compétente dimension de ses poutres, comme si fussent cosses[103] et porte-haubans de la carène. Et était chose moult plaisante à voir. Adonc mourant le physétère, se renversa ventre sur dos, comme font tous poissons morts, et ainsi renversé, les poutres contre bas en mer, ressemblait au scolopendre, serpent ayant cent pieds, comme le décrit le sage ancien Nicander.


COMMENT PANTAGRUEL DESCENDIT EN L’ÎLE FAROUCHE, MANOIR ANTIQUE DES ANDOUILLES.

Les hespailliers[104] de la nef lanternière[105] amenèrent le physétère lié en terre de l’île prochaine, dite Farouche, pour en faire anatomie et recueillir la graisse des rognons, laquelle disaient être fort utile et nécessaire à la guérison de certaine maladie qu’ils nommaient faute d’argent. Pantagruel n’en tint compte, car autres assez pareils, voire encore plus énormes, avait vu en l’océan Gallique. Condescendit toutefois descendre en l’île Farouche pour sécher et rafraîchir aucuns[106] de ses gens mouillés et souillés par le vilain physétère, à un petit port désert vers le midi, situé lez une touche[107] de bois haute, belle et plaisante, de laquelle sortait un délicieux ruisseau d’eau douce, claire et argentine. Là, dessous belles tentes, furent les cuisines dressées, sans épargne de bois. Chacun mué de vêtements à son plaisir, fut par frère Jean la campanelle[108] sonnée. Au son d’icelle furent les tables dressées et promptement servies.

Pantagruel, dînant avec ses gens joyeusement, sur l’apport de la seconde table, aperçut certaines petites andouilles affétées[109] gravir et monter sans mot sonner sur un haut arbre près le retrait du gobelet[110]. Si[111] demanda à Xénomanes : « Quelles bêtes sont-ce là ? » pensant que fussent écurieux[112], belettes, martres ou hermines. « Ce sont andouilles, repondit Xénomanes. Ici est l’île Farouche de laquelle je vous parlais à ce matin. Entre lesquelles et Carêmeprenant, leur malin et antique ennemi, est guerre mortelle de longtemps. Et crois que par les canonnades tirées contre le physétère aient eu quelque frayeur et doutance[113] que leur dit ennemi ici fût avec ses forces pour les surprendre, ou faire le gât[114] parmi cette leur île, comme jà plusieurs fois s’était en vain efforcé, et à peu de profit, obstant[115] le soin et vigilance des andouilles, lesquelles, comme disait Dido aux compagnons d’Ænéas voulant prendre port en Carthage sans son su et licence, la malignité de leur ennemi et vicinité[116] de ses terres contraignaient soi continuellement contregarder et veiller.

— Dea[117], bel ami, dit Pantagruel, si voyez que par quelque honnête moyen puissions fin à cette guerre mettre, et ensemble les réconcilier, donnez-m’en avis. Je m’y emploierai de bien bon cœur, et n’y épargnerai du mien pour contempérer[118] et amodier les conditions controverses entre les deux parties.

— Possible n’est pour le présent, répondit Xénomanes. Il y a environ quatre ans que, passant par ci et Tapinois, je me mis en devoir de traiter paix entre eux, ou longues trêves pour le moins, et ores[119] fussent bons amis et voisins, si tant l’un comme les autres soi fussent dépouillées de leurs affections[120] en un seul article. Carêmeprenant ne voulait on[121] traité de paix comprendre les boudins sauvages, ni les saucissons montigènes[122], leurs anciens bons compères et confédérés. Les andouilles requéraient que la forteresse de Caque fût, par leur discrétion, comme est le château de Saloir, régie et gouvernée, et que d’icelle fussent hors chassés ne sais quels puants, vilains, assassineurs et brigands qui la tenaient. Ce que ne put être accordé, et semblaient les conditions iniques à l’une et à l’autre partie. Ainsi ne fut entre eux l’appointement[123] conclu. Restèrent toutefois moins sévères et plus doux ennemis que n’étaient par le passé. Mais depuis la dénonciation du concile national de Chésil, par laquelle elles furent farfouillées[124], godelurées[125] et intimées[126], par laquelle aussi fut Carêmeprenant déclaré breneux, hallebrené[127] et stocfisé[128] encas qu’avec elles il fît alliance ou appointement aucun, se sont horrifiquement aigris, envenimés, indignés et obstinés en leurs courages, et n’est possible y remédier. Plus tôt auriez-vous les chats et rats, les chiens et lièvres ensemble réconcilié. »


COMMENT, PAR LES ANDOUILLES FAROUCHES, EST DRESSÉE EMBUSCADE CONTRE PANTAGRUEL.

Ce disant Xénomanes, frère Jean aperçut vingt et cinq ou trente jeunes andouilles de légère taille sur le havre, soi retirantes de grand pas vers leur ville, citadelle, château et roquette[129] de Cheminées, et dit à Pantagruel : « Il y aura ici de l’âne, je le prévois. Ces andouilles vénérables vous pourraient, par aventure, prendre pour Carêmeprenant, quoiqu’en rien ne lui sembliez. Laissons ces repaissailles[130] ici, et nous mettons en devoir de leur résister.

— Ce ne serait, dit Xénomanes, pas trop mal fait. Andouilles sont andouilles, toujours doubles et traîtresses. »

Adonc se lève Pantagruel de table pour découvrir hors la touche[131] de bois ; puis soudain retourne, et nous assure avoir à gauche découvert une embuscade d’andouilles farfelues[132], et du côté droit, à demi-lieue loin de là, un gros bataillon d’autres puissantes et gigantales[133] andouilles, le long d’une petite colline, furieusement en bataille marchantes vers nous au son des vèzes et piboles, des gogues[134] et des vessies, des joyeux pifres[135] et tambours, des trompettes et clairons. Par la conjecture de soixante et dix-huit enseignes qu’il y comptait, estimions leur nombre n’être moindre de quarante et deux mille. L’ordre qu’elles tenaient, leur fier marcher et faces assurées, nous faisaient croire que ce n’étaient friquenelles[136], mais vieilles andouilles de guerre. Par les premières filières jusque près les enseignes, étaient toutes armées à haut appareil, avec piques petites, comme nous semblait de loin, toutefois bien pointues et acérées. Sur les ailes étaient flanquegées[137] d’un grand nombre de boudins sylvatiques[138], de godiveaux[139] massifs et saucissons à cheval, tous de belle taille, gens insulaires, bandouiliers[140] et farouches. Pantagruel fut en grand émoi, et non sans, cause, quoique Épistémon lui remontrât que l’usance et coutume du pays andouillois pouvait être ainsi caresser et en armes recevoir leurs amis étrangers, comme sont les nobles rois de France par les bonnes villes du royaume reçus et salués à leurs premières entrées après leur sacre et nouvel avènement à la couronne. « Par aventure, disait-il, est-ce la garde ordinaire de la reine du lieu, laquelle avertie par les jeunes andouilles du guet que vîtes sur l’arbre comment en ce port surgeait[141] le beau et pompeux convoi de nos vaisseaux, a pensé que là devait être quelque riche et puissant prince, et vient vous visiter en personne. » De ce non satisfait, Pantagruel assembla son conseil pour sommairement leur avis entendre sur ce que faire devaient en cetui estrif[142] d’espoir incertain et crainte évidente.

Adonc brièvement leur remontra comment telles manières de recueil[143] en armes avait souvent porté mortel préjudice, sous couleur de caresse et amitié. « Ainsi, disait-il, l’empereur Antonin Caracalle, à l’une fois occit les Alexandrins, à l’autre défit la compagnie d’Artaban, roi des Perses, sous couleur et fiction de vouloir sa fille épouser, ce que ne resta impuni, car peu après il y perdit la vie. Ainsi les enfants de Jacob, pour venger le rapt de leur sœur Dyna, sacmentèrent[144] les Sichimiens. En cette hypocritique façon, par Galien, empereur romain, furent les gens de guerre défaits devant Constantinople. Ainsi, sous espèce d’amitié, Antoninus attira Artavasdes, roi d’Arménie, puis le fit lier et enferrer de grosses chaînes, finalement le fit occire. Mille autres pareilles histoires trouvons-nous par[145] les antiques monuments, et à bon droit est, jusques à présent, de prudence grandement loué Charles, roi de France, sixième de ce nom, lequel retournant victorieux des Flamands et Gantois en sa bonne ville de Paris, et, au Bourget en France, entendant que les Parisiens avec leurs maillets (dont furent surnommés Maillotins) étaient hors la ville issus en bataille jusques au nombre de vingt mille combattants, n’y voulut entrer, quoiqu’ils remontrassent qu’ainsi s’étaient mis en armes pour plus honorablement le recueillir[146] sans autre fiction ni mauvaise affection[147], que premièrement ne se fussent en leurs maisons retirés et désarmés. »


COMMENT PANTAGRUEL MANDA QUÉRIR LES CAPITAINES RIFLANDOUILLE ET TAILLEBOUDIN, AVEC UN NOTABLE DISCOURS SUR LES NOMS PROPRES DES LIEUX ET DES PERSONNES.

La résolution du conseil fut qu’en tout événement ils se tiendraient sur leurs gardes. Lors par Carpalim et Gymnaste, au mandement de Pantagruel, furent appelés les gens de guerre qui étaient dedans les nefs brindière[148], desquels colonel était Riflandouille, et portoirière[149], desquels colonel était Tailleboudin le jeune. « Je soulagerai, dit Panurge, Gymnaste de cette peine. Aussi bien vous est ici sa présence nécessaire.

— Par le froc que je porte, dit frère Jean, tu te veux absenter du combat, couillu, et ja[150] ne retourneras sur mon honneur. Ce n’est mie[151] grande perte. Aussi bien ne ferait-il que pleurer, lamenter, crier et décourager les bons soudards.

— Je retournerai certes, dit Panurge, frère Jean, mon père spirituel, bientôt. Seulement, donnez ordre à ce que ces fâcheuses andouilles ne grimpent sur les nefs. Cependant que combattrez, je prierai Dieu pour votre victoire, à l’exemple du chevalereux capitaine Moses ; conducteur du peuple israélique.

— La dénomination, dit Épistémon à Pantagruel, de ces deux vôtres colonels Riflandouille et Tailleboudin en cetui conflit nous promet assurance, heur[152] et victoire, si, par fortune, ces andouilles nous voulaient outrager.

— Vous le prenez bien, dit Pantagruel, et me plaît que par les noms de nos colonels vous prévoyez et pronostiquez la nôtre victoire. Telle manière de pronostiquer par noms n’est moderne. Elle fut jadis célébrée et religieusement observée par les Pythagoriens. Plusieurs grands seigneurs et empereurs en ont jadis bien fait leur profit. Octavien Auguste, second empereur de Rome, quelque jour rencontrant un paysan nommé Eutyche, c’est-à-dire bien fortuné, qui menait un âne nommé Nicon, c’est en langue grecque victorien, mû[153] de la signification des noms tant de l’ânier que de l’âne, s’assura de toute prospérité, félicité et victoire. Vespasien, empereur pareillement de Rome, étant un jour seulet en oraison on[154] temple de Sérapis, à la vue et venue inopinée d’un sien serviteur nommé Basilides, c’est-à-dire royal, lequel il avait loin derrière laissé malade, prit espoir et assurance d’obtenir l’empire romain. Régilian, non pour autre cause ni occasion fut par les gens de guerre élu empereur que par signification de son propre nom. Voyez le Cratyle du divin Platon.

— Par ma soif, dit Rhizotome, je le veux lire : je vous ouïs souvent l’alléguant.

— Voyez comment les Pythagoriens, par raison des noms et nombres, concluent que Patroclus devait être occis par Hector, Hector par Achilles, Achilles par Pâris, Pâris par Philoctètes. Je suis tout confus en mon entendement, quand je pense en l’invention admirable de Pythagoras, lequel, par le nombre par ou impar des syllabes d’un chacun nom propre, exposait de quel côté étaient les humains boiteux, borgnes, goutteux, paralytiques, pleurétiques et autres tels maléfices[155] en nature, savoir est, assignant le nombre par au côté gauche, l’impar au dextre.

— Vraiment, dit Épistémon, j’en vis l’expérience à Saintes, en une procession générale, présent le tant bon, tant vertueux, tant docte et équitable président Briand Valée, seigneur du Douhet. Passant un boiteux ou boiteuse, un borgne ou borgnesse, un bossu ou bossue, on lui rapportait son nom propre. Si les syllabes du nom étaient en nombre impar, soudain, sans voir les personnes, il les disait être maléficiés[156], borgnes, boiteux, bossus du côté dextre. Si elles étaient en nombre par, du côté gauche. Et ainsi était la vérité, onques n’y trouvâmes exception.

— Par cette invention, dit Pantagruel, les doctes ont affirmé qu’Achilles étant à genoux fut, par la flèche de Paris, blessé on[157] talon dextre, car son nom est de syllabes impares. (Ici est à noter que les anciens s’agenouillaient du pied dextre.) Vénus par Diomèdes, devant Troie, blessée en la main gauche, car son nom en grec est de quatre syllabes. Vulcain, boiteux du pied gauche, par mêmes raisons. Philippe, roi de Macédonie, et Annibal, borgnes de l’œil dextre. Encore pourrions-nous particulariser des ischies[158], hernies, hémicraines[159] par cette raison pythagorique.

Mais pour retourner aux noms, considérez comment Alexandre le Grand, fils du roi Philippe, duquel nous avons parlé, par l’interprétation d’un seul nom parvint à son entreprise. Il assiégeait la forte ville de Tyr et la battait de toutes ses forces par plusieurs semaines ; mais c’était en vain. Rien ne profitaient[160] ses engins et molitions[161]. Tout était soudain démoli et réparé par les Tyriens. Dont prit fantaisie de lever le siège, avec grande mélancolie, voyant en cetui département[162] perte insigne de sa réputation. En tel estrif[163] et fâcherie s’endormit. Dormant, songeait qu’un satyre était dedans sa tente dansant et sautelant avec ses jambes bouquines[164]. Alexandre le voulait prendre ; le satyre toujours lui échappait. Enfin, le roi le poursuivant en un détroit le happa. Sur ce point s’éveilla, et racontant son songe aux philosophes et gens savants de sa cour, entendit que les dieux lui promettaient victoire, et que Tyr bientôt serait prise, car ce mot satyros, divisé en deux, est sa Tyros, signifiant Tienne est Tyr. De fait, au premier assaut qu’il fit, il emporta la ville de force, et en grande victoire subjugua ce peuple rebelle. Au rebours, considérez comment, par la signification d’un nom, Pompée se désespéra. Étant vaincu par César en la bataille pharsalique, n’eut moyen autre de soi sauver que par fuite. Fuyant par mer, arriva en l’île de Chypre, près la ville de Paphos, aperçut sur le rivage un palais beau et somptueux. Demandant au pilote comment on nommait cetui palais, entendit qu’on le nommait Καϰοϐασιλέα, c’est-à dire Malroi. Ce nom lui fut en tel effroi et abomination qu’il entra au désespoir, comme assuré de n’évader[165] que bientôt ne perdît la vie, de mode que les assistants et nochers ouïrent ses cris, soupirs et gémissements. De fait, peu de temps après, un nommé Achillas, paysan inconnu, lui trancha la tête. Encore pourrions-nous, à ce propos, alléguer ce qu’advint à L. Paulus Æmilius, lorsque, par le Sénat romain, fut élu empereur, c’est-à-dire chef de l’armée qu’ils envoyaient contre Perses, roi de Macédonie. Icelui jour, sur le soir, retournant en sa maison pour soi apprêter au délogement, baisant une sienne petite fille nommée Tratia, avisa qu’elle était aucunement[166] triste : « Qu’y a il, dit-il, ma Tratia ? Pourquoi es-tu ainsi triste et fâchée ? — Mon père, répondit-elle, Persa est morte. » Ainsi nommait-elle une petite chienne qu’elle avait en délices. À ce mot prit Paulus assurance de la victoire contre Perses. Si le temps permettait que puissions discourir par les sacres[167] bibles des Hébreux, nous trouverions cent passages insignes nous montrants évidemment en quelle observance et religion leur étaient les noms propres avec leurs significations. »

Sur la fin de ce discours, arrivèrent les deux colonels, accompagnés de leurs soudards, tous bien armés et bien délibérés[168]. Pantagruel leur fit une brève remontrance à ce qu’ils eussent à soi montrer vertueux au combat, si par cas étaient contraints (car encore ne pouvait-il croire que les andouilles fussent si traîtresses), avec défense de commencer le hourt[169], et leur bailla Mardigras pour mot du guet.


COMMENT FRÈRE JEAN SE RALLIE AVEC LES CUISINIERS POUR COMBATTRE LES ANDOUILLES.

Voyant frère Jean ces furieuses andouilles ainsi marcher dehait[170], dit à Pantagruel : « Ce sera ici une belle bataille de foin, à ce que je vois. Ô ! le grand honneur et louanges magnifiques qui seront en notre victoire ! Je voudrais que, dedans votre nef, fussiez de ce conflit seulement spectateur, et au reste me laissiez faire avec mes gens.

— Quels gens ? demanda Pantagruel.

— Matière de bréviaire, répondit frère Jean. Pourquoi Potiphar, maître-queux des cuisines de Pharaon, celui qui acheta Joseph et lequel Joseph eût fait cocu s’il eût voulu, fut maître de la cavalerie de tout le royaume d’Égypte ? Pourquoi Nabuzardan, maître cuisinier du roi Nabuchodonosor fut entre tous autres capitaines élu pour assiéger et ruiner Jérusalem ?

— J’écoute, répondit Pantagruel.

— Par le trou madame, dit frère Jean, j’oserais jurer qu’ils autrefois avaient andouilles combattu, ou gens aussi peu estimés qu’andouilles, pour lesquelles abattre, combattre, dompter et sacmenter[171], trop plus sont, sans comparaison, cuisiniers idoines et suffisants que tous gendarmes, estradiots[172], soudards et piétons du monde.

— Vous me rafraîchissez la mémoire, dit Pantagruel, de ce qu’est écrit entre les facétieuses et joyeuses réponses de Cicéron. On[173] temps des guerres civiles à Rome entre César et Pompée, il était naturellement plus enclin à la part[174] pompéiane, quoique de César fût requis et grandement favorisé. Un jour, entendant que les Pompéians à certaine rencontre avaient fait insigne perte de leurs gens, voulut visiter leur camp. En leur camp aperçut peu de force, moins de courage et beaucoup de désordre. Lors prévoyant que tout irait à mal et perdition, comme depuis advint, commença trupher[175] et moquer maintenant les uns, maintenant les autres, avec brocards aigres et piquants, comme très bien savait le style. Quelques capitaines, faisants des bons compagnons comme gens bien assurés et délibérés[176] lui dirent : « Voyez-vous combien nous avons encore d’aigles ? » C’était lors la devise[177] des Romains en temps de guerre. « Cela, répondit Cicéron, serait bon et à propos si guerre aviez contre les pies. » Donc vu que combattre nous faut andouilles, vous inférez que c’est bataille culinaire, et voulez aux cuisiniers vous rallier. Faites comme l’entendez. Je resterai ici attendant l’issue de ces fanfares[178]. »

Frère Jean de ce pas va ès tentes des cuisines, et dit tout en gaîté et courtoisie aux cuisiniers : « Enfants, je veux hui[179] vous tous voir en honneur et triomphe. Par vous seront faites apertises[180] d’armes non encore vues de notre mémoire. Ventre sur ventre, ne tient-on autre compte des vaillants cuisiniers ? Allons combattre ces paillardes andouilles. Je serai votre capitaine. Buvons, amis. Çà, courage.

— Capitaine, répondirent les cuisiniers, vous dites bien. Nous sommes à votre joli commandement. Sous votre conduite nous voulons vivre et mourir.

— Vivre, dit frère Jean, bien ; mourir, point : c’est affaire aux andouilles. Or donc mettons-nous en ordre. Nabuzardan vous sera pour mot du guet. »


COMMENT PAR FRÈRE JEAN EST DRESSÉE LA TRUIE, ET LES PREUX CUISINIERS DEDANS ENCLOS.

Lors au mandement de frère Jean, fut par les maîtres ingénieurs dressée la grande truie, laquelle était dedans la nef bourrabaquinière[181]. C’était un engin mirifique fait de telle ordonnance que, des gros couillards[182] qui par rangs étaient autour, il jetait bedaines[183] et carreaux[184] empennés d’acier, et dedans la quadrature duquel pouvaient aisément combattre et à couvert demeurer deux cents hommes et plus, et était fait au patron[185] de la truie de La Réole, moyennant laquelle fut Bergerac pris sur les Anglais, régnant en France le jeune roi Charles sixième…

Dedans la truie entrèrent ces nobles cuisiniers gaillards, galants, brusquets[186] et prompts au combat. Frère Jean avec son grand badelaire[187] entre le dernier et ferme les portes à ressort par le dedans.


COMMENT PANTAGRUEL ROMPIT LES ANDOUILLES AUX GENOUX.

Tant approchèrent ces andouilles que Pantagruel aperçut comment elles déployaient leurs bras, et jà commençaient baisser bois[188]. Adonc envoie Gymnaste entendre qu’elles voulaient dire, et sur quelle querelle elles voulaient sans défiance[189] guerroyer contre leurs amis antiques, qui rien n’avaient méfait ni médit. Gymnaste au-devant des premières filières fit une grande et profonde révérence, et s’écria tant qu’il put, disant : « Vôtres, vôtres, vôtres sommes nous trestous, et à commandement. Tous tenons de Mardigras, votre antique confédéré. » Aucuns[190] depuis m’ont raconté qu’il dit Gradimars, non Mardigras. Quoique soit, à ce mot un gros cervelas sauvage et farfelu[191], anticipant devant le front de leur bataillon, le voulut saisir à la gorge. « Par Dieu, dit Gymnaste, tu n’y entreras qu’à taillons[192], ainsi entier ne pourrais-tu. » Si saque[193] son épée Baise-mon-cul, ainsi la nommait-il, à deux mains, et trancha le cervelas en deux pièces. Vrai Dieu, qu’il était gras ! Il me souvint du gros Taureau de Berne, qui fut à Marignan tué à la défaite des Suisses. Croyez qu’il n’avait guère moins de quatre doigts de lard sur le ventre. Ce cervelas écervelé, coururent andouilles sur Gymnaste, et le terrassaient vilainement, quand Pantagruel avec ses gens accourut le grand pas au secours. Adonc commença le combat martial pêle-mêle. Riflandouille riflait[194] andouilles. Tailleboudin taillait boudins. Pantagruel rompait les andouilles au genoil[195]. Frère Jean se tenait coi dedans sa truie, tout voyant et considérant, quand les godiveaux[196] qui étaient en embuscade, sortirent en grand effroi[197] sur Pantagruel. Adonc voyant frère Jean le désarroi et tumulte, ouvre les portes de sa truie, et sort avec ses bons soudards, les uns portants broches de fer, les autres tenants landiers, contre-hâtiers[198], poêles, pales[199], coquasses[200], grils, fourgons, tenailles, lèchefrites, ramons[201], marmites, mortiers, pilons, tous en ordre comme brûleurs de maison, hurlants et criants tous ensemble épouvantablement : Nabuzardan, Nabuzardan, Nabuzardan. En tels cris et émeute choquèrent[202] les godiveaux et à travers les saucissons. Les andouilles soudain aperçurent ce nouveau renfort, et se mirent en fuite le grand galop, comme si elles eussent vu tous les diables. Frère Jean, à coups de bedaines[203], les abattait menu comme mouches : ses soudards ne s’y épargnaient mie[204]. C’était pitié. Le camp était tout couvert d’andouilles mortes ou navrées[205]. Et dit le conte que si Dieu n’y eût pourvu, la génération andouillique eût par ces soudards culinaires toute été exterminée. Mais il advint un cas merveilleux. Vous en croirez ce que voudrez. Du côté de la transmontane[206] advola un grand, gras, gros, gris pourceau, ayant ailes longues et amples, comme sont les ailes d’un moulin à vent, et était le pennage[207] rouge cramoisi comme est d’un phœnicoptère, qui en Languegoth[208] est appelé flammant. Les œils avait rouges et flamboyants comme un pyrope[209], les oreilles vertes comme une émeraude prassine[210], les dents jaunes comme une topaze, la queue longue, noire comme marbre lucullian[211], les pieds blancs, diaphanes et transparents comme un diamant, et étaient largement pattes, comme sont des oies, et comme jadis à Tholose[212] les portait la reine Pédauque. Et avait un collier d’or au cou, autour duquel étaient quelques lettres ioniques, desquelles je ne pus lire que deux mots γς Ἀθηνᾶν, pourceau Minerve enseignant. Le temps était beau et clair. Mais à la venue de ce monstre il tonna du côté gauche si fort que nous restâmes tous étonnés[213]. Les andouilles soudain que l’aperçurent jetèrent leurs armes et bâtons[214], et à terre toutes s’agenouillèrent, levantes hautes leurs mains jointes, sans mot dire comme si elles l’adorassent. Frère Jean, avec ses gens, frappait toujours et embrochait andouilles. Mais par le commandement de Pantagruel fut sonnée retraite et cessèrent toutes armes. Ce monstre, ayant plusieurs fois volé entre les deux armées jeta plus de vingt et sept pipes[215] de moutarde en terre, puis disparut volant par l’air et criant sans cesse : « Mardigras, Mardigras, Mardigras ! »


COMMENT PANTAGRUEL PARLEMENTE AVEC NIPHLESETH REINE DES ANDOUILLES.

Le monstre susdit plus n’apparaissant, et restantes les deux armées en silence, Pantagruel demanda parlementer avec la dame Niphleseth (ainsi était nommée la reine des andouilles), laquelle était près les enseignes dedans son coche. Ce que fut facilement accordé. La reine descendit en terre, et gracieusement salua Pantagruel, et le vit volontiers. Pantagruel soi complaignait[216] de cette guerre. Elle lui fit ses excuses honnêtement, alléguant que par faux rapport avait été commis l’erreur, et que ses espions lui avaient dénoncé que Carêmeprenant, leur antique ennemi, était en terre descendu, et passait temps à voir l’urine des physétères. Puis le pria vouloir de grâce leur pardonner cette offense, alléguant qu’en andouilles plutôt l’on trouvait merde que fiel, en cette condition qu’elle et toutes ses successitres[217] Niphleseth à jamais tiendraient de lui et ses successeurs toute l’île et pays à foi et hommage, obéiraient en tout et partout à ses mandements, seraient de ses amis amies et de ses ennemis ennemies, par chacun an, en reconnaissance de cette féaulté[218], lui enverraient soixante et dix-huit mille andouilles royales pour, à l’entrée de table, le servir six mois l’an. Ce que fut par elle fait, et envoya au lendemain, dedans six grands brigantins, le nombre susdit d’andouilles royales au bon Gargantua, sous la conduite de la jeune Niphleseth, infante de l’île. Le noble Gargantua en fit présent, et les envoya au grand roi de Paris. Mais au changement de l’air, aussi par faute de moutarde (baume naturel et restaurant[219] d’andouilles) moururent presque toutes. Par l’octroi et vouloir du grand roi furent par monceaux en un endroit de Paris enterrées, qui jusqu’à présent est appelle la rue Pavée d’andouilles. À la requête des dames de la cour royale fut Niphleseth, la jeune, sauvée et honorablement traitée. Depuis fut mariée en bon et riche lieu, et fit plusieurs beaux enfants dont loué soit Dieu.

Pantagruel remercia gracieusement la reine, pardonna toute l’offense, refusa l’offre qu’elle avait fait, et lui donna un beau petit couteau pargois[220]. Puis curieusement l’interrogea sur l’apparition du monstre susdit. Elle répondit que c’était l’idée[221] de Mardigras, leur dieu tutélaire en temps de guerre, premier fondateur et original de toute la race andouillique. Pourtant[222] semblait-il à un pourceau, car andouilles furent de pourceau extraites. Pantagruel demandait à quel propos et quelle indication curative il avait tant de moutarde en terre projeté. La reine répondit que moutarde était leur sangréal et baume céleste, duquel mettant quelque peu dedans les plaies des andouilles terrassées, en bien peu de temps les navrées[223] guérissaient, les mortes ressuscitaient.

Autres propos ne tint Pantagruel à la reine, et se retira en sa nef. Aussi firent tous les bons compagnons avec leurs armes et leur truie.


COMMENT PANTAGRUEL DESCENDIT EN L’ÎLE DES PAPEFIGUES.

Au lendemain matin rencontrâmes l’île des Papefigues, lesquels jadis étaient libres et riches, et les nommait-on Gaillardets. Pour lors étaient pauvres, malheureux et sujets aux Papimanes. L’occasion avait été telle. Un jour de fête annuelle à bâtons[224], les bourgmestre, syndics et gros rabis[225] gaillardets, étaient allés passer temps et voir la fête en Papimanie, île prochaine. L’un d’eux voyant le portrait papal (comme était de louable coutume publiquement le montrer ès jour de fête à doubles bâtons), lui fit la figue, qui est, en icelui pays, signe de contemnement[226] et dérision manifeste. Pour icelle venger, les Papimanes, quelques jours après, sans dire gare, se mirent tous en armes, surprirent, saccagèrent et ruinèrent toute l’île des Gaillardets, taillèrent à fil d’épée tout homme portant barbe, ès femmes et jouvenceaux pardonnèrent, avec condition semblable à celle dont l’empereur Barberousse jadis usa envers les Milanais.

Les Milanais s’étaient contre lui absent rebellés, et avaient l’impératrice sa femme chassé hors la ville, ignominieusement montée sur une vieille mule nommée Thacor, à chevauchons de rebours, savoir est le cul tourné vers la tête de la mule et la face vers la croupière. Frédéric, à son retour, les ayant subjugués et resserrés, fit telle diligence qu’il recouvra[227] la célèbre mule Thacor. Adonc, au milieu du grand Brouet[228], par son ordonnance, le bourreau mit ès membres honteux de Thacor une figue, présents et voyants les citadins captifs ; puis cria, de par l’empereur, à son de trompe, que quiconque d’iceux voudrait la mort évader, arrachât publiquement la figue avec les dents, puis la remit on[229] propre lieu sans aide des mains. Quiconque en ferait refus serait sur l’instant pendu et étranglé. Aucuns[230] d’iceux eurent honte et horreur de telle tant abominable amende, la postposèrent[231] à la crainte de mort, et furent pendus. Ès autres la crainte de mort domina sur telle honte. Iceux, avoir à belles dents tiré la figue, la montraient au boye[232], apertement[233], disant : « Ecco lo fico ». En pareille ignominie, le reste de ces pauvres et désolés Gaillardets furent de mort garantis et sauvés, furent faits esclaves et tributaires, et leur fut imposé le nom de Papefigues, parce qu’au portrait papal avaient fait la figue. Depuis celui temps, les pauvres gens n’avaient prospéré. Tous les ans avaient grêle, tempête, famine et tout malheur, comme éterne[234] punition du péché de leurs ancêtres et parents.

Voyant la misère et calamité du peuple, plus avant entrer ne voulûmes. Seulement pour prendre de l’eau bénite et à Dieu nous recommander, entrâmes dedans une petite chapelle près le havre, ruinée, désolée et découverte, comme est à Rome le temple de Saint-Pierre. En la chapelle entrés, et prenants de l’eau bénite, aperçûmes dedans le benoîtier un homme vêtu d’étoleset tout dedans l’eau caché, comme un canard au plonge[235], excepté un peu du nez pour respirer. Autour de lui étaient trois prêtres bien ras[236] et tonsurés, lisants le grimoire et conjurants les diables. Pantagruel trouva le cas étrange, et, demandant quels jeux[237] c’étaient qu’ils jouaient là, fut averti que depuis trois ans passés avait en l’île régné une pestilence tant horrible que pour la moitié et plus le pays était resté désert et les terres sans possesseurs. Passée la pestilence, cetui homme caché dedans le benoîtier arait[238] un champ grand et restile[239], et le semait de touselle[240] en un jour et heure qu’un petit diable (lequel encore ne savait ni tonner ni grêler, fors seulement le persil et les choux, encore aussi ne savait ni lire ni écrire) avait de Lucifer impétré[241] venir en cette île des Papefigues, soi récréer et ébattre, en laquelle les diables avaient familiarité grande avec les hommes et femmes, et souvent y allaient passer temps.

Ce diable, arrivé au lieu, s’adressa au laboureur et lui demanda qu’il faisait. Le pauvre homme lui répondit qu’il semait celui champ de touselle pour soi aider à vivre l’an suivant. « Voire mais, dit le diable, ce champ n’est pas tien, il est à moi, et m’appartient, car depuis l’heure et le temps qu’au pape vous fîtes la figue, tout ce pays nous fut adjugé, proscrit et abandonné. Blé semer toutefois n’est mon état. Pourtant[242] je te laisse le champ, mais c’est en condition que nous partagerons le profit.

— Je le veux, répondit le laboureur.

— J’entends, dit le diable, que du profit advenant nous ferons deux lots. L’un sera ce que croîtra sur terre, l’autre ce qu’en terre sera couvert. Le choix m’appartient, car je suis diable extrait de noble et antique race : tu n’es qu’un vilain. Je choisis ce que sera en terre, tu auras le dessus. En quel temps sera la cueillette ?

— À mi-juillet, répondit le laboureur.

— Or, dit le diable, je ne faudrai[243] m’y trouver. Fais au reste comme est le devoir. Travaille, vilain, travaille. Je vais tenter du gaillard péché de luxure les nobles nonnains de Petesec, les cagots et briffauts[244] aussi. De leurs vouloirs je suis plus qu’assuré. Au joindre[245] sera le combat. »


COMMENT LE PETIT DIABLE FUT TROMPÉ PAR UN LABOUREUR DE PAPEFIGUE.

La mi-juillet venue, le diable se représenta au lieu, accompagné d’un escadron de petits diableteaux de chœur. Là rencontrant le laboureur, lui dit : « Et puis, vilain, comment t’es-tu porté depuis ma départie[246] ? Faire ici convient nos partages.

— C’est, répondit le laboureur, raison. » Lors commença le laboureur avec ses gens seyer[247] le blé. Les petits diables de même tiraient le chaume de terre. Le laboureur battit son blé en l’aire, le ventit[248], le mit en poches, le porta au marché pour vendre. Les diableteaux rirent de même, et au marché près du laboureur, pour leur chaume vendre, s’assirent. Le laboureur vendit très bien son blé, et de l’argent emplit un vieux demibrodequin[249], lequel il portait à sa ceinture. Les diables ne vendirent rien, ains[250] au contraire les paysans en plein marché se moquaient d’eux.

Le marché clos, dit le diable au laboureur : « Vilain, tu m’as à cette fois trompé ; à l’autre ne me tromperas.

— Monsieur le diable, répondit le laboureur, comment vous aurais-je trompé, qui[251] premier avez choisi ? Vrai est qu’en cetui choix me pensiez tromper, espérant rien hors terre n’issir[252] pour ma part, et dessous trouver tout entier le grain que j’avais semé, pour d’icelui tenter les gens souffreteux, cagots ou avares, et par tentation les faire en vos lacs trébucher. Mais vous êtes bien jeune au métier. Le grain que voyez en terre est mort et corrompu, la corruption d’icelui a été génération de l’autre que m’avez vu vendre. Ainsi choisissiez-vous le pire. C’est pourquoi êtes maudit en l’Évangile.

— Laissons, dit le diable, ce propos. De quoi cette année séquente[253] pourras-tu notre champ semer ?

— Pour profit, répondit le laboureur, de bon ménager, le conviendrait semer de raves.

— Or, dit le diable, tu es vilain de bien. Sème raves à force, je les garderai de la tempête, et ne grêlerai point dessus. Mais, entends bien, je retiens pour mon partage ce que sera dessus terre, tu auras le dessous. Travaille, vilain, travaille. Je vais tenter les hérétiques. Ce sont âmes friandes en carbonnade[254] : monsieur Lucifer a sa colique, ce lui sera une gorge chaude. »

Venu le temps de la cueillette, le diable se trouva au lieu avec un escadron de diableteaux de chambre. Là rencontrant le laboureur et ses gens, commença seyer[255] et recueillir les feuilles des raves. Après lui le laboureur bêchait et tirait les grosses raves et les mettait en poches[256]. Ainsi s’en vont tous ensemble au marché. Le laboureur vendait très bien ses raves. Le diable ne vendit rien. Que pis est, on se moquait de lui publiquement. Je vois bien, vilain, dit adonc le diable, que par toi je suis trompé. Je veux faire fin du champ entre toi et moi. Ce sera en tel pacte que nous entre-gratterons l’un l’autre, et qui de nous deux premier se rendra quittera sa part du champ. Il entier demeurera au vainqueur. La journée sera à huitaine. Va, vilain, je te gratterai en diable. J’allais tenter les pillards chicanous, déguiseurs de procès, notaires faussaires, avocats prévaricateurs ; mais ils m’ont fait dire par un truchement[257] qu’ils étaient tous à moi. Aussi bien se fâche[258] Lucifer de leurs âmes, et les renvoie ordinairement aux diables souillards de cuisine, sinon quand elles sont saupoudrées. Vous dites qu’il n’est déjeuner que d’écoliers, dîner que d’avocats, ressiner[259] que de vignerons, souper que de marchands, regoubillonner[260] que de chambrières, et tous repas que de farfadets. Il est vrai. De fait, monsieur Lucifer se paît[261] à tous ses repas de farfadets pour entrée de table, et se soûlait[262] déjeuner d’écoliers. Mais, las ! ne sais par quel malheur, depuis certaines années, ils ont avec leurs études adjoint les saints Bibles. Pour cette cause plus n’en pouvons au diable l’un tirer, et crois que si les cafards ne nous y aident, leur ôtants par menaces, injures, force, violence et brûlements leur saint Paul d’entre les mains, plus à bas n’en grignoterons. D’avocats pervertisseurs de droit et pilleurs de pauvres gens, il se dîne ordinairement et ne lui manquent. Mais on se fâche de toujours un[263] pain manger. Il dit naguère en plein chapitre qu’il mangerait volontiers l’âme d’un cafard, qui eût oublié soi en sermon recommander, et promit double paie et notable appointement à quiconque lui en apporterait une de broc en bouc[264]. Chacun de nous se mit en quête. Mais rien n’y avons profité[265]. Tous admonestent les nobles clames donner à leur couvent. De ressiner[266] il s’est abstenu depuis qu’il eut sa forte colique provenante à cause que ès contrées boréales l’on avait ses nour rissons, vivandiers, charbonniers et charcutiers outragé vilainement. Il soupe très bien de marchands usuriers, apothicaires, faussaires, billonneurs[267], adultérateurs de marchandises, et quelquefois qu’il est en ses bonnes, regoubillonne[268] de chambrières, lesquelles, avoir bu[269] le bon vin de leurs maîtres, remplissent le tonneau d’eau puante. Travaille, vilain, travaille. Je vais tenter les écoliers de Trébizonde, laisser pères et mères, renoncer à la police[270] commune, soi émanciper des édits de leur roi, vivre en liberté souterraine, mépriser un chacun, de tous se moquer, et prenants le beau et joyeux petit béguin d’innocence poétique, soi tous rendre farfadets gentils.


maison de rabelais à chinon en 1699
Cette vaste demeure, aujourd’hui entièrement reconstruite, était occupée au xviie siècle par un cabaret. Une plaque commémorative sur la façade du no 15 de la rue de la Lamproie, rappelle ce souvenir.

COMMENT LE DIABLE EUT TROMPÉ PAR UNE VIEILLE DE PAPEFIGUIÈRE.

Le laboureur, retournant en sa maison, était triste et pensif. Sa femme, tel le voyant, cuidait[271] qu’on l’eût au marché dérobé. Mais entendant la cause de sa mélancolie, voyant aussi sa bourse pleine d’argent, doucement le réconforta, et l’assura que, de cette gratelle, mal aucun ne lui adviendrait. Seulement que sur elle il eut à se poser et reposer. Elle avait jà pourpensé[272] bonne issue. « Pour le pis, disait le laboureur, je n’en aurai qu’une éraflade, je me rendrai au premier coup et lui quitterai le champ.

— Rien, rien, dit la vieille ; posez-vous sur moi et reposez : laissez-moi faire. Vous m’avez dit que c’est un petit diable : je le vous ferai soudain rendre, et le champ nous demeurera. Si c’eût été un grand diable, il y aurait à penser. »

Le jour de l’assignation était lorsqu’en l’île nous arrivâmes. À bonne heure du marin le laboureur s’était très bien confessé, avait communié, comme bon catholique, et par le conseil du curé s’était au plonge[273] caché dedans le bénitier, en l’état que l’avions trouvé.

Sur l’instant qu’on nous racontait cette histoire, eûmes l’avertissement que la vieille avait trompé le diable et gagné le champ. La manière fut telle. Le diable vint à la porte du laboureur, et, sonnant, s’écria : « Ô vilain, vilain, ça, ça, à belles griffes ! »

Puis entrant en la maison, galant et bien délibéré[274], et n’y trouvant le laboureur avisa sa femme en terre pleurante et lamentante. « Qu’est ceci, demandait le diable. Où est-il ? Que fait-il ?

— Ha ! dit la vieille, où est-il, le méchant, le bourreau, le brigand ? Il m’a affolée[275], je suis perdue, je meurs du mal qu’il m’a fait.

— Comment, dit le diable, qu’y a il ? Je vous le galerai[276] bien tantôt.

— Ha ! dit la vieille, il m’a dit, le bourreau, le tyran, l’égratigneur de diables, qu’il avait hui[277] assignation de se gratter avec vous. Pour essayer ses ongles, il m’a seulement gratté du petit doigt ici entre les jambes, et m’a du tout affolée. Je suis perdue, jamais je n’en guérirai, regardez. Encore est-il allé chez le maréchal soi faire aiguiser et apointer les griffes. Vous êtes perdu, monsieur le diable, mon ami. Sauvez-vous, il n’arrêtera point. Retirez-vous, je vous en prie. »

Lors se découvrit jusques au menton en la forme que jadis les femmes persides se présentèrent à leurs enfants fuyants la bataille, et lui montra son comment-a-nom.

Le diable, voyant l’énorme solution de continuité en toutes dimensions, s’écria : « Mahon, Demiourgon, Mégère, Alecto, Perséphone, il ne me tient pas ! Je m’en vais belle erre. Cela ? Je lui quitte le champ. »

Entendant, la catastrophe[278] et fin de l’histoire, nous retirâmes en notre nef, et là ne fîmes autre séjour. Pantagruel donna au tronc de la fabrique de l’église dix-huit mille royaux d’or en contemplation de la pauvreté du peuple et calamité du lieu.


COMMENT PANTAGRUEL DESCENDIT EN L’ÎLE DES PAPIMANES.

Laissants l’île désolée des Papefigues, navigâmes par un jour en sérénité et tout plaisir, quand à notre vue s’offrit la benoîte île des Papimanes. Soudain que nos ancres furent au port jetées, avant que nous eussions encoché[279] nos gumènes[280], vinrent vers nous en un esquif quatre personnes diversement vêtues. L’un en moine enfroqué, crotté, botté. L’autre en fauconnier avec un leurre et gant d’oiseau. L’autre en solliciteur de procès, ayant un grand sac plein d’informations, citations, chicaneries et ajournements en main. L’autre en vigneron d’Orléans avec belles guêtres de toile, une panouère[281] et une serpe à la ceinture. Incontinent qu’ils furent joints à notre nef, s’écrièrent à haute voix tous ensemble demandant : « L’avez-vous vu, gens passagers ? l’avez-vous vu ?

— Qui ? demandait Pantagruel.

— Celui-là, répondirent-ils.

— Qui est-il ? demanda frère Jean. Par la mort-bœuf, je l’assommerai de coups », pensant qu’ils se guémentassent[282] de quelque larron, meurtrier ou sacrilège.

— Comment, dirent-ils, gens pérégrins[283], ne connaissez-vous l’Unique ?

— Seigneurs, dit Épistémon, nous n’entendons[284] tels termes. Mais, exposez-nous, s’il vous plaît, de qui entendez, et nous vous en dirons la vérité sans dissimulation.

— C’est, dirent-ils, celui qui est. L’avez-vous jamais vu ?

— Celui qui est, répondit Pantagruel, par notre théologique doctrine, est Dieu, et en tel mot se déclare à Moses. Onques certes ne le vîmes, et n’est visible à œils corporels.

— Nous ne parlons mie[285], dirent-ils, de celui haut Dieu qui domine par les cieux. Nous parlons du Dieu en terre. L’avez-vous onques vu ?

— Ils entendent, dit Carpalim, du pape, sur mon honneur.

— Oui, oui, répondit Panurge, oui dà, messieurs, j’en ai vu trois, à la vue desquels je n’ai guère profité.

— Comment, dirent-ils, nos sacres décrétales chantent qu’il n’y en a jamais qu’un vivant.

— J’entends, répondit Panurge, les uns successivement après les autres. Autrement n’en ai-je vu qu’un à une fois.

— Ô gens, dirent-ils, trois et quatre fois heureux, vous soyez les bien et plus que très bien venus ! »

Adonc s’agenouillèrent devant nous, et nous voulaient baiser les pieds. Ce que ne leur voulûmes permettre, leur remontrants qu’au pape, si là de fortune en propre personne venait, ils ne sauraient faire davantage. « Si ferions, si, répondirent-ils. Cela est entre nous jà résolu. Nous lui baiserions le cul sans feuille, et les couilles pareillement, car il a couilles le père saint, nous le trouvons par nos belles décrétâtes, autrement ne serait-il pape. De sorte qu’en subtile philosophie décrétaline cette conséquence est nécessaire : « Il est pape, il a donc couilles, » et quand couilles faudraient[286] au monde, le monde plus pape n’aurait. »

Pantagruel demandait cependant à un mousse de leur esquif qui étaient ces personnages. Il lui fit réponse que c’étaient les quatre états de l’île, ajouta davantage[287] que serions bien recueillis[288] et bien traités, puisque avions vu le pape. Ce qu’il remontra à Panurge, lequel lui dit secrètement : « Je fais vœu à Dieu, c’est cela. Tout vient à point qui peut attendre. À la vue du pape jamais n’avions profité ; à cette heure, de par tous les diables, nous profitera comme je vois. » Alors descendîmes en terre, et venaient au-devant de nous comme en procession tout le peuple du pays, hommes, femmes, petits enfants. Nos quatre états leur dirent à haute voix : « Ils l’ont vu, ils l’ont vu, ils l’ont vu. »

À cette proclamation, tout le peuple s’agenouillait devant nous, levants les mains jointes au ciel, et criants : « Ô gens heureux ! Ô bienheureux ! » Et dura ce cri plus d’un quart d’heure. Puis y accourut le maître d’école avec tous ses pédagogues, grimauds et écoliers, et les fouettait magistralement, comme on soûlait fouetter les petits enfants en nos pays quand on pendait quelque malfaiteur, afin qu’il leur en souvînt. Pantagruel en fut fâché, et leur dit : « Messieurs, si ne désistez[289] fouetter ces enfants, je m’en retourne. » Le peuple s’étonna[290], entendant sa voix stentorée[291], et vis un petit bossu à longs doigts demandant au maître d’école : « Vertu d’extravagantes, ceux qui voient le pape deviennent-ils ainsi grands comme cetui-ci qui nous menace ? Ô qu’il me tarde merveilleusement que je ne le vois, afin de croître et grand comme lui devenir. » Tant grandes furent leurs exclamations qu’Homenas y accourut (ainsi appellent-ils leur évêque) sur une mule débridée, caparaçonnée de vert, accompagné de ses appôts (comme ils disaient), de ses suppôts aussi, portants croix, bannières, gonfalons, baldaquins, torches, bénoîtiers. Et nous voulait pareillement les pieds baiser à toutes forces, comme fit au pape le bon Christian Valfinier, disant qu’un de leurs hypothètes[292], dégraisseur et glossateur de leurs saintes décrétales, avait par écrit laissé qu’ainsi comme le Messias, tant et si longtemps des Juifs attendu, enfin leur était advenu, aussi en icelle île quelque jour le pape viendrait. Attendants cette heureuse journée, si là arrivait personne qui l’eût vu à Rome ou autre part, qu’ils eussent à bien le festoyer, et révérentement[293] traiter. Toutefois nous nous en excusâmes honnêtement.


COMMENT HOMENAS, ÉVÊQUE DES PAPIMANES, NOUS MONTRA LES URANOPÈTES[294] DÉCRÉTALES.

Puis nous dit Homenas : « Par nos saintes décrétales nous est enjoint et commandé visiter premier les églises que les cabarets. Pourtant[295], ne déclinant de cette belle institution, allons à l’église, après irons banqueter.

— Homme de bien, dit frère Jean, allez devant, nous vous suivrons. Vous en avez parlé en bons termes et en bon Christian Jà longtemps a que n’en avions vu. Je m’en trouve fort réjoui en mon esprit et crois que je n’en repaîtrai que mieux. C’est belle chose rencontrer gens de bien. » Approchants de la porte du temple, aperçûmes un gros livre doré, tout couvert de fines et précieuses pierres, balais, émeraudes, diamants et unions[296], plus ou autant pour le moins excellentes, que celles qu’Octavian consacra à Jupiter Capitolin, et pendait en l’air attaché à deux grosses chaînes d’or au zoophore[297] du portail. Nous le regardions en admiration. Pantagruel le maniait et tournait à plaisir, car il y pouvait aisément toucher, et nous affirmait qu’au touchement d’icelles, il sentait un doux prurit des ongles et dégourdissement de bras, ensemble[298] tentation véhémente en son esprit de battre un sergent ou deux, pourvu qu’ils n’eussent tonsure.

Adonc nous dit Homenas : « Jadis fut aux Juifs la loi par Moses baillée écrite des doigts propres de Dieu. En Delphes devant la face du temple d’Apollo fut trouvée cette sentence divinement écrite : ΓΝΩΘΙ ΣΕΑΥΤΟΝ. Et par certain laps de temps après fut vue ΕΙ aussi divinement écrite et transmise des cieux. Le simulacre de Cybèle fut des cieux en Phrygie transmis on[299] champ nommé Pésinunt. Aussi fut en Tauris le simulacre de Diane, si croyez Euripides. L’oriflambe[300] fut des cieux transmise aux nobles et très christians rois de France, pour combattre les infidèles. Régnant Numa Pompilius, roi second des Romains en Rome, fut du ciel vu descendre le tranchant bouclier dit Ancile. En Acropolis d’Athènes jadis tomba du ciel empyrée la statue de Minerve. Ici semblablement voyez les sacrées décrétales écrites de la main d’un ange chérubin. Vous autres, gens transpontins, ne le croirez pas ?

— Assez mal, répondit Panurge.

— Et à nous ici miraculeusement du ciel des cieux transmises, en façon pareille que par Homère, père de toute philosophie (excepté toujours les dives[301] décrétales), le fleuve du Nil est appelé Diipètes. Et parce que avez vu le pape, évangéliste d’icelles et protecteur sempiternel, vous sera de par nous permis les voir et baiser au dedans, si bon vous semble. Mais il vous conviendra par avant trois jours jeûner, et régulièrement confesser, curieusement[302] épluchants et inventorisants vos péchés tant dru qu’en terre ne tombât une seule circonstance, comme divinement nous chantent les dives décrétales que voyez. À cela faut du temps.

— Homme de bien, répondit Panurge, décrottoirs, voire, dis-je, décrétales avons prou[303] vu en papier, en parchemin lanterné[304], en vélin, écrites à la main, et imprimées en moule[305] Ja[306] n’est besoin que vous peinez à cettes-ci nous montrer. Nous contentons du bon vouloir, et vous remercions autant.

— Vrai bis, dit Homenas, vous n’avez mie[307] vu cettes-ci angéliquement écrites. Celles de votre pays ne sont que transsumpts[308] des nôtres, comme trouvons écrit par un de nos antiques scholiastes décrétalins. Au reste vous prie n’y épargner ma peine. Seulement avisez si voulez confesser et jeûner les trois beaux petits jours de Dieu.

— De cons fesser, répondit Panurge, très bien nous consentons. Le jeûne seulement ne nous vient à propos, car nous avons tant et trestant par la marine[309] jeûné que les araignes[310] ont fait leurs toiles sur nos dents. Voyez ici ce bon frère Jean des Entommeures (à ce mot Homenas courtoisement lui bailla la petite accolade), la mousse lui est crûe on[311] gosier par faute de remuer et exercer les badigoinces[312] et mandibules.

— Il dit vrai, répondit frère Jean. J’ai tant et trestant jeûné que j’en suis devenu tout bossu.

— Entrons, dit Homenas, donc en l’église, et nous pardonnez si présentement ne vous chantons la belle messe de Dieu. L’heure de mi-jour est passée, après laquelle nous défendent nos sacres décrétales messe chanter, messe, dis-je, haute et légitime. Mais je vous en dirai une basse et sèche.

— J’en aimerais mieux, dit Panurge, une mouillée de quelque bon vin d’Anjou. Boutez[313] donc, boutez bas et raide.

— Vert et bleu, dit frère Jean, il me déplaît grandement qu’encore est mon estomac jeun, car ayant très bien déjeuné et repu à usage monacal, si d’aventure il nous chante de requiem, j’y eusse porté pain et vin par les traits passés[314]. Patience. Sacquez[315], choquez, boutez, mais troussez-la court, de peur que ne se crotte, et pour autre cause aussi, je vous en prie. »


COMMENT, PAR HOMENAS, NOUS FUT MONTRÉ L’ARCHETYPE[316] D’UN PAPE.

La messe parachevée, Homenas tira d’un coffre près le grand autel un gros farats[317] de clefs, desquelles il ouvrit, à trente-deux clavures[318] et quatorze cadenas, une fenêtre de fer bien barrée, au-dessus dudit autel. Puis, par grand mystère, se couvrit d’un sac mouillé, et, tirant un rideau de satin cramoisi, nous montra une image peinte assez mal, selon mon avis, y toucha un bâton longuet, et nous fit à tous baiser la touche. Puis nous demanda : « Que vous semble de cette image ?

— C’est, répondit Pantagruel, la ressemblance d’un pape. Je le connais à la tiare, à l’aumusse, au rochet, à la pantoufle.

— Vous dites bien, dit Homenas. C’est l’idée de celui Dieu de bien en terre, la venue duquel nous attendons dévotement, et lequel espérons une fois voir en ce pays. Ô l’heureuse et désirée et tant attendue journée ! Et vous, heureux et bien heureux, qui tant avez eu les astres favorables qu’avez vivement en face vu et réalement[319] celui bon Dieu en terre, duquel voyant seulement le portrait, pleine rémission gagnons de tous nos péchés mémorables[320], ensemble la tierce partie, avec dix-huit quarantaines, des péchés oubliés ! Aussi ne la voyons-nous qu’aux grandes fêtes annuelles. »

Là disait Pantagruel que c’était ouvrage tel que le faisait Dedalus. Encore qu’elle fût contrefaite et mal traite[321], y était toutefois latente et occulte quelque divine énergie en matière de pardons : « Comme, dit frère Jean, à Seuillé, les coquins soupants un jour de bonne fête à l’hôpital, et se vantants l’un avoir celui jour gagné six blancs, l’autre deux sous, l’autre sept carolus, un gros gueux se vantait avoir gagné trois bons testons. « Aussi, lui répondirent ses compagnons, tu as une jambe de Dieu. » Comme si quelque divinité fut absconse en une jambe toute sphacelée[322] et pourrie.

— Quand, dit Pantagruel, tels contes vous nous ferez, soyez records[323] d’apporter un bassin. Peu s’en faut que ne rende ma gorge. User ainsi du sacré nom de Dieu en choses tant ordes[324] et abominables ! Fi, j’en dis fi ! Si dedans votre moinerie est tel abus de paroles en usage, laissez-le là : ne le transportez hors les cloîtres.

— Ainsi, répondit Épistémon, disent les médecins être en quelques maladies certaine participation de divinité. Pareillement Néron louait les champignons, et en proverbe grec les appelait « viande des dieux », pour ce qu’en iceux il avait empoisonné son prédécesseur Claudius, empereur Romain.

— Il me semble, dit Panurge, que ce portrait faut[325] en nos derniers papes, car je les ai vu non aumusse, ains[326] armet en tête porter, timbré[327] d’une tiare persique[328], et tout l’empire Christian étant en paix et silence, eux seuls guerre faire félone et très cruelle.

— C’était, dit Homenas, donc contre les rebelles, hérétiques, protestants désespérés[329], non obéissants à la sainteté de ce bon Dieu en terre. Cela lui est non seulement permis et licite, mais commandé par les sacres décrétales, et doit à feu incontinent empereurs, rois, ducs, princes, républiques, et à sang mettre, qu’ils[330] transgresseront un iota de ses mandements, les spolier de leurs biens, les déposséder de leurs royaumes, les proscrire, les anathématiser, et non seulement leurs corps et de leurs enfants et parents autres occire, mais aussi leurs âmes damner au parfond[331] de la plus ardente chaudière qui soit en enfer.

— Ici, dit Panurge, de par tous les diables, ne sont-ils hérétiques comme fut Raminagrobis, et comme ils sont parmi les Allemagnes et Angleterre. Vous êtes christians triés sur le volet.

— Oui, vrai bis, dit Homenas ; aussi serons-nous tous sauvés. Allons prendre de l’eau bénite, puis dînerons. »


Or notez, buveurs, que durant la messe sèche d’Homenas trois manilliers[332] de l’église, chacun tenant un grand bassin, se pourmenaient parmi le peuple, disants à haute voix : « N’oubliez les gens heureux qui l’ont vu en face. » Sortants du temple, ils apportèrent à Homenas leurs bassins tous pleins de monnaie papimanique. Homenas nous dit que c’était pour faire bonne chère, et que de cette contribution et taillon[333], l’une partie serait employée à bien boire, l’autre à bien manger, suivant une mirifique glose cachée en un certain coingnet[334] de leurs saintes décrétâtes. Ce que fut fait, et en beau cabaret assez retirant[335] à celui de Guillot, en Amiens. Croyez que la repaissaille[336] fut copieuse et les buvettes numéreusés[337]. En cetui dîner je notai deux choses mémorables : l’une que viande ne fut apportée quelle que fût, fussent chevreaux, fussent chapons, fussent cochons (desquels y a foison en Papimanie), fussent pigeons, connils[338], levrauts, coqs d’Inde ou autres, en laquelle n’y eut abondance de farce magistrale ; l’autre, que tout le sert[339] et dessert fut porté par les filles pucelles mariables du lieu, belles je vous affie[340], saffrettes[341], blondettes, doucettes et de bonne grâce, lesquelles vêtues de longues, blanches et déliées aubes à doubles ceintures, le chef ouvert[342], les cheveux instrophiés[343] de petites bandelettes et rubans de soie violette, semés de roses, œillets, marjolaines, aneth[344], aurande[345] et autres fleurs odorantes, à chacune cadence nous invitaient à boire avec doctes et mignonnes révérences, et étaient volontiers vues de toute l’assistance. Frère Jean les regardait de côté, comme un chien qui emporte un plumait. Au dessert du premier mets fut par elles mélodieusement chanté un épode à la louange des sacro-saintes décrétales.

Sur l’apport du second service, Homenas, tout joyeux et esbaudi, adressa sa parole à un des maîtres sommeliers, disant : « Clerice, éclaire ici. » À ces mots, une des filles promptement lui présenta un grand hanap plein de vin extravagant[346]. Il le tint en main, et, soupirant profondément, dit à Pantagruel : « Monseigneur, et vous beaux amis, je bois à vous tous de bien bon cœur. Vous soyez les très bien venus. » Bu qu’il eut et rendu le hanap à la bachelette gentille, fit une lourde exclamation, disant : « Ô dives[347] décrétales, tant par vous est le vin bon trouvé !

— Ce n’est, dit Panurge, pas le pis du panier.

— Mieux serait, dit Pantagruel, si par elles le mauvais vin devenait bon.

— Ô séraphique sixième[348] ! dit Homenas continuant, tant vous êtes nécessaire au sauvement des pauvres humains ! Ô chérubiques clémentines[349] ! comment en vous est proprement contenue et décrite la parfaite institution du vrai Christian ! Ô extravagantes[350] angéliques ! comment sans vous périraient les pauvres âmes, lesquelles, çà bas, errent par les corps mortels en cette vallée de misère ! Hélas, quand sera ce don de grâce particulière fait ès humains qu’ils désistent de toutes autres études et négoces pour vous lire, vous entendre, vous savoir, vous user, pratiquer, incorporer, sanguifier[351] et incentriquer[352] ès profonds ventricules de leurs cerveaux, ès internes moelles de leurs os, ès perplexes[353] labyrinthes de leurs artères ? Ô lors et non plus tôt ne autrement, heureux le monde ! »

À ces mots se leva Épistémon, et dit tout bellement à Panurge : « Faute de selle percée me contraint d’ici partir. Cette farce m’a débondé le boyau cullier : je n’arrêterai guère.

— Ô lors, dit Homenas continuant, nullité de grêle, gelée, frimas, vimères[354] ! Ô lors abondance de tous biens en terre ! Ô lors paix obstinée, infrangible en l’univers, cessation de guerres piîleries, angaries[355], briganderies, assassinements, excepté contre les hérétiques et rebelles maudits ! Ô lors joyeuseté, allégresse, liesse, soûlas[356], déduits[357], plaisirs, délices en toute nature humaine ! Mais, ô grande doctrine, inestimable érudition, préceptions[358] déifiques, emmortaisées[359] par les divins chapitres de ces éternelles décrétales ! Ô comment, lisant seulement un demi canon, un petit paragraphe, un seul notable[360] de ces sacrosaintes décrétales, vous sentez en vos cœurs enflammée la fournaise d’amour divin, de charité envers votre prochain, pourvu qu’il ne soit hérétique, contemnement[361] assuré de toutes choses fortuites et terrestres, extatique élévation de vos esprits, voire jusques au troisième ciel, contentement certain en toutes vos affections ! »


CONTINUATION DES MIRACLES ADVENUS PAR LES DÉCRÉTALES.

« Voici, dit Panurge, qui dit d’orgues[362], mais j’en crois le moins que je peux. Car il m’advint un jour à Poitiers, chez l’Écossais docteur décrétalipotens d’en lire un chapitre : le diable m’emporte si, à la lecture d’icelui, je ne fus tant constipé du ventre que par plus de quatre, voire cinq jours, je ne fientai qu’une petite crotte. Savez-vous quelle ? Telle, je vous jure, que Catulle dit être celles de Furius, son voisin :

En tout un an tu ne chie dix crottes,
Et si des mains tu les brises et frottes,
Ja[363] n’en pourras ton doigt souiller de erres[364],
Car dures sont plus que fèves et pierres.

— Ha, ha ! dit Homenas. Inian[365], mon ami, par aventure, étiez en état de péché mortel.

— Cetui-là, dit Panurge est d’un autre tonneau.

— Un jour, dit frère Jean, je m’étais à Seuillé torché le cul d’un feuillet d’unes méchantes clémentines, lesquelles Jean Guymard, notre receveur, avait jetées on[366] préau du cloître : je me donne à tous les diables si les rhagadies[367] et hœmorrutes[368] ne m’en advinrent si très horribles que le pauvre trou de mon clos bruneau[369] en fut tout dégingandé.

— Inian, dit Homenas, ce fut évidente punition de Dieu, vengeant le péché qu’aviez fait incaguant[370] ces sacres livres, lesquels deviez baiser et adorer, je dis d’adoration de latrie[371], ou d’hyperdulie[372] pour le moins. Le Panormitan n’en mentit jamais.

— Jean Chouart, dit Ponocrates, à Montpellier, avait acheté des moines de Saint-Olary unes belles décrétales écrites en beau et grand parchemin de Lamballe, pour en faire des vélins pour battre l’or. Le malheur y fut si étrange que onques pièce n’y fut frappée qui vint à profit. Toutes furent dilacérées et étripées.

— Punition, dit Homenas, et vengeance divine.

— Au Mans, dit Eudémon, François Cornu, apothicaire, avait en cornets emploité[373] unes extravagantes frippées : je désavoue le diable si tout ce qui dedans fut empaqueté ne fut sur l’instant empoisonné, pourri et gâté : encens, poivre, girofle, cinnamome, safran, cire, épices, casse, rhubarbe, tamarin, généralement tout, drogues, gogues[374] et senogues[375].

— Vengeance, dit Homenas, et divine punition. Abuser en choses profanes de ces tant sacres écritures !

— À Paris, dit Carpalim, Groignet, couturier avait emploité unes vieilles clémentines en patrons et mesures. Ô cas étranges ! Tous habillements taillés sur tels patrons et protraits[376] sur telles mesures furent gâtés et perdus : robes, capes, manteaux, sayons, jupes, casaquins, collets, pourpoints, cottes, gonnelles[377], verdugales[378]. Groignet, cuidant[379] tailler une cape, taillait la forme d’une braguette. En lieu d’un sayon, taillait un chapeau à prunes sucées. Sur la forme d’un casaquin, taillait une aumusse. Sur le patron d’un pourpoint, taillait la guise d’une poêle. Ses valets[380] l’avoir cousue, la déchiquetaient par le fond, et semblait d’une poêle à fricasser les châtaignes. Pour un collet faisait un brodequin. Sur le patron d’une verdugale taillait une barbute[381]. Pensant faire un manteau, faisait un tambourin de Suisse. Tellement que le pauvre homme par justice fut condamné à payer les étoffes de tous ses chalands, et de présent en est au safran[382].

— Punition, dit Homenas, et vengeance divine.

— À Cahusac, dit Gymnaste, fut, pour tirer à la butte, partie faite entre les seigneurs d’Estissac et vicomte de Lauzun. Pérotou avait dépecé unes demies décrétales du bon canonge[383]. De la Carte, et des feuillets avait taillé le blanc pour la butte. Je me donne, je me vends, je me donne à travers tous les diables si jamais arbalestier du pays, lesquels sont superlatifs en toute Guyenne, tira trait dedans. Tous furent côtiers[384]. Rien du blanc sacro-saint barbouillé ne fut dépucelé ni entommé[385]. San Sornin l’aîné, qui gardait les gages, nous jurait figues dioures[386], son grand serment, qu’il avait vu apertement, visiblement, manifestement le pasadouz[387] de Carquelin droit entrant dedans la grolle[388] on milieu du blanc, sur le point de toucher et enfoncer, d’être écarté loin d’une toise côtier vers le fournil.

— Miracle, s’écria Homenas, miracle, miracle ! Clerice, éclaire ici. Je bois à tous. Vous me semblez vrais christians. »

À ces mots les filles commencèrent ricasser entre elles. Frère Jean hennissait du bout du nez comme prêt à roussiner, ou baudouiner[389] pour le moins, et monter dessus comme Herbaut[390] sur pauvres gens : « Me semble, dit Pantagruel, qu’en tels blancs l’on eut contre le danger du trait plus sûrement été que ne fut jadis Diogènes.

— Quoi ? demanda Homenas. Comment ? Était-il décrétaliste ?

— C’est, dit Épistémon, retournant de ses affaires, bien rentré de piques noires.

— Diogènes, répondit Pantagruel, un jour s’ébattre voulant, visita les archers qui tiraient à la butte. Entre iceux un était tant fautier[391], impérit[392] et maladroit que, lorsqu’il était en rang de tirer, tout le peuple spectateur s’écartait de peur d’être par lui féru. Diogènes, l’avoir[393] un coup vu si perversement tirer que sa flèche tomba plus d’un trabut[394] loin de la butte, au second coup le peuple loin d’un côté et d’autre s’écartant, accourut et se tint en pieds jouxte le blanc, affirmant cetui lieu être le plus sûr, et que l’archer plutôt férirait tout autre lieu que le blanc, le blanc seul être en sûreté du trait.

— Un page, dit Gymnaste, du seigneur d’Estissac, nommé Chamouillac, aperçut le charme. Par son avis Pérotou changea de blanc, et y employa les papiers du procès de Pouillac. Adonc tirèrent très bien et les uns et les autres.

— À Landerousse, dit Rhizotome, ès noces de Jean Delif, fut le festin nuptial notable et somptueux, comme lors était la coutume du pays. Après souper furent jouées plusieurs farces, comédies, sornettes plaisantes, furent dansées plusieurs moresques aux sonnettes et tymbons[395], furent introduites plusieurs sortes de masques et mômeries. Mes compagnons d’école et moi pour la fête honorer à notre pouvoir (car au matin nous tous avions eu de belles livrées[396] blanc et violet), sur la fin fîmes un barboire[397] joyeux avec force coquilles de saint Michel et belles caquerolles[398] de limaçons. En faute de colocasie, bardane, personate[399] et de papier, des feuillets d’un vieil sixième[400], qui là était abandonné, nous fîmes nos faux visages, les découpants un peu à l’endroit des ceils, du nez et de la bouche. Cas merveilleux ! Nos petites caroles[401] et puérils ébatements achevés, étants nos faux visages, apparûmes plus hideux et vilains que les diableteaux de la passion de Doué, tant avions les faces gâtées aux lieux touchés par lesdits feuillets. L’un y avait la picote, l’autre le tac[402], l’autre la vérole, l’autre la rougeole, l’autre gros froncles[403]. Somme, celui de nous tous était le moins blessé à qui les dents étaient tombées.

— Miracle, s’écria Homenas, miracle !

— Il n’est, dit Rhizotome, encore temps de rire. Mes deux sœurs, Catherine et Renée, avaient mis dedans ce beau sixième, comme en presse car il était couvert de grosses aisses[404] et ferré à glas, leurs guimpes, manchons et collerettes savonnées de frais, bien blanches et empesées. Par la vertu Dieu…

— Attendez, dit Homenas, duquel Dieu entendez-vous ?

— Il n’en est qu’un, répondit Rhizotome.

— Oui bien, dit Homenas, ès cieux. En terre n’en avons-nous un autre ?

— Arry avant[405], dit Rhizotome, je n’y pensais par mon âme plus. Par la vertu donc du Dieu pape terre, leurs guimpes collerettes, bavettes, couvrechefs, et tout autre linge, y devint plus noir qu’un sac de charbonnier.

— Miracle ! s’écria Homenas. Clerice, éclaire ici et note ces belles histoires.

— Comment, demanda frère Jean, dit-on donc :

Depuis que décrets eurent ales[406],
Et gens d’armes portèrent malles,
Moines allèrent à cheval.
En ce monde abonda tout mal.

— Je vous entends, dit Homenas. Ce sont petits quolibets des hérétiques nouveaux. »


COMMENT, PAR LA VERTU DES DÉCRÉTALES, EST L’OR SUBTILEMENT TIRÉ DE FRANCE EN ROME.

« Je voudrais, dit Épistémon, avoir payé chopine de tripes à embourser, et qu’eussions à l’original collationné les terrifiques chapitres, Execrabilis, De multa, Si plures, De Annatis per totum, Nisi essent, Cum ad monasterium, Quod dilectio, Mandatum, et certains autres, lesquels tirent par chacun an de France en Rome quatre cents mille ducats et davantage.

— Est-ce rien cela ? dit Homenas. Me semble toutefois être peu, vu que la France la très christiane est unique nourrice de la cour romaine. Mais trouvez-moi livres on[407] monde, soient de philosophie, de médecine, des lois, des mathématiques, des lettres humaines, voire, par le mien Dieu ! de la sainte Écriture qui en puissent autant tirer ? Point. Nargues, nargues. Vous n’en trouverez point de cette auriflue[408] énergie, je vous en assure. Encore ces diables hérétiques ne les veulent apprendre et savoir. Brûlez, tenaillez, cisaillez, noyez, pendez, empalez, épaultrez[409], démembrez, exentérez[410], découpez, fricassez, grillez, tronçonnez, crucifiez, bouillez, escarbouillez, écartelez, débezillez[411], dégingandez[412], carbonnadez[413] ces méchants hérétiques décrétalifuges, décrétalicides, pires que homicides, pires que parricides, décrétalictones[414] du diable. Vous autres gens de bien, si voulez être dits et réputés vrais christians, je vous supplie à jointes mains ne croire autre chose, autre chose ne penser, ne dire, ne entreprendre, ne faire, fors seulement ce que contiennent nos sacres décrétales et leurs corollaires, ce beau sixième, ces belles clémentines, ces belles extravagantes. Ô livres déifiques ! Ainsi serez en gloire, honneur, exaltation, richesses, dignités, prélations[415] en ce monde, de tous révérés, d’un chacun redoutés, à tous préférés, sur tous élus et choisis, car il n’est sous la chappe du ciel état duquel trouviez gens plus idoines à tout faire et manier que ceux qui, par divine prescience et éternelle prédestination, adonnés se sont à l’étude des saintes décrétales. Voulez-vous choisir un preux empereur, un bon capitaine, un digne chef et conducteur d’une armée en temps de guerre, qui bien sache tous inconvénients prévoir, tous dangers éviter, bien mener ses gens à l’assaut et au combat en allégresse, rien ne hasarder, toujours vaincre sans perte de ses soudards et bien user de la victoire ? Prenez-moi un décrétiste. Non, non, je dis un décrétaliste.

— Ô le gros rat[416] ! dit Épistémon.

— Voulez-vous en temps de paix trouver homme apte et suffisant à bien gouverner l’état d’une république, d’un royaume, d’un empire, d’une monarchie, entretenir l’église, la noblesse, le sénat et le peuple en richesses, amitié, concorde, obéissance, vertu, honnêteté ? Prenez-moi un décrétaliste. Voulez-vous trouver homme qui par vie exemplaire, beau parler, saintes admonitions, en peu de temps, sans effusion de sang humain, conquête[417] la Terre Sainte, et à la sainte foi convertisse les mécréants Turcs. Juifs, Tartes[418], Moscovites, Mammelucs et Sarrabovites[419] ? Prenez-moi un décrétaliste.

« Qui fait en plusieurs pays le peuple rebelle et détravé[420], les pages friands et mauvais, les écoliers badauds et âniers ? Leurs gouverneurs, leurs écuyers, leurs précepteurs n’étaient décrétalistes.

« Mais qui est-ce, en conscience, qui a établi, confirmé, autorisé ces belles religions[421], desquelles en tous endroits voyez la christianté ornée, décorée, illustrée, comme est le firmament de ses claires étoiles ? Dives[422] décrétales.

« Qui a fondé, pilotisé[423], talué[424], qui maintient, qui sustente, qui nourrit les dévots religieux par les couvents, monastères et abbayes, sans les prières diurnes, nocturnes, continuelles desquels serait le monde en danger évident de retourner en son antique chaos ? Sacres décrétales.

« Qui fait et journellement augmente en abondance de tous biens temporels, corporels et spirituels le fameux et célèbre patrimoine de saint Pierre ? Saintes décrétales.

« Qui fait le saint siège apostolique en Rome de tous temps et aujourd’hui tant redoutable en l’univers qu’il faut ribon ribaine[425] que tous rois, empereurs, potentats et seigneurs pendent[426] de lui, tiennent de lui, par lui soient couronnés, confirmés, autorisés, viennent là bouquer[427] et se prosterner à la mirifique pantoufle de laquelle avez vu le protrait[428] ? Belles dérétales de Dieu.

« Je vous veux déclarer un grand secret. Les universités de votre monde, en leurs armoiries et devises ordinairement portent un livre, aucunes[429] ouvert, autres fermé. Quel livre pensez-vous que soit ?

— Je ne sais, certes, répondit Pantagruel, je ne lus onques dedans.

— Ce sont, dit Homenas, les décrétales, sans lesquelles périraient les privilèges de toutes universités. Vous me devez cette-là ! Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! »

Ici commença Homenas roter, péter, rire, baver et suer, et bailla son gros gras bonnet à quatre braguettes à une des filles, laquelle le posa sur son beau chef[430] en grande allégresse, après l’avoir amoureusement baisé, comme gage et assurance qu’elle serait première mariée. « Vivat ! s’écria Épistémon, vivat, fifat, pipat, bibat ! Ô secret apocalyptique !

Clerice, dit Homenas, Clerice, éclaire ici à doubles lanternes. Au fruit, pucelles ! Je disais donc qu’ainsi vous adonnants à l’étude unique des sacres décrétales, vous serez riches et honorés en ce monde. Je dis conséquemment qu’en l’autre vous serez infailliblement sauvés on[431] benoît royaume des cieux, duquel sont les clefs baillées à notre bon Dieu décrétaliarche[432]. Ô mon bon Dieu lequel j’adore et ne vis onques, de grâce spéciale ouvre nous en l’article de la mort, pour le moins, ce très sacré trésor de notre mère sainte Église, duquel tu es protecteur, conservateur, promeconde[433], administrateur, dispensateur, et donne ordre que ces précieux œuvres de superérogation[434], ces beaux pardons au besoin ne nous faillent, à ce que[435] les diables ne trouvent que mordre sur nos pauvres âmes, que la gueule horrifique d’enfer ne nous engloutisse. Si passer nous faut par purgatoire, patience ! En ton pouvoir est et arbitre nous en délivrer, quand voudras. » Ici commença Homenas jeter grosses et chaudes larmes, battre sa poitrine, et baiser ses pouces en croix.


COMMENT HOMENAS DONNA À PANTAGRUEL DES POIRES DE BON CHRISTIAN.

Épistémon, frère Jean et Panurge, voyants cette fâcheuse catastrophe[436], commencèrent au couvert de leurs serviettes crier : « Myault, myault, myault », feignants cependant de s’essuyer les œils, comme s’ils eussent pleuré. Les filles furent bien apprises, et à tous présentèrent pleins hanaps de vin clémentin, avec abondance de confitures. Ainsi fut de nouveau le banquet réjoui. En fin de table Homenas nous donna un grand nombre de grosses et belles poires, disant : « Tenez, amis, poires sont singulières, lesquelles ailleurs ne trouverez. Non toute terre porte tout. Indie seule porte le noir ébène. En Sabée provient[437] le bon encens, en l’île de Lemnos la terre sphragitide[438]. En cette île seule naissent ces belles poires. Faites-en, si bon vous semble, pépinières en vos pays.

— Comment, demanda Pantagruel, les nommez-vous ? Elles me semblent très bonnes et de bonne eau. Si on les cuisait en casserons[439], par quartiers, avec un peu de vin et de sucre, je pense que serait viande[440] très salubre tant ès malades comme ès sains.

— Non autrement, répondit Homenas. Nous sommes simples gens, puisqu’il plaît à Dieu, et appelons les figues figues, les prunes prunes, et les poires poires.

— Vraiment, dit Pantagruel, quand je serai en mon ménage (ce sera, si Dieu plaît, bientôt) j’en affierai[441] et enterai en mon jardin de Touraine, sur la rive de Loire, et seront dites poires de bon Christian. Car onques ne vis christians meilleurs que ces bons Papimanes.

— Je trouverais, dit frère Jean, aussi bon qu’il nous donnât deux ou trois charretées de ses filles.

— Pourquoi faire ? demanda Homenas.

— Pour les saigner, répondit frère Jean, droit entre les deux gros orteils avec certains pistolandiers[442] de bonne touche. En ce faisant, sur elles nous enterions des enfants de bon Christian, et la race en nos pays multiplierait, èsquels ne sont mie trop bons.

— Vrai bis, répondit Homenas, non ferons, car vous leur feriez la folie aux garçons : je vous connais à votre nez, et si[443] ne vous avais onques vu. Halas, halas, que vous êtes bon fils ! Voudriez-vous damner votre âme ? Nos décrétales le défendent. Je voudrais que les sussiez bien.

— Patience, dit frère Jean. Mais, si tu non vis dare presta quæsumus. C’est matière de bréviaire. Je n’en crains homme portant barbe, lut-il docteur de cristalin[444], je dis décrétalin, à triple bourrelet. »

Le dîner parachevé, nous prîmes congé d’Homenas et de tout le bon populaire, humblement les remerciants, et pour rétribution de tant de biens leur promettants que, venus à Rome, ferions avec le Père saint tant qu’en diligence il les irait voir en personne. Puis retournâmes en notre nef. Pantagruel, par libéralité et reconnaissance du sacré protrait[445] papal, donna à Homenas neuf pièces de drap d’or frisé sur frise, pour être apposées au-devant de la fenêtre ferrée, fit emplir le tronc de la réparation et fabrique tout de doubles écus au sabot[446], et fit délivrer à chacune des filles lesquelles avaient servi à table durant le dîner, neuf cent quatorze saluts d’or, pour les marier en temps opportun.


COMMENT EN HAUTE MER PANTAGRUEL OUÏ DIVERSES PAROLES DÉGELÉES.

En pleine mer, nous banquetants, gringotants[447], devisants, et faisants beaux et courts discours, Pantagruel se leva et tint en pieds pour discouvrir[448] à l’environ. Puis nous dit : « Compagnons, oyez-vous rien ? Me semble que j’ouïs quelques gens parlant en l’air ; je n’y vois toutefois personne. Écoutez. » À son commandement nous fûmes tous attentifs et à pleines oreilles humions l’air comme belles huîtres en écaille, pour entendre si voix ou son y serait épars, et pour rien n’en perdre, à l’exemple d’Antonin l’empereur, aucuns[449] opposions nos mains en paume derrière les oreilles. Ce néanmoins protestions voix quelconques n’entendre. Pantagruel continuait affirmant ouïr voix diverses en l’air, tant d’hommes comme de femmes, quand nous fut avis, ou que nous les oyons pareillement ou que les oreilles nous cornaient. Plus persévérions écoutants, plus discernions les voix, jusques à entendre mots entiers. Ce que nous effraya grandement et non sans cause, personne ne voyants, et entendants voix et sons tant divers d’hommes, de femmes, d’enfants, de chevaux. Si bien que Panurge s’écria : « Ventrebleu, est-ce moque[450] ? nous sommes perdus. Fuyons. Il y a embûche autour. Frère Jean, es-tu là, mon ami ? Tiens-toi près de moi, je te supplie. As-tu ton braquemart[451] ? Avise qu’il ne tienne au fourreau. Tu ne le dérouilles point à demi. Nous sommes perdus. Écoutez : ce sont par Dieu coups de canon. Fuyons. Je ne dis de pieds et de mains, comme disait Brutus en la bataille pharsalique, je dis à voiles et à rames. Fuyons. Je n’ai point de courage sur mer. En cave et ailleurs j’en ai tant et plus. Fuyons. Sauvons-nous. Je ne le dis pour peur que j’aie, car je ne crains rien fors les dangers. Je le dis toujours. Aussi disait le franc archer de Bagnolet. Pourtant n’hasardons rien, à ce que ne soyons nasardés. Fuyons. Tourne visage. Vire la peautre[452], fils de putain ! Plût à Dieu que présentement je fusse en Quinquenais[453] à peine de jamais ne me marier ! Fuyons, nous ne sommes pas pour eux. Ils sont dix contre un, je vous en assure. Davantage ils sont sur leurs fumiers, nous ne connaissons le pays. Ils nous tueront. Fuyons, ce ne nous sera déshonneur. Démosthènes dit que l’homme fuyant combattra derechef. Retirons-nous pour le moins. Orche[454], poge[455], au trinquet[456], aux boulingues[457]. Fuyons de par tous les diables, fuyons. »

Pantagruel, entendant l’esclandre que faisait Panurge, dit : « Qui est ce fuyard là-bas ? Voyons premièrement quels gens sont. Par aventure sont-ils nôtres. Encore ne vois-je personne, et si[458] vois cent mille à l’entour. Mais entendons. J’ai lu qu’un philosophe nommé Pétron était en cette opinion que fussent plusieurs mondes soi touchants les uns les autres en figure triangulaire équilatérale, en la patte[459] et centre desquels disait être le manoir de vérité, et l’habiter les paroles, les idées, les exemplaires[460] et protraits[461] de toutes choses passées et futures, autour d’icelles être le siècle. Et en certaines années, par longs intervalles, part[462] d’icelles tomber sur les humains comme catarrhes, et comme tomba la rosée sur la toison de Gédéon, part là rester réservée pour l’avenir, jusques à la consommation du siècle. Me souvient aussi qu’Aristotèles maintient les paroles d’Homère être voltigeantes, volantes, mouvantes, et par conséquent animées.

« Davantage[463] Antiphanes disait la doctrine de Platon ès paroles être semblable, lesquelles en quelque contrée, on[464] temps du fort hiver, lorsque sont proférées, gèlent et glacent à la froideur de l’air et ne sont ouïes, semblablement ce que Platon enseignait ès jeunes enfants à peine être d’iceux entendu lorsque étaient vieux devenus. Or serait à philosopher et rechercher si forte[465] fortune ici serait l’endroit onquel telles paroles dégèlent. Nous serions bien ébahis si c’étaient les tête et lyre d’Orphéus. Car après que les femmes thréisses[466] eurent Orphéus mis en pièces, elles jetèrent sa tête et sa lyre dans le fleuve Hébrus. Icelles par ce fleuve descendirent en la mer Pontique jusques en l’île de Lesbos, toujours ensemble sur mer naguantes, et de la tête continuellement sortait un chant lugubre, comme lamentant la mort d’Orphéus : la lyre, à l’impulsion des vents mouvants les cordes, accordait harmonieusement avec le chant. Regardons si les verrons ci autour. »


COMMENT ENTRE LES PAROLES DÉGELÉES PANTAGRUEL TROUVA DES MOTS DE GUEULES[467].

Le pilote fit réponse : « Seigneur de rien ne vous effrayez. Ici est le confin de la mer glaciale, sur laquelle fut, au commencement de l’hiver dernier passé, grosse et félonne bataille, entre les Arismapiens et les Néphélibates[468]. Lors gelèrent en l’air les paroles et cris des hommes et femmes, les chaplis[469] des masses, les hurtis[470] des harnois[471], des bardes, les hennissements des chevaux, et tout autre effroi de combat. À cette heure, la rigueur de l’hiver passée, advenant la sérénité et tempérie du bon temps, elles fondent et sont ouïes.

— Par Dieu, dit Panurge, je l’en crois. Mais en pourrions-nous voir quelqu’une ? Me souvient avoir lu que l’orée[472] de la montagne en laquelle Moses reçut la loi des Juifs, le peuple voyait les voix sensiblement.

— Tenez, tenez, dit Pantagruel, voyez-en ci qui encore ne sont dégelées. » Lors nous jeta sur le tillac pleines mains de paroles gelées, et semblaient dragées perlées de diverses couleurs. Nous y vîmes des mots de gueule, des mots de sinople, des mots d’azur, des mots de sable[473], des mots dorés. Lesquels, être[474] quelque peu échauffés entre nos mains, fondaient comme neiges, et les oyons réellement, mais ne les entendions[475], car c’était langage barbare. Excepté un assez grosset, lequel ayant frère Jean échauffé entre ses mains, fit un son tel que font les châtaignes jetées en la braise sans être entommées[476] lorsque s’éclatent, et nous fit tous de peur tressaillir. « C’était, dit frère Jean, un coup de faucon en son temps. » Panurge requit Pantagruel lui en donner encore. Pantagruel lui répondit que donner paroles était acte des amoureux. « Vendez-m’en donc, disait Panurge.

— C’est acte d’avocats, répondit Pantagruel, vendre paroles. Je vous vendrais plutôt silence et plus chèrement, ainsi que quelquefois le vendit Démosthènes moyennant son argentangine. »

Ce nonobstant il en jeta sur le tillac trois ou quatre poignées Et y vis des paroles bien piquantes, des paroles sanglantes, (lesquelles le pilote nous disait quelquefois retourner on[477] lieu duquel étaient proférées, mais c’était la gorge coupée), des paroles horrifiques, et autres assez mal plaisantes à voir. Lesquelles ensemblement fondues ouïmes, hin, hin, hin, hin, his, ticque, torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, tracc, tracc, trr, trr, trr, trrrrrr, on, on, on, on, ououououon, goth, magoth, et ne sais quels autres mots barbares, et disait que c’était vocables du hourt[478] et hennissement des chevaux à l’heure qu’on choque. Puis en ouïmes d’autres grosses, et rendaient son en dégelant, les unes comme de tambours et fifres, les autres comme de clairons et trompettes. Croyez que nous y eûmes du passetemps beaucoup. Je voulais quelques mots de gueule mettre en réserve dedans de l’huile comme l’on garde la neige et la glace, et entre du feurre[479] bien net. Mais Pantagruel ne le voulut, disant être folie faire réserve de ce dont jamais l’on n’a faute et que toujours on a en main, comme sont mots de gueule entre tous bons et joyeux pantagruélistes. Là Panurge fâcha quelque peu frère Jean, et le fit entrer en rêverie, car il le vous prit au mot sur l’instant qu’il ne s’en doutait mie[480], et frère Jean menaça de l’en faire repentir en pareille mode que se repentit G. Jousseaulme vendant à son mot le drap au noble Patelin, et advenant qu’il fût marié le prendre aux cornes, comme un veau, puisqu’il l’avait pris au mot comme un homme. Panurge lui fit la babou[481], en signe de dérision. Puis s’écria, disant : « Plût à Dieu qu’ici, sans plus avant procéder, j’eusse le mot de la dive bouteille ! »


COMMENT PANTAGRUEL DESCENDIT ON MANOIR DE MESSER GASTER, PREMIER MAÎTRE ÈS ARTS DU MONDE.

En icelui jour, Pantagruel descendit en une île admirable entre toutes autres tant à cause de l’assiette que du gouverneur d’icelle. Elle de tous côtés pour le commencement était scabreuse[482], pierreuse, montueuse, infertile, mal plaisante à l’œil, très difficile aux pieds, et peu moins inaccessible que le mont du Dauphiné, ainsi dit pour ce qu’il est en forme d’un potiron, et de toute mémoire personne surmonter ne l’a pu, fors Doyac, conducteur de l’artillerie du roi Charles huitième, lequel avec engins mirifiques y monta, et au-dessus trouva un vieil bélier. C’était à deviner qui là transporté l’avait. Aucuns[483] le dirent, étant jeune agnelet, par quelque aigle ou duc chathuant là ravi, s’être entre les buissons sauvé. Surmontants la difficulté de l’entrée, à peine bien grande et non sans suer, trouvâmes le dessus du mont tant plaisant, tant fertile, tant salubre et délicieux, que je pensais être le vrai jardin et paradis terrestre, de la situation duquel tant disputent et labourent[484] les bons théologiens. Mais Pantagruel nous affirmait là être le manoir d’Arété (c’est vertu) par Hésiode décrit, sans toutefois préjudice de plus saine opinion.

Le gouverneur d’icelle était messer Gaster, premier maître ès arts de ce monde. Si croyez que le feu soit le grand maître des arts, comme écrit Cicero, vous errez et vous faites[485] tort, car Cicero ne le crut onques. Si croyez que Mercure soit premier inventeur des arts, comme jadis croyaient nos antiques druides, vous fourvoyez grandement. La sentence du satirique est vraie qui dit messer Gaster être de tous arts le maître. Avec icelui pacifiquement résidait la bonne dame Pénie, autrement dite souffreté, mère des neuf Muses, de laquelle jadis en compagnie de Porus, seigneur d’abondance, nous naquit amour, le noble enfant médiateur du ciel et de la terre, comme atteste Platon in Symposio. À ce chaleureux roi, force nous fut faire révérence, jurer obéissance et honneur porter, car il est impérieux, rigoureux, rond, dur, difficile, inflexible. À lui on ne peut rien faire croire, rien remontrer, rien persuader. Il n’ouït point. Et comme les Égyptiens disaient Harpocras, dieu de silence, en grec nommé Sigalion, être astomé, c’est-à-dire sans bouche, ainsi Gaster sans oreilles fut créé, comme en Candie le simulacre[486] de Jupiter était sans oreilles. Il ne parle que par signes. Mais à ses signes tout le monde obéit plus soudain qu’aux édits des préteurs et mandements des rois. En ses sommations, délai, aucun et demeure aucune il n’admet. Vous dites qu’au rugissement du lion toutes bêtes loin à l’entour frémissent, tant (savoir est) qu’être peut sa voix ouïe. Il est écrit. Il est vrai. Je l’ai vu. Je vous certifie qu’au mandement de messer Gaster tout le ciel tremble, toute la terre branle. Son mandement est nommé faire le faut sans délai, ou mourir.

Le pilote nous racontait comment un jour, à l’exemple des membres conspirants contre le ventre, ainsi que décrit Ésope, tout le royaume des Somates[487] contre lui conspira et conjura soi soustraire de son obéissance, mais bientôt s’en sentit, s’en repentit, et retourna en son service en toute humilité, autrement tous de male[488] famine périssaient. En quelques compagnies qu’il soit, discepter[489] ne faut de supériorité et préférence : toujours va devant, y fussent rois, empereurs, voire certes le pape, et au concile de Bâle le premier alla, quoiqu’on vous die que ledit concile fut séditieux à cause des contentions et ambitions des lieux premiers. Pour le servir tout le monde est empêché[490], tout le monde labeure. Aussi, pour récompense, il fait ce bien au monde qu’il lui invente toutes arts, toutes machines, tous métiers, tous engins et subtilités. Même ès animants brutaux[491] il apprend arts déniées[492] de nature. Les corbeaux, les geais, les papegais[493], les étourneaux, il rend poètes : les pies il fait poètrides, et leur apprend langage humain proférer, parier, chanter. Et tout pour la tripe.

Les aigles, gerfauts, faucons, sacres, laniers, autours, éperviers, émerillons, oiseaux hagards, pérégrins[494], essors[495], rapineux[496], sauvages, il domestique et apprivoise, de telle façon que, les abandonnants en pleine liberté du ciel quand bon lui semble, tant haut qu’il voudra, tant que lui plaît, les tient suspens[497], errants, volants, planants, le muguetants, lui faisants, la cour au-dessus des nues : puis soudain les fait du ciel en terre fondre. Et tout pour la tripe.

Les éléphants, les lions, les rhinocérotes, les ours, les chevaux, les chiens il fait danser, baller[498], voltiger, combattre, nager, soi cacher, apporter ce qu’il veut, prendre ce qu’il veut. Et tout pour la tripe.

Les poissons tant de mer, comme d’eau douce, baleines et monstres marins, sortir il fait du bas abîme, les loups jette hors des bois, les ours hors les rochers, les renards hors des tanières, les serpents lance hors la terre. Et tout pour la tripe.

Bref est tant énorme qu’en sa rage, il mange tous, bêtes et gens, comme fut vu entre les Vascons, lorsque Q. Metellus les assiégeait par[499] Les guerres sertorianes, entre les Saguntins assiégés par Annibal, entre les Juifs assiégés par les Romains, six cents autres. Et tout pour la tripe.

Quand Pénie, sa régente, se met en voie, la part[500] qu’elle va, tous parlements sont clos, tous édits muets, toutes ordonnances vaines. À loi aucune n’est sujette, de toutes est exempte. Chacun la refuit[501] en tous endroits, plutôt s’exposants ès naufrages de mer, plutôt élisants[502] par feu, par monts, par gouffres passer, que d’icelles être appréhendés.


COMMENT, EN LA COUR DU MAÎTRE INGÉNIEUX[503], PANTAGRUEL DÉTESTA LES ENGASTRIMYTHES[504] ET LES GASTROLÂTRES[505].

En la cour de ce grand maître ingénieux, Pantagruel aperçut deux manières de gens appariteurs, importuns et par trop officieux, lesquels il eut en grande abomination. Les uns étaient nommés Engastrimythes, les autres Gastrolâtres. Les Engastrimythes soi-disaient être descendus de l’antique race d’Eurycles et sur ce alléguaient le témoignage d’Aristophanes en la comédie intitulée les Taons ou Mouches-guêpes, dont anciennement étaient dits Eurycliens, comme écrit Platon et Plutarque on[506] livre de la Cessation des oracles. Ès saints décrets, 26, quest. 3, sont appelés ventriloques, et ainsi les nomme, en langue ionique, Hippocrates, lib. 5, Epid., comme parlants du ventre. Sophocles les appelle sternomantes. C’étaient divinateurs, enchanteurs et abuseurs de simple peuple, semblants non de la bouche, mais du ventre parler et répondre à ceux qui les interrogeaient.

Telle était, environ l’an de notre benoît Servateur[507] 1513, Jacobe Rodogine, Italienne, femme de basse maison, du ventre de laquelle nous avons souvent ouï, (aussi ont autres infinis en Ferrare et ailleurs) la voix de l’esprit immonde, certainement basse, faible et petite, toutefois bien articulée, distincte et intelligible, lorsque, par la curiosité des riches seigneurs et princes de la Gaule cisalpine, elle était appelée et mandée. Lesquels, pour ôter tout doute de fiction et fraude occulte, la faisaient dépouiller toute nue, et lui faisaient clore la bouche et le nez. Cetui malin esprit se faisait nommer Crespelu ou Cincinnatule, et semblait prendre plaisir ainsi étant appelé. Quand ainsi on l’appelait, soudain aux propos répondait. Si on l’interrogeait des cas présents ou passés, il en répondait pertinemment, jusques à tirer les auditeurs en admiration. Si des choses futures, toujours mentait, jamais n’en disait la vérité, et souvent semblait confesser son ignorance, en lieu d’y répondre faisant un gros pet ou marmonnant[508] quelques mots non intelligibles et de barbare termination[509].

Les Gastrolâtres, d’un autre côté, se tenaient serrés par troupes et par bandes, joyeux, mignards, douillets aucuns[510], autres tristes, graves, sévères, rechignes, tous ocieux[511], rien ne faisants, point ne travaillants, poids et charge inutile de la terre, comme dit Hésiode, craignants, selon qu’on pouvait juger, le ventre offenser et emmaigrir. Au reste masqués, déguisés et vêtus tant étrangement que c’était belle chose. Vous dites, et est écrit par plusieurs sages et antiques philosophes, que l’industrie de nature appert[512] merveilleuse en l’ébattement[513] qu’elle semble avoir pris formant les coquilles de mer, tant y voit-on de variété, tant de figures, tant de couleurs, tant de traits et formes non imitables par art. Je vous assure qu’en la vêture de ces Gastrolâtres coquillons[514] ne vîmes moins de diversité et déguisement. Ils tous tenaient Gaster pour leur grand dieu ; l’adoraient comme dieu, lui sacrifiaient comme à leur dieu omnipotent, ne reconnaissaient d’autre dieu que lui, le servaient, aimaient sur toutes choses, honoraient comme leur dieu. Vous eussiez dit que proprement d’eux avait le saint Envoyé écrit, Philippens. 3 : « Plusieurs sont desquels je vous ai souvent parlé (encore présentement je le vous dis les larmes à l’œil) ennemis de la croix du Christ, desquels mort sera la consommation, desquels ventre est le dieu. » Pantagruel les comparait au cyclope Polyphémus, lequel Euripides fait parler comme s’ensuit : « Je ne sacrifie qu’à moi, aux dieux point, et à cetui mon ventre, le plus grand de tous les dieux. »


COMMENT GASTER INVENTA LES MOYENS D’AVOIR ET CONSERVER GRAIN.

Ces diables Gastrolâtres retirés, Pantagruel fut attentif à l’étude de Gaster, le noble maître des arts. Vous savez que par institution de nature, pain avec ses apanages lui a été pour provision adjugé et aliment, adjointe cette bénédiction du ciel que pour pain trouver et garder rien ne lui défaudrait[515]. Dès le commencement il inventa l’art fabrile[516] et agriculture pour cultiver la terre, tendant à fin qu’elle lui produisit grain. Il inventa l’art militaire et armes pour grain défendre, médecine et astrologie, avec les mathématiques nécessaires, pour grain en sauveté par[517] plusieurs siècles garder et mettre hors les calamités de l’air, dégât des bêtes brutes, larcin des brigands. Il inventa les moulins à eau, à vent, à bras, à autres mille engins, pour grain moudre et réduire en farine, le levain pour fermenter la pâte, le sel pour lui donner saveur, (car il eut cette connaissance que chose on[518] monde plus les humains ne rendait à maladies sujets que de pain non fermenté, non salé user), le feu pour le cuire, les horologes et cadrans pour entendre le temps de la cuite de pain, créature de grain.

Est advenu que grain en un pays défaillait : il inventa art et moyen de le tirer d’une contrée en autre. Il, par invention grande, mêla deux espèces d’animaux, ânes et juments, pour production d’une tierce, laquelle nous appelons mulets, bêtes plus puissantes, moins délicates, plus durables au labeur que les autres. Il inventa chariots et charrettes pour plus commodément le tirer. Si la mer ou rivières ont empêché la traite[519], il inventa bateaux, galères et navires, choses de laquelle se sont les éléments ébahis, pour, outre mer, outre fleuves et rivières, naviguer et, de nations barbares, inconnues et loin séparées, grain porter et transporter.

Est advenu depuis certaines années que, la terre cultivant, il n’a eu pluie à propos et en saison, par défaut de laquelle grain restait en terre mort et perdu. Certaines années la pluie a été excessive et noyait le grain. Certaines autres années la grêle le gâtait, les vents l’égrenaient, la tempête le renversait. Il jà[520], de avant notre venue, avait inventé art et moyen d’évoquer la pluie des cieux, seulement une herbe découpant, commune par les prairies, mais à peu de gens connue, laquelle il nous montra. Et estimais que fût celle de laquelle une seule branche, jadis, mettant le pontife Jovial[521] dedans la fontaine Agrie sur le mont Lycien en Arcadie, au temps de sécheresse, excitait les vapeurs, des vapeurs étaient formées grosses nuées, lesquelles dissolues en pluies, toute la région était à plaisir arrosée. Inventait art et moyen de suspendre et arrêter la pluie en l’air, et sur mer la faire tomber. Inventait art et moyen d’anéantir la grêle, supprimer les vents, détourner la tempête, en la manière usitée entre les Methanensiens de Trézenie.

Autre infortune est advenu. Les pillards et brigands dérobaient grain et pain par les champs. Il inventa art de bâtir villes, forteresses et châteaux pour les resserrer et en sûreté conserver. Est advenu que par les champs ne trouvant pain, entendit qu’il était dedans les villes, forteresses et châteaux resserré, et plus curieusement[522] par les habitants défendu et gardé que ne furent les pommes d’or des Hespérides par les dragons. Il inventa art et moyen de battre et démolir forteresses et châteaux par machines et torments belliques[523], béliers, balistes, catapultes, desquelles il nous montra la figure, assez mal entendue des ingénieux architectes disciples de Vitruve comme nous a confessé messer Philebert de l’Orme, grand architecte du roi Mégiste. Lesquelles, quand plus n’ont profité[524], obstant[525] la maligne subtilité et subtile malignité des fortificateurs, il avait inventé récemment canons, serpentines, couleuvrines, bombardes, basilics[526], jetants boulets de fer, de plomb, de bronze, pesants plus que grosses enclumes, moyennant une composition de poudre horrifique, de laquelle nature même s’est ébahie et s’est confessée vaincue par art, ayant en mépris l’usage des Oxydraces, qui, à force de foudres, tonnerres, grêles, éclairs, tempêtes, vainquaient et à mort soudaine mettaient leurs ennemis en plein champ de bataille, car plus est horrible, plus épouvantable, plus diabolique et plus de gens meurtrit, casse, rompt et tue, plus étonne[527] les sens des humains, plus de murailles démolit un coup de basilic, que ne feraient cent coups de foudre.


COMMENT, PRÈS DE L’ÎLE DE CHANEPH[528], PANTAGRUEL SOMMEILLAIT, ET LES PROBLÈMES PROPOSÉS À SON RÉVEIL.

Au jour subséquent, en menus devis suivants notre route, arrivâmes près l’île de Chaneph. En laquelle aborder ne put la nef de Pantagruel, parce que le vent nous faillit et fut calme en mer. Nous ne voguions que par les valentiennes[529], changeants de tribord en bâbord, et de bâbord en tribord quoiqu’on eut ès voiles adjoint les bonnettes traîneresses[530]. Et étions tous pensifs, matagrabolisés[531], sésolfiés[532] et fâchés, sans mot dire les uns aux autres. Pantagruel, tenant un Héliodore grec en main, sur un transpontin[533] au bout des écoutilles sommeillait. Telle était sa coutume que trop mieux par livre dormait que par cœur. Épistémon regardait par son astrolabe en quelle élévation nous était le pôle. Frère Jean s’était en la cuisine transporté, et en l’ascendant[534] des broches et horoscope des fricassées considérait quelle heure lors pouvait être.

Panurge, avec la langue, parmi un tuyau de pantagruélion[535], faisait des bulles et gargouilles. Gymnaste appointait des cure-dents de lentisque. Ponocrates rêvant rêvait, se chatouillait pour se faire rire, et avec un doigt la tête se grattait. Carpalim, d’une coquille de noix grolière[536] faisait un beau, petit, joyeux et harmonieux moulinet à aile de quatre belles petites aisses[537] d’un tranchoir[538] de vergne. Eusthènes, sur une longue couleuvrine jouait des doigts, comme si fût un monochordion. Rhizotome, de la coque d’une tortue de garigues[539], composait une escarcelle veloutée[540]. Xénomanes, avec des jets[541] d’émerillon rapetassait une vieille lanterne. Notre pilote tirait les vers du nez à ses matelots, quand frère Jean, retournant de la cabane[542], aperçut que Pantagruel était réveillé.

Adonc rompant cetui tant obstiné silence, à haute voix, en grande allégresse d’esprit, demanda : « Manière de hausser le temps en calme ? » Panurge seconda soudain, demanda pareillement : « Remède contre fâcherie ? » Épistémon tierça en gaieté de cœur, demanda : « Manière d’uriner, la personne n’en étant entalentée[543] ? » Gymnaste, soi levant en pieds, demanda : « Remède contre l’éblouissement des yeux ? » Ponocrates, s’étant un peu frotté le front et secoué les oreilles, demanda « Manière de ne dormir point en chien ? »

« Attendez, dit Pantagruel. Par le décret des subtils philosophes péripatétiques nous est enseigné que tous problèmes, toutes questions, tous doutes proposés doivent être certains, clairs et intelligibles. Comment entendez-vous dormir en chien ?

— C’est, répondit Ponocrates, dormir à jeun en haut soleil comme font les chiens. »

Rhizotome était accroupi sur le coursoir[544]. Adonc levant la tête et profondément baillant, si bien qu’il, par naturelle sympathie, excita tous ses compagnons à pareillement bâiller, demanda : « Remède contre les oscitations[545] et bâillements » ? Xénomanes, comme tout lanterné[546] à l’accoutrement de sa lanterne, demanda : « Manière d’équilibrer et balancer la cornemuse de l’estomac, de mode qu’elle ne penche plus d’un côté que d’autre ? » Carpalim, jouant de son moulinet, demanda : « Quants[547] mouvements sont précédents en nature, avant que la personne soit dite avoir faim ? » Eusthènes, oyant le bruit, accourut sur le tillac, et dès le cabestan s’écria, demandant : « Pourquoi en plus grand danger de mort est l’homme mordu à jeun d’un serpent jeun[548] qu’après avoir repu, tant l’homme que le serpent, pourquoi est la salive de l’homme jeun vénéneuse à tous serpents et animaux vénéneux ? »

« Amis, répondit Pantagruel, à tous les doutes et questions par vous proposées compète[549] une seule solution, et à tous tels symptomates[550] et accidents une seule médecine. La réponse vous sera promptement exposée, non par longs ambages et discours de paroles : l’estomac affamé n’a point d’oreilles, il n’ouït goutte. Par signes, gestes et effets serez satisfaits, et aurez résolution[551] à votre contentement. Comme jadis en Rome Tarquin l’orgueilleux, roi dernier des Romains (ce disant, Pantagruel toucha la corde de la campanelle[552], frère Jean soudain accourut à la cuisine) par signes répondit à son fils Sex. Tarquin, étant en la ville des Gabins, lequel lui avait envoyé homme exprès pour entendre comment il pourrait les Gabins du tout[553] subjuguer et à parfaite obéissance réduire. Le roi susdit, soi défiant de la fidélité du messager, ne lui répondit rien ; seulement le mena en son jardin secret, et, en sa vue et présence, avec son braquemart[554] coupa les hautes têtes des pavots là étants. Le messager, retournant sans réponse et au fils racontant ce qu’il avait vu faire à son père, fut facile par tels signes entendre qu’il lui conseillait trancher les têtes aux principaux de la ville, pour mieux en office[555] et obéissance totale contenir le demeurant du menu populaire. »


COMMENT PAR PANTAGRUEL NE FUT RÉPONDU AUX PROBLÈMES PROPOSÉS.

Puis demanda Pantagruel : « Quels gens habitent en cette belle île de chien ?

— Tous sont, répondit Xénomanes, hypocrites, patenôtriers, chattemites, santorons[556], cagots, ermites. Tous pauvres gens, vivants, comme l’ermite de Lormont, entre Blaye et Bordeaux, des aumônes que les voyageurs leur donnent.

— Je n’y vais pas, dit Panurge, je vous affie[557]. Si j’y vais, que le diable me souffle au cul ! Ermites, santorons, chattemites, cagots, hypocrites, de par tous les diables, ôtez-vous de là ! Il me souvient encore de nos gras concilipètes de Chésil. Que Belzébuth et Astarot les eussent concilié avec Proserpine, tant pâtîmes, à leur vue, de tempêtes et diableries ! Écoute mon petit bedon, mon caporal Xénomanes, de grâce. Ces hypocrites, ermites, marmiteux ici, sont-ils vierges ou mariés ? Y a il du féminin genre ? En tirerait-on hypocritement le petit trait[558] hypocritique ?

— Vraiment, dit Pantagruel, voilà une belle et joyeuse demande.

— Oui dà, répondit Xénomanes. Là sont belles et joyeuses hypocritesses, chattemitesses, ermitesses, femmes de grande religion, et y a copie[559] de petits hypocritillons, chattemitillons, ermitillons.

— Ôtez-cela, dit frère Jean interrompant. De jeune ermite, vieil diable. Notez ce proverbe authentique.

— Autrement, sans multiplication de lignée, fut, longtemps y a, l’île de Caneph déserte et désolée. »

Pantagruel leur envoya par Gymnaste dedans l’esquif son aumône : soixante et dix-huit mille beaux petits écus à la lanterne. Puis demanda : « Quantes[560] heures sont ?

— Neuf et davantage, répondit Épistémon.

— C’est, dit Pantagruel, juste heure de dîner, car la sacre ligne tant célébrée par Aristophanes en sa comédie intitulée les Prédicantes approche, laquelle lors échoit quand l’ombre est décempédale[561]. Jadis entre les Perses l’heure de prendre réfection était ès rois seulement prescrite : à un chacun autre était l’appétit et le ventre pour horologe. De fait, en Plaute, certain parasite soi complaint[562], et déteste[563] furieusement les inventeurs d’horologes et cadrans, étant chose notoire qu’il n’est horologe plus juste que le ventre. Diogènes, interrogé à quelle heure doit l’homme repaître, répondit : « Le riche quand il aura faim, le pauvre quand il aura de quoi. » Plus proprement disent les médecins l’heure canonique[564] être :

Lever à cinq, dîner à neuf ;
Souper à cinq, coucher à neuf.

« La magie du célèbre roi Pétosiris était autre. » Ce mot n’était achevé, quand les officiers de gueule[565] dressèrent les tables et buffets, les couvrirent de nappes odorantes, assiettes, serviettes, salières, apportèrent tanquars[566], frisons[567], flacons tasses, hanaps, bassins, hydries[568]. Frère Jean, associé des maîtres d’hôtel, escarques[569], panetiers, échansons, écuyers tranchants, coupiers[570], crédentiers[571], apporta quatre horrifiques pâtés de jambon si grands qu’il me souvint des quatre bastions de Turin. Vrai Dieu, comment il y fut bu et galé[572] ! Ils n’avaient encore le dessert, quand le vent ouest-nord-ouest commença enfler les voiles, papefils[573], morisques[574] et trinquets[575], dont tous chantèrent divers cantiques à la louange du très haut Dieu des ciels.

Sur le fruit, Pantagruel demanda : « Avisez, amis, si vos doutes sont à plein résolus.

— Je ne bâille plus, Dieu merci, dit Rhizotome.

— Je ne dors plus en chien, dit Ponocrates.

— Je n’ai plus les yeux éblouis, répondit Gymnaste.

— Je ne suis plus à jeun, dit Eusthènes. Pour tout aujourd’hui seront en sûreté de ma salive aspics, vipères… »


COMMENT PANTAGRUEL HAUSSE LE TEMPS AVEC SES DOMESTIQUES.

« En quelle hiérarchie, demanda frère Jean, de tels animaux vénéneux, mettez-vous la femme future de Panurge ?

— Dis-tu mal des femmes, répondit Panurge, ho ! godelureau, moine cul pelé ?

— Par la gogue cénomanique[576], dit Épistémon, Euripides écrit (et le prononce Andromache), que contre toutes bêtes vénéneuses a été, par l’invention des humains et instruction des dieux, remède profitable trouvé. Remède jusques à présent n’a été trouvé contre la male[577] femme.

— Ce gorgias[578] Euripides, dit Panurge, toujours a médit des femmes. Aussi fut-il par vengeance divine mangé des chiens, comme lui reproche Aristophanes. Suivons. Qui a, si parle[579].

— J’urinerai présentement, dit Épistémon, tant qu’on voudra.

— J’ai maintenant, dit Xénomanes, mon estomac sabourré[580] à profit de ménage. Ja[581] ne penchera d’un côté plus que d’autre.

— Il ne me faut, dit Carpalim, ne vin ne pain, trêves de soif, trêves de faim.

— Je ne suis plus fâché, dit Panurge. Dieu merci et vous. Je suis gai comme un papegai[582], joyeux comme un émerillon, allègre comme un papillon. Véritablement il est écrit par votre beau Euripides, et le dit Silénus, buveur mémorable,

Furieux est, de bon sens ne jouit,
Quiconque boit et ne s’en réjouit.

« Sans point de faute nous devons bien louer le bon Dieu notre créateur, servateur[583], conservateur, qui par ce bon pain, par ce bon vin et frais, par ces bonnes viandes nous guérit de telles perturbations, tant du corps comme de l’âme, outre le plaisir et volupté que nous avons buvants et mangeants.

« Mais vous ne répondez point à la question de ce benoît vénérable frère Jean, quand il a demandé : « Manière de hausser le temps ? »

— Puis, dit Pantagruel, que de cette légère solution des doutes proposés vous contentez, aussi fais-je. Ailleurs, et en autre temps, nous en dirons davantage, si bon vous semble. Reste donc à vider ce qu’a frère Jean proposé : « Manière de hausser le temps ? » Ne l’avons-nous à souhait haussé ? Voyez le gabet[584] de la hune. Voyez les sifflements des voiles. Voyez la roideur des étails[585], des utaques[586] et des écoutes. Nous haussants et vidants les tasses s’est pareillement le temps haussé par occulte sympathie de nature. Ainsi le haussèrent Atlas et Hercules, si croyez les sages mythologiens. Mais ils le haussèrent trop d’un demi degré, Atlas, pour plus allègrement festoyer Hercules, son hôte, Hercules, pour les altérations précédentes par les déserts de Libye.

— Vrai bis, dit frère Jean, interrompant le propos, j’ai ouï de plusieurs vénérables docteurs que Tirelupin, sommelier de votre bon père, épargne par chacun an plus de huit cents pipes de vin, par faire les survenants et domestiques boire avant qu’ils aient soif.

— Car, dit Pantagruel, continuant, comme les chameaux et dromadaires en la caravane boivent pour la soif passée, pour la soif présente et pour la soif future, ainsi fit Hercules. De mode que, par cetui excessif haussement de temps[587], advint au ciel nouveau mouvement de titubation[588] et trépidation, tant controversé et débattu entre les fols astrologues.

— C’est dit Panurge, ce que l’on dit en proverbe commun :

Le mal temps passe et retourne le bon,
Pendant qu’on trinque autour de gras jambon.

— Et non seulement, dit Pantagruel, repaissants et buvants, avons le temps haussé, mais aussi grandement déchargé la navire, non en la façon seulement que fut déchargée la corbeille d’Ésope, savoir est vidants les victuailles, mais aussi nous émancipants de jeûne. Car comme le corps plus est pesant mort que vif, aussi est l’homme jeun[589] plus terrestre et pesant que quand il a bu et repu, et ne parlent improprement ceux qui, par long voyage, au matin boivent et déjeunent, puis disent : « Nos chevaux n’en iront que mieux. »

« Ne savez-vous que jadis les Amycléens sur tous dieux révéraient et adoraient le noble père Bacchus, et le nommaient Psila en propre et convenante dénomination ? Psila, en langue dorique, signifie ailes. Car comme les oiseaux, par aide de leurs ailes, volent haut en l’air légèrement, ainsi par l’aide de Bacchus (c’est le bon vin friand et délicieux), sont haut élevés les esprits des humains, leurs corps évidentement[590] allégris[591], et assoupli ce qu’en eux était terrestre. »


COMMENT, PRÈS L’ÎLE DE GANABIN[592], AU COMMANDEMENT DE PANTAGRUEL, FURENT LES MUSES SALUÉES.

Continuant le bon vent et ces joyeux propos, Pantagruel découvrit au loin et aperçut quelque terre montueuse, laquelle il montra à Xénomanes, et lui demanda : « Voyez-vous ci-devant à orche[593] ce haut rocher à deux croupes, bien ressemblant au mont Parnasse en Phocide ?

— Très bien, répondit Xénomanes. C’est l’île de Ganabin. Y voulez-vous descendre ?

— Non, dit Pantagruel.

— Vous faites bien, dit Xénomanes. Là n’est chose aucune digne d’être vue. Le peuple sont tous voleurs et larrons. Y est toutefois, vers cette croupe dextre, la plus belle fontaine du monde, et autour une bien grande forêt. Vos chiourmes[594] y pourront faire aiguade et lignade[595].

— C’est, dit Panurge bien et doctement parlé. Ha ! da da ! Ne descendons jamais en terre des voleurs et larrons. Je vous assure que telle est cette terre ici quelles autrefois j’ai vu les îles de Cerq et Herm entre Bretagne et Angleterre, telle que la Ponérople de Philippe en Thrace, îles des forfans[596], des larrons, des brigands, des meurtriers et assassineurs, tous extraits du propre original des basses fosses de la Conciergerie. N’y descendons point, je vous en prie. Croyez, sinon moi, au moins le conseil de ce bon et sage Xénomanes. Ils sont, par la mort bœuf de bois, pires que les cannibales. Ils nous mangeraient tous vifs. N’y descendez pas de grâce. Mieux vous serait en Arverne descendre. Écoutez. J’y ouïs, par Dieu, le tocsin horrifique, tel que jadis soûlaient les Gascons en Bordelais faire contre les gabeleurs et commissaires, ou bien les oreilles me cornent. Tirons vie[597] de long. Hau ! Plus outre.

— Descendez-y, dit frère Jean, descendez-y. Allons, allons, allons toujours. Ainsi ne paierons-nous jamais de gîte. Allons. Nous les sacmenterons[598] trestous. Descendons.

— Le diable y ait part, dit Panurge. Ce diable de moine ici, ce moine de diable enragé ne craint rien. Il est hasardeux comme tous les diables, et point des autres ne se soucie. Il lui est avis que tout le monde est moine comme lui.

— Va, ladre vert, répondit frère Jean, à tous les millions de diables, qui te puissent anatomiser la cervelle et en faire des entommeures[599]. Ce diable de fol est si lâche et méchant qu’il se conchie à toutes heures de male[600] rage de peur. Si tant tu es de vaine peur consterné, n’y descends pas, reste ici avec le bagage, ou bien te va cacher sous la cotte hardie de Proserpine à travers tous les millions de diables. »

À ces mots Panurge évanouit de la compagnie et se mussa[601] au bas dedans la soute, entre les croûtes, miettes et chaplis[602] du pain. « Je sens, dit Pantagruel, en mon âme rétraction urgente, comme si fut une voix de loin ouïe, laquelle me dit que n’y devons descendre. Toutes et quantes[603] fois qu’en mon esprit j’ai tel mouvement senti, je me suis trouvé en heur[604], refusant et laissant la part[605] dont il me retirait : au contraire en heur pareil me suis trouvé, suivant la part qu’il me poussait, et jamais ne m’en repentis.

— C’est, dit Épistémon, comme le démon de Socrates, tant célébré entre les Académiques.

— Écoutez donc, dit frère Jean, cependant que les chiourmes y font aiguade[606], Panurge là-bas contrefait le loup en paille. Voulez-vous bien rire ? Faites mettre le feu en ce basilic[607] que voyez près le château gaillard. Ce sera pour saluer les muses de cetui mont Antiparnasse. Aussi bien se gâte la poudre dedans.

— C’est bien dit, répondit Pantagruel. Faites-moi ici le maître bombardier venir. »

Le bombardier promptement comparut. Pantagruel lui commanda mettre feu on[608] basilic et de fraîches poudres en tout événement le recharger. Ce que fut sur l’instant fait. Les bombardiers des autres nefs, ramberges[609], galions et galéasses[610] du convoi, au premier déchargement du basilic qui était en la nef de Pantagruel, mirent pareillement feu chacun en une de leurs grosses pièces chargées. Croyez qu’il y eut beau tintamarre.


la devinière, près de chinon
Maison des champs de la famille Rabelais.

COMMENT PANURGE, PAR MALE PEUR, SE CONCHIA, ET DU GRAND CHAT RODILARDUS PENSAIT QUE FUT UN DIABLETEAU.

Panurge, comme un bouc étourdi, sort de la soute en chemise, ayant seulement un demi-bas de chausses en jambe, sa barbe toute mouchetée de miettes de pain, tenant en main un grand chat soubelin[611] attaché à l’autre demi-bas de ses chausses. Et remuant les babines comme un singe qui cherche poux en tête, tremblant et claquetant des dents, se tira vers frère Jean, lequel était assis sur le porte-hauban de tribord, et dévotement le pria avoir de lui compassion, et le tenir en sauvegarde de son braquemart[612], affirmant et jurant par sa part de papimanie qu’il avait à heure présente vu tous les diables déchaînés.

« Agua, men emi[613], disait-il, men frère, men père spirituel, tous les diables sont aujourd’hui de noces. Tu ne vis onques tel apprêt de banquet infernal. Vois-tu la fumée des cuisines d’enfer ? (Ce disait, montrant la fumée des poudres à canon dessus toutes les nefs). Tu ne vis onques tant d’âmes damnées. Et sais-tu quoi ? Agua, men emi, elles sont tant douillettes, tant blondettes, tant délicates, que tu dirais promptement que ce fut ambroisie stygiale[614]. J’ai cuidé[615], Dieu me le pardonne ! que fussent âmes anglaises, et pense qu’à ce matin ait été l’île des Chevaux, près Écosse, par les seigneurs de Termes et Dessay saccagée et sacmentée[616] avec tous les Anglais qui l’avaient surprise. »

Frère Jean, à l’approcher, sentait je ne sais quelle odeur autre que de poudre à canon. Dont il tira Panurge en place, et aperçut que sa chemise était toute foireuse et embrenée de frais. La vertu rétentrice du nerf qui restreint le muscle nommé sphincter (c’est le trou du cul) était dissolue[617] par la véhémence de la peur qu’il avait eue en ses fantastiques visions, adjoint le tonnerre de telles canonnades, lequel plus est horrifique par les chambres basses que n’est sur le tillac. Car un des symptômes et accidents de peur est que par lui ordinairement s’ouvre le guichet du sérail onquel[618] est à temps la matière fécale retenue.

Exemple en messer Pantolfe de la Cassine, Siennois, lequel, en poste passant par Chambéry, et chez le sage ménager Vinet descendant, prit une fourche de l’étable, puis lui dit : Da Roma in qua io non son andato del corpo. Di gratia, piglia in mano questa forcha, et fa mi paura. Vinet, avec la fourche, faisait plusieurs tours d’escrime, comme feignant le vouloir à bon escient frapper. Le Siennois lui dit : « Se tu non fai altramente, tu non fai nulla. Pero sforzati di adoperarii più guagliardamente. » Adonc Vinet de la fourche lui donna un si grand coup entre col et collet qu’il le jeta par terre à jambes rebidaines[619]. Puis bavant et riant à pleine gueule, lui dit : « Fête Dieu Bayard ! cela s’appelle Datum Camberiaci. » À bonne heure avait le Siennois ses chausses détachées, car soudain il fienta plus copieusement que n’eussent fait neuf buffles et quatorze archiprêtres d’Ostie. Enfin le Siennois gracieusement remercie Vinet, et lui dit : Io ti ringratio, bel messere. Cosi facendo tu m’hai esparmiata la speza d’un servitiale.

Exemple autre on[620] roi d’Angleterre, Édouard le quint. Maître François Villon, banni de France, s’était vers lui retiré. Il l’avait en si grande privauté reçu que rien ne lui celait des menus négoces de sa maison. Un jour le roi susdit, étant à ses affaires, montra à Villon les armes de France en peinture, et lui dit : « Vois-tu quelle révérence je porte à tes rois français ? Ailleurs n’ai-je leurs armoiries qu’en ce retrait ici, près ma selle percée.

— Sacre Dieu, répondit Villon, tant vous êtes sage, prudent, entendu et curieux[621] de votre santé, et tant bien êtes servi de votre docte médecin, Thomas Linacer ! Il, voyant que naturellement, sur vos vieux jours, étiez constipé du ventre, et que journellement vous fallait au cul fourrer un apothicaire, je dis un clystère, autrement ne pouviez-vous émutir[622], vous a fait ici aptement, non ailleurs, peindre les armes de France, par singulière et vertueuse providence. Car seulement les voyant, vous avez telle vézarde[623] et peur horrible que soudain vous fientez comme dix-huit bonases[624] de Péonie. Si peintes étaient en autre lieu de votre maison, en votre chambre, en votre salle, en votre chapelle, en vos galeries, ou ailleurs, sacre Dieu ! vous chieriez partout sur l’instant que les auriez vues. Et crois que si d’abondant[625] vous aviez ici en peinture la grande oriflambe[626] de France, à la vue d’icelle vous rendriez les boyaux du ventre par le fondement. Mais, hen, hen, atque iterum, hen !

Ne suis-je badaud de Paris ?
De Paris, dis-je, auprès Pontoise,
Et d’une corde d’une toise
Saura mon cou que[627] mon cul poise[628]

« Badaud, dis-je, mal avisé, mal entendu, mal entendant, quand venant ici avec nous, m’ébahissais de ce qu’en votre chambre vous êtes fait vos chausses détacher. Véritablement je pensais qu’en icelle, derrière la tapisserie, ou en la venelle du lit, fût votre selle percée. Autrement me semblait le cas grandement incongru, soi ainsi détacher en chambre pour si loin aller on[629] retrait lignager[630]. N’est-ce un vrai pensement de badaud ? Le cas est fait par bien autre mystère, de par Dieu. Ainsi faisant, vous faites bien. Je dis si bien que mieux ne sauriez. Faites-vous à bonne heure, bien loin, bien à point détacher, car à vous, entrant ici n’étant détaché, voyant ces armoiries, — notez bien tout, sacre Dieu ! — le fond de vos chausses ferait office de lasanon[631], pital[632], bassin fécal et de selle percée. »

Frère Jean, étoupant son nez avec la main gauche, avec le doigt indice de la main dextre montrait à Pantagruel la chemise de Panurge. Pantagruel le voyant ainsi ému, transi, tremblant, hors de propos, conchié et égratigné des griffes du célèbre chat Rodilardus, ne se put contenir de rire et lui dit : « Que voulez-vous faire de ce chat ?

— De ce chat ? répondit Panurge. Je me donne au diable si je ne pensais que fût un diableteau à poil follet, lequel naguère j’avais capiètement[633] happé en tapinois, à belles mouffles[634] d’un bas de chausses, dedans la grande huche d’enfer. Au diable soit le diable ! Il m’a ici déchiqueté la peau en barbe d’écrevisse. » Ce disant, jeta bas son chat.

« Allez, dit Pantagruel, allez, de par Dieu, vous étuver, vous nettoyer, vous assurer[635], prendre chemise blanche et vous revêtir.

— Dites-vous, répondit Panurge, que j’ai peur ? Pas maille[636]. Je suis, par la vertu Dieu, plus courageux que si j’eusse autant de mouches avalé qu’il en est mis en pâte dedans Paris, depuis la fête saint Jean jusques à la Toussaint. Ha ! ha ! ha Houay ! Que diable est ceci ? Appelez-vous ceci foire, bren, crottes, merde, fiente, déjection, matière fécale, excrément, repaire[637], laisse[638], émeut[639], fumée[640], étron, scybale[641] ou spyrate[642] ? C’est, crois-je, safran d’Hibernie[643]. Ho ! ho ! hie ! C’est safran d’Hibernie. Séla[644] ! Buvons. »


titre de l’édition originale

LE CINQUIÈME ET DERNIER LIVRE
des faits et dits héroïques du noble Pantagruel,
composé par M. François Rabelais,
docteur en médecine.

COMMENT PANTAGRUEL ARRIVA EN L’ÎLE SONNANTE ET DU BRUIT QU’ENTENDÎMES.


Continuant notre route, naviguâmes par trois jours sans rien découvrir. Au quatrième, aperçûmes terre, et nous fut dit par notre pilote que c’était l’île Sonnante, et entendîmes un bruit de loin venant, fréquent et tumultueux, et nous semblait à l’ouïr que fussent cloches grosses, petites et médiocres, ensemble sonnantes comme l’on fait à Paris, à Tours, Gergeau[645], Nantes et ailleurs, ès jours de grandes fêtes. Plus approchions, plus entendions cette sonnerie renforcée.

Nous doutions[646] que fut Dodone avec ses chaudrons, ou le portique dit Heptaphone en Olympie, ou bien le bruit sempiternel du colosse érigé sur la sépulture de Memnon en Thèbes d’Égypte, ou les tintamarres que jadis on ovait autour d’un sépulcre en l’île Lipara, l’une des Éolides ; mais la chorographie n’y consentait. « Je doute, dit Pantagruel, que là quelque compagnie d’abeilles aient commencé prendre vol en l’air, pour lesquelles révoquer[647] le voisinage fait ce triballement[648] de poêles, chaudrons, bassins, cymbales corybantiques de Cvbèle, mère grande des dieux. Entendons. » Approchants davantage, entendîmes, entre la perpétuelle sonnerie des cloches, chant infatigable des hommes là résidants, comme était notre avis. Ce fut le cas pourquoi, avant qu’aborder en l’île Sonnante, Pantagruel fut d’opinion que descendissions avec notre esquif en un petit roc auprès duquel reconnaissions un ermitage et quelque petit jardinet.

Là trouvâmes un petit bonhomme ermite nomme Braguibus, natif de Glenay[649], lequel nous donna pleine instruction de toute la sonnerie, et nous festoya d’une étrange façon. Il nous fit quatre jours conséquents jeûner, affirmant qu’en l’île Sonnante autrement reçus ne serions, parce que lors était le jeûne des Quatre-Temps. « Je n’entends point, dit Panurge, cet énigme : ce serait plutôt le temps des quatre vents, car jeûnant ne sommes farcis que de vent. Et quoi, n’avez-vous ici autre passe-temps que de jeûner ? Me semble qu’il est bien maigre : nous nous passerions bien de tant de fêtes du palais.

— En mon donat, dit frère Jean, je ne trouve que trois temps, preterit, présent et futur : ici le quatrième doit être pour le vin[650] du valet.

— Il est, dit Épistémon, aoriste issu de preterit très imparfait des Grecs et des Latins, en temps garré[651] et bigarré reçu. Patience, disent les ladres.

— Il est, dit l’ermite, fatal, ainsi comme je vous l’ai dit. Qui contredit est hérétique, et ne lui faut rien que le feu.

— Sans faute, pater, dit Panurge, étant sur mer, je crains beaucoup plus être mouillé que chauffé, et être noyé que brûlé. Bien jeûnons de par Dieu, mais j’ai par si longtemps jeûné que les jeûnes m’ont sapé toute la chair, et crains beaucoup qu’enfin les bastions de mon corps viennent en décadence. Autre peur ai-je davantage, c’est de vous fâcher en jeûnant, car je n’y sais rien, et y ai mauvaise grâce, comme plusieurs m’ont affirmé, et je les crois. De ma part, dis-je, bien peu me soucie de jeûner : il n’est chose tant facile et tant à main. Bien plus me soucie de ne jeûner point à l’avenir, car là il faut avoir de quoi draper et de quoi mettre au moulin. Jeûnons, de par Dieu, puisque entrés sommes ès fériés ésuriales[652] ; jà longtemps a que ne les reconnaissais.

— Et si jeûner faut, dit Pantagruel, expédient autre n’y est fors nous en dépêcher[653] comme d’un mauvais chemin. Aussi bien veux-je un peu visiter mes papiers, et entendre si l’étude marine est aussi bonne comme la terrienne, pour ce que Platon, voulant décrire un homme niais, impérit et ignorant, le compare à gens nourris en mer dedans les navires, comme nous dirions à gens nourris dedans un baril, qui onques ne regardèrent que par un trou. »

Nos jeûnes furent terribles et bien épouvantables, car le premier jour nous jeûnâmes à bâtons rompus, le second à épées rabattues, le tiers à fer émoulu, le quart à feu et à sang. Telle était l’ordonnance des fées.


COMMENT L’ÎLE SONNANTE AVAIT ÉTÉ HABITÉE PAR LES SITICINES[654], LESQUELS ÉTAIENT DEVENUS OISEAUX.

Nos jeûnes parachevés, l’ermite nous bailla une lettre adressante à un qu’il nommait Albian Camat, maître Æditue[655] de l’île Sonnante, mais Panurge, le saluant, l’appela maître Antitus. C’était un petit bonhomme vieux, chauve, à museau bien enluminé et face cramoisie. Il nous fit très bon recueil[656], par la recommandation de l’ermite, entendant qu’avions jeûné comme a été déclaré. Après avoir très bien repu, nous exposa les singularités de l’île, affirmant qu’elle avait premièrement été habitée par les Siticines, mais par ordre de nature, comme toutes choses varient, ils étaient devenus oiseaux.

Là j’eus pleine intelligence de ce qu’Atteius Capito, Pollux, Marcellus, A. Gellius, Athenceus, Suidas, Ammonius et autres, avaient écrit des Siticines et Sicinnistes, et difficile ne nous sembla croire les transformations de Nyctimène, Progné, Itys, Alcmène, Antigone, Teréus et autres oiseaux. Peu aussi de doute fîmes des enfants Matabrune convertis en cygnes, et des hommes de Pallène en Thrace, lesquels soudain que par neuf fois se baignent au palude Tritonique, sont en oiseaux transformés. Depuis autre propos ne nous tint que de cages et d’oiseaux. Les cages étaient grandes, riches, somptueuses et faites par merveilleuse architecture. Les oiseaux étaient grands, beaux et polis à l’avenant, bien ressemblants les hommes de ma patrie, buvaient et mangeaient comme hommes, émutissaient[657] comme hommes, enduisaient[658] comme hommes, pétaient, dormaient et roussinaient[659] comme hommes. Bref, à les voir de prime face[660], eussiez dit que fussent hommes ; toutefois ne l’étaient mie[661], selon l’instruction de maître Æditue, mais protestant qu’ils n’étaient ni séculiers, ni mondains. Aussi leur pennage[662] nous mettait en rêverie, lequel aucuns[663] avaient tout blanc, autres tout noir, autres tout gris, autres mi-parti de blanc et noir, autres tout rouge, autres parti de blanc et bleu. C’était belle chose de les voir. Les mâles il nommait clergaux, monagaux, prêtregaux, abbégaux, évêgaux, cardingaux et papegaut, qui est unique en son espèce. Les femelles il nommait clergesses, monagesses, prêtregesses, abbegesses, évêgesses, cardingesses, papegesse. « Tout ainsi toutefois, nous dit-il, comme entre les abeilles hantent les frelons, qui rien ne font fors tout manger et tout gâter, aussi depuis trois cents ans, ne sais comment, entre ces joyeux oiseaux était par chacune quinte lune avolé[664] grand nombre de cagots, lesquels avaient honni et conchié toute l’île, tant hideux et monstrueux que de tous étaient refuis[665], car tous avaient le col tors, les pattes pelues, les griffes et ventre de harpies et les culs de stymphalides, et n’était possible les exterminer : pour un mort en avolait vingt-quatre. J’y souhaitais quelque second Hercules, pour ce que frère Jean y perdit le sens par véhémente contemplation, et à Pantagruel advint ce qu’était advenu à messire Priapus contemplant les sacrifices de Cérès, par faute de peau.


COMMENT EN L’ÎLE SONNANTE N’EST QU’UN PAPEGAUT.

Lors demandâmes à maître Æditue, vu la multiplication de ces vénérables oiseaux en toutes leurs espèces, pourquoi là n’était qu’un papegaut. Il nous répondit que telle était l’institution première et fatale destinée des étoiles que des clergaux naissent les prêtregaux et monagaux, sans compagnie charnelle, comme fait entre les abeilles d’un jeune taureau accoutré selon l’art et pratique d’Aristéus. Des prêtregaux naissent les évêgaux, d’iceux les beaux cardingaux, et les cardingaux, si par mort n’étaient prévenus, finissaient en papegaut, et n’en est ordinairement qu’un, comme par les ruches des abeilles n’y a qu’un roi, et au monde n’est qu’un soleil. Icelui décédé, en naît un autre en son lieu de toute la race des cardingaux, entendez toujours sans copulation charnelle. De sorte qu’il y a en cette espèce unité individuale[666], avec perpétuité de succession, ne plus ne moins qu’au phénix d’Arabie. Vrai est qu’il y a environ deux mille sept cent soixante lunes que furent en nature deux papegaux produits ; mais ce fut la plus grande calamité qu’on vit onques en cette île. « Car, disait Æditue, tous ces oiseaux ici se pillèrent les uns les autres et s’entrepelaudèrent[667] si bien ce temps durant que l’île périclita[668] d’être spoliée de ses habitants. Part[669] d’iceux adhérait à un et le soutenait, part à l’autre et le défendait, demeurèrent part d’iceux muets comme poissons et onques ne chantèrent, et part de ces cloches, comme interdite, coup ne sonna. Ce séditieux temps durant, à leur secours évoquèrent[670] empereurs, rois, ducs, monarques, comtes, barons et communautés du monde qui habite en continent et terre ferme, et n’eut fin ce schisme et cette sédition qu’un d’iceux ne fût tollu[671] de vie, et la pluralité réduite en unité. »

Puis demandâmes qui mouvait ces oiseaux à ainsi sans cesse chanter. Æditue nous répondit que c’étaient les cloches pendantes au-dessus de leurs cages. Puis nous dit : « Voulez-vous que présentement je fasse chanter ces monagaux que voyez là bardocuculés[672] d’une chausse d’hypocras[673] comme une alouette sauvage ? — « De grâce, » répondîmes-nous. Lors sonna une cloche six coups seulement, et monagaux d’accourir, et monagaux de chanter. « Et si, dit Panurge, je sonnais cette cloche, ferais-je pareillement chanter ceux ici qui ont le pennage[674] à couleur de hareng sauret ? » — « Pareillement, » répondit Æditue.

Panurge sonna, et soudain accoururent ces oiseaux enfumés, et chantaient ensemblement ; mais ils avaient les voix rauques et malplaisantes. Aussi nous remontra Æditue qu’ils ne vivaient que de poisson, comme les hérons et cormorans du monde, et que c’était une quinte espèce de cagaux imprimés nouvellement. Ajouta davantage qu’il avait eu avertissement par Robert Valbringue, qui par là naguère était passé en revenant du pays d’Afrique, que bientôt y devait avoler[675] une sexte espèce, lesquels il nommait capucingaux, plus tristes, plus maniaques et plus fâcheux qu’espèce qui fût en toute l’île. « Afrique, dit Pantagruel, est coutumière toujours choses produire nouvelles et monstrueuses. »


COMMENT LES OISEAUX DE L’ÎLE SONNANTE ÉTAIENT TOUS PASSAGERS.

« Mais, dit Pantagruel, vu qu’exposé nous avez des cardingaux naître papegaut, et les cardingaux des évêgaux, les évêgaux des prêtregaux, et les prêtregaux des clergaux, je voudrais bien entendre dont vous naissent ces clergaux.

— Ils sont, dit Æditue, tous oiseaux de passage, et nous viennent de l’autre monde part[676] d’une contrée grande à merveille, laquelle on nomme Joursanspain, part d’une autre vers le ponant, laquelle on nomme Tropditieux[677]. De ces deux contrées tous les ans à boutées[678], ces clergaux ici nous viennent, laissants pères et mères, tous amis et tous parents. La manière est telle quand en quelque noble maison de cette contrée y a trop d’iceux enfants, soient mâles, soient femelles, de sorte que, qui à tous part ferait de l’héritage, comme raison le veut, nature l’ordonne et Dieu le commande, la maison serait dissipée. C’est l’occasion pourquoi les parents s’en déchargent en cette île Bossard.

— C’est, dit Panurge, l’Île-Bouchard lez Chinon.

— Je dis Bossard, répondit Æditue, car ordinairement ils sont bossus, borgnes, boiteux, manchots, podagres, contrefaits et maléficiés[679], poids inutile de la terre.

— C’est dit Pantagruel, coutume du tout contraire ès institutions jadis observées en la réception des pucelles Vestales, par lesquelles, comme atteste Labeo Antistius, était défendu à cette dignité élire fille qui eût vice aucun en l’âme, ou en ses sens diminution, ou en son corps tache quelconque, tant fût occulte et petite.

— Je m’ébahis, dit Æditue continuant, si les mères de par delà les portent neuf mois en leurs flancs, vu qu’en leurs maisons elles ne les peuvent porter ne pâtir neuf ans, non pas sept le plus souvent, et leur mettants une chemise seulement sur la robe, sur le sommet de la tête leur coupants je ne sais quants[680] cheveux avec certaines paroles apotrophées[681] et expiatoires, comme entre les Égyptiens par certaines linostolies[682] et rasures étaient créés les Isiaques, visiblement, apertement, manifestement, par métempsychosie pythagorique, sans lésion ne blessure aucune, les font oiseaux tels devenir que présentement les voyez. Ne sais toutefois, beaux amis, que peut être, ne doit, que les femelles soient clergesses, monagesses ou abbegesses, ne chantent motets plaisants et charistères[683], comme on soûlait faire à Oromasis, par l’institution de Zoroastre, mais catarates et sytorpées[684], comme on faisait au démon Arimanian, et font continuelles dévotions de leurs parents et amis, qui en oiseaux les transformèrent, je dis autant jeunes que vieilles.

« Plus grand nombre nous en vient de Joursanspain, qui est excessivement long, car les Assaphis[685], habitants d’icelle contrée, quand sont en danger de pâtir malesuade[686] famine par non avoir de quoi soi alimenter et ne savoir ne vouloir rien faire, ne travailler en quelque honnête art et métier, ne aussi féablement[687] à gens de bien soi asservir ; ceux aussi qui n’ont pu jouir de leurs amours, qui ne sont parvenus à leurs entreprises et sont désespérés ; ceux pareillement qui méchantement ont commis quelque cas de crime et lesquels on cherche pour à mort ignominieusement mettre, tous avolent[688] ici, ici ont leur vie assignée, ici soudain deviennent gras comme glirons[689], qui paravant étaient maigres comme pies, ici ont parfaite sûreté, indemnité et franchise.

— Mais, demandait Pantagruel, ces beaux oiseaux ici une fois avolés, retournent-ils jamais plus au monde où ils furent ponus[690] ?

— Quelques-uns, répondit Æditue, jadis bien peu, bien tard et à regret. Depuis certaines éclipses, s’en est revolé une grande mouée[691] par vertu des constellations célestes. Cela de rien ne nous mélancholie, le demeurant n’en a que plus grande pitance. Et tous, avant que revoler, ont leur pennages[692] laissé parmi ces orties et épines. »

Nous en trouvâmes quelques-uns réalement[693] et, en recherchant d’aventure, rencontrâmes un pot aux roses découvert.


COMMENT LES OISEAUX GOURMANDEURS[694] SONT MUETS EN L’ÎLE SONNANTE.

Il n’avait ces mots parachevés quand près de nous avolèrent vingt-cinq ou trente oiseaux de couleur et pennage qu’encore n’avais vu en l’île. Leur pennage était changeant d’heure en heure, comme la peau d’un caméléon et comme la fleur de tripoléon ou teucrion[695], et tous avaient au-dessous de l’aile gauche une marque, comme de deux diamètres mi-partissant un cercle, ou d’une ligne perpendiculaire tombante sur une ligne droite. À tous était presque d’une[696] forme, mais non à tous d’une couleur. Ès uns était blanc, ès autres vertes, ès autres rouges, ès autres violettes, ès autres bleues. « Qui sont, demande Panurge, ceux-ci, et comment les nommez ?

— Ils sont, répondit Æditue, métifs[697]. Nous les appelons gourmandeurs, et ont grand nombre de riches gourmanderies en votre monde.

— Je vous prie, dis-je, faites-les un peu chanter, afin qu’entendions leur voix.

— Ils ne chantent, répondit-il, jamais ; mais ils repaissent au double en récompense.

— Où sont, demandais-je, les femelles ?

— Ils n’en ont point, répondit-il.

— Comment donc, inféra Panurge, sont-ils ainsi croûtelevés[698] et tous mangés de grosse vérole ?

— Elle est, dit-il, propre à cette espèce d’oiseaux, à cause de la marine[699] qu’ils hantent quelquefois. »

Puis nous dit le motif de leur venue : « Ici près de vous est cetui pour voir si parmi vous reconnaîtra une magnifique espèce de gots, oiseaux de proie terribles, non toutefois venants au leurre, ne reconnaissant le gant, lesquels ils disent être en votre monde, et d’iceux les uns porter jets aux jambes, bien beaux et précieux, avec inscription aux vervelles[700], par laquelle qui mal y pensera est condamné d’être soudain tout conchié, autres au devant de leurs pennages porter le trophée d’un calomniateur, et les autres y porter une peau de bélier.

— Maître Æditue, dit Panurge, il est vrai, mais nous ne les connaissons.

— Or, dit Æditue, c’est assez parlementé, allons boire.

— Mais repaître ? dit Panurge.

— Repaître, dit Æditue, et bien boire, moitié au pair, moitié à la couche[701] ; rien si cher ne précieux est que le temps, employons-le en bonnes œuvres. »

Mener il nous voulait premièrement baigner dedans les thermes des cardingaux, belles et délicieuses souverainement, issants des bains nous faire par les aliptes[702] oindre de précieux baume.

Mais Pantagruel lui dit qu’il ne boirait que trop sans cela. Adonc nous conduit en un grand et délicieux réfectoire et nous dit : « L’ermite Braguibus vous a fait jeûner par quatre jours, quatre jours serez ici à contrepoints sans cesser de boire et de repaître.

— Dormirons-nous point cependant ? dit Panurge.

— À votre liberté, répondit Æditue, car qui dort, il boit. »

Vrai Dieu, quelle chère nous fîmes ! Ô le grand homme de bien !


COMMENT LES OISEAUX DE L’ÎLE SONNANTE SONT ALIMENTÉS.

Pantagruel montrait face triste et semblait non content du séjour quatridien[703] que nous terminait[704] Æditue. Ce qu’aperçut Æditue, et dit : « Seigneur, vous savez que sept jours devant et sept jours après brume jamais n’y a sur mer tempête. C’est pour faveur que les éléments portent aux alcyons, oiseaux sacrés à Thétis qui pour lors ponent[705] et éclouent[706] leurs petits lez le rivage. Ici la mer se revanche de ce long calme, et par quatre jours ne cesse de tempêter énormément quand quelques voyagers y arrivent. La cause nous estimons afin que, ce temps durant, nécessité les contraigne y demeurer pour être bien festoyés des revenus de sonnerie. Pourtant n’estimez temps ici ocieusement perdu. Force forcée vous y retiendra si ne voulez combattre Junon, Neptune, Doris, Æolus, et tous les Véjoves[707]. Seulement délibérez-vous[708] de faire chère lie. »

Après les premières bâfrures[709], frère Jean demandait à Æditue : « En cette île vous n’avez que cages et oiseaux. Ils ne labourent, ne cultivent la terre. Toute leur occupation est à gaudir[710], gazouiller et chanter. De quel pays vous vient cette corne d’abondance et copie[711] de tant de biens et friants morceaux ?

— De tout l’autre monde, répondit Æditue, exceptez-moi quelques contrées des régions aquilonaires, lesquelles, depuis quelques certaines années, ont mû la Camarine[712]. Chou ! ils s’en repentiront, dondaine, ils s’en repentiront, dondon. Buvons amis. Mais de quel pays êtes-vous ?

— De Touraine, répondit Panurge.

— Vraiment, dit Æditue, vous ne fûtes onques de mauvaise pie couvés, puisque vous êtes de la benoîte Touraine. De Touraine tant et tant de biens annuellement nous viennent que nous fut dit un jour, par gens du lieu par ci passants, que le duc de Touraine n’a en tout son revenu de quoi son soûl de lard manger par l’excessive largesse que ses prédécesseurs ont fait à ces sacrosaints oiseaux, pour ici de faisans nous soûler, de perdreaux, de gelinottes, poules d’Inde, gras chapons de Loudunois, venaisons de toutes sortes et toutes sortes de gibier.

« Buvons, amis ! Voyez cette perchée d’oiseaux, comment ils sont douillets et en bon point des rentes qui nous en viennent : aussi chantent-ils bien pour eux. Vous ne vîtes onques rossignols mieux gringoter[713] qu’ils font en plat, quand ils voient ces deux bâtons dorés.

— C’est, dit frère Jean, fête à bâtons.

— Et quand je leur sonne ces grosses cloches que voyez pendues autour de leurs cages. Buvons, amis ! Il fait certes hui[714] beau boire : aussi fait-il tous les jours. Buvons ! je bois de bien bon cœur à vous et soyez les très bien venus.

« N’ayez peur que vin et vivres ici faillent, car quand le ciel serait d’airain et la terre de fer, encore vivres ne nous faudraient, fut-ce par sept, voire huit ans, plus longtemps que ne dura la famine en Égypte. Buvons ensemble par bon accord en charité.

— Diable ! s’écria Panurge, tant vous avez d’aise en ce monde ?

— En l’autre, répondit Æditue, en aurons-nous bien davantage. Les champs Élysiens ne nous manqueront, pour le moins. Buvons amis, je bois à toi.

— Ç’a été, dis-je, esprit moult divin et parfait à vos premiers Siticines[715] avoir le moyen inventé par lequel vous avez ce que tous humains appètent naturellement, et à peu d’iceux, ou, proprement parlant, à nul n’est octroyé. C’est paradis en cette vie et en l’autre pareillement avoir. Ô gens heureux ! Ô semi-dieux ! Plût au ciel qu’il m’advint ainsi ! »


COMMENT PANURGE RACONTE À MAÎTRE ÆDITUE L’APOLOGUE DU ROUSSIN ET DE L’ÂNE.

Avoir[716] bien bu et bien repu, Æditue nous mena en une chambre bien garnie, bien tapissée et toute dorée. Là nous fit apporter mirobalans[717], brins de baume et gingembre vert confit, force hypocras et vin délicieux, et nous invitait par ces antidotes, comme par breuvage du fleuve de Léthé, mettre en oubli et nonchalance les fatigues qu’avions pâties sur la marine[718] ; fit aussi porter vivres en abondance à nos navires qui surgeaient[719] au port. Ainsi reposâmes par icelle nuit, mais je ne pouvais dormir à cause du sempiternel brimballement des cloches.

À minuit, Æditue nous éveilla pour boire : lui-même but le premier, disant : « Vous autres de l’autre monde dites qu’ignorance est mère de tous maux et dites vrai : mais toutefois vous ne la bannissez mie[720] de vos entendements, et vivez en elle, avec elle, par elle. C’est pourquoi tant de maux vous meshaignent[721] de jour en jour, toujours vous plaignez, toujours lamentez, jamais n’êtes assouvis : je le considère présentement. Car ignorance vous tient ici au lit liés comme fut le dieu des batailles par l’art de Vulcain, et n’entendez que le devoir vôtre était d’épargner de votre sommeil, point n’épargner les biens de cette fameuse île. Vous devriez avoir jà fait trois repas, et tenez cela de moi que pour manger les vivres de l’île Sonnante se faut lever bien matin : les mangeant, ils multiplient, les épargnant, ils vont en dimunition.

« Fauchez le pré en sa saison, l’herbe y reviendra plus drue et de meilleure emploite[722] ; ne le fauchez point, en peu d’années il ne sera tapissé que de mousse.

« Buvons, amis, buvons trestous. Les plus maigres de nos oiseaux chantent maintenant tous à nous : nous boirons à eux s’il vous plaît. Buvons, une, deux, trois, neuf fois, non zelus, sed charitas. »

Au point du jour pareillement nous éveilla pour manger soupes de prime[723]. Depuis ne fîmes qu’un repas, lequel dura tout le jour, et ne savais si c’était dîner ou souper, goûter ou regoubillonner[724]. Seulement par forme d’ébat nous pourmenâmes quelques tours par l’île pour voir et ouïr le joyeux chant de ces benoîts oiseaux.

Au soir Panurge dit à Æditue : « Seigneur, ne vous déplaise si je vous raconte une histoire joyeuse laquelle advint au pays de Châtelleraudais depuis vingt et trois lunes. Le palefrenier d’un gentilhomme, au mois d’avril, pourmenait à un matin ses grands chevaux parmi les guérets. Là rencontra une gaie bergère, laquelle, à l’ombre d’un buissonnet, ses brebiettes gardait, ensemble[725] un âne et quelque chèvre. Devisant avec elle, lui persuada monter derrière lui en croupe visiter son écurie, et là faire un tronçon de bonne chère à la rustique. Durant leur propos et demeure[726], le cheval s’adressa à l’âne et lui dit en l’oreille, car les bêtes parlèrent toute icelle année en divers lieux : « Pauvre et chétif baudet, j’ai de toi pitié et compassion. Tu travailles journellement beaucoup : je l’aperçois à l’usure de ton bas-cul. C’est bien fait, puisque Dieu t’a créé pour le service des humains. Tu es baudet de bien. Mais n’être autrement torchonné, étrillé, phaléré[727] et alimenté que je te vois, cela me semble un peu tyrannique et hors les mètes[728] de raison. Tu es tout hérissonné, tout hallebrené[729], tout lanterné[730], et ne manges ici que joncs, épines et durs chardons. C’est pourquoi je te semonds[731], baudet, ton petit pas avec moi venir et voir comment nous autres, que nature a produits pour la guerre, sommes traités et nourris. Ce ne sera sans toi ressentir de mon ordinaire.

— Vraiment, répondit l’âne, j’irai bien volontiers, monsieur le cheval.

— Il y a, dit le roussin[732], bien monsieur le roussin pour toi, baudet.

— Pardonnez-moi, répondit l’âne, monsieur le roussin ; ainsi sommes en notre langage incorrects et mal appris, nous autres villageois et rustiques. À propos, je vous obéirai volontiers et de loin vous suivrai, de peur des coups (j’en ai la peau toute contrepointée[733]) puisque vous plaît me faire tant de bien et d’honneur. »

« La bergère montée, l’âne suivait le cheval en ferme délibération de bien repaître advenants au logis. Le palefrenier l’aperçut et commanda aux garçons d’étable le traiter à la fourche et l’esréner[734] à coups de bâtons. L’âne, entendant ce propos, se recommanda au dieu Neptune et commençait à escamper[735] du lieu à grande erre[736], pensant en soi-même et syllogisant : « Il dit bien : aussi n’est-ce mon état de suivre les cours des gros seigneurs. Nature ne m’a produit que pour l’aide des pauvres gens. Ésope m’en avait bien averti par un sien apologue. Ça été outrecuidance à moi : remède n’y a que d’escamper d’ici, je dis plus tôt que ne sont cuites asperges. » Et l’âne au trot, à pets, à bonds, à ruades, au galop, à pétarades.

« La bergère, voyant l’âne déloger, dit au palefrenier qu’il était sien et pria qu’il fût bien traité, autrement elle voulait partir sans plus avant entrer. Lors commanda le palefrenier que plutôt les chevaux n’eussent de huit jours avoine que l’âne n’en eût tout son soûl. Le pis fut de le révoquer[737], car les garçons l’avaient beau flatter et l’appeler : « Truunc, truunc, baudet, ça.

— Je n’y vais pas, disait l’âne, je suis honteux. »

« Plus amiablement l’appelaient, plus rudement s’escarmouchait-il, et à sauts et à pétarades. Ils y fussent encore, ne fût la bergère qui les avertit cribler avoine haut en l’air, en l’appelant : ce que fut fait. Soudain l’âne tourna visage disant : « Avoine, bien, avenant : non la fourche ; je ne dis : qui me dit passe sans flux[738]. » Ainsi à eux se rendit, chantant mélodieusement, comme vous savez que fait bon ouïr la voix et musique de ces bêtes arcadiques.

« Arrivé qu’il fut, on le mena en l’étable près du grand cheval, fut frotté, torchonné, étrillé, litière fraîche jusqu’au ventre, plein râtelier de foin, pleine mangeoire d’avoine, laquelle, quand les garçons d’étable criblaient, il leur chauvait[739] des oreilles, leur signifiant qu’il ne la mangerait que trop sans cribler, et que tant d’honneur ne lui appartenait.

« Quand ils eurent bien repu, le cheval interrogea l’âne, disant : « Et puis, pauvre baudet, et comment t’en va ? Que te semble de ce traitement ? Encore n’y voulais-tu pas venir. Qu’en dis-tu ?

— Par la figue, répondit l’âne, laquelle un de nos ancêtres mangeant, mourut Philémon à force de rire, voici baume, monsieur le roussin. Mais quoi, ce n’est que demi-chère. Baudouinez-vous[740] rien céans, vous autres messieurs les chevaux ?

— Quel baudouinage me dis-tu, baudet ? demandait le cheval. Tes males avivres[741], baudet ! me prends-tu pour un âne ?

— Ha ! ha ! répondit l’âne, je suis un peu dur pour apprendre le langage courtisan des chevaux. Je demande : Roussinez-vous[742] point céans, vous autres messieurs les roussins ?

— Parle bas, baudet, dit le cheval, car si les garçons t’entendent, à grands coups de fourche ils te pelauderont[743] si dru qu’il ne te prendra volonté de baudouiner. Nous n’osons céans seulement roidir le bout, voire fût-ce pour uriner, de peur des coups : du reste aises comme rois.

— Par l’aube[744] du bât que je porte, dit l’âne, je te renonce[745], et dis fi de ta litière, fi de ton foin et fi de ton avoine : vivent les chardons des champs, puisqu’à plaisir on y roussine ! Manger moins et toujours roussiner son coup est ma devise : de ce nous autres faisons foin et pitance. Ô monsieur le roussin, mon ami, si tu nous avais vu en foires, quand nous tenons notre chapitre provincial, comment nous baudouinons à gogo pendant que nos maîtresses vendent leurs oisons et poussins ! » Telle fut leur départie[746]. J’ai dit. »

À tant[747] se tut Panurge et plus mot ne sonnait. Pantagruel l’admonestait conclure le propos. Mais Æditue répondit : « À bon entendeur ne faut qu’une parole. J’entends très bien ce que par cet apologue de l’âne et du cheval voudriez dire et inférer, mais vous êtes honteux. Sachez qu’ici n’y a rien pour vous : n’en parlez plus.

— Si ai-je, dit Panurge, naguère ici vu une abbegesse à blanc plumage, laquelle mieux vaudrait chevaucher que mener en main, et si les autres sont damoiseaux, elle me semblerait dame oiselle. Je dis cointe[748] et jolie, bien valant un péché ou deux. Dieu me le pardonne, partant je n’y pensais point en mal : le mal que j’y pense me puisse soudain advenir ! »


COMMENT NOUS FUT MONTRÉ PAPEGAUT À GRANDE DIFFICULTÉ.

Le tiers jour continua en festins et mêmes banquets que les deux précédents. Auquel jour Pantagruel requérait instamment voir papegaut ; mais Æditue répondit qu’il ne se laissait ainsi facilement voir. « Comment, dit Pantagruel, a-t-il l’armet de Pluton en tête, l’anneau de Gygès ès griffes, ou un caméléon en sein, pour se rendre invisible au monde ?

— Non, répondit Æditue, mais il, par nature, est d’accès un peu difficile. Je donnerai toutefois ordre que le puissiez voir, si faire se peut. »

Ce mot achevé, nous laissa au lieu grignotants. Un quart d’heure après retourné, nous dit papegaut être pour cette heure visible, et nous mena en tapinois et silence droit à la cage en laquelle il était acroué[749], accompagné de deux petits cardingaux et de six gros et gras évêgaux. Panurge curieusement considéra sa forme, ses gestes, son maintien. Puis s’écria à haute voix, disant : « En mal an soit la bête ! il semble une duppe.[750]

— Parlez bas, dit Æditue, de par Dieu, il a oreilles, comme sagement nota Michael de Matiscones.

— Si[751] a bien une duppe, dit Panurge.

— Si une fois il vous entend ainsi blasphémants, vous êtes perdus, bonnes gens. Voyez-vous là dedans sa cage un bassin ? D’icelui sortira foudre, tonnerre, éclairs, diables et tempête, par lesquels en un moment serez cent pieds sous terre abîmés.

— Mieux serait, dit frère Jean, boire et banqueter. Panurge restait en contemplation véhémente de papegaut et de sa compagnie, quand il aperçut au-dessous de sa cage une chevêche[752]. Adonc s’écria, disant : « Par la vertu Dieu, nous sommes ici bien pipés à pleines pipes[753], et mal équipés. Il y a, par Dieu, fle la piperie, friperie et riperie[754] tant et plus en ce manoir. Regardez là cette chevêche : nous sommes par Dieu assassinés.

— Parlez bas, de par Dieu, dit Æditue ; ce n’est mie[755] une chevêche : il est mâle, c’est un noble chevecier[756].

— Mais, dit Pantagruel, faites-nous ici quelque peu papegaut chanter, afin qu’oyons son harmonie.

— Il ne chante, répondit Æditue, qu’à ses jours et ne mange qu’à ses heures.

— Non, fais-je, dit Panurge, mais toutes les heures sont miennes. Allons donc boire d’autant.

— Vous, dit Æditue, parlez à cette heure correct[757] : ainsi parlant, jamais ne serez hérétique. Allons, j’en suis d’opinion. » Retournants à la beuverie, aperçûmes un vieil évêgaut à tête verte, lequel était acroué[758], accompagné de trois onocrotales[759], oiseaux joyeux, et ronflaient sous une feuillade. Près de lui était une jolie abbegesse, laquelle joyeusement chantait, et y prenions plaisir si grand que désirions tous nos membres en oreilles convertis, rien ne perdre de son chant, et du tout, sans ailleurs être distraits, y vaquer. Panurge dit : « Cette belle abbegesse se rompt la tête à force de chanter, et ce gros vilain évêgaut ronfle cependant. Je le ferai bien tantôt chanter de par le diable. » Lors sonna une cloche pendante sur sa cage ; mais quelque sonnerie qu’il fît, plus fort ronflait évêgaut, point ne chantait. « Par Dieu, dit Panurge, vieille buse, par moyen autre bien chanter je vous ferai. »

Adonc prit une grosse pierre, le voulant férir par la moitié. Mais Æditue s’écria, disant : « Homme de bien, frappe, féris, tue et meurtris tous rois et princes du monde, en trahison, par venin ou autrement, quand tu voudras. Déniche des cieux les anges : de tout auras pardon du papegaut. À ces sacrés oiseaux ne touche, d’autant qu’aimes la vie, le profit, le bien, tant de toi que de tes parents et amis, vifs et trépassés : encore ceux qui d’eux après naîtraient en seraient infortunés. Considère bien ce bassin.

— Mieux donc vaut, dit Panurge, boire d’autant et banqueter.

— Il dit bien, monsieur Antitus, dit frère Jean. Ci voyants ces diables d’oiseaux, ne faisons que blasphémer : vidant vos bouteilles et pots, ne faisons que Dieu louer. Allons donc boire d’autant. Ô le beau mot ! »

Le troisième jour, après boire, comme entendez, nous donna Æditue congé. Nous lui fîmes présent d’un beau petit couteau pergois[760], lequel il prit plus à gré que ne fit Artaxerxès le verre d’eau froide que lui présenta un paysan. Et nous remercia courtoisement, envoya en nos navires rafraîchissement de toutes munitions, nous souhaita bon voyage et venir à sauvement de nos personnes et fin de nos entreprises, et nous fit promettre et jurer par Jupiter pierre que notre retour serait par son territoire. Enfin nous dit : « Amis, vous noterez que par le monde y a beaucoup plus de couillons que d’hommes, et de ce vous souvienne. »


COMMENT NOUS PASSÂMES LE GUICHET HABITE PAR GRIPPEMINAUD, ARCHIDUC DES CHATS FOURRÉS.

De là passâmes Condamnation, qui est une autre île toute déserte : passâmes aussi le Guichet, auquel lieu Pantagruel ne voulut descendre, et fit très bien, car nous y fûmes faits prisonniers et arrêtés de fait par le commandement de Grippeminaud, archiduc des chats fourrés, parce que quelqu’un de notre bande voulut vendre à un serrargent[761] des chapeaux de Cassade[762]. Les chats fourrés sont bêtes moult horribles et épouvantables : ils mangent les petits enfants et paissent sur des pierres de marbre. Avisez, buveurs, s’ils ne devraient bien être camus ! Ils ont le poil de la peau non hors sortant, mais au dedans caché, et portent pour leur symbole et devise tous et chacun d’eux une gibecière ouverte, mais non tous en une[763] manière, car aucuns[764] la portent attachée au col en écharpe, autres sur le cul, autres sur la bedaine, autres sur le côté, et le tout par raison et mystère. Ont aussi les griffes tant fortes, longues et acérées, que rien ne leur échappe depuis qu’une fois l’ont mis entre leurs serres. Et se couvrent les têtes, aucuns de bonnets à quatre gouttières ou braguettes, autres de bonnets à revers, autres de mortiers, autres de caparaçons mortifiés[765].

Entrant en leur tapinaudière, nous dit un gueux de l’hostière auquel avions donné demi-teston : « Gens de bien, Dieu vous donne de léans[766] bientôt en sauveté[767] sortir. Considérez bien le minois de ces vaillants piliers, arcs-boutants de justice grippeminaudière, et notez que si vivez encore six olympiades et l’âge de deux chiens, vous verrez ces chats fourrés seigneurs de toute l’Europe, et possesseurs pacifiques de tout le bien et domaine qui est en icelle, si en leurs hoirs[768], par divine punition, soudain ne dépérissait le bien et revenu par eux injustement acquis. Tenez-le d’un gueux et bien. Parmi eux règne la sexte essence, moyennant laquelle ils grippent[769] tout, dévorent tout, et conchient[770] tout. Ils brûlent, éclatent, décapitent, meurtrissent, emprisonnent, ruinent et minent tout, sans discrétion[771] de bien et de mal. Car parmi eux vice est vertu appelé, méchanceté est bonté surnommée, trahison a nom de féauté[772], larcin est dit libéralité, pillerie est leur devise et, par eux faite, est trouvée bonne de tous humains, exceptez-moi les hérétiques, et le tout font avec souveraine et irréfragable autorité. Pour signe de mon pronostic, aviserez que léans sont les mangeoires au-dessus des râteliers. De ce quelque jour vous souvienne. Et si jamais peste au monde, famine ou guerre, vorages[773], cataclismes, conflagrations, malheur adviennent, ne les attribuez ni les référez aux conjonctions des planètes maléfiques, aux abus de la cour romaine, ou tyrannies des rois et princes terriens, à l’imposture des cafards, hérétiques, faux prophètes, à la malignité des usuriers, faux monnayeurs, rogneurs de testons, ne à l’ignorance, impudence, imprudence des médecins, chirurgiens, apothicaires, ne à la perversité des femmes adultères, vénéfiques[774] infanticides : attribuez le tout à leur ruine indicible, incroyable, inestimable méchanceté, laquelle est continuellement forgée et exercée en l’officine des chats fourrés. Et n’est au monde connue, non plus que la cabale des Juifs : pourtant[775] n’est-elle détestée, corrigée et punie, comme serait de raison. Mais si elle est quelque jour mise en évidence et manifestée au peuple, il n’est et ne fut orateur tant éloquent qui par son art le retînt, ni loi tant rigoureuse et draconique qui par crainte de peine le gardât, ni magistrat tant puissant, qui par force l’empêchât de les faire tous vifs là dedans leur rabulière[776] félonnement brûler. Leurs enfants propres chats fourrillons et autres parents les avaient en horreur et abomination. C’est pourquoi, ainsi qu’Annibal eut de son père Amilcar, sous solennelle et religieuse adjuration, commandement de persécuter les Romains tant qu’il vivrait, aussi ai-je de feu mon père injonction ici hors demeurer, attendant que là dedans tombe la foudre du ciel, et en cendre les réduise, comme autres Titanes[777] profanes et théomaches[778], puisque les humains tant et tant sont des corps endurcis que le mal par iceux advenu, advenant et à venir ne recordent[779], ne sentent, ne prévoient, ou le sentant n’osent ne veulent ou ne peuvent les exterminer.

— Qu’est-ce là ? dit Panurge. Ha ! non, non ! je n’y vais pas, par Dieu ! retournons. Retournons, dis-je, de par Dieu. Ce noble gueux m’a plus fort étonné[780] que si du ciel en automne eût tonné.

Retournants, trouvâmes la porte fermée, et nous fut dit que là facilement on y entrait comme en Averne : à issir[781] était la difficulté, et que ne sortirions hors en manière que ce fût, sans bulletin et décharge de l’assistance, par cette seule raison qu’on ne s’en va pas des foires comme du marché, et qu’avions les pieds poudreux. Le pis fut quand passâmes le guichet, car nous fûmes présentés, pour avoir notre bulletin et décharge, devant un monstre le plus hideux que jamais fut décrit. On le nommait Grippeminaud. Je ne vous le saurais mieux comparer qu’à Chimère ou à Sphynx et à Cerberus, ou bien au simulacre[782] d’Osiris, ainsi que le figuraient les Égyptiens, par trois têtes ensemble jointes : savoir est d’un lion rugissant, d’un chien flattant et d’un loup bâillant, entortillés d’un dragon soi mordant la queue et de rayons scintillants à l’entour. Les mains avait pleines de sang, les griffes comme de harpie, le museau à bec de corbin, les dents d’un sanglier quadrannier[783], les yeux flamboyants comme une gueule d’enfer, tout couvert de mortiers entrelacés de pilons : seulement apparaissaient les griffes. Le siège d’icelui et de tous ses collatéraux chats garanniers[784] était d’un long râtelier tout neuf, au-dessus duquel, par forme de revers, instablées[785] étaient mangeoires fort amples et belles, selon l’avertissement du gueux. À l’endroit du siège principal était l’image d’une vieille femme, tenant en main dextre un fourreau de faucille, en senestre une balance, et portant besicles au nez. Les coupes[786] de la balance étaient de deux gibecières veloutées[787], l’une pleine de billon et pendante, l’autre vide et longue élevée au-dessus du trébuchet. Et suis d’opinion que c’était le portrait de justice grippeminaudière, bien abhorrente[788] de l’institution des antiques Thébains, qui érigeaient les statues de leurs dicastes et juges après leur mort, en or, et argent, en marbre, selon leur mérite, toutes sans mains. Quand fûmes devant lui présentés, ne sais quelle sorte de gens, tous vêtus de gibecières et de sacs, à[789] grands lambeaux d’écritures, nous firent sur une sellette asseoir. Panurge disait : « Gallefretiers[790], mes amis, je ne suis que trop bien ainsi debout : aussi bien elle est trop basse pour homme qui a chausses neuves et court pourpoint. » — « Asseyez-vous là, répondirent-ils, et que plus on ne vous le dise. La terre présentement s’ouvrira pour tous vifs vous engloutir si faillez à bien répondre. »


COMMENT PAR GRIPPEMINAUD NOUS FUT PROPOSÉ UN ÉNIGME.

Quand fûmes assis, Grippeminaud, au milieu de ses chats fourrés, nous dit en parole furieuse et enrouée : « Or çà, or çà or çà. (À boire, à boire çà, disait Panurge entre ses dents).

Une bien jeune et toute blondelette
Conçut un fils Éthiopien, sans père,
Puis l’enfanta sans douleur la tendrettc,
Quoiqu’il sortît comme fait la vipère,
L’ayant rongé, en moult grand vitupère[791],
Tout l’un des flancs, pour son impatience.
Depuis passa monts et vaux en fiance,
Par l’air volant, en terre cheminant :
Tant qu’étonna l’ami de sapience,
Qui l’estimait être humain animant[792].

« Or çà, réponds-moi, dit Grippeminaud, à cet énigme, et nous résous présentement que c’est, or çà.

— Or de par Dieu, répondis-je, si j’avais sphynx en ma maison, or de par Dieu, comme l’avait Verrès, un de vos précurseurs, or de par Dieu, résoudre pourrais l’énigme, or de par Dieu ; mais certes je n’y étais mie[793], et suis or, de par Dieu, innocent du fait.

— Or çà, dit Grippeminaud, par Styx, puisque autre chose ne veux dire, or çà, je te montrerai, or çà, que meilleur te serait être tombé entre les pattes de Lucifer, or çà, et de tous les diables, or çà, qu’entre nos griffes, or çà. Le vois-tu bien ? Or çà, malotru, nous allègues-tu innocence, or çà, comme chose digne d’échapper[794] nos tortures. Or çà, nos lois sont comme toiles d’araignes. Or çà, les simples moucherons et petits papillons y sont pris ; or çà, les gros taons malfaisants les rompent, or çà, et passent à travers, or çà. Semblablement nous ne cherchons les gros larrons et tyrans, or çà ; ils sont de trop dure digestion, or çà, et nous affoleraient[795], or çà. Vous autres gentils innocents, or çà, y serez bien innocentés, or çà : le grand diable, or çà, vous chantera messe, or çà. »

Frère Jean, impatient de ce qu’avait déduit Grippeminaud, lui dit : « Hau ! monsieur le diable enjuponné, comment veux-tu qu’il réponde d’un cas qu’il ignore ? Ne te contentes-tu de vérité ?

— Or çà, dit Grippeminaud, encore n’était de mon règne advenu, or çà, qu’ici personne sans premier être interrogé parlât, or çà. Qui nous a délié ce fol enragé ici ?

— Tu as menti, disait frère Jean sans les lèvres mouvoir.

— Or çà, quand seras en rang de répondre, or çà, tu auras prou[796] à faire, or çà.

— Maraut, tu as menti, disait frère Jean en silence.

— Penses-tu être en la forêt de l’Académie, or çà, avec les ocieux[797] veneurs et inquisiteurs de vérité ? Or çà, nous avons bien ici autre chose à faire, or çà. Ici on répond, je dis, or çà, or çà, catégoriquement, de ce que l’on ignore. Or çà, on confesse avoir fait, or çà, ce qu’on ne fit onques. Or çà, on proteste savoir ce que jamais on n’apprit. Or çà, on fait prendre patience en enrageant. Or çà, on plume l’oie sans la faire crier. Or çà, tu parles sans procuration, or çà, je le vois bien, or çà. Tes fortes fièvres quartaines, or çà, qui te puissent épouser, or çà !

— Diables, s’écria frère Jean, archidiables, protodiables, pantodiables[798], tu donc veux marier les moines ? Ho hu ! ho hou ! je te prends pour hérétique. »


COMMENT PANURGE EXPOSE L’ÉNIGME DE GRIPPEMINAUD.

Grippeminaud, faisant semblant n’entendre ce propos, s’adresse à Panurge, disant : « Or çà, or çà, or çà, et toi, goguelu[799], n’y veux-tu rien dire ? » Répondit Panurge : « Or de par le diable, là, je vois clairement que la peste est ici pour nous, or de par le diable là, vu qu’innocence n’y est point en sûreté, et que le diable y chante messe, or de par le diable là. Je vous prie que pour tous je la paie, or de par le diable là, et nous laisses aller. Je n’en puis plus, or de par le diable là.

— Aller ! dit Grippeminaud, or çà encore n’advint depuis trois cents ans en çà, or çà, que personne échappât de céans sans y laisser du poil, or çà, ou de la peau pour le plus souvent, or çà. Car quoi ? or çà, ce serait à dire que par devant nous ici serais injustement convenu, or çà, et de par nous injustement traité, or çà. Malheureux es-tu bien, or çà, mais encore plus le seras, or çà, si ne réponds à l’énigme proposé. Or çà, que veut-il dire, or çà ?

— C’est, or de par le diable là, répondit Panurge, un cosson[800] noir né d’une fève blanche, or de par le diable là, par le trou qu’il avait fait la rongeant, or de par le diable là, lequel aucune[801] fois vole, aucune fois chemine en terre, or de par le diable là, dont fut estimé de Pythagoras, premier amateur[802] de sapience, c’est en grec philosophe, or de par le diable là, avoir d’ailleurs par métempsychosie âme humaine reçue, or de par le diable là. Si vous autres étiez hommes, or de par le diable là, après votre male[803] mort, selon son opinion, vos âmes entreraient en corps de cossons, or de par le diable là, car en cette vie vous rongez et mangez tout. En l’autre vous rongerez et mangerez comme vipères, les côtes propres de vos mères, or de par le diable là.

— Cordieu, dit frère Jean, de bien bon cœur je souhaiterais que le trou de mon cul devienne fève, et autour soit de ces cossons mangé.

Panurge, ces mots achevés, jeta au milieu du parquet une grosse bourse de cuir pleine d’écus au soleil. Au son de sa bourse commencèrent tous les chats fourrés jouer des griffes, comme si fussent violons démanchés, et tous s’écrièrent à haute voix disants : « Ce sont les épices : le procès fut bien bon, bien friand et bien épicé. Ils sont gens de bien.

— C’est or, dit Panruge ; je dis écus au soleil.

— La cour, dit Grippeminaud, l’entend, or bien, or bien, or bien. Allez, enfants, or bien, et passez outre. Or bien, nous ne sommes tant diables, or bien, que sommes noirs, or bien, or bien, or bien. »

Issants[804] du guichet, fûmes conduits jusques au port par certains griffons[805] de montagnes. Avant entrer en nos navires, fûmes par iceux avertis que n’eussions à chemin prendre sans premier avoir fait présents seigneuriaux tant à la dame Grippeminaude qu’à toutes les chattes fourrées, autrement avaient commission nous ramener au guichet. « Bren[806], répondit frère Jean ; nous ici à l’écart visiterons le fond de nos deniers, et donnerons à tous contentement.

— Mais, dirent les garçons, n’oubliez le vin[807] des pauvres diables.

— Des pauvres diables, répondit frère Jean, jamais n’est en oubli le vin, mais est mémorial en tous pays et toutes saisons. »


COMMENT LES CHATS FOURRÉS VIVENT DE CORRUPTION.

Ces paroles n’étaient achevées, quand frère Jean aperçut. soixante et huit galères et frégates arrivantes au port. Là soudain courut demander nouvelles, ensemble[808] de quelle marchandise étaient les vaisseaux chargés, vit que tous chargés étaient de venaison, levreaux, chapons, palombes, cochons, chevreaux, vanneaux, poulets, canards, halbrans, oisons et autres sortes de gibier. Parmi aussi aperçut quelques pièces de velours, de satin et damas. Adonc interrogea les voyagers où et à qui ils portaient ces friands morceaux. Ils répondirent que c’était à Grippeminaud, aux chats fourrés et chattes fourrées.

— Comment, dit frère Jean, appelez-vous ces drogues-là ?

— Corruption, répondaient les voyagers.

— Ils donc, dit frère Jean, de corruption vivent, en génération périront. Par la vertu Dieu, c’est cela : leurs pères mangèrent les bons gentilshommes, qui, par raison de leur état s’exerçaient à la volerie[809] et à la chasse pour plus être en temps de guerre escors[810] et jà endurcis au travail, car vénation[811] est comme un simulacre de bataille, et onques n’en mentit Xénophon écrivant être de la vénerie, comme du cheval de Troie, issus tous bons chefs de guerre. Je ne suis pas clerc, mais on me l’a dit, je le crois. Les âmes d’iceux, selon l’opinion de Grippeminaud, après leur mort entrent en sangliers, cerfs, chevreaux[812], hérons, perdrix et autres tels animaux, lesquels avaient leur première vie durante, toujours aimés et cherchés. Or ces chats fourrés, avoir[813] leurs châteaux, terres, domaines, possessions, rentes et revenus détruit et dévoré, encore leur cherchent-ils le sang et l’âme en l’autre vie. Ô le gueux de bien qui nous en donna avertissement à l’enseigne de la mangeoire instablée[814] au-dessus du râtelier !

— Voire mais, dit Panurge aux voyagers, on a fait crier, de par le grand roi, que personne n’eût, sur peine de la hart, prendre cerfs, ne biches, sangliers ne chevreaux.

— Il est vrai, répondit un pour tous. Mais le grand roi est tant bon et tant bénin, ces chats fourrés sont tant enragés et affamés de sang chrétien que moins de peur avons-nous offensants le grand roi que d’espoir n’entretenants ces chats fourrés par telles corruptions, mêmement[815] que demain le Grippeminaud marie une sienne chatte fourrée avec un gros mitouard[816], chat bien fourré. Au temps passé, on les appelait Mâchefoins ; mais las ! ils n’en mâchent plus. Nous, de présent, les nommons mâche-levreaux, mâche-perdrix, mâche-bécasses, mâche-faisans, mâche-poulets, mâche-chevreaux, mâche-connils[817], mâche-cochons, d’autres viandes ne sont alimentés.

— Bren, bren, dit frère Jean ; l’année prochaine on les nommera mâche-étrons, mâche-foires, mâche-merdes. Me voulez-vous croire ?

— Oui-da, répondit la brigade.

— Faisons, dit-il, deux choses. Premièrement, saisissons-nous de tout ce gibier que voyez ci ; aussi bien suis-je fâché[818] de salures : elles m’échauffent les hypocondres. J’entends le bien payant. Secondement, retournons au guichet, et mettons à sac tous ces diables de chats fourrés.

— Sans faute, dit Panurge, je n’y vais pas : je suis un peu couard de ma nature. »


COMMENT FRÈRE JEAN DES ENTOMMEURES DÉLIBÈRE[819] METTRE À SAC LES CHATS FOURRÉS.

Vertu de froc, dit frère Jean, quel voyage ici faisons-nous ? C’est voyage de foirards : nous ne faisons que vesser, que péter, que fianter, que ravasser[820], que rien faire. Cordieu, ce n’est mon naturel : si toujours quelque acte héroïque ne fais, la nuit je ne peux dormir. Donc vous m’avez en compagnon pris pour en cetui voyage messe chanter et confesser ? Pâques de soles, le premier qui y viendra, il aura en pénitence soi comme lâche et méchant jeter au fond de la mer, en déduction des peines du purgatoire, je dis la tête la première. Qui a mis Hercules en bruit et renommée sempiternelle ? N’est-ce qu’il, pérégrinant[821] par le monde, mettait les peuples hors de tyrannie, hors d’erreur, des dangers et angaries[822] ? Il mettait à mort tous les brigands, tous les monstres, tous les serpents vénéneux et bêtes malfaisantes. Pourquoi ne suivons-nous son exemple, et, comme il faisait, ne faisons-nous en toutes les contrées que passons ? Il défit les Stymphalides, l’hydre de Lerne, Cacus, Anthéus, les Centaures. Je ne suis pas clerc : les clercs le disent. À son imitation, défaisons et mettons à sac ces chats fourrés : ce sont tiercelets[823] de diables, et délivrons ce pays de tyrannie. Je renie Mahon, si j’étais aussi fort et aussi puissant qu’il était, je ne vous demanderais ne aide ne conseil. Çà, irons-nous ? Je vous assure que facilement nous les occirons, et ils l’endureront patiemment : je n’en doute, vu que de nous ont patiemment enduré des injures, plus que dix truies ne boiraient de lavailles[824]. Allons !

— Des injures, dis-je, et déshonneur ils ne se soucient, pourvu qu’ils aient écus en gibecière, voire fussent-ils tous breneux, et les déferions peut-être comme Hercules ; mais il nous défaut[825] le commandement d’Euristéus, et rien plus pour cette heure, fors que je souhaite parmi eux Jupiter soi pourmener[826] deux petites heures en telle forme que jadis visita Sémélé sa mie, mère première du bon Bacchus.

— Dieu, dit Panurge, vous a fait belle grâce d’échapper de leurs griffes : je n’y retourne pas, quant est de moi. Je me sens encore ému et altéré de l’ahan[827] que j’y pâtis, et y fus grandement fâché pour trois causes : la première, pour ce que j’y étais fâché, la seconde, pour ce que j’y étais fâché, la tierce pour ce que j’y étais fâché. Écoute ici de ton oreille dextre, frère Jean, mon couillon gauche. Toutes et quantes fois que voudras aller à tous les diables, devant le tribunal de Minos, Æcus, Rhadamantus et Dites, je suis prêt te faire compagnie indissoluble, avec toi passer Achéron, Styx, Cocyte, boire plein godet du fleuve Léthé, payer pour nous deux à Charon le naule[828] de sa barque. Pour retourner au guichet, si de fortune veux retourner, saisis-toi d’autre compagnie que de la mienne, je n’y retournerai pas : ce mot te soit une muraille d’airain. Si par force et violence ne suis mené, je n’en approcherai, tant que cette vie je vivrai en plus que Calpe d’Abila. Ulysses retournat-il quérir son épée en la caverne du Cyclope ? Ma dia[829], non ! Au guichet je n’ai rien oublié, je n’y retournerai pas.

— Ô, dit frère Jean, bon cœur et franc compagnon de mains paralytiques I Mais parlons un peu par écot[830], docteur subtil. Pourquoi est-ce, et qui vous mût leur jeter la bourse pleine d’écus ? en avons-nous trop ? n’eût-ce assez été leur jeter quelques testons rognés ?

— Parce, répondit Panurge, qu’à tous périodes[831] de propos Grippeminaud ouvrait sa gibecière de velours, exclamant : « Or çà, or çà, or ça ! » De là je pris conjecture comme pourrions francs et délivrés échapper leur jetant or là, or là, de par Dieu, or là, de par tous les diables là, car gibecière de velours n’est reliquaire de testons, ne menue monnaie : c’est un réceptacle d’écus au soleil, entends-tu, frère Jean mon petit couillaud ? Quand tu auras autant rôti comme j’ai, et été comme j’ai été rôti, tu parleras autre latin. Mais par leur injonction, il nous convient outre passer. »

Les gallefretiers[832] toujours au port attendaient en expectation de quelque somme de deniers, et voyants que voulions faire voile, s’adressent à frère Jean, l’avertissants qu’outre n’eût à passer sans payer le vin[833] des appariteurs, selon la taxation des épices faites. « Et saint Hurluburlu, dit frère Jean, êtes-vous encore ici, griffons de tous les diables ? Ne suis-je ici assez fâché sans m’importuner davantage ? Le cordieu, vous aurez votre vin à cette heure, je le vous promets sûrement. » Lors dégainant son braquemart[834], sortit hors la navire, en délibération[835] de félonnement les occire ; mais ils gagnèrent le grand galop, et plus ne les aperçûmes.

Non pourtant fûmes-nous hors de fâcherie, car aucuns[836] de nos mariniers, par congé de Pantagruel, le temps pendant qu’étions devant Grippeminaud, s’étaient retirés en une hôtellerie, près le havre, pour banqueter et soi quelque peu de temps rafraîchir. Je ne sais s’ils avaient bien ou non payé l’écot : si est-ce qu’une vieille hôtesse, voyant frère Jean en terre, lui faisait grande complainte[837], présent un serrargent[838] gendre d’un des chats fourrés, et deux recors de témoins. Frère Jean, impatient de leurs discours et allégations, demanda : « Gallefretiers, mes amis, voulez-vous dire en somme que nos matelots ne sont gens de bien ? Je maintiens le contraire. Par justice je le vous prouverai : c’est ce maître braquemart ici. » Ce disant, s’escrimait de son braquemart. Les paysans se mirent en fuite au trot. Restait seulement la vieille, laquelle protestait à frère Jean que ses matelots étaient gens de bien ; de ce se complaignait qu’ils n’avaient rien payé du lit, auquel après dîner ils avaient reposé, et pour le lit demandait cinq sols tournois. « Vraiment, répondit frère Jean, c’est bon marché ; ils sont ingrats, et n’en auront toujours à tel prix. Je le paierai volontiers, mais je le voudrais bien voir. » La vieille le mena au logis et lui montra le lit, et l’ayant loué en toutes ses qualités, dit qu’elle ne faisait de l’enchérie[839] si en demandait cinq sols. Frère Jean lui bailla cinq sols ; puis avec son braquemart fendit la couette et coissin[840] en deux, et par les fenêtres mettait la plume au vent, quand la vieille descendit et cria à l’aide et au meurtre, en s’amusant à recueillir sa plume. Frère Jean, de ce ne se souciant, emporta la couverture, le matelas et les deux linceuls[841] en notre nef, sans être vu de personne, car l’air était obscurci de plume comme de neige, et les donna es matelots. Puis dit à Pantagruel là les lits être à beaucoup meilleur marché qu’en Chinonnais, quoiqu’y eussions les célèbres oies de Pautille[842], car, pour le lit, la vieille ne lui avait demandé que cinq douzains, lequel en Chinonnais ne vaudrait moins de douze francs.

Sitôt que frère Jean et les autres de la compagnie furent dans la navire, Pantagruel rit voile ; mais il s’éleva un siroch[843] si véhément qu’ils perdirent route, et quasi reprenant les erres[844] du pays des chats fourrés, ils entrèrent en un grand gouffre, duquel, la mer étant fort haute et terrible, un mousse qui était au haut du trinquet[845] cria qu’il voyait encore les fâcheuses demeures de Grippeminaud, dont Panurge forcené de peur s’écriait : « Patron, mon ami, malgré les vents et les vagues tourne bride. Ô mon ami, ne retournons point en ce méchant pays où j’ai laissé ma bourse. » Ainsi le vent les porta près d’une île à laquelle toutefois ils n’osèrent aborder de prime face[846], et entrèrent à bien un mille de là près de grands rochers.


COMMENT PANTAGRUEL ARRIVA EN L’ÎLE DES APEDEFTES[847] À LONGS DOIGTS ET MAINS CROCHUES, ET DES TERRIBLES AVENTURES ET MONSTRES QU’IL Y TROUVA.

Sitôt que les ancres furent jetées et le vaisseau assuré, l’on descendit l’esquif. Après que le bon Pantagruel eut fait les prières et remercié le Seigneur de l’avoir sauvé de si grand danger, il entra et toute sa compagnie dans l’esquif pour prendre terre, ce qui leur fut fort aisé, car la mer étant calme et les vents baissés, en peu de temps ils furent aux rochers. Comme ils eurent pris terre, Épistémon, qui admirait l’assiette du lieu et l’étrangeté des rochers, avisa quelques habitants dudit pays. Le premier à qui il s’adressa était vêtu d’une robe gocourte[848], de couleur de roi[849], avait le pourpoint de demiostade[850] à bas de manches de satin, et le haut était de chamois, le bonnet à la cocarde : homme d’assez bonne façon, et comme depuis nous sûmes, il avait nom Gagnebeaucoup. Épistémon lui demanda comme s’appelaient ces rochers et vallées si étranges. Gagnebeaucoup lui dit que c’était une colonie tirée du pays de Procuration, et l’appelaient les Cahiers, et qu’au delà des rochers, ayant passé un petit gué, nous trouverions l’île des Apedeftes. « Vertu des extravagantes[851], dit frère Jean et vous autres gens de bien, de quoi vivez-vous ici ? Saurions-nous boire en votre verre ? car je ne vous vois aucuns outils que parchemins, cornets[852] et plumes.

— Nous ne vivons, répondit Gagnebeaucoup, que de cela aussi, car il faut que tous ceux qui ont affaire en l’île passent par mes mains.

— Pourquoi ? dit Panurge, êtes-vous barbiers, qu’il faut qu’ils soient testonnés[853] ?

— Oui, dit Gagnebeaucoup, quant aux testons de la bourse.

— Par Dieu, dit Panurge, vous n’aurez de moi denier ni maille, mais je vous prie, beau sire, menez-nous à ces Apedeftes, car nous venons du pays des savants, où je n’ai guère gagné. »

En devisant, ils arrivèrent en l’île des Apedeftes, car l’eau fut tantôt passée. Pantagruel fut en grande admiration de la structure, de la demeure et habitation des gens du pays, car ils demeurent en un grand pressoir, auquel on monte près de cinquante degrés, et avant que d’entrer au maître pressoir (car léans[854] y en a des petits, grands, secrets, moyens et de toutes sortes) vous passez par un grand péristyle où vous voyez en paysage les ruines presque de tout le monde, tant de potences de grands larrons, tant de gibets, de questions, que cela vous fait peur. Voyant Gagnebeaucoup que Pantagruel s’amusait à cela : « Monsieur, dit-il, allons plus avant : ceci n’est rien.

— Comment, dit frère Jean, ce n’est rien ? Par l’âme de ma braguette échauffée, Panurge et moi tremblons de belle faim. J’aimerais mieux boire que voir ces ruines ici.

— Venez, » dit Gagnebeaucoup. Lors nous mena en un petit pressoir qui était caché sur le derrière, que l’on appelait en langage de l’île, Pithies[855]. Là ne demandez pas si maître Jean se traita, et Panurge, car saucissons de Milan, coqs d’Inde, chapons, outardes, malvoisie et toutes bonnes viandes[856] étaient prêtes et fort bien accoutrées[857]. Un petit bouteiller, voyant que frère Jean avait donné une œillade amoureuse sur une bouteille qui était près d’un bunet, séparée de la troupe bouteillique, dit à Pantagruel : « Monsieur, je vois que l’un de vos gens fait l’amour à cette bouteille : je vous supplie bien fort qu’il n’y soit touché, car c’est pour Messieurs.

— Comment, dit Panurge, il y a donc des messiers[858] céans ? L’on y vendange, à ce que je vois. »

Alors Gagnebeaucoup nous rit monter par un petit degré[859] caché, en une chambre par laquelle il nous montra les Messieurs qui étaient dans le grand pressoir, auquel il nous dit qu’il n’était licite à homme d’y entrer sans leur congé, mais que nous les verrions bien par ce petit goulet de fenêtre, sans qu’ils nous vissent.

Quand nous y fûmes, nous avisâmes dans un grand pressoir vingt ou vingt-cinq gros pendards à l’entour d’un grand bourreau tout habillé de vert, qui s’entreregardaient, ayants les mains longues comme jambes de grue et les ongles de deux pieds pour le moins, car il leur est défendu de les rogner jamais, de sorte qu’ils leur deviennent croches comme rançons[860] ou rivereaux[861], et sur l’heure fut amenée une grosse grappe des vignes qu’on vendange en ce pays-là, du plant de l’extraordinaire qui souvent pend à échalas. Sitôt que la grappe fut là, ils la mirent au pressoir et n’y eut grain dont pas un ne pressurât de l’huile d’or, tant que la pauvre grappe fut remportée si sèche et épluchée qu’il n’y avait plus jus ne liqueur du monde. Or, nous contait Gagnebeaucoup qu’ils n’ont pas souvent ces grosses grappes-là, mais qu’ils en ont toujours d’autres sur le pressoir. « Mais, mon compère, dit Panurge, en ont-ils de beaucoup de plants ?

— Oui, dit Gagnebeaucoup. Voyez-vous bien cette-là petite que voyez qui s’en va remettre au pressoir ? Elle est du plant des décimes : ils en tirèrent déjà l’autre jour jusques au pressurage ; mais l’huile sentait le coffre au prêtre, et Messieurs n’y trouvèrent pas grands appigrets[862].

— Pourquoi donc, dit Pantagruel, la remettent-ils au pressoir ?

— Pour voir, dit Gagnebeaucoup, s’il y a point quelque omission de jus ou recette dans le marc.

— Et vertu Dieu, dit frère Jean, appelez-vous ces gens-là ignorants ? Comme diable, ils tireraient de l’huile d’un mur.

— Aussi font-ils, dit Gagnebeaucoup, car souvent ils mettent au pressoir des châteaux, des parcs, des forêts, et de tout en tirent l’or potable.

— Vous voulez dire portable, dit Epistémon.

— Je dis potable, dit Gagnebeaucoup, car l’on en boit céans mainte bouteille que l’on ne boirait pas. Il y en a de tant de plants que l’on n’en sait le nombre. Passez jusques ici, et voyez dans ce courtil. En voilà plus de mille qui n’attendent que l’heure d’être pressurés. En voilà du plant général, voilà du particulier, des fortifications, des emprunts, des dons, des casuels, des domaines, des menus plaisirs, des postes, des offrandes, de la maison.

— Et qui est cette grosse-là, à qui toutes ces petites sont à l’environ ?

— C’est, dit Gagnebeaucoup, de l’épargne, qui est le meilleur plant de tout ce pays. Quand on en pressure de ce plant, six mois après il n’y a pas un de Messieurs qui ne s’en sente. »

Quand ces messieurs furent levés, Pantagruel pria Gagnebeaucoup qu’il nous menât en ce grand pressoir, ce qu’il fit volontiers. Sitôt que fûmes entrés, Épistemon, qui entendait toutes langues, commença à montrer à Pantagruel les devises du pressoir, qui était grand, beau, fait, à ce que nous dit Gagnebeaucoup, du bois de la croix, car sur chacun ustensile étaient écrits les noms de chacune chose en langue du pays. La vis du pressoir s’appelait recette ; la met[863], dépense ; l’écrou, état ; le tesson[864], deniers comptés et non reçus : les fûts[865], souffrance ; les béliers, radietur ; les jumelles[866], recuperetur ; les cuves, plus valeur ; les ansées[867], rôles ; les fouloirs, acquits ; les hottes, validation ; les portoirs[868], ordonnance valable ; les seilles[869], le pouvoir ; l’entonnoir, le quittus.

« Par la reine des andouilles, dit Panurge, toutes les hiéroglyphes d’Égypte n’approchèrent jamais de ce jargon. Que diable, ces mots-là rencontrent de piques comme crottes de chèvre. Mais pourquoi, mon compère, mon ami, appelle-t-on ces gens ici ignorants ?

— Parce, dit Gagnebeaucoup, qu’ils ne sont et ne doivent nullement être clercs, et que céans, par leur ordonnance, tout se doit manier par ignorance, et n’y doit avoir raison, sinon que : « Messieurs l’ont dit, Messieurs le veulent, Messieurs l’ont ordonné. »

— Par le vrai Dieu, dit Pantagruel, puisqu’ils gagnent tant aux grappes, le serinent leur peut beaucoup valoir.

— En doutez-vous ? dit Gagnebeaucoup ? Il n’est mois qu’ils n’en aient. Ce n’est pas comme en vos pays, où le serment[870] ne vous vaut rien qu’une fois l’année. »

De là, pour nous mener par mille petits pressoirs, en sortant nous avisâmes un autre petit bourreau, à l’entour duquel étaient quatre ou cinq de ces ignorants, crasseux et colères comme ânes à qui l’on a attaché une fusée aux fesses, qui, sur un petit pressoir qu’ils avaient là, repassaient encore le marc des grappes après les autres. L’on les appelait, en langue du pays : courracteurs[871]. «  Ce sont les plus rébarbatifs vilains à les voir, dit frère Jean que j’aie point aperçu. »

De ce grand pressoir nous passâmes par infinis petits pressoirs, tous pleins de vendangeurs qui épluchent les grains avec des ferrements[872] qu’ils appellent articles de comptes, et finablement arrivâmes en une basse salle où nous vîmes un grand dogue à deux têtes de chien, ventre de loup, griffé comme un diable de Lamballe, qui était là nourri de lait d’amandes, et était ainsi délicatement par l’ordonnance de Messieurs, parce qu’il n’y avait celui à qui il ne valût bien la rente d’une bonne métairie. Ils l’appelaient en langue d’ignorance, duple[873]. Sa mère était auprès, qui était de pareil poil et forme, hormis qu’elle avait quatre têtes, deux mâles et deux femelles, et elle avait nom quadruple, laquelle était la plus furieuse bête de léans[874], et la plus dangereuse après sa grand’mère, que nous vîmes enfermée en un cachot qu’ils appelaient omission de recette.

Frère Jean, qui avait toujours vingt aunes de boyaux vides pour avaler une saugrenée[875] d’avocats, se commençant à fâcher, pria Pantagruel de penser du dîner, et de mener avec lui Gagnebeaucoup. De sorte qu’en sortant de léans par la porte de derrière, nous rencontrâmes un vieil homme enchaîné, demi ignorant, demi-savant, comme un androgyne de diable, qui était de lunettes caparaçonné comme une tortue d’écaillés, et ne vivait que d’une viande qu’ils appellent en leur patois appellations. Le voyant, Pantagruel demanda à Gagnebeaucoup de quelle race était ce protonotaire, et comment il s’appelait. Gagnebeaucoup nous conta comme de tout temps et ancienneté il était léans, au grand regret de Messieurs enchaîné, qui le faisaient mourir presque de faim, et s’appelait revisit. « Par les saints couillons du pape, dit frère Jean, voilà un beau danseur et je ne m’ébahis pas si Messieurs les ignorants d’ici font grand cas de ce papelard-là. Par Dieu, il m’est avis, ami Panurge, si tu y regardes bien, qu’il a le minois de Grippeminaud. Ceux-ci, tous ignorants qu’ils sont, en savent autant que les autres. Je le renverrais bien d’où il est venu à grands coups d’anguillade.

— Par mes lunettes orientales, dit Panurge, frère Jean, mon ami, tu as raison, car à voir la trogne de ce faux vilain revisit, il est encore plus ignorant et méchant que ces pauvres ignorants ici, qui grappent[876] au moins mal qu’ils peuvent, sans long procès, et qui, en trois petits mots, vendangent le clos sans tant d’interlocutoires ni décrotoires, dont ces chats fourrés en sont bien fâchés. »


COMMENT NOUS PASSÂMES OUTRE ET COMMENT PANURGE Y FAILLIT D’ÊTRE TUÉ.

Sur l’instant nous prîmes la route d’Outre, et contâmes nos aventures à Pantagruel, qui en eut commisération bien grande, et en fit quelques élégies par passe-temps. Là arrivés, nous rafraîchîmes un peu et puisâmes eau fraîche : prîmes aussi du bois pour nos munitions. Et nous semblaient les gens du pays à leur physionomie bons compagnons et de bonne chère. Ils étaient tous outrés, et tous pétaient de graisse, et aperçûmes, ce que n’avais encore vu ès autres pays, qu’ils déchiquetaient leur peau pour y faire bouffer la graisse, ni plus ni moins que les salebrenaux[877] de ma patrie découpent le haut de leurs chausses pour y faire bouffer le taffetas. Et disaient ce ne faire pour gloire et ostentation, mais autrement ne pouvaient en leur peau. Ce faisant aussi, plus soudain devenaient grands, comme les jardiniers incisent la peau des jeunes arbres pour plus tôt les faire croître.

Près le havre était un cabaret beau et magnifique en extérieure apparence, auquel accourir voyants nombre grand de peuple Outré, de tous sexes, toutes âges et tous états, pensions que là fût quelque notable festin et banquet. Mais nous fut dit qu’ils étaient invités aux crevailles de l’hôte, et y allaient en diligence, proches parents et alliés. N’entendants ce jargon, et estimants qu’en icelui pays le festin on nommât crevailles, comme de çà nous appelons ennançailles[878], épousailles, relevailles, tondailles[879], métivailles[880], fûmes avertis que l’hôte en son temps avait été bon raillard[881], grand grignoteur, beau mangeur de soupes lyonnaises, notable compteur d’horloge, éternellement dînant comme l’hôte de Rouillac, et ayant jà par dix ans pété graisse en abondance, était venu en ses crevailles, et selon l’usage du pays finissait ses jours en crevant, plus ne pouvant le péritoine et peau par tant d’années déchiquetée clore et retenir ses tripes qu’elles n’effondrassent par dehors comme d’un tonneau défoncé. « Et quoi ! dit Panurge, bonnes gens, ne lui sauriez-vous bien à point, avec bonnes grosses sangles ou bons gros cercles de cormier, voire de fer, si besoin est, le ventre relier ? Ainsi lié ne jetterait si aisément ses fonds hors, et si tôt ne crèverait. » Cette parole n’était achevée quand nous entendîmes en l’air un son haut et strident, comme si quelque gros chêne éclatait en deux pièces ; lors fut dit par les voisins que les crevailles étaient faites, et que cetui éclat était le pet de la mort.

Là me souvint du vénérable abbé de Castilliers, celui qui ne daignait biscoter ses chambrières nisi in pontificalibus, lequel, importuné de ses parents et amis de résigner sur ses vieux jours son abbaye, dit et protesta que point ne se dépouillerait devant soi coucher, et que le dernier pet que ferait sa paternité serait un pet d’abbé.


COMMENT NOTRE NEF FUT ENCARRÉE[882], ET FÛMES AIDÉS D’AUCUNS VOYAGERS QUI TENAIENT DE LA QUINTE.

Ayant serpé[883] nos ancres et gumènes[884], fîmes voile au doux zéphir. Environ 222 milles, se leva un furieux tourbillon de vents divers, autour duquel avee le trinquet[885] et boulingues[886] quelque peu temporisâmes pour seulement n’être dits mal obéissants au pilote, lequel nous assurait, vu la douceur d’iceux vents, vu aussi leur plaisant combat, ensemble la sérénité de l’air et tranquillité du courant, n’être ni en espoir de grand bien ni en crainte de grand mal, partant[887] à propos nous être la sentence du philosophe, qui commandait soutenir et abstenir, c’est à-dire temporiser. Tant toutefois dura ce tourbillon qu’à notre requête importuné, le pilote essaya le rompre et suivre notre route première. De fait, levant le grand artimon, et à droite calamité[888] du boussole dressant le gouvernail, rompit, moyennant un rude cole[889] survenant, le tourbillon susdit. Mais ce fut en pareil déconfort, comme si évitants Charybde, fussions tombés en Scylle, car à deux milles du lieu furent nos nefs encarrées parmi les arènes[890], telles que sont les ras Saint-Maixant.

Toute notre chiourme[891] grandement se contristait, et force vent à travers les méjanes[892] ; mais frère Jean onques ne s’en donna mélancolie, ains[893] consolait maintenant l’un, maintenant l’autre par douces paroles, leur remontrant que de bref aurions secours du ciel, et qu’il avait vu Castor sur le bout des antennes. « Plût à Dieu, dit Panurge, être à cette heure à terre, et rien plus, et que chacun de vous autres, qui tant aimez la marine[894], eussiez deux cent mille écus. Je vous mettrais un veau en mue, et rafraîchirais un cent de fagots pour votre retour. Allez, je consens jamais ne me marier : faites seulement que je sois mis en terre, et que j’aie cheval pour m’en retourner : de valet je me passerai bien. Je ne suis jamais si bien traité que quand je suis sans valet. Plaute jamais n’en mentit disant le nombre de nos croix, c’est-à-dire afflictions, ennuis, fâcheries, être selon le nombre de nos valets, voire fussent-ils sans langue, qui est la partie plus dangereuse et male[895] qui soit à un valet, et pour laquelle seule furent inventées les tortures, questions et géhennes sur les valets. Ailleurs non, combien que les coteurs[896] de droit en ce temps, hors ce royaume, l’aient tiré à conséquence alogique, c’est-à-dire déraisonnable. »

En icelle heure vint vers nous droit aborder une navire chargée de tabourins[897], en laquelle je reconnus quelques passagers de bonne maison, entre autres Henri Cotiral, compagnon vieux, lequel à sa ceinture un grand viet d’aze[898] portait, comme les femmes portent patenôtres, et en main senestre portait un gros, gras, vieil et sale bonnet d’un teigneux, en sa dextre tenait un gros trou[899] de chou. De prime face[900] qu’il me reconnut s’écria de joie et me dit : « En ai-je ? voyez-ci (montrant le viet d’aze) le vrai algamana[901]. Cetui bonnet doctoral est notre unique élixo, et ceci (montrant le trou de chou) c’est Lunaria major. Nous la ferons à votre retour.

— Mais, dis-je, d’où venez ? où allez ? qu’apportez ? avez senti la marine ? »

Il me répond : « De la Quinte, en Touraine, alchimie, jusques au cul.

— Et quels gens, dis-je, avez là avec vous sur le tillac ?

— Chantres, répondit-il, musiciens, poètes, astrologues, rimasseurs, géomanciens, alchimistes, horlogers : tous tiennent de la Quinte ; ils en ont lettres d’avertissement belles et amples. »

Il n’eut achevé ce mot, quand Panurge, indigné et fâché, dit : « Vous donc qui faites tout jusques au beau temps et petits enfants, pourquoi ici ne prenez le cap[902], et sans délai en plein courant nous révoquez[903] ?

— J’y allais, dit Henri Cotiral ; à cette heure, à ce moment, présentement serez hors du fond. » Lors fit défoncer 7,532,810 gros tabourins d’un côté, cetui côté dressa vers le guillardet[904], et étroitement lièrent en tous les endroits les gumènes[905], prit notre cap en poupe, et l’attacha aux bitons[906]. Puis en premier heurt nous serpa[907] des arènes avec facilité grande, et non sans ébattement[908]. Car le son des tabourins, adjoint le doux murmure du gravier et le céleume[909] delà chiourme, nous rendaient harmonie peu moindre que celle des astres rotants[910], laquelle dit Platon avoir par quelques nuits ouïe dormant.

Nous abhorrants[911] d’être envers eux ingrats pour ce bienfait réputés, leur départions de nos andouilles, emplissions leurs tabourins de saucisses, et tirions sur le tillac soixante et deux aires[912] de vin, quand deux grands physétères impétueusement abordèrent leur nef, et leur jetèrent dedans plus d’eau que n’en contient la Vienne depuis Chinon jusques à Saumur, et en emplirent tous leurs tabourins, et mouillèrent toutes leurs antennes, et leur baignaient les chausses par le collet. Ce que vovant Panurge, entra en joie tant excessive, et tant exerça sa râtelle qu’il en eut la colique plus de deux heures. « Je leur voulais, dit-il, donner leur vin[913], mais ils ont eu leur eau bien à propos. D’eau douce ils n’ont cure, et ne s’en servent qu’à laver les mains. De bourach[914] leur servira cette belle eau salée, de nitre et sel ammoniac en la cuisine de G’ber. » Autre propos ne nous fut loisible avec eux tenir : le tourbillon premier nous tollissant[915] liberté de timon, et nous pria le pilote que laissions dorénavant la mer nous guider, sans d’autre chose nous empêcher[916] que de faire chère lie, et pour l’heure nous convenait côtoyer cetui tourbillon et obtempérer au courant, si sans danger voulions au royaume de la Quinte parvenir.


COMMENT NOUS ARRIVÂMES AU ROYAUME DE LA QUINTE ESSENCE, NOMMÉE ENTÉLÉCHIE[917].

Ayants prudemment côtoyé le tourbillon par l’espace d’un demi-jour, au troisième suivant nous sembla l’air plus serein que de coutume, et en bon sauvement[918] descendîmes au port de Mathéotechnie[919], peu distant du palais de la Quinte Essence. Descendants au port, trouvâmes en barbe[920] grand nombre d’archers et gens de guerre, lesquels gardaient l’arsenac[921]. De prime arrivée ils nous firent quasi peur, car ils nous firent à tous laisser nos armes, et roguement nous interrogèrent, disant : « Compères, de quels pays est la venue. ?

— Cousins, répondit Panurge, nous sommes Tourangeaux. Or venons de France, convoiteux de faire révérence à la dame Quinte Essence, et visiter ce très célèbre royaume d’Entéléchie.

— Que dites-vous ? interrogent-ils ; dites-vous Entéléchie, ou Endéléchie ?

— Beaux cousins, répondit Panurge, nous sommes gens simples et idiots, excusez la rusticité de notre langage, car au demeurant les cœurs sont francs et loyaux.

— Sans cause, dirent-ils, nous vous avons sur ce différend interrogés, car grand nombre d’autres ont ici passé de votre pays de Touraine, lesquels nous semblaient bons lourdauds et parlaient correct ; mais d’autres pays sont ici venus, ne savons quels outrecuidés, fiers comme Écossais, qui contre nous à l’entrée voulaient obstinément contester. Ils ont été bien frottés, quoiqu’ils montrassent visage rubarbatif[922]. En votre monde avez-vous si grande superfluité de temps que ne savez en quoi l’employer, fors ainsi de notre dame reine parler, disputer, et impudentement écrire ? Il était bien besoin que Cicéron abandonnât sa république pour s’en empêcher[923], et Diogènes Laërtius, et Théodorus Gaza, et Argyropile, et Bessarion, et Politian, et Budé, et Lascaris, et tous les diables de sages fols, le nombre desquels n’était assez grand s’il n’eût été récentement accru par Scaliger, Brigot, Chambrier, François Fleury, et ne sais quels autres tels jeunes hères émouchetés. Leur male[924] angine, qui leur suffoquât le gorgeron avec l’épiglotide[925] ! Nous les……

— Mais quoi, diantre ! ils flattent les diables, disait Panurge entre les dents.

— Vous ici n’êtes venus pour en leur folie les soutenir, et de ce n’avez procuration : plus aussi d’iceux ne vous parlerons. Aristotèles, prime[926] homme et paragon[927] de toute philosophie, fut parrain de notre dame reine : il très bien et proprement la nomma Entéléchie. Entéléchie est son vrai nom. S’aille chier, qui autrement la nomme ! qui autrement la nomme, erre par tout le ciel. Vous soyez les très bien venus. »

Nous présentèrent l’accolade : nous en fûmes tous réjouis. Panurge me dit en l’oreille : « Compagnon, as-tu rien eu peur en cette première boutée[928] ?

— Quelque peu, répondis-je.

— J’en ai, dit-il, plus eu que jadis n’eurent les soldats d’Éphraïm, quand les Galaadites furent occis et noyés pour en lieu de Schibboleth dire Sibboleth. Et n’y a homme, pour tous taire, en Beauce, qui bien ne m’eût avec une charretée de foin étoupé le trou du cul. »

Depuis nous mena le capitaine au palais de la reine, en silence et grandes cérémonies. Pantagruel lui voulait tenir quelques propos ; mais, ne pouvant monter si haut qu’il était, souhaitait une échelle ou des échasses bien grandes. Puis dit : « Baste ! si notre dame reine voulait, nous serions aussi grands comme vous. Ce sera quand il lui plaira. » Par les premières galeries rencontrâmes grande tourbe de gens malades, lesquels étaient installés diversement, selon la diversité des maladies : les ladres à part, les empoisonnés en un lieu, les pestiférés ailleurs, les véroles en premier rang, ainsi de tous autres.


COMMENT LA QUINTE ESSENCE GUÉRISSAIT LES MALADIES PAR CHANSONS.

En la seconde galerie nous fut par le capitaine montré la dame jeune, et si avait dix-huit cents ans pour le moins, belle, délicate, vêtue gorgiasement[929], au milieu de ses damoiselles et gentilshommes. Le capitaine nous dit : « Heure n’est de parler à elle ; soyez seulement spectateurs attentifs de ce qu’elle fait. Vous, en votre royaume, avez quelques rois, lesquels fantastiquement guérissent d’aucunes[930] maladies, comme scrofule, mal sacré, fièvres quartes, par seule apposition des mains. Cette notre reine de toutes maladies guérit sans y toucher, seulement leur sonnant une chanson selon la compétence du mal. » Puis nous montra les orgues, desquelles sonnant, faisait ses admirables guérisons. Icelles étaient de façon bien étrange, car les tuyaux étaient de casse en canon, le sommier de gaïac, les marchettes de rhubarbe, le suppied[931] de turbith[932], le clavier de scammonie[933].

Lors que considérions cette admirable et nouvelle structure d’orgues, par ses abstracteurs, spodizateurs[934], massitères[935], et autres siens officiers furent les lépreux introduits. Elle leur sonna une chanson, je ne sais quelle : soudain furent et parfaitement guéris. Puis furent introduits les empoisonnés : elle leur sonna une autre chanson, et gens debout. Puis les aveugles, les sourds, les muets, leur appliquant de même. Ce qui nous épouvanta, non à tort, et tombâmes en terre, nous prosternants comme gens extatiques et ravis en contemplation excessive et admiration des vertus qu’avons vu procéder de la dame, et fut en notre pouvoir mot aucun dire. Ainsi restions en terre, quand elle, touchant Pantagruel d’un beau bouquet de rose franche, lequel elle tenait en main, nous restitua le sens, et fit tenir en pieds. Puis nous dit en paroles byssines[936], telles que voulait Parysatis qu’on proférât parlant à Cyrus son fils, ou pour le moins de taffetas armoisi[937] :

« L’honnêteté scintillante, en la circonférence, jugement certain me fait de la vertu latente au ventre de vos esprits, et voyant la suavité melliflue[938] de vos disertes révérences, facilement me persuade le cœur votre ne pâtir vice aucun, ne aucune stérilité de savoir libéral et hautain, ains[939] abonder en plusieurs pérégrines[940] et rares disciplines, lesquelles à présent plus est facile par les usages communs du vulgaire impérit[941], désirer que rencontrer. C’est la raison pourquoi je, dominante par le passé à toute affection privée, maintenant contenir ne me peux vous dire le mot trivial au monde, c’est que soyez les bien, les plus, les trèsques[942] bien venus.

— Je ne suis point clerc, me disait secrètement Panurge ; répondez si voulez. »

Je toutefois ne répondis ; non fit Pantagruel, et demeurions en silence. Adonc dit la reine : « En cette votre taciturnité connais-je que, non seulement êtes issus de l’école pythagorique, de laquelle prit racine en successive propagation l’antiquité de mes progéniteurs, mais aussi qu’en Égypte, célèbre officine de philosophie, mainte lune rétrograde vos ongles mords[943] avez, et la tête d’un doigt grattée. En l’école de Pythagoras, taciturnité de connaissance était symbole, et silence des Égyptiens reconnu était en louange déifique, et sacrifiaient les pontifes en Hériopolis au grand dieu en silence, sans bruit faire ne mot sonner. Le dessein mien est n’entrer vers vous en privation de gratitude, ains par vive formalité, encore que matière se voulût de moi abstraire, vous excentriquer mes pensées. »

Ces propos achevés, dressa sa parole vers ses officiers, et seulement leur dit : « Tabachins[944], à Panacée ». Sur ce mot les tabachins nous dirent qu’eussions la dame reine pour excusée, si avec elle ne dînions, car à son dîner ne mangeait, fors quelques catégories, jécabots[945], éminins[946], dimions[947], abstractions, harhorins[948], chélimins[949], secondes intentions, caradoths[950], antithèses, métempsychoses, transcendantes prolepsies.

Puis nous menèrent en un petit cabinet tout contrepointé[951] d’alarmes : là, fûmes traités, Dieu sait comment ! On dit que Jupiter, en la peau diphtère[952] de la chèvre qui l’allaita en Candie de laquelle il usa comme de pavois, combattants les Titanes, pourtant[953] est-il surnommé Éginchus, écrit tout ce que l’on fait au monde. Par ma foi, buveurs, mes amis, en dix-huit peaux de chèvres, on ne saurait les bonnes viandes qu’on nous servit, les entremets et bonne chère qu’on nous fit, décrire, voire fût-ce en lettres aussi petites que dit Cicéron avoir vu l’Iliade d’Homère tellement qu’on la couvrait d’une coquille de noix. De ma part, encore que j’eusse cent langues, cent bouches et la voix de fer, la copie[954] melliflue de Platon, je ne saurais en quatre livres vous en exposer la tierce partie d’une seconde. Et me disait Pantagruel que, selon son imagination, la dame à ses tabachins[955] disant : « à Panacée », leur donnait le mot symbolique entre eux de chère souveraine, comme : « en Apollo, » disait Luculle, quand festoyer voulait ses amis singulièrement, encore qu’on le prît à l’improviste, ainsi que quelquefois faisaient Cicéron et Hortensius.


COMMENT NOUS DESCENDÎMES EN L’ÎLE D’ODES, EN LAQUELLE LES CHEMINS CHEMINENT.

Avoir[956] par deux jours navigué, s’offrit à notre vue l’île d’Odes en laquelle vîmes une chose mémorable. Les chemins y sont animaux, si vraie est la sentence d’Aristotèles, disant argument invincible d’un animant[957] s’il se meut de soi-même. Car les chemins cheminent comme animaux, et sont les uns chemins errants, à la semblance des planètes, autres chemins passants, chemins croisants, chemins traversants. Et vis que les voyagers, servants et habitants du pays, demandaient : « Où va ce chemin ? et cetui-ci ? » On leur répondait : « Entre midi et Faverolles[958], à la paroisse, à la ville, à la rivière. » Puis se guindant[959] au chemin opportun, sans autrement se peiner ou fatiguer, se trouvaient au lieu destiné, comme vous voyez advenir à ceux qui de Lyon en Avignon et Arles se mettent en bateau sur le Rhône. Et comme vous savez qu’en toutes choses il y a de la faute, et rien n’est en tous endroits heureux, aussi là nous fut dit être une manière de gens, lesquels ils nommaient guetteurs de chemins et batteurs de pavés, et les pauvres chemins les craignaient et s’éloignaient d’eux comme des brigands. Ils les guettaient au passage comme on fait les loups à la traînée et, les bécasses au filet. Je vis un d’iceux, lequel était appréhendé de la justice, pour ce qu’il avait pris injustement, malgré Pallas, le chemin de l’école : c’était le plus long. Un autre se vantait avoir pris de bonne guerre le plus court, disant lui être tel avantage à cette rencontre que premier venait à bout de son entreprise.

Aussi dit Carpalim à Épistemon, quelque jour le rencontrant, sa pissotière au poing, contre une muraille pissant, que plus ne s’ébahissait si toujours premier était au lever du bon Pantagruel, car il tenait le plus court et le moins chevauchant[960].

J’y reconnus le grand chemin de Bourges, et le vis marcher à pas d’abbé, et le vis aussi fuir à la venue de quelques charretiers qui le menaçaient fouler avec les pieds de leurs chevaux, et lui faire passer les charrettes dessus le ventre, comme Tullia fit passer son chariot dessus le ventre de son père Servius Tullius, sixième roi des Romains.

J’y reconnus pareillement le vieux quemin[961] de Péronne à Saint-Quentin, et me semblait quemin de bien de sa personne.

J’y reconnus, entre les rochers, le bon vieux chemin de la Ferrate[962] sur le mont d’un grand ours. Le voyant de loin me souvint de saint Jérôme en peinture, si son ours eût été lion, car il était tout mortifié, avait la longue barbe toute blanche et mal peignée (vous eussiez proprement dit que fussent glaçons), avait sur soi force grosses patenôtres de pinastre[963] mal rabotées, et était comme à genoillons[964], et non debout ne couché du tout, et se battait la poitrine avec grosses et rudes pierres. Il nous rit peur et pitié ensemble. Le regardant, nous tira à part un bachelier[965] courant du pays, et, montrant un chemin bien lissé, tout blanc et quelque peu feutré de paille, nous dit : « Dorénavant ne déprisez[966] l’opinion de Thalès Milésien, disant l’eau être de toutes choses le commencement, ni la sentence d’Homère, affirmant toutes choses prendre naissance de l’océan. Ce chemin que voyez naquit d’eau, et s’y en retournera : devant deux mois les bateaux par ci passaient, à cette heure y passent les charrettes.

— Vraiment, dit Pantagruel, vous nous la baillez bien piteuse ! En notre monde nous en voyons tous les ans de pareille transformation cinq cents et davantage. »

Puis considérants les allures de ces chemins mouvants, nous dit que, selon son jugement, Philolaüs et Aristarchus avaient en icelle île philosophé, Séleucus pris opinion d’affirmer la terre véritablement autour des pôles se mouvoir, non le ciel (encore qu’il nous semble le contraire être vérité), comme étant sur la rivière de Loire, nous semblent les arbres prochains se mouvoir, toutefois ils ne se meuvent, mais nous par le décours[967] du bateau. Retournants à nos navires, vîmes que près le rivage on mettait sur la roue trois guetteurs de chemin qui avaient été pris en embuscade, et brûlait-on à petit feu un grand paillard. lequel avait battu un chemin, et lui avait rompu une côte, et nous fut dit que c’était le chemin des aggères[968] et levées du Nil en Égypte.


COMMENT PASSÂMES L’ÎLE DES ÉCLOTS[969], ET DE L’ORDRE DES FRÈRES FREDONS[970].

Depuis passâmes l’île des Éclots, lesquels ne vivent que de soupes de merlus ; fûmes toutefois bien recueillis[971] et traités du roi de l’île, nommé Bénius, tiers de ce nom, lequel, après boire, nous mena voir un monastère nouveau, fait, érigé et bâti par son invention pour les frères fredons. Ainsi nommait-il ses religieux, disant qu’en terre ferme habitaient les frères petits serviteurs et amis de la douce dame ; item, les glorieux et beaux frères mineurs, qui sont semi-brefs[972] de bulles, les frères minimes haraniers enfumés[973], aussi les frères minimes crochus[974] et que du nom plus diminuer ne pouvait qu’en fredons. Par les statuts et bulle patente obtenue de la Quinte, laquelle est de tous bons accords, ils étaient tous habillés en brûleurs de maisons, excepté qu’ainsi que les couvreurs de maisons en Anjou ont les genoux contrepointés[975], ainsi avaient-ils les ventres carrelés[976], et étaient les carreleurs de ventre en grande réputation parmi eux. Ils avaient la braguette de leurs chausses à forme de pantoufle, et en portaient chacun deux, l’une devant et l’autre derrière cousue, affirmants, par cette duplicité braguatine[977], quelques abscons[978] et horrifiques mystères être duement représentés. Ils portaient souliers ronds comme bassins, à l’imitation de ceux qui habitent la mer aréneuse[979]. Du demeurant avaient la barbe rase et pieds ferrats[980], et pour montrer que de fortune ils ne se soucient, il les faisait raire[981] et plumer, comme cochons, la partie postérieure de la tête depuis le sommet jusques aux omoplates. Les cheveux en devant, depuis les os bregmatiques, croissaient en liberté. Ainsi contrefortunaient, comme gens ne se souciant aucunement des biens qui sont au monde. Défiants davantage fortune la diverse[982], portaient, non en main comme elle, mais à la ceinture, en guise de patenôtres, chacun un rasoir tranchant, lequel ils émoulaient deux fois de jour, et affilaient trois fois de nuit.

Dessus les pieds chacun portait une boule ronde, parce qu’est dit fortune en avoir une sous ses pieds. Le cahuet[983] de leurs scaputions[984] était devant attaché, non derrière. En cette façon avaient le visage caché, et se moquaient en liberté, tant de fortune comme des fortunés, ne plus ne moins que font nos damoiselles quand c’est qu’elles ont leur cache-laid que vous nommez touret de nez : les anciens le nomment chareté[985], parce qu’il couvre en elles de péchés grande multitude. Avaient aussi toujours patente la partie postérieure de la tête, comme nous avons le visage : cela était cause qu’ils allaient de ventre ou de cul, comme bon leur semblait. S’ils allaient de cul, vous eussiez estimé être leur allure naturelle, tant à cause des souliers ronds que de la braguette précédente, la face aussi derrière rase et peinte rudement, avec deux yeux, une bouche comme vous voyez ès noix indiques. S’ils allaient de ventre, vous eussiez pensé que fussent gens jouants au chapifou[986]. C’était belle chose de les voir.

Leur manière de vivre était telle. Le clair lucifer commençant apparaître sur terre, ils s’entrebottaient et éperonnaient l’un l’autre, par charité. Ainsi bottés et éperonnés dormaient ou ronflaient pour le moins, et dormants avaient besicles au nez ou lunettes pour pire.

Nous trouvions cette façon de faire étrange, mais ils nous contentèrent en la réponse, nous remontrants que, le jugement final lorsque serait, les humains prendraient repos et sommeil. Pour donc évidentement montrer qu’ils ne refusaient y comparaître, ce que font les fortunés, ils se tenaient bottés, éperonnés, et prêts à monter à cheval quand la trompette sonnerait.

Midi sonnant (notez que leurs cloches étaient, tant de l’horloge que de l’église et réfectoire, faites selon la devise pontiale[987], savoir est de fin duvet contrepointé[988], et le batail[989] était d’une queue de renard) midi donc sonnant, ils s’éveillaient et débottaient, pissaient qui voulait, et émoutissaient[990] qui voulait, éternuaient qui voulait. Mais tous, par contrainte, statut rigoureux, amplement et copieusement bâillaient, se déjeunaient de bâiller. Le spectacle me semblait plaisant, car, leurs bottes et éperons mis sur un râtelier, ils descendaient aux cloîtres. Là se lavaient curieusement[991] les mains et la bouche, puis s’asseyaient sur une longue selle, et se curaient les dents jusques à ce que le prévôt fît signe, sifflant en paume[992]. Lors chacun ouvrait la gueule tant qu’il pouvait, et bâillaient aucune[993] fois demie-heure, aucune fois plus, aucune fois moins, selon que le prieur jugeait le déjeuner être proportionné à la fête du jour. Après cela faisaient une belle procession, en laquelle ils portaient deux bannières, en l’une desquelles était en belle peinture le portrait de vertu, en l’autre de fortune. Un fredon premier portait la bannière de fortune, après lui marchait un autre portant celle de vertu, en main tenant un aspersoir mouillé en eau mercuriale, décrite par Ovide en ses Fastes, duquel continuellement il comme fouettait le précédent fredon, portant fortune.

« Cet ordre, dit Panurge, est contre la sentence de Cicéron et des académiques, lesquels veulent vertu précéder, suivre fortune. » Nous fut toutefois remontré qu’ainsi leur convenait-il faire, puisque leur intention était de fustiger fortune.

Durant la procession, ils fredonnaient entre les dents mélodieusement ne sais quelles antiphoncs, car je n’entendais leur patelin, et attentivement écoutant, aperçus qu’ils ne chantaient que des oreilles. Ô la belle harmonie, et bien concordante au son de leurs cloches ! Jamais ne les verrez discordants. Pantagruel fit un notable[994] mirifique sur leur procession, et nous dit : « Avez-vous vu et noté la finesse de ces fredons ici ? Pour parfaire leur procession, ils sont sortis par une porte de l’église, et sont entrés par l’autre. Ils se sont bien gardés d’entrer par où ils sont issus[995]. Sur mon honneur ce sont quelques fines gens : je dis fins à dorer, fins comme une dague de plomb, fins non affinés, mais affinants, passés par étamine fine.

— Cette finesse, dit frère Jean, est extraite d’occulte philosophie, et n’y entends, au diable le rien.

— D’autant, répondit Pantagruel, est-elle plus redoutable que l’on n’y entend rien, car finesse entendue, finesse prévue, finesse découverte, perd de finesse et l’essence et le nom : nous la nommons lourderie. Sur mon honneur, qu’ils en savent bien d’autres. »

La procession achevée comme pourménement[996] et exercitation[997] salubre, ils se retiraient en leur réfectoire, et dessous les tables se mettaient à genoux, s’appuyants la poitrine et estomac chacun sur une lanterne. Eux étants en cet état, entrait un grand éclot, ayant une fourche en main, et là les traitait à la fourche, de sorte qu’ils commençaient leur repas par fromage, et l’achevaient par moutarde et laitue, comme témoigne Martial avoir été l’usage des anciens. Enfin on leur présentait à chacun d’eux une platelée de moutarde, et étaient servis de moutarde après dîner.

Leur diète[998] était telle. Au dimanche, ils mangeaient boudins, andouilles, saucissons, fricandeaux, hâtereaux[999], caillettes, exceptez toujours le fromage d’entrée et moutarde pour l’issue. Au lundi, beaux pois au lard, avec ample comment[1000] et glose interlinéaire. Au mardi, force pain bénit, fouaces, gâteaux, galettes biscuites. Au mercredi, rusterie, ce sont belles têtes de mouton, tête de veau, tête de bedouaux[1001]. lesquelles abondent en icelle contrée. Au jeudi, potages de sept sortes et moutarde éternelle parmi. Au vendredi, rien que cormes, encore n’étaient-elles trop mûres, selon que juger je pouvais à leur couleur. Au samedi, rongeaient les os : non pourtant étaient-ils pauvres ne souffreteux, car un chacun avait bénéfice de ventre bien bon. Leur boire était un antifortunal[1002] : ainsi appelaient-ils je ne sais quel breuvage du pays. Quand ils voulaient boire ou manger, ils rabattaient leurs cahuets de leurs scaputions par le devant, et leur servait de bavière[1003].

Le dîner parachevé, ils priaient Dieu très bien, et tout par fredons. Le reste du jour, attendants le jugement final, ils s’exerçaient à œuvre de charité, au dimanche, se pelaudants[1004] l’un l’autre, au lundi, s’entrenazardants, au mardi, s’entrégratignants, au mercredi, s’entremouchants, au jeudi, s’entretirants les vers du nez ; au vendredi, s’entrechatouillants ; au samedi, s’entrefouettants.

Telle était leur diète quand ils résidaient au couvent. Si par commandement du prieur claustral, ils issaient[1005] hors, défense rigoureuse, sur peine horrifique, leur était faite poisson lors ne toucher ne manger qu’ils seraient sur mer ou rivière, ne chair, telle qu’elle fût, lorsqu’ils seraient en terre ferme, afin qu’à un chacun fût évident qu’en jouissants de l’objet ne jouissaient de la puissance et concupiscence, et ne s’en ébranlaient non plus que le roc Marpésian : le tout faisaient avec antiphones compétentes[1006] et à propos, toujours chantants des oreilles, comme avons dit. Le soleil soi couchant en l’océan, ils bottaient et éperonnaient l’un l’autre comme devant, et, besicles au nez, composaient[1007] à dormir. À la minuit, l’éclot entrait, et gens debout. Là émoulaient[1008] et affilaient leurs rasoirs, et la procession faite, mettaient les tables sur eux et repaissaient comme devant.

Frère Jean des Entommeures, voyant ces joyeux frères fredons, et entendant le contenu de leurs statuts, perdit toute contenance, et, s’écriant hautement, dit : « Ô le gros rat à la table ! Je romps cetui-là et m’en vais, par Dieu, de pair. Ô que n’est ici Priapus, aussi bien que fut aux sacres nocturnes de Canidie, pour le voir à plein fond péter, et contrepétant fredonner ! À cette heure connais-je, en vérité, que sommes en terre antichtone[1009] et antipode. En Germanie l’on démolit monastères et défroque-on les moines ; ici on les érige à rebours et à contrepoil. »


grotte de la sibylle, à panzoult (indre-et-loire)
« Case chaumine, mal bâtie, mal meublée, toute enfumée. »

COMMENT NOUS VISITÂMES LE PAYS DE SATIN.

Joyeux d’avoir vu la nouvelle religion des frères fredons, navigâmes par deux jours. Au troisième, découvrit notre pilote une île belle et délicieuse sur toutes autres : on l’appelait l’île de Frise, car les chemins étaient de frise[1010]. En icelle était le pays de Satin, tant renommé entre les pages de cour, duquel les arbres et herbes jamais ne perdaient fleur ne feuilles, et étaient de damas et velours figuré[1011]. Les bêtes et oiseaux étaient de tapisserie. Là nous vîmes plusieurs bêtes, oiseaux et arbres, tels que les avons de par deçà en figure, grandeur, amplitude et couleur, excepté qu’ils ne mangeaient rien et point ne chantaient, point aussi ne mordaient-ils comme font les nôtres. Plusieurs aussi y vîmes que n’avions encore vu. Entre autres y vîmes divers éléphants en diverse contenance. Sur tous j’y notai les six mâles et six femelles présentés à Rome, en théâtre, par leur instituteur, au temps de Germanicus, neveu de l’empereur Tibère, éléphants doctes, musiciens, philosophes, danseurs, pavaniers[1012], et étaient à table assis en belle composition, buvants et mangeants en silence, comme beaux pères au réfectoire. Ils ont le museau long de deux coudées, et le nommons proboscide, avec lequel ils puisent eau pour boire, prennent palmes, prunes, toutes sortes de mangeailles, s’en défendent et offendent[1013] comme d’une main, et au combat jettent les gens haut en l’air, et à la chute les font crever de rire. Ils ont jointures et articulations ès jambes. Ceux qui ont écrit le contraire n’en virent jamais qu’en peinture. Entre leurs dents, ils ont deux grandes cornes ; ainsi les appelait Juba, et dit Pausanias être cornes, non dents. Philostrate tient que soient dents, non cornes. Ce m’est tout un, pourvu qu’entendiez que c’est le vrai ivoire, et sont longues de trois ou quatre coudées, et sont en la mandibule supérieure, non inférieure. Si croyez ceux qui disent le contraire, vous en trouverez mal, voire fut-ce Élian, tiercelet[1014] de menterie. Là, non ailleurs, en avait vu Pline, dansants aux sonnettes sur cordes, et funambules, passants aussi sur les tables en plein banquet, sans offenser[1015] les buveurs buvants.

J’y vis un rhinocéros, du tout semblable à celui que Henry Clerberg m’avait autrefois montré, et peu différait d’un verrat qu’autrefois j’avais vu à Limoges, excepté qu’il avait une corne au mufle, longue d’une coudée et pointue, de laquelle il osait entreprendre contre un éléphant en combat, et d’icelle le poignant[1016] sous le ventre, qui est la plus tendre et débile partie de l’éléphant, le rendait mort par terre.

J’y vis trente-deux unicornes[1017]. C’est une bête félonne à merveilles, du tout semblable à un beau cheval, excepté qu’elle a la tête comme un cerf, les pieds comme un éléphant, la queue comme un sanglier, et au front une corne aiguë, noire et longue de six ou sept pieds, laquelle ordinairement lui pend en bas comme la crête d’un coq d’Inde : elle, quand veut combattre ou autrement s’en aider, la lève raide et droite. Une d’icelles, je vis, accompagnée de divers animaux sauvages, avec sa corne émonder[1018] une fontaine. Là me dit Panurge que son courtaut[1019] ressemblait à cette unicorne, non en longueur du tout, mais en vertu et propriété ; car ainsi comme elle purifiait l’eau des mares et fontaines d’ordure ou venin aucun qui y était, et ces animaux divers, en sûreté, venaient boire après elle, ainsi sûrement on pouvait après lui fatrouiller[1020] sans danger de chancre, vérole, pisse chaude, poulains grenés[1021] et tels autres menus suffrages[1022], car si mal aucun était au trou méphitique, il émondait tout avec sa corne nerveuse.

— Quand, dit frère Jean, vous serez marié, nous ferons l’essai sur votre femme. Pour l’amour de Dieu soit, puisque nous en donnez l’instruction fort salubre.

— Voire, répondit Panurge, et soudain, en l’estomac, la belle petite pilule agrégative[1023] de Dieu, composée de vingt et deux coups de poignard à la Césarine.

— Mieux vaudrait, disait frère Jean, une tasse de quelque bon vin frais. »


COMMENT AU PAYS DE SATIN NOUS VÎMES OUÏ-DIRE, TENANT ÉCOLE DE TÉMOIGNERIE.

Passants quelque peu avant en ce pays de tapisserie, vimes la mer Méditerranée ouverte et découverte jusques aux abîmes, tout ainsi comme au goufre Arabique se découvrit la mer Érythrée, pour faire chemin aux Juifs issants[1024] d’Égypte. Là je reconnus Triton sonnant de sa grosse conche, Glaucus, Protéus, Néréus, et mille autres dieux et monstres marins. Vîmes aussi nombre infini de poissons en espèces diverses, dansants, volants, voltigeants, combattants, mangeants, respirants, belutants[1025], chassants, dressants escarmouches, faisants embuscades, composants trêves, marchandants, jurants, s’ébattants.

En un coin là près, vîmes Aristotèles tenant une lanterne, en semblable contenance que l’on peint l’ermite près saint Christofle, épiant, considérant, le tout rédigeant par écrit. Derrière lui étaient, comme recors de sergents, plusieurs autres philosophes, Appianus, Héliodorus, Athéneus, Porphyrius, Pancrates, Arcadian, Numénius, Possidonius, Ovidius, Oppianus, Olympius, Séleucus, Léonides, Agathocles, Théophraste, Damostrate, Mutianus, Nymphodorus, Élianus, cinq cents autres gens aussi de loisir comme fut Chrysippus ou Aristarchus de Sole, lequel demeura cinquante-huit ans à contempler l’état des abeilles, sans autre chose faire. Entre iceux j’y avisai Pierre Gilles, lequel tenait un urinai en main, considérant en profonde contemplation l’urine de ces beaux poissons.

Avoir[1026] longuement considéré ce pays de Satin, dit Pantagruel : « J’ai ici longuement repu mes yeux, mais je ne m’en peux en rien saouler ; mon estomac brait de male[1027] rage de faim.

— Repaissons, repaissons, dis-je, et tâtons de ces anacampsérotes[1028] qui pendent là-dessus. Fi ! ce n’est rien qui vaille. » Je donc pris quelques mirobalans[1029] qui pendaient à un bout de tapisserie ; mais je ne les pus mâcher ne avaler, et les goûtants eussiez proprement dit et juré que fut soie retorse, et n’avaient saveur aucune. On penserait qu’Héliogabalus là eût pris, comme transsumpt[1030] de bulle, forme de festoyer ceux qu’il avait longtemps fait jeûner, leur promettant en fin banquet somptueux, abondant, impérial, puis les paissait de viandes en cire, en marbre, en poterie, en peintures et nappes figurées.

Cherchants donc par ledit pays si viandes aucunes trouverions, entendîmes un bruit strident et divers, comme si fussent femmes lavant la buée[1031] ou traquets du moulin du Bazacle-lez-Toulouse. Sans plus séjourner, nous transportâmes au lieu où c’était, et vîmes un petit vieillard bossu, contrefait et monstrueux ; on le nommait Ouï-dire. Il avait la gueule fendue jusques aux oreilles, et dedans la gueule sept langues, et chaque langue fendue en sept parties ; quoi que ce fût, de toutes sept ensemblement parlait divers propos et langages divers ; avait aussi parmi la tête et le reste du corps autant d’oreilles comme jadis eut Argus d’yeux ; au reste était aveugle et paralytique des jambes.

Autour de lui je vis nombre innumérable d’hommes et de femmes écoutants et attentifs, et en reconnus aucuns[1032] parmi la troupe faisants bon minois[1033], d’entre lesquels un pour lors tenait une mappemonde et la leur exposait sommairement par petites aphorismes, et y devenaient clercs et savants en peu d’heure, et parlaient de prou[1034] de choses prodigieuses élégantement et par bonne mémoire, pour la centième partie desquelles savoir ne suffirait la vie de l’homme : des pyramides, du Nil, de Babylone, des Troglodytes, des Hymantopodes[1035], des Blemmyes, des Pygmées, des Cannibales, des monts Hyperborées, des Égipanes, de tous les diables, et tout par Ouï-dire.

Là je vis, selon mon avis, Hérodote, Pline, Solin, Bérose, Philostrate, Méla, Strabon et tant d’autres antiques, plus Albert le jacobin grand, Pierre Témoin, pape Pie second, Volatéran, Paulo Jovio le vaillant homme, Jacques Cartier, Charton Arménien, Marc Paule Vénitien, Ludovic Romain, Piètre Aliares, et je ne sais combien d’autres modernes historiens cachés derrière une pièce de tapisserie, en tapinois écrivants de belles besognes, et tout par Ouï-dire.

Derrière une pièce de velours figuré[1036] à feuilles de menthe, près d’Ouï-dire, je vis nombre grand de Percherons et Manceaux, bons étudiants, jeunes assez, et demandants en quelle faculté ils appliquaient leur étude, entendîmes que là de jeunesse ils apprenaient être témoins, et en cetui art profitaient si bien que, partants du lieu et retournés en leur province, vivaient honnêtement du métier de témoignerie, rendants sûr témoignage de toutes choses à ceux qui plus donneraient par journée, et tout par Ouï-dire. Dites-en ce que voudrez, mais ils nous donnèrent de leurs chanteaux[1037], et bûmes à leurs barils à bonne chère. Puis nous avertirent cordialement qu’eussions à épargner vérité, tant que possible nous serait, si voulions parvenir en cour de grands seigneurs.


COMMENT NOUS FUT DÉCOUVERT LE PAYS DE LANTERNOIS.

Mal traités et mal repus au pays de Satin, naviguâmes par trois jours : au quatrième en bonheur approchâmes de Lanternois. Approchants, voyons sur mer certains petits feux volants : de ma part, je pensais que fussent non lanternes, mais poissons, qui, de la langue flamboyants, hors la mer fissent feu, ou bien lampirides (vous les appelez cicindèles), là reluisants comme au soir font en ma patrie, l’orage venant à maturité. Mais le pilote nous avertit que c’étaient lanternes des guets, lesquelles autour de la banlieue découvraient le pays, et faisaient escorte à quelques lanternes étrangères, qui, comme bons cordeliers et jacobins, allaient là comparaître au chapitre provincial. Doutants[1038] toutefois que fût quelque pronostic de tempête, nous assura qu’ainsi était.


COMMENT NOUS DESCENDÎMES AU PORT DES LYCHNOBIENS[1039] ET ENTRÂMES EN LANTERNOIS.

Sur l’instant entrâmes au port de Lanternois. Là sur une haute tour reconnut Pantagruel la lanterne de la Rochelle, laquelle nous fit bonne clarté. Vîmes aussi la lanterne de Pharos, de Nauplion et d’Acropolis en Athènes, sacrée à Pallas. Près le port est un petit village habité par les Lychnobiens, qui sont peuples vivants de lanternes, comme en nos pays les frères briffauts[1040] vivent de nonnains, gens de bien et studieux. Démosthènes y avait jadis lanterné. De ce lieu jusques au palais fûmes conduits par trois obéliscolychnies[1041], gardes militaires du havre, à hauts bonnets comme Albanais, esquels exposâmes les causes de nos voyage et délibération[1042], laquelle était là impétrer de la reine de Lanternois une lanterne pour nous éclairer et conduire par le voyage que faisions vers l’oracle de la Bouteille. Ce que nous promirent faire, et volontiers, ajoutants qu’en bonne occasion et opportunité étions là arrivés, et qu’avions beau faire choix de lanternes lorsqu’elles tenaient leur chapitre provincial.

Advenants au palais royal, fûmes par deux lanternes d’honneur, savoir est la lanterne d’Aristophanes et la lanterne de Cléanthes, présentés à la reine, à laquelle Panurge, en langage lanternois, exposa brièvement les causes de notre voyage, et eûmes d’elle bon recueil[1043], et commandement d’assister à son souper, pour plus facilement choisir celle que voudrions pour guide. Ce que nous plut grandement, et ne fûmes négligents bien tout noter et tout considérer, tant en leurs gestes, vêtements et maintien qu’aussi en l’ordre du service.

La reine était vêtue de cristallin[1044] vierge, par art de tauchie[1045] et ouvrage damasquin, passementé de gros diamants. Les lanternes du sang étaient vêtues aucunes de strain[1046], autres de pierres phengites[1047] ; le demeurant était de corne, de papier, de toile cirée. Les falots pareillement, selon leurs états d’antiquité de leur maisons. Seulement j’en avisai une de terre comme un pot, en rang des plus gorgiases[1048]. De ce m’ébahissant, entendis que c’était la lanterne d’Épictétus, de laquelle on avait autrefois refusé trois mille drachmes.

J’y considérai diligentement la mode et accoutrement de la lanterne polymixe, de Martial, encore plus de l’icosimixe, jadis consacrée par Canope, fille de Tisias. J’y notai très bien la lanterne pensile, jadis prise de Thèbes au temple d’Apollo Palatin et depuis transportée en la ville de Cyme Aolique par Alexandre le Conquérant. J’en notai une autre insigne, à cause d’un beau floc de soie cramoisine qu’elle avait sur la tête. Et me fut dit que c’était Bartole, lanterne de droit. J’en notai pareillement deux autres insignes, à cause des bourses[1049] de clystère qu’elles portaient à la ceinture, et me fut dit que l’une était le grand et l’autre le petit Luminaire des apothicaires.

L’heure du souper venue, la reine s’assit en premier lieu, conséquemment les autres selon leur degré et dignité. D’entrée de table toutes furent servies de grosses chandelles de moule, excepté que la reine fut servie d’un gros et raide flambeau flamboyant de cire blanche, un peu rouge par le bout ; aussi furent les lanternes du sang exceptées du reste, et la lanterne provinciale de Mirebalais, laquelle fut servie d’une chandelle de noix, et la provinciale du bas Poitou, laquelle je vis être servie d’une chandelle armée[1050]. Et Dieu sait quelle lumière après elles rendaient avec leurs mècherons ! Exceptez ici un nombre de jeunes lanternes, du gouvernement d’une grosse lanterne : elles ne luisaient comme les autres, mais me semblaient avoir les paillardes[1051] couleurs.

Après souper nous retirâmes pour reposer. Le lendemain matin la reine nous octroya le choix d’une de ses lanternes pour notre conduite, telle qu’il nous plairait. Par nous fut élue et choisie la mie du grand M. P. Lamy, laquelle j’avais autrefois connue à bonnes enseignes. Elle pareillement me reconnaissait, et nous sembla plus divine, plus hilique[1052], plus docte, plus sage, plus diserte, plus humaine, plus débonnaire et plus idoine qu’autre qui fût en la compagnie pour notre conduite. Remerciants bien humblement la dame reine, fûmes accompagnés jusqu’à notre nef par sept jeunes falots baladins, jà luisant la claire Diane.


COMMENT NOUS ARRIVÂMES À L’ORACLE DE LA BOUTEILLE.

Notre noble lanterne nous éclairant et conduisant en toute joyeuseté, arrivâmes en l’île désirée, en laquelle était l’oracle de la Bouteille. Descendant Panurge en terre, fit sur un pied la gambade en l’air gaillardement et dit à Pantagruel : « Aujourd’hui avons nous ce que cherchons avec fatigues et labeurs tant divers. » Puis se recommanda courtoisement à notre lanterne. Icelle nous commanda tous bien espérer, et, quelque chose qui nous apparût, n’être aucunement effrayés.

Approchants au temple de la dive Bouteille, nous convenait passer parmi un grand vignoble fait de toutes espèces de vignes, comme Phalerne, Malvoisie, Muscadet, Taige[1053], Beaune, Mirevaux, Orléans, Picardent[1054], Arbois, Coussi, Anjou, Graves, Corsique, Vierron[1055], Nérac et autres. Le dit vignoble fut jadis par le bon Bacchus planté avec telle bénédiction que tous temps il portait feuille, fleur et fruit, comme les orangers de Suraine[1056]. Notre lanterne magnifique nous commanda manger trois raisins par homme, mettre du pampre en nos souliers et prendre une branche verte en main gauche. Au bout du vignoble passâmes dessous un arc antique, auquel était le trophée d’un buveur bien mignonnement insculpé[1057], savoir est, en un lieu, long ordre de flacons, bourraches[1058], bouteilles, fioles, ferrières[1059], barils, barrots[1060], pots, pintes, semaises[1061] antiques, pendantes d’une treille ombrageuse. En autre, grande quantité d’ails, oignons, ichalottes, jambons, boutargues[1062], parodelles[1063], langues de bœuf fumées, fromages vieux, et semblable confiture entrelacée de pampre, et ensemble par grande industrie fagotée avec des ceps. En autre, cent formes de verres, comme verres à pied et verres à cheval, cuveaux, retombes[1064], hanaps, jadaux[1065], salvernes, tasses, gobelets, et telles emblable artillerie bachique. En la face de l’arc dessous le zoophore[1066] étaient ces deux vers inscrits :

Passant ici cette poterne
Garnis-toi de bonne lanterne.

« À cela, dit Pantagruel, avons-nous pourvu, car en toute la région de Lanternois, n’y a lanterne meilleure et plus divine que la nôtre. »

Cetui arc finissait en une belle et ample tonnelle, toute faite de ceps de vignes, ornés de raisins de cinq cents couleurs diverses, et cinq cents diverses formes non naturelles, mais ainsi composées par art d’agriculture, jaunes, bleus, tannés, azurés, blancs, noirs, verts, violets, riolés[1067], piolés[1068], longs, ronds, torangles[1069], couillonnés, couronnés, barbus, cabus[1070], herbus. La fin d’icelle était close de trois antiques lierres, bien verdoyants et tous chargés de bagues[1071]. Là nous commanda notre illustrissime lanterne de ce lierre chacun de nous se faire un chapeau albanais et s’en couvrir toute la tête, ce que fut fait sans demeure. « Dessous, dit lors Pantagruel, cette treille n’eut ainsi jadis passé la pontife de Jupiter.

— La raison, dit notre préclare[1072] lanterne, était mystique. Car y passant aurait le vin, ce sont les raisins, au-dessus de la tête, et semblerait être comme maîtrisée et dominée du vin, pour signifier que les pontifes et tous personnages, qui s’adonnent et dédient[1073] à contemplation des choses divines, doivent en tranquillité leurs esprits maintenir hors toute pertubation de sens, laquelle plus est manifestée en ivrognerie qu’en autre passion, quelle que soit.

« Vous pareillement au temple ne seriez reçus de la dive Bouteille, étants par ci-dessous passés, sinon que Bacbuc, la noble pontife, vît de pampre vos souliers pleins, qui est acte du tout et par entier diamètre[1074] contraire au premier, et signification évidente que le vin vous est en mépris, et par vous conculqué[1075] et subjugué.

— Je, dit frère Jean, ne suis point clerc, dont me déplaît ; mais je trouve dedans mon bréviaire qu’en la révélation fut, comme chose admirable, vue une femme ayant la lune sous les pieds. C’était, comme m’a exposé Bigot, pour signifier qu’elle n’était de la race et nature des autres, qui toutes ont à rebours la lune en tête, et par conséquent le cerveau toujours lunatique : cela m’induit facilement à croire ce que dites, madame Lanterne m’amie. »


COMMENT NOUS DESCENDÎMES SOUS TERRE POUR ENTRER AU TEMPLE DE LA BOUTEILLE, ET COMMENT CHINON EST LA PREMIÈRE VILLE DU MONDE.

Ainsi descendîmes sous terre par un arceau incrusté de plâtre, peint au dehors rudement d’une danse de femmes et satyres, accompagnants le vieil Silénus riant sur son âne. Là je disais à Pantagruel : « Cette entrée me révoque en souvenir la Cave peinte de la première ville du monde, car là sont peintures pareilles en pareille fraîcheur comme ici.

— Où est ? demanda Pantagruel, qui est cette première ville que dites ?

— Chinon, dis-je, ou Caïnon en Touraine.

— Je sais, répondit Pantagruel, où est Chinon et la Cave peinte aussi. J’y ai bu maints verres de vin frais, et ne fais doute aucun que Chinon ne soit ville antique ; son blason[1076] l’atteste, auquel est dit deux ou trois fois : Chinon, petite ville, grand renom, assise sur pierre ancienne, au haut le bois, au pied la Vienne. Mais comment serait-elle ville première du monde ? Ou le trouvez-vous par écrit ? quelle conjecture en avez ?

— Je, dis-je, trouve en l’Écriture sacrée que Caïn fut le premier bâtisseur de villes : vrai donc semblable est que la première il, de son nom, nomma Caïnon, comme depuis ont, à son imitation, tous autres fondateurs et instaurateurs[1077] de villes imposé leurs noms à icelles : Athèné (c’est en grec Minerve), à Athènes ; Alexandre, à Alexandrie ; Constantin, à Constantinople ; Pompée, à Pompéiopolis en Cilicie ; Adrian, à Adrianople ; Canan, aux Cananéens ; Saba, aux Sabéians ; Assur, aux Assyriens ; Ptolémaïs, Césaréa, Tibérium, Hérodium, en Judée. »

Nous tenants ces menus propos, sortit le grand flasque[1078] (notre lanterne l’appelait philosophe) gouverneur de la dive Bouteille, accompagné de la garde du temple, et étaient tous bouteillons français. Icelui nous voyant thyrsigères[1079], comme j’ai dit, et couronnés de lierre, reconnaissant aussi notre insigne lanterne, nous fit entrer en sûreté et commanda que droit on nous menât à la princesse Bacbuc, dame d’honneur de la Bouteille et pontife de tous les mystères. Ce que fut fait.


COMMENT NOUS DESCENDÎMES LES DEGRÉS TÉTRADIQUES[1080], ET DE LA PEUR QU’EUT PANURGE.

Depuis descendîmes un degré[1081] marbrin sous terre : là était un repos. Tournants à gauche, en descendîmes deux autres, là était un pareil repos ; puis trois à détour, et repos pareil, et quatre autres de même. Là demanda Panurge : « Est-ce ici ?

— Quants[1082] degrés, dit notre magnifique lanterne, avez compté ?

— Un, répondit Pantagruel, deux, trois, quatre.

— Quants sont-ce ? demanda-t-elle.

— Dix, répondit Pantagruel.

— Par, dit-elle, même tétrade pythagorique, multipliez ce qu’avez résultant.

— Ce sont, dit Pantagruel, dix, vingt, trente, quarante.

— Combien fait le tout ? dit-elle.

— Cent, répondit Pantagruel.

— Ajoutez, dit-elle, le cube premier, ce sont huit ; au bout de ce nombre fatal trouverons la porte du temple. Et y notez prudemment que c’est la vraie psychogonie de Platon, tant célébrée par les Académiens, et tant peu entendue, de laquelle la moitié est composée d’unité des deux premiers nombres pleins, de deux quadrangulaires et de deux cubiques. »

Descendants ces degrés numéreux[1083] sous terre, nous firent bien besoin premièrement nos jambes, car sans icelles ne descendions qu’en roulant comme tonneaux en cave ; secondement notre préclare[1084] lanterne, car en cette descente ne nous apparaissait autre lumière non plus que si nous fussions au trou de saint Patrice en Hibernie, ou en la fosse de Trophonius en Béotie. Descendus environ septante et huit degrés, s’écria Panurge, adressant sa parole à notre luisante lanterne : « Dame mirifique, je vous prie de cœur contrit, retournons en arrière. Par la mort bœuf, je meurs de male[1085] peur. Je consens jamais ne me marier. Vous avez pris de peine et fatigue beaucoup pour moi ; Dieu vous le rendra en son grand rendoir ; je n’en serai ingrat, issant[1086] hors cette caverne des Troglodytes. Retournons de grâce. Je doute[1087] fort que soit ici Ténare, par lequel on descend en enfer, et me semble que j’ouïs Cerberus aboyant. Écoutez, c’est lui, ou les oreilles me cornent : je n’ai à lui dévotion aucune, car il n’est mal des dents si grand que quand les chiens nous tiennent aux jambes. Si c’est ici la fosse de Trophonius, les lémures et lutins nous mangeront tous vifs, comme jadis ils mangèrent un des hallebardiers de Démétrius, par faute de bribes. Es-tu là, frère Jean ? Je te prie, mon bedon, tiens-toi près de moi, je meurs de peur. As-tu ton braquemart[1088] ? Encore n’ai-je armes aucunes, ni offensives, ni défensives. Retournons.

— J’y suis, dit frère Jean, j’y suis, n’aie peur. Je te tiens au collet : dix-huit diables ne t’emporteront de mes mains, encore que sois sans armes. Armes jamais au besoin ne faillirent quand bon cœur est associé de bon bras. Plutôt armes du ciel pleuvraient, comme aux champs de la Crau, près les fosses Mariannes en Provence, jadis plurent cailloux (ils y sont encore) pour l’aide d’Hercules, n’ayant autrement de quoi combattre les deux enfants de Neptune. Mais quoi ! descendons-nous ici ès limbes des petits enfants (par Dieu ils nous conchieront tous), ou bien en enfer à tous les diables ? Cordieu, je les vous gallerai[1089] bien, à cette heure que j’ai du pampre en mes souliers. Ô que je me battrai vertement ! Où est-ce ? où sont-ils ? Je ne crains que leurs cornes. Mais les deux cornes que Panurge marié portera m’en garantiront entièrement. Je le vois jà, en esprit prophétique, un autre Actéon cornant, cornu, cornencul.

— Garde, frater, dit Panurge, attendant qu’on mariera les moines, que n’épouses la fièvre quartaine ! Car je puisse donc, sauf et sain, retourner de cetui hypogée, en cas que je ne te la beline[1090], pour seulement te faire cornigère, cornipétant : autrement, pensé-je bien que la fièvre quarte est assez mauvaise bague[1091]. Il me souvient que Grippeminaud te la voulut donner pour femme ; mais tu l’appelas hérétique. »

Ici fut le propos interrompu par notre splendide lanterne, nous remontrant que là était le lieu auquel convenait favorer[1092], et par suppression de paroles et taciturnité de langues ; du demeurant, fit réponse péremptoire que de retourner sans avoir le mot de la Bouteille n’eussions d’espoir aucun, puisqu’une fois avions nos souliers feutrés de pampre.

« Passons donc, dit Panurge, et donnons de la tête à travers tous les diables. À périr n’y a qu’un coup. Toutefois je me réservais la vie pour quelque bataille. Boutons[1093], boutons, passons outre ! J’ai du courage tant et plus : vrai est que le cœur me tremble ; mais c’est pour la froideur et relenteur[1094] de ce cavain[1095]. Ce n’est de peur, non, ne de fièvre. Boutons, boutons, passons, poussons, pissons ! je m’appelle Guillaume sans peur. »


COMMENT LES PORTES DU TEMPLE PAR SOI-MÊME ADMIRABLEMENT S’ENTR’OUVRIRENT.

En fin des degrés[1096] rencontrâmes un portail de fin jaspe, tout compassé[1097] et bâti à ouvrage et forme dorique en la face duquel était en lettres ioniques, d’or très pur, écrite cette sentence : Ὲν οἴνῳ ὰλήθεια, c’est-à-dire en vin vérité. Les deux portes étaient d’airain comme corinthian, massives, faites à petites vignettes[1098], enlevées[1099] et émaillées mignonnement, selon l’exigence de la sculpture, et étaient ensemble jointes et refermées également en leur mortaise, sans clavier[1100], sans cadenas, sans liaison aucune. Seulement y pendait un diamant indique, de la grosseur d’une fève égyptiatique, enchâssé en or obrisé[1101] à deux pointes, en figure hexagone, et en ligne directe, à chacun côté vers le mur, pendait une poignée de scordon[1102].

Là nous dit notre noble lanterne qu’eussions son excuse pour légitime si elle désistait[1103] plus avant nous conduire. Seulement qu’eussions à obtempérer ès instructions de la pontife Bacbuc, car entrer dedans ne lui était permis, pour certaines causes lesquelles taire meilleur était à gens vivants vie mortelle qu’exposer. Mais, en tout événement, nous commanda être en cerveau, n’avoir frayeur ni peur aucune, et d’elle se confier pour la retraite. Puis tira le diamant pendant à la commissure des deux portes, et à dextre le jeta dedans une capse[1104] d’argent, à ce expressément ordonnée, tira aussi de l’esseuil[1105] de chacune porte un cordon de soie cramoisine longue d’une toise et demie, auquel pendait le scordon, l’attacha à deux boucles d’or expressément pour ce pendantes et se retira à part.

Soudainement les deux portes, sans que personne y touchât, de soi-même s’ouvrirent, et, s’ouvrant, firent non bruit strident, non frémissement horrible, comme font ordinairement portes de bronze rudes et pesantes, mais doux et gracieux murmure, retentissant par la voûte du temple, duquel soudain Pantagruel entendit la cause, voyant sous l’extrémité de l’une et l’autre porte un petit cylindre, lequel, par sus l’esseuil joignait la porte, et se tournant selon qu’elle se tirait vers le mur, dessus une dure pierre d’ophite[1106], bien torse et également polie, par son frottement faisait ce doux et harmonieux murmure. Bien je m’ébahissais comment les deux portes, chacune par soi, sans l’oppression de personne, étaient ainsi ouvertes. Pour cetui cas merveilleux entendre, après que tous fûmes dedans entrés, je projetai ma vue entre les portes et le mur, convoiteux de savoir par quelle force et par quel instrument étaient ainsi refermées, doutant[1107] que notre aimable lanterne eût, à la conclusion[1108] d’icelles apposé l’herbe dite éthiopis, moyennant laquelle on ouvre toutes choses fermées ; mais j’aperçus que la part[1109] en laquelle les deux portes se fermaient, en la mortaise intérieure, était une lame de fin acier, enclavée sur le bronze corinthien.

J’aperçus davantage[1110] deux tables d’aimant indique, amples et épaisses de demi-paume, à couleur cérulée, bien lissées et bien polies. D’icelles toute l’épaisseur était dedans le mur du temple engravée, à l’endroit auquel les portes, entièrement ouvertes, avaient le mur pour fin d’ouverture.

Par donc la rapacité violente de l’aimant, les lames d’acier, par occulte et admirable institution de nature, pâtissaient[1111] cetui mouvement. Conséquemment, les portes y étaient lentement ravies et portées, non toujours toutefois, mais seulement l’aimant susdit ôté, par la prochaine cession[1112] duquel l’acier était de l’obéissance qu’il a naturellement à l’aimant absous[1113] et dispensé, ôtées aussi les deux poignées de scordon[1114], lesquelles notre joyeuse lanterne avait, par le cordon cramoisi, éloignées et suspendues, parce qu’il mortifie l’aimant et dépouille de cette vertu attractive.

En l’une des tables susdites, à dextre, était exquisitement insculpé[1115], en lettres latines antiquaires, ce vers iambique sénaire[1116] :

Ducunt volentem fata, nolentem trahunt.

Les destinées mènent celui qui consent, tirent celui qui refuse. En l’autre, je vis à senestre, en majuscules lettres, élégantement insculpée, cette sentence :

Toutes choses se meuvent à leur fin.

COMMENT LE PAVÉ DU TEMPLE ÉTAIT FAIT PAR EMBLÉMATURE ADMIRABLE.

Lues ces inscriptions, jetai mes yeux à la contemplation du magnifique temple, et considérais l’incrédible compacture[1117] du pavé, auquel, par raison, ne peut être ouvrage comparé quiconque, soit ou ait été dessous le firmament, fût-ce celui du temple de Fortune en Préneste, au temps de Sylla, ou le pavé des Grecs, appelé Asarotum, lequel fit Sosistratus en Pergame. Car il était ouvrage tesseré[1118], en forme de petits carreaux, tous de pierres fines et polies, chacune en sa couleur naturelle, l’une de jaspe rouge, teint plaisamment de diverses macules[1119], l’autre d’ophite, l’autre de porphyre, l’autre de lycophtalmie[1120], semé de scintilles[1121] d’or, menues comme atomes, l’autre d’agathe, à ondes de petits flammeaux[1122] confus et sans ordre, de couleur lactée, l’autre de calcédoine très cher, l’autre, de jaspe vert, avec certaines veines rouges et jaunes, et étaient en leur assiette départies[1123] par ligne diagonale.

Dessus le portique, la structure du pavé était une emblémature[1124] à petites pierres rapportées, chacune en sa native[1125] couleur, servants au dessin des figures, et était comme si par-dessus le pavé susdit on eût semé une jonchée de pampre, sans trop curieux[1126] agencement. Car, en un lieu, semblait être épandu largement, en l’autre moins, et était cette infoliature[1127] insigne en tous endroits, mais singulièrement[1128] y apparaissaient, au demi-jour, aucuns[1129] limaçons en un lieu rampants sur les raisins, en autre petits lézards courants à travers le pampre, en autre apparaissaient raisins à demi et raisins totalement mûrs, par tel art et engin[1130] de l’architecte composés et formés qu’ils eussent aussi facilement déçu les étourneaux et autres petits oiselets que fit la peinture de Xeuxis Héracléotain. Quoi que soit, ils nous trompaient très bien, car, à l’endroit auquel l’architecte avait le pampre bien épais semé, craignants nous offenser[1131] les pieds, nous marchions haut à grandes enjambées, comme on fait passant quelque lieu inégal et pierreux. Depuis jetai mes yeux à contempler la voûte du temple avec les parois, lesquels étaient tous incrustés de marbre et porphyre, à ouvrage mosaïque, avec une mirifique emblémature depuis un bout jusques à l’autre, en laquelle était, commençant à la part[1132] senestre de l’entrée, en élégance incroyable, représentée la bataille que le bon Bacchus gagna contre les Indiens, en la manière que s’ensuit.


COMMENT EN L’OUVRAGE MOSAÏQUE DU TEMPLE ÉTAIT REPRÉSENTÉE LA BATAILLE QUE BACCHUS GAGNA CONTRE LES INDIENS.

Au commencement étaient en figure diverses villes, villages, châteaux, forteresses, champs et forêts, toutes ardentes en feu. En figure aussi étaient femmes diverses forcenées[1133] et dissolues, lesquelles mettaient furieusement en pièces veaux, moutons et brebis toutes vives, et de leur chair se paissaient[1134]. Là nous était signifié comme Bacchus entrant en Indie mettait tout à feu et à sang.

Ce nonobstant, tant fut des Indiens déprisé[1135] qu’ils ne daignèrent lui aller encontre, ayants avertissement certain par leurs espions qu’en son ost[1136] n’étaient gens aucuns de guerre, mais seulement un petit bonhomme vieux, efféminé et toujours ivre, accompagné de jeunes gens agrestes, tous nus, toujours dansants et sautants, ayants queues et cornes, comme ont les jeunes chevreaux, et grand nombre de femmes ivres. Dont se résolurent les laisser outre passer, sans y résister par armes, comme si à honte, non à gloire, déshonneur et ignominie leur revînt, non à honneur et prouesse, avoir de telles gens victoire. En cetui dépris[1137], Bacchus toujours gagnait pays et mettait tout à feu, pour ce que feu et foudre sont de Bacchus les armes paternelles, et avant naître au monde fut par Jupiter salué de foudre, sa mère Semelé et sa maison maternelle arse[1138] et détruite par feu, et à sang pareillement, car naturellement il en fait au temps de paix et en tire au temps de guerre. En témoignage sont les champs en l’île de Samos dits Panéma, c’est-à-dire tout sanglant, auxquels Bacchus les Amazones acconçut[1139], fuyantes de la contrée des Éphésians, et les mit toutes à mort par phlébotomie, de mode que le dit champ était de sang tout embu[1140] et couvert. Dont pourrez dorénavant entendre mieux que n’a décrit Aristotèles en ses problèmes, pourquoi jadis on disait en proverbe commun : « En temps de guerre ne mange et ne plante menthe. » La raison est, car en temps de guerre sont ordinairement départis[1141] coups sans respect : donc l’homme blessé, s’il a celui jour manié ou mangé menthe, impossible est, ou bien difficile, lui restreindre le sang. Conséquemment était en la susdite emblémature[1142] figuré comment Bacchus marchait en bataille et était sur un char magnifique tiré par trois couples de jeunes pards[1143] joints ensemble ; sa face était comme d’un jeune enfant, pour enseignement que tous bons buveurs jamais n’envieillissent, rouge comme un chérubin, sans un poil de barbe au menton. En tête portait cornes aiguës ; au-dessus d’icelles une belle couronne faite de pampres et de raisins, avec une mitre rouge cramoisine, et était chaussé de brodequins dorés.

En sa compagnie n’était un seul homme. Toute sa garde et toutes ses forces étaient de Bassarides, Évantes, Évhyades, Édonides, Triéthérides, Ogygies, Mimallones, Ménades, Thyades et Bacchides[1144], femmes forcenées[1145], furieuses, enragées, ceintes de dragons et serpents vifs en lieu de ceintures, les cheveux voletants en l’air, avec fronteaux de vignes ; vêtues de peaux de cerfs et de chèvres, portants en main petites haches, thyrses, rançons[1146] et hallebardes en forme de noix de pin, et certains petits boucliers légers, sonnants et bruyants quand on y touchait, tant peu lût, desquels elles usaient, quand besoin était, comme de tambourins et de tymbons[1147]. Le nombre d’icelles était septante et neuf mille deux cents vingt-sept. L’avant-garde était menée par Silénus, homme auquel il avait sa fiance[1148] totale, et duquel par le passé avait la vertu et magnanimité de courage et prudence en divers endroits connu. C’était un petit vieillard tremblant, courbé, gras, ventru à plein bât, et les oreilles avait grandes et droites, le nez pointu et aquilin, et les sourcilles rudes et grandes, était monté sur un âne couillard, en son poing tenait pour soi appuyer un bâton, pour aussi galantement combattre, si par cas convenait descendre en pieds, et était vêtu d’une robe jaune à usage de femme. Sa compagnie était de jeunes gens champêtres, cornus comme chevreaux et cruels comme lions, tous nus, toujours chantants et dansants les cordaces[1149]. On les appelait Tityres et Satyres. Le nombre était octante cinq mille six-vingts et treize.

Pan menait l’arrière-garde, homme horrifique et monstrueux, car par les parties inférieures du corps il ressemblait à un bouc, les cuisses avait velues, portait cornes en tête droites contre le ciel. Le visage avait rouge et enflambé, et la barbe bien fort longue, homme hardi, courageux, hasardeux et facile à entrer en courroux. En main senestre portait une flûte, en dextre un bâton courbé ; ses bandes étaient semblablement composées de Satyres, Hémipans, Argypans, Sylvains, Faunes, Lémures[1150], Lares, Farfadets et Lutins, en nombre de soixante et dix-huit mille cent et quatorze. Le signe[1151] commun à tous était ce mot : Évohé.


COMMENT EN L’EMBLÉMATURE ÉTAIT FIGURÉ LE HOURT[1152] ET L’ASSAUT QUE DONNAIT LE BON BACCHUS CONTRE LES INDIENS.

Conséquemment était figuré le hourt et l’assaut que donnait le bon Bacchus contre les Indiens. Là considérais que Silénus, le chef de l’avant-garde, suait à grosses gouttes et son âne aigrement tourmentait ; l’âne de même ouvrait la gueule horriblement, s’émouchait, démarchait[1153], s’escarmouchait en façon épouvantable, comme s’il eût eu frelon au cul.

Les Satyres, capitaines, sergents de bandes, caps[1154] d’escadre, corporals[1155], avec cornaboux[1156] sonnant les orthies[1157], furieusement tournaient autour de l’armée à sauts de chèvres, à bonds, à pets, à ruades et pénades[1158], donnants courage aux compagnons de vertueusement combattre. Tout le monde en figure criait Évohé. Les Ménades premières faisaient incursion sur les Indiens avec cris horribles et sons épouvantables de leurs tymbons[1159] et boucliers. Tout le ciel en retentissait, comme désignait l’emblémature[1160], afin que plus tant n’admiriez l’art d’Apelles, Aristides Thébain, et autres qui ont peint les tonnerres, éclairs, foudres, vents, paroles, mœurs et les esprits.

Conséquemment était l’ost[1161] des Indiens comme averti que Bacchus mettait leur pays en vastation[1162]. En front étaient les éléphants chargés de tours, avec gens de guerre en nombre infini ; mais toute l’armée était en route[1163], et contre eux et sur eux se tournaient et marchaient leurs éléphants, par le tumulte horrible des Bacchides et la terreur panique qui leur avait le sens tollu[1164]. Là eussiez vu Silénus son âne aigrement talonner et s’escrimer de son bâton à la vieille escrime, son âne voltiger après les éléphants la gueule bée, comme s’il braillait, et braillant martialement (en pareille braveté que jadis éveilla la nymphe Lotis en pleins Bacchanales, quand Priapus, plein de priapisme, la voulait dormant priapiser sans la prier) sonnât l’assaut.

Là eussiez vu Pan sauteler avec ses jambes tortes[1165] autour des Ménades, avec sa flûte rustique les exciter à vertueusement combattre. Là eussiez aussi vu en après un jeune Satyre mener prisonniers dix-sept rois, une Bacchide tirer avec ses serpents quarante et deux capitaines, un petit Faune porter douze enseignes prises sur les ennemis, et le bonhomme Bacchus sur son char se pourmener[1166] en sûreté parmi le camp, se gaudissant[1167] et buvant d’autant[1168] à un chacun. Enfin était représente en figure emblématique le trophée de la victoire et le triomphe du bon Bacchus.

Son char triomphant était tout couvert de lierre, pris et cueilli en la montagne Méros, et ce pour la rarité, laquelle hausse le prix de toutes choses, en Indie expressément, d’icelles herbes. En ce depuis l’imita Alexandre le Grand en son triomphe indique, et était le char tiré par éléphants joints ensemble. En ce depuis l’imita Pompée le Grand à Rome, en son triomphe africain. Dessus était le noble Bacchus buvant en un canthare. En ce depuis l’imita Caïus Marius, après la victoire des Cimbres, qu’il obtint près Aix en Provence. Toute son armée était couronnée de lierre : leurs thyrses, boucliers et tymbons[1169] en étaient couverts. Il n’était l’âne de Silénus qui n’en fût caparaçonné.

Ès côtés du char étaient les rois indiens, pris et liés à grosses chaînes d’or. Toute la brigade[1170] marchait avec pompes divines, en joie et liesse indicibles, portant infinis trophées, fercules[1171] et dépouilles des ennemis, en joyeux épinicies[1172] et petites chansons villatiques[1173] et dithyrambes résonnants. Au bout était décrit le pays d’Égypte, avec le Nil et ses crocodiles, cercopithèques, ibides[1174], singes, trochiles[1175], ichneumones, hippopotames, et autres bêtes à lui domestiques, et Bacchus marchait en icelles contrées à la conduite de deux bœufs, sur l’un desquels était en lettres d’or : Apis, sur l’autre : Osiris, pour ce qu’en Égypte, avant la venue de Bacchus, n’avait été vu bœuf ni vache.


COMMENT LE TEMPLE ÉTAIT ÉCLAIRÉ PAR UNE LAMPE ADMIRABLE.

Avant qu’entrer en l’exposition de la Bouteille, je vous décrirai la figure admirable d’une lampe, moyennant laquelle était élargie[1176] lumière par tout le temple, tant copieuse qu’encore qu’il fût souterrain on y voyait comme en plein midi nous voyons le soleil clair et serein luisant sur terre. Au milieu de la voûte était un anneau d’or massif attaché, de la grosseur de plein poing, auquel pendaient, de grosseur peu moindre, trois chaînes bien artificiellement faites, lesquelles de deux pieds et demi en l’air comprenaient en figure triangle une lame de fin or, ronde, de telle grandeur que le diamètre excédait deux coudées et demi-palme. En icelle étaient quatre boucles ou pertuis, en chacune desquelles était fixement retenue une boule vide, cavée[1177] par le dedans, ouverte du dessus comme une petite lampe, ayant en circonférence environ deux palmes, et étaient toutes de pierres bien précieuses, l’une d’améthyste, l’autre de carboucle[1178] lybien, la tierce d’opale, la quarte d’anthracite. Chacune était pleine d’eau ardente, cinq fois distillée par alambic serpentin, inconsomptible[1179] comme l’huile que jadis mit Callimachus en la lampe d’or de Pallas en l’Acropblis d’Athènes, avec un ardent lychnion[1180] fait, part de lin asbestin[1181] comme était jadis au temple de Jupiter en Ammonie, et le vit Cléombrotus, philosophe très studieux, part de lin carpasien, lesquels par feu plutôt sont renouvelés que consommés[1182].

Au-dessous d’icelle lampe, environ deux pieds et demi, les trois chaînes en leurs figures premières étaient embouclées en trois anses, lesquelles issaient[1183] d’une grande lampe ronde de cristallin[1184] très pur, ayant en diamètre une coudée et demie, laquelle au-dessus était ouverte environ deux palmes. Par cette ouverture était au milieu posé un vaisseau de cristallin pareil, en forme de coucourde[1185], ou comme à un urinai, et descendait jusques au fond de la grande lampe, avec telle quantité de la susdite eau ardente que la flamme de lin asbestin était droitement au centre de la grande lampe. Par ce moyen semblait donc tout le corps sphérique d’icelle ardre[1186] et enflamboyer, parce que le feu était au centre et point moyen.

Et était difficile d’y asseoir ferme et constant regard, comme on ne peut au corps du soleil, étant la matière de si merveilleuse perspicuité[1187] et l’ouvrage tant diaphane et subtil, par la réflexion des diverses couleurs (qui sont naturelles ès pierres précieuses) des quatre petites lampes supérieures à la grande inférieure, et d’icelles quatre était la resplendeur en tous points inconstante et vacillante par le temple. Venant davantage[1188] icelle vague lumière toucher sur la polissure du marbre, duquel était incrusté tout le dedans du temple, apparaissaient telles couleurs que voyons en l’arc céleste quand le clair soleil touche les nues pluvieuses.

L’invention était admirable, mais encore plus admirable, ce me semblait, que le sculpteur avait, autour de la corpulence[1189] d’icelle lampe cristalline, engravé[1190] à ouvrage cataglyphe[1191], une prompte[1192] et gaillarde bataille de petits enfants nus, montés sur des petits chevaux de bois, avec lances de virolets[1193], et pavois faits subtilement de grappes de raisins, entrelacées de pampre, avec gestes et efforts puérils tant ingénieusement par art exprimés que nature mieux ne le pourrait. Et ne semblaient engravés dedans la matière, mais en bosse, ou pour le moins en grotesque[1194], apparaissaient enlevés[1195] totalement, moyennant la diverse et plaisante lumière, laquelle dedans contenue ressortissait par la sculpture.


COMMENT PAR LA PONTIFE BACBUC NOUS FUT MONTRÉE DEDANS LE TEMPLE UNE FONTAINE FANTASTIQUE.

Considérants en extase ce temple mirifique et lampe mémorable, s’offrit à nous la vénérable pontife Bacbuc avec sa compagnie, à face joyeuse et riante, et, nous voyants accoutrés comme a été dit, sans difficulté nous introduit au lieu moyen[1196] du temple, auquel dessous la lampe susdite était la belle fontaine fantastique. Puis nous commanda être hanaps, tasses et gobelets présentés, d’or, d’argent, de cristallin de porcelaine, et fûmes gracieusement invités à boire de la liqueur sourdante d’icelle fontaine : ce que fîmes très volontiers… Car, pour clairement vous avertir, nous ne sommes du calibre d’un tas de veaux qui, comme les passereaux ne mangent sinon qu’on leur tape la queue, pareillement ne boivent ne mangent sinon qu’on les rue[1197] à grands coups de levier. Jamais personne n’éconduisons-nous invitant courtoisement à boire.

Puis nous interrogea Bacbuc, demandant ce que nous en semblait. Nous lui fîmes réponse que ce nous semblait bonne et fraîche eau de fontaine, limpide et argentine plus que n’est Argirondes en Étolie, Pénéus en Thessalie, Axius en Migdonie, Cydnus en Cilicie, lequel voyant Alexandre Macédon tant beau, tant clair et tant froid en cœur d’été, composa[1198] la volupté de soi dedans baigner au mal qu’il prévoyait lui advenir de ce transitoire plaisir. « Ha ! dit Bacbuc, voilà que c’est non considérer en soi, ne entendre les mouvements que fait la langue musculeuse, lorsque le boire dessus coule pour descendre en l’estomac ? Gens pérégrins[1199], avez-vous les gosiers enduits, pavés et émaillés, comme eut jadis Pithyllus, dit Theutes, que de cette liqueur déifique onques n’avez le goût ni saveur reconnu ? Apportez ici (dit à ces damoiselles) mes décrottoires que savez, afin de leur racler, émonder[1200] et nettoyer le palais. »

Furent donc apportés beaux, gros et joyeux jambons, belles grosses et joyeuses langues de bœuf fumées, saumades belles et bonnes, cervelas, boutargues[1201], caviar, bonnes et belles saucisses de venaison, et tels autres ramoneurs de gosier. Par son commandement nous en mangeâmes jusques là que confessions nos estomacs être très bien écurés de soif nous importunant assez fâcheusement, dont nous dit : « Jadis un capitaine juif, docte et chevalereux, conduisant son peuple par les déserts en extrême famine, impétra[1202] des cieux la manne, laquelle leur était de goût tel, par imagination, que par avant réalement[1203] leur étaient les viandes[1204]. Ici de même, buvants de cette liqueur mirifique, sentirez goût de tel vin comme l’aurez imaginé. Or, imaginez et buvez. » Ce que nous fîmes. Puis s’écria Panurge, disant « Par Dieu, c’est ici vin de Beaune, meilleur qu’onques jamais je bus, ou je me donne à nonante et seize diables. Ô pour plus longuement le goûter, qui aurait le col long de trois coudées, comme désirait Philoxénus, ou comme une grue, ainsi que souhaitait Mélanthius !

— Foi de lanternier, s’écria frère Jean, c’est vin de Graves, galant et voltigeant. Ô pour Dieu, amie, enseignez-moi la manière comment tel le faites !

— À moi, dit Pantagruel, il me semble que sont vins de Mirevaux, car avant boire je l’imaginais. Il n’a que ce mal qu’il est frais, mais je dis frais plus que glace, que l’eau de Nonacris et Dercé, plus que la fontaine de Conthopérie en Corinthe, laquelle glaçait l’estomac et parties nutritives de ceux qui en buvaient.

— Buvez, dit Bacbuc, une, deux ou trois fois. De rechef changeans d’imagination, telle trouverez au goût, saveur ou liqueur, comme l’aurez imaginé. Et dorénavant, dites qu’à Dieu rien soit impossible.

— Onques, répondis-je, ne fut dit de nous ; nous maintenons qu’il est tout puissant. »


COMMENT BACBUC ACCOUTRA PANURGE POUR AVOIR LE MOT DE LA BOUTEILLE.

Ces paroles et buvettes achevées, Bacbuc demanda : « Qui est celui de vous qui veut avoir le mot de la dive Bouteille ?

— Je, dit Panurge, votre humble et petit entonnoir.

— Mon ami, dit-elle, je n’ai à vous faire instruction qu’une : c’est que venant à l’oracle, ayez soin n’écouter le mot, sinon d’une oreille.

— C’est, dit frère Jean, du vin à une oreille. »

Puis le vêtit d’une galleverdine[1205], l’encapitonna[1206] d’un beau et blanc béguin, l’affubla d’une chausse d’hypocras[1207], au bout de laquelle, en lieu de Hoc, mit trois obélisques, l’engantela[1208] de deux braguettes antiques, le ceignit de trois cornemuses liées ensemble, le baigrta la face trois fois dedans la fontaine susdite, enfin lui jeta au visage une poignée de farine, mit trois plumes de coq sur le côté droit de la chausse hypocratique, le fit cheminer neuf fois autour de la fontaine, lui fit faire trois beaux petits sauts, lui fit donner sept fois du cul contre terre, toujours disant ne sais quelles conjurations en langue étrusque, et quelquefois lisant en un livre ritual[1209], lequel, près d’elle, portait une de ses mystagogues[1210].

Somme je pense que Numa Pompilius, roi second des Romains, Cérites de Tuscie et le saint capitaine juif, n’instituèrent onques tant de cérémonies que lors je vis, ne aussi les vaticinateurs[1211] memphitiques à Apis en Égypte, ne les Euboiens en la cité de Rhâmnès à Rhamnisie, ne a Jupiter Ammon, ne à Féronia, n’usèrent les anciens d’observances tant religieuses comme là considérais.

Ainsi accoutré le sépara de notre compagnie, et mena à main dextre par une porte d’or, hors le temple, en une chapelle ronde, faite de pierres phengites[1212] et spéculaires[1213], par la solide spéculance[1214] desquelles, sans fenêtre ne autre ouverture, était reçue lumière du soleil, là luisant par le précipice de la roche couvrante le temple major, tant facilement et en telle abondance que la lumière semblait dedans naître, non de hors venir. L’ouvrage n’était moins admirable que fut jadis le sacré temple de Ravenne, ou en Égypte celui de l’île Chemnis, et n’est à passer en silence que l’ouvrage d’icelle chapelle ronde était en telle symétrie compassé[1215] que le diamètre du project[1216] était la hauteur de la voûte.

Au milieu d’icelle était une fontaine de fin albâtre, en figure heptagone, à ouvrage et infoliature[1217] singulière, pleine d’eau tant claire que pourrait être un élément en sa simplicité, dedans laquelle était à demi posée la sacrée Bouteille, toute revêtue de pur cristallin[1218], en forme ovale, excepté que le limbe[1219] était quelque peu patent[1220] plus qu’icelle forme ne porterait.


COMMENT LA PONTIFE BACBUC PRÉSENTA PANURGE DEVANT LA DIVE BOUTEILLE.

La fit Bacbuc, la noble pontife, Panurge baisser et baiser la marge de la fontaine, puis le fit lever, et autour danser trois ithymbons[1221]. Cela fait, lui commanda s’asseoir entre deux selles, le cul à terre, là préparées. Puis déploya son livre ritual, et, lui soufflant en l’oreille gauche, le fit chanter une épilénie[1222] comme s’ensuit :

Ô Bouteille,
Pleine toute
De mystères,
D’une oreille
Je t’écoute :
Ne diffère,
Et le mot profère
Auquel pend mon cœur.
En la tant divine liqueur.
Qui est dedans tes flancs reclose,
Bacchus, qui fut d’Inde vainqueur,
Tient toute vérité enclose.
Vin tant divin, loin de toi est forclose
Toute mensonge et toute tromperie.
En joie soit l’âme de Noach[1223] close,
Lequel de toi nous fit la tempérie[1224].
Sonne le beau mot, je t’en prie,
Qui me doit ôter de misère.
Ainsi ne se perde une goutte
De toi, soit blanche ou soit vermeille.
Ô Bouteille,
Pleine toute
De mystères,
D’une oreille
Je t’écoute :
Ne diffère.

Cette chanson parachevée, Bacbuc jeta je ne sais quoi dedans la fontaine, et soudain commença l’eau bouillir à force, comme fait la grande marmite de Bourgueil quand y est fête à bâtons[1225]. Panurge écoutait d’une oreille en silence, Bacbuc se tenait près de lui agenouillée, quand de la sacrée bouteille issit[1226] un bruit tel que font les abeilles naissantes de la chair d’un jeune taureau occis et accoutré selon l’art et invention d’Aristéus, ou tel que fait un garot[1227] débandant l’arbalète, ou en été une forte pluie soudainement tombant. Lors fut ouï ce mot : Trinc. « Elle est, s’écria Panurge, par la vertu Dieu, rompue ou fêlée, que je ne mente : ainsi parlent les bouteilles cristallines[1228] de nos pays, quand elles près du feu éclatent. »

Lors Bacbuc se leva, et prit Panurge sous le bras doucettement, lui disant : « Ami, rendez grâces ès cieux, la raison vous y oblige : vous avez promptement eu le mot de la dive Bouteille. Je dis le mot le plus joyeux, plus divin, plus certain, qu’encore d’elle aie entendu depuis le temps qu’ici je ministre[1229] à son très sacré oracle. Levez-vous, allons au chapitre, en la glose duquel est le beau mot interprété.

— Allons, dit Panurge, de par Dieu. Je suis aussi sage qu’antan. Éclairez. Où est ce livre ? Tournez. Où est ce chapitre ? Voyons cette joyeuse glose. »


COMMENT BACBUC INTERPRÈTE LE MOT DE LA BOUTEILLE.

Bacbuc, jetants ne sais quoi dans le timbre[1230], dont soudain fut l’ébullition de l’eau restreinte, mena Panurge au temple major, au lieu central auquel était la vivifique fontaine. Là, tirant un gros livre d’argent en forme d’un demi-muid eu d’un quart de sentences, le puisa dedans la fontaine, et lui dit : « Les philosophes prêcheurs et docteurs de votre monde vous paissent[1231] de belles paroles par les oreilles ; ici, nous réellement incorporons nos préceptions[1232] par la bouche. Pourtant[1233] je ne vous dis : Lisez ce chapitre, voyez cette glose ; je vous dis : Tâtez[1234] ce chapitre, avalez cette belle glose. Jadis un antique prophète de la nation judaïque mangea un livre et fut clerc jusques aux dents ; présentement vous en boirez un, et serez clerc jusques au foie. Tenez, ouvrez les mandibules. »

Panurge ayant la gueule bée, Bacbuc prit le livre d’argent, et pensions que fut véritablement un livre, à cause de sa forme qui était comme d’un bréviaire ; mais c’était un vrai et naturel flacon, plein de vin Falerne, lequel elle fit tout avaler à Panurge.

« Voici, dit Panurge, un notable chapitre, et glose fort authentique : est-ce tout ce que voulait prétendre le mot de la Bouteille trimégiste[1235] ? J’en suis bien, vraiment.

— Rien plus, répondit Bacbuc, car Trinc est un mot panomphée[1236], célébré et entendu de toutes nations, et nous signifie : « Buvez ». Vous dites en votre monde que « sac » est vocable commun en toute langue, et à bon droit, et justement de toutes nations reçu, car, comme est l’apologue d’Ésope, tous humains naissent un sac au col, souffreteux par nature et mendiants l’un de l’autre. Roi sous le ciel tant puissant n’est qui passer se puisse d’autrui ; pauvre n’est tant arrogant qui passer se puisse du riche, voire fut-ce Hippias le philosophe, qui faisait tout. Encore moins se passe-t-on de boire qu’on ne fait de sac, et ici maintenons que non rire, ains[1237] boire est le propre de l’homme, je ne dis boire simplement et absolument, car aussi bien boivent les bêtes, je dis boire vin bon et frais. Notez, amis, que de vin divin on devient, et n’y a argument tant sûr, ni art de divination moins fallace. Vos académiques l’affirment, rendants l’étymologie de vin, lequel ils disent en grec οἶνος, être comme vis, force, puissance, car pouvoir il a d’emplir l’âme de toute vérité, tout savoir et philosophie. Si avez noté ce qui est en lettres ioniques écrit dessus la porte du temple, vous avez pu entendre qu’en vin est vérité cachée. La dive Bouteille vous y envoie : soyez vous-mêmes interprètes de votre entreprise.

— Possible n’est, dit Pantagrel, mieux dire que fait cette vénérable pontife. Autant vous en dis-je, lorsque premièrement m’en parlâtes. Trinc donc, que vous dit le cœur, élevé par enthousiasme bachique.

— Trinquons, dit Panurge…

— Va, vieil fol, dit frère Jean, au diable ! Parlons de satisfaire[1238] ici. »


COMMENT AVOIR[1239] PRIS CONGÉ DE BACBUC, DÉLAISSENT L’ORACLE DE LA BOUTEILLE.

« D’ici répondit Bacbuc, ne sois en émoi : à tout sera satisfait, si de nous êtes contents. Ça bas, en ces régions circoncentrales, nous établissons le bien souverain, non à prendre et recevoir, ains[1240] à élargir[1241] et donner, et heureux nous réputons, non si d’autrui prenons et recevons beaucoup, comme par aventure décrètent les sectes de votre monde, ains si à autrui toujours élargissons et donnons beaucoup. Seulement vous prie vos noms et pays ici en ce livre ritual par écrit nous laisser. »

Lors ouvrit un beau et grand livre, auquel, nous dictants, une de ses mistagogues[1242] excevant[1243], furent avec un style d’or quelques traits projetés comme si l’on eût écrit, mais de l’écriture rien ne nous apparaissait.

Cela fait, nous emplit trois oires[1244] de l’eau fantastisque, et manuellement nous les baillant, dit : « Allez, amis, en protection de cette sphère intellectuelle, de laquelle en tous lieux est le centre et n’a en lieu aucun circonférence, que nous appelons Dieu, et, venus en votre monde, portez témoignage que sous terre sont les grands trésors et choses admirables. Et non à tort Cérès, jà révérée par tout l’univers parce qu’elle avait montré et enseigné l’art d’agriculture et par invention de blé aboli entre les humains le brutal aliment de gland, a tant et tant lamenté de ce que sa fille fut en nos régions souterraines ravie, certainement prévoyant que sous terre plus trouverait sa fille de biens et excellences qu’elle, sa mère, n’avait fait dessus. Qu’est devenu l’art d’évoquer des cieux la foudre et le feu céleste, jadis inventé par le sage Prométhéus ? Vous certes l’avez perdu ; il est de votre hémisphère départi[1245], ici sous terre est en usage. Et à tort quelquefois vous ébahissez, voyants villes conflagrer et ardre[1246] par foudre et feu éthéré, et ignorants de qui, et par qui, et quelle part[1247] tirait cetui esclandre horrible à votre aspect, mais à nous familier et utile. Vos philosophes, qui se complaignent toutes choses être par les anciens écrites, rien ne leur être laissé de nouveau à inventer, ont tort trop évident. Ce que du ciel vous apparaît, et appelez phénomènes, ce que la terre vous exhibe, ce que la mer et autres fleuves contiennent, n’est comparable à ce qui est en terre caché.

« Pourtant[1248] est équitablement le souterrain Dominateur presque en toutes langues nommé par épithètes de richesses. Ils, quand leur étude adonneront et labeur à bien rechercher par imploration de Dieu souverain, lequel jadis les Égyptiens nommaient en leur langue l’Abscons[1249], le Musse[1250], le Caché, et par ce nom l’invoquant, suppliaient à eux se manifester et découvrir, leur élargissant connaissance et de soi et de ses créatures. Part[1251] aussi conduits de bonne lanterne, car tous philosophes et sages antiques à bien sûrement et plaisamment parfaire le chemin de la connaissance divine et chasse de sapience ont estimé deux choses nécessaires : guide de Dieu et compagnie d’homme. Ainsi, entre les Perses, Zoroaster prit Arimaspes pour compagnon de toute sa mystérieuse philosophie ; Hermès le Trimégiste, entre les Égyptiens, eut Esculape ; Orphéus, en Thrace, eut Musée ; illec[1252] aussi Aglaophémus eut Pythagore ; entre les Athéniens, Platon eut premièrement Dyon de Saragusse en Sicile, lesquel défunt, prit secondement Xénocrates ; Apollonius eut Damis.

« Quand donc vos philosophes, Dieu guidant, accompagnants à quelque claire lanterne, s’adonnèrent à soigneusement rechercher et investiguer comme est le naturel des humains (et de cette qualité sont Hérodote et Homère appelés alphestes, c’est-à-dire rechercheurs et inventeurs), trouveront vraie être la réponse faite par le sage Thalès à Amasis, roi des Égyptiens, quand, par lui interrogé en quelle chose plus était de prudence, répondit : « On[1253] temps ». Car par temps ont été et par temps seront toutes choses latentes inventées[1254], et c’est la cause pourquoi les anciens ont appelé Saturne le Temps, père de Vérité, et Vérité fille du Temps. Infailliblement aussi trouveront tout le savoir, et d’eux et de leurs prédécesseurs, à peine être la minime partie de ce qui est et ne le savent.

« De ces trois oires[1255], que présentement je vous livre, vous en prendrez jugement, connaissant, comme dit le proverbe, aux ongles le lion. Par la raréfaction de notre eau dedans enclose, intervenant la chaleur des corps supérieurs et ferveur de la mer salée, ainsi qu’est la naturelle transmutation des éléments, vous sera air dedans très salubre engendré, lequel de vent clair, serein, délicieux vous servira, car vent n’est qu’air flottant et ondoyant. Cetui vent moyennant, irez à droite route, sans terre prendre si voulez, jusques au port d’Olonne en Talmondois[1256], en lâchant à travers vos vêles[1257], par ce petit soupirail d’or que vous y voyez apposé comme une flûte, autant que penserez vous suffire pour tôt[1258] ou lentement naviguer, toujours en plaisir et sûreté, sans danger ne tempête. De ce ne doutez et ne pensez la tempête issir[1259] et procéder du vent : le vent vient de la tempête exitée[1260] du bas de l’abîme. Ne pensez aussi la pluie venir par impotence des vertus rétentives des cieux et gravité[1261] des nues suspendues relie vient par évocation des souterraines régions, comme par évocation des corps supérieurs elle de bas en haut était imperceptiblement tirée, et vous en témoigne le roi prophète chantant et disant que l’abîme invoque l’abîme. Des trois oires, les deux sont pleines de l’eau susdite, la tierce est extraite du puits des sages Indiens, lequel on nomme le tonneau des Brachmanes.

« Trouverez davantage[1262] vos nefs bien dûment pourvues de tout ce qu’il pourrait être utile et nécessaire pour le reste de votre ménage. Cependant qu’ici avez séjourné, j’y ai fait ordre très bon donner. Allez, amis, en gaieté d’esprit, et portez cette lettre à votre roi Gargantua, le saluez de par nous, ensemble les princes et les officiers de sa noble cour. »

Ces mots parachevés, elle nous bailla unes lettres closes et scellées, et nous, après actions de grâces immortelles, fit issir[1263] par une porte adjacente à la chapelle diaphane, où la Bacbuc les semondait[1264] de proposer questions autant deux fois qu’est haut le mont Olympe. Par un pays plein de toutes délices, plaisant, tempéré plus que Tempe en Thessalie, salubre plus que celle partie d’Égypte laquelle a son aspect[1265] vers Lybie, irrigu[1266] et verdoyant plus que Thermischrie, fertile plus que celle partie du mont Thaure laquelle a son aspect vers aquilon, plus que l’île Hyperborée en la mer Judaïque, plus que Caliges on[1267] mont Caspit, flairant[1268] serein et gracieux autant qu’est le pays de Touraine, enfin trouvâmes nos navires au port.


TABLE



Le Quart Livre (Suite.)




TABLE GÉNÉRALE




Avertissement 
 5
Vie de Rabelais 
 9
Chronologie 
 30
Opinions et jugements 
 33
Bibliographie 
 36
Iconographie 
 38


Table des chapitres 
 210


Table des chapitres 
 170


Table des chapitres 
 151



  1. De manière que.
  2. Équipages de rameurs.
  3. Régalé.
  4. Cœur.
  5. Digne d’être vu.
  6. Mauresque.
  7. N’a rapport.
  8. Sauveur.
  9. Ouragan.
  10. Courants.
  11. Saint-Mathieu.
  12. Détroit.
  13. Demeure.
  14. Départ.
  15. Étrangers.
  16. Peuplée.
  17. L’abaissement de sa population.
  18. (Mesure de 30 stades).
  19. Calme.
  20. Orages.
  21. Ouragan.
  22. Départ.
  23. Ébranlements.
  24. Renversement des États.
  25. Au.
  26. Vers.
  27. Assembler.
  28. Frauduleuse.
  29. Défense.
  30. Obsèques.
  31. Incorrigible.
  32. Départ
  33. Cours.
  34. Bénir.
  35. Inquiétude d’esprit.
  36. Jouissance.
  37. Ébranlent.
  38. Présages.
  39. Départ.
  40. En toute évidence.
  41. Savigliano.
  42. Notre-Dame.
  43. Compagnons de Pan.
  44. Nombre de quatre.
  45. Au.
  46. Quelques-uns.
  47. Proue.
  48. Après l’avoir.
  49. S’enquérant.
  50. Au.
  51. Sauveur.
  52. Contraire au bon sens.
  53. Grec.
  54. À rapport.
  55. Zéphire.
  56. Enfonceur de caques de harengs.
  57. Candes, canton de Chinon (Indre-et-Loire).
  58. Souffre.
  59. Rebondies.
  60. Il y a longtemps.
  61. Quelques-unes.
  62. Saccageons.
  63. Nous nous.
  64. Souffleur.
  65. Vaisseau, proprement gondole égyptienne.
  66. Garer et serrer.
  67. Barges à rames.
  68. Brigantins.
  69. Grec.
  70. Aigu.
  71. Au.
  72. Résolu.
  73. Bas.
  74. Qui vomissent des flammes.
  75. Jamais.
  76. Le voici.
  77. Vraiment.
  78. En quelque manière.
  79. Quelque.
  80. Milord.
  81. Va-t’en (en picard).
  82. Les retranchements.
  83. Cataractes.
  84. Javelines.
  85. Servait à peu de chose.
  86. Frapper.
  87. Au.
  88. Tirer.
  89. Habile.
  90. Épées à deux mains.
  91. Frappée.
  92. Récit.
  93. Cachent.
  94. Marais.
  95. Flèches.
  96. Javelots.
  97. Capuchons.
  98. Déchirer.
  99. Se fourvoyant.
  100. Égale.
  101. Partagée.
  102. Hunes.
  103. Anneaux de cordages.
  104. Rameurs-chefs.
  105. Où pendait une lanterne (la seconde nef).
  106. Quelques-uns.
  107. Un bouquet.
  108. Cloche.
  109. Sournoises.
  110. L’office.
  111. Ainsi.
  112. Écureils.
  113. Soupçon.
  114. Dégât.
  115. S’y opposant.
  116. Voisinage.
  117. Vraiment.
  118. Tempérer.
  119. Désormais.
  120. Passions.
  121. Au.
  122. Engendrés aux montagnes.
  123. Accord.
  124. Saccagées.
  125. Muguetées.
  126. Citées en justice.
  127. Déconfit.
  128. Sec comme une morue.
  129. Forteresse.
  130. Mangeailles.
  131. Le bouquet.
  132. Rebondies.
  133. Gigantesques.
  134. Boyaux.
  135. Fifres.
  136. Petites friquettes, jeunes coquettes.
  137. Flanquées.
  138. Des bois.
  139. Pâtés.
  140. Brigands.
  141. Surgissait.
  142. Danger.
  143. Accueil.
  144. Mirent à sac.
  145. Parmi.
  146. Accueillir.
  147. Sentiment.
  148. À l’enseigne d’un vase de vin (la neuvième).
  149. À l’enseigne d’une hotte de vendangeur (la onzième).
  150. Jamais.
  151. Point.
  152. Bonheur.
  153. Poussé par.
  154. Au.
  155. Disgrâces.
  156. Contrefaits.
  157. Au.
  158. Sciatiques.
  159. Migraines.
  160. Ne servaient.
  161. Travaux.
  162. Départ.
  163. Danger.
  164. De bouc.
  165. Échapper.
  166. En quelque façon.
  167. Sacrées.
  168. Résolus.
  169. Choc.
  170. De bon cœur
  171. Mettre à sac.
  172. Chevau-léger.
  173. Au.
  174. Au parti.
  175. Railler.
  176. Résolus.
  177. Enseigne.
  178. Bouffonneries.
  179. Aujourd’hui.
  180. Dextérités.
  181. À l’enseigne de flacon monacale (la deuxième du convoi).
  182. Bombardes.
  183. Boulets.
  184. Traits.
  185. Modèle.
  186. Allègres.
  187. Glaive.
  188. Le bois des lances.
  189. Défi.
  190. Quelques-uns.
  191. Rebondi.
  192. Tranches.
  193. Ainsi tire.
  194. Enlevait par tranches.
  195. Genou.
  196. Pâtés.
  197. Tumulte.
  198. Chenets pour la broche.
  199. Pelles.
  200. Chaudrons.
  201. Balais.
  202. Assaillirent.
  203. Boulets.
  204. Point.
  205. Blessés.
  206. Nord.
  207. Plumage.
  208. Languedoc.
  209. Escarboucle.
  210. Vert-poireau.
  211. De Lucullus.
  212. Toulouse.
  213. Étourdis.
  214. Épées.
  215. (Futaille de 400 litres).
  216. Se plaignait.
  217. (Féminin de successeur).
  218. Fidelité.
  219. Médicament réparateur.
  220. Du Perche.
  221. L’archétype.
  222. Aussi.
  223. Blessés.
  224. (Où les chantres portent leurs bâtons).
  225. Rabbins.
  226. Mépris.
  227. Entra en possession.
  228. (La grande halle de Milan).
  229. Au.
  230. Quelques-uns.
  231. Le mirent au-dessous de.
  232. Bourreau.
  233. Ouvertement.
  234. Éternelle.
  235. Plongeon.
  236. Rasés.
  237. Comédies.
  238. Labourait.
  239. Portant fruit tous les ans.
  240. Blé sans barbe.
  241. Obtenu.
  242. Aussi.
  243. Manquerai.
  244. Frères lais.
  245. Corps à corps.
  246. Départ.
  247. Couper.
  248. Éventa.
  249. (Chaussette de cuir).
  250. Mais.
  251. Vous qui.
  252. Sortir.
  253. Suivante.
  254. Grillade.
  255. Couper.
  256. Sacs.
  257. Interprète.
  258. Fatigue.
  259. Goûter.
  260. Repas après souper.
  261. Repaît.
  262. Avait coutume.
  263. Un même.
  264. Bouche.
  265. Gagné.
  266. Goûter.
  267. Faux-monnayeurs.
  268. Fait son repas après souper.
  269. Après avoir.
  270. Manière de vivre.
  271. Croyait.
  272. Médité.
  273. Plongeon.
  274. Résolu.
  275. Blessée.
  276. Régalerai.
  277. Aujourd’hui.
  278. Dénouement.
  279. Amarré.
  280. Gros câbles.
  281. Corbeille.
  282. Se tourmentassent.
  283. Étrangers.
  284. Comprenons.
  285. Point.
  286. Manqueraient.
  287. En outre.
  288. Accueillis.
  289. Cessez.
  290. Fut étourdi.
  291. De Stentor.
  292. Qui parlent des choses passées.
  293. Avec révérence.
  294. Descendues du ciel.
  295. C’est pourquoi.
  296. Perles.
  297. L’entablement.
  298. En même temps.
  299. Au.
  300. Oriflamme.
  301. Divines.
  302. Avec soin.
  303. Beaucoup.
  304. Venant de Lanternois.
  305. Caractères d’imprimerie.
  306. Jamais.
  307. Point.
  308. Copies.
  309. Mer.
  310. Araignées.
  311. Au.
  312. Lèvres.
  313. Poussez.
  314. Jeu de mots avec trépassés et traits (coups de vin) passés.
  315. Tirez (l’épée).
  316. Portrait.
  317. Tas.
  318. Serrures.
  319. Réellement.
  320. Dont on se souvient.
  321. Tracée.
  322. Gangrenée.
  323. Souvenez-vous.
  324. Ordurières.
  325. Fait erreur.
  326. Mais.
  327. Surmonté.
  328. À la mode des souverains perses.
  329. Incorrigibles.
  330. (Rapprochez d’incontinent) aussitôt qu’ils.
  331. Profond.
  332. Marguilliers.
  333. Petit impôt.
  334. Petit coin.
  335. Ressemblant.
  336. Chère.
  337. Nombreuses.
  338. Lapins.
  339. Service.
  340. Assure.
  341. Vives.
  342. La tête découverte.
  343. Entortillés.
  344. (Plante ombellifère).
  345. Oranges.
  346. Débordant (jeu de mots avec extravagante).
  347. Divines.
  348. (Sous-entendez : livre).
  349. Décrétales de Clément V.
  350. Constitutions papales en dehors du Corpus.
  351. Changer en sang.
  352. Placer au centre.
  353. Compliqués.
  354. Orages.
  355. Corvées.
  356. Joie.
  357. Amusements.
  358. Préceptes.
  359. Fixés à jamais.
  360. Sentence notable.
  361. Mépris.
  362. Qui parle d’or.
  363. Jamais.
  364. Traces.
  365. Hi ! han !.
  366. Au.
  367. Crevasses.
  368. Hémorroïdes.
  369. Breneux, jeu de mots avec la rue Clos-Bruneau.
  370. Embrenant.
  371. Que l’on doit à Dieu.
  372. Que l’on doit aux saints.
  373. Employé.
  374. Bols.
  375. Purgatifs.
  376. Dessinés.
  377. Robes.
  378. Vertugadins.
  379. Croyant.
  380. Après l’avoir.
  381. Capuchon.
  382. (Banqueroutier).
  383. Chanoine.
  384. À côté.
  385. Entamé.
  386. Dorées.
  387. Trait.
  388. Le corbeau (le noir).
  389. À s’accoupler (en parlant du cheval et de l’âne).
  390. La corvée.
  391. Fautif.
  392. Malhabile.
  393. Après l’avoir.
  394. D’une perche.
  395. Tympans (tambours).
  396. Flocs de rubans.
  397. Mascarade.
  398. Carapaces.
  399. (Plante dont les feuilles pouvaient servir à faire des masques).
  400. (Sixième livre).
  401. Danses.
  402. Gale.
  403. Furoncles.
  404. Ais.
  405. (Cri des âniers).
  406. Ailes (jeu de mots avec décrétales).
  407. Au.
  408. Faisant couler l’or.
  409. Rompez les épaules.
  410. Éventrez.
  411. Déboîtez.
  412. Disloquez.
  413. Cuisez sur des charbons.
  414. Meurtriers de décrétales.
  415. Prééminences.
  416. Lapsus.
  417. Conquiert.
  418. Tartares.
  419. (Fanatiques égyptiens).
  420. Déchaîné.
  421. Abbayes.
  422. Divines.
  423. Bâti sur pilotis.
  424. Appuyé d’un talus.
  425. Bon gré mal gré.
  426. Dépendent.
  427. Baisser la tête.
  428. Portrait.
  429. Quelques-unes.
  430. Tête.
  431. Au.
  432. Gouvernant par les décrétales.
  433. Économe.
  434. Données par surcroît.
  435. Afin que.
  436. Denoûment.
  437. Vient.
  438. (Argile usitée en médecine).
  439. Casseroles.
  440. Mets.
  441. Planterai.
  442. Pistolets.
  443. Point.
  444. Cristal.
  445. Portrait.
  446. (Monnaie imaginaire).
  447. Chantant.
  448. Découvrir.
  449. Quelques-uns.
  450. Moquerie.
  451. Épée.
  452. La barre.
  453. (Lieu dit près de Chinon).
  454. Babord.
  455. Tribord.
  456. Au mât de misaine.
  457. Aux boulines.
  458. Pourtant.
  459. L’attache.
  460. Exemples.
  461. Portraits.
  462. Partie.
  463. En outre.
  464. Au.
  465. (Par) hasardeuse.
  466. Thraciennes.
  467. Rouges (en blason).
  468. Qui marchent dans les nuages.
  469. Cliquetis.
  470. Chocs.
  471. Armures.
  472. Le long.
  473. Noirs (en blason).
  474. Après l’être.
  475. Comprenions.
  476. Entamées.
  477. Au.
  478. Choc.
  479. Foin.
  480. Point.
  481. Grimace de singe.
  482. Rude.
  483. Quelques-uns.
  484. Travaillent.
  485. (Sous-entendu : lui).
  486. L’image.
  487. Corps.
  488. Mauvaise.
  489. Décider.
  490. Embarrassé.
  491. Bêtes brutes.
  492. Refusés.
  493. Perroquets.
  494. Étrangers.
  495. Vagabonds.
  496. Pillards (tous ces termes sont empruntés à la fauconnerie).
  497. Suspendus, en suspens.
  498. Danser.
  499. Pendant.
  500. Quelque part.
  501. Repousse.
  502. Choississant.
  503. Ingénieur.
  504. Parlant du ventre.
  505. Adorateurs du ventre.
  506. Au.
  507. Sauveur.
  508. Marmottant.
  509. Terminaison.
  510. Quelques-uns
  511. Oisifs
  512. Apparaît.
  513. Plaisir.
  514. Encapuchonnés.
  515. Ferait défaut.
  516. Du forgeron.
  517. Pendant.
  518. Au.
  519. Le trafic.
  520. Déjà
  521. De Jupiter.
  522. Soigneusement.
  523. Machines de guerre.
  524. N’ont été de profit.
  525. S’y opposant.
  526. (Gros canons).
  527. Frappé de stupeur.
  528. Hypocrisie (en hébreu).
  529. Balancines.
  530. Traînantes.
  531. Hébétés.
  532. Mornes.
  533. Lit de matelot.
  534. Ascension.
  535. Chanvre.
  536. À corneilles.
  537. Ais, planchette.
  538. Copeau.
  539. Laneds.
  540. Garnie de velours.
  541. Attaches (en fauconnerie).
  542. Cabine.
  543. Disposée.
  544. La dunette.
  545. Baillements (latinisme).
  546. Le cerveau vidé.
  547. Combien de.
  548. À jeun.
  549. Convient.
  550. Accidents de maladie.
  551. Solution.
  552. Cloche.
  553. Entièrement.
  554. Épée
  555. Devoir.
  556. Petits saints.
  557. Assure.
  558. Coup.
  559. Abondance.
  560. Combien d’.
  561. De dix pieds.
  562. Plaint.
  563. Maudit.
  564. Conforme aux règles.
  565. Bouche.
  566. Grands pots.
  567. Pintes.
  568. Aiguières.
  569. Serviteurs.
  570. Préposés aux coupes.
  571. Préposés aux crédences (buffets).
  572. Régalé.
  573. Grand-voiles.
  574. Voiles mauresques.
  575. Trinquettes.
  576. Le boyau du Mans.
  577. Mauvaise.
  578. Bel.
  579. Qui a (un roi), le dise, terme de jeu.
  580. Lesté.
  581. Jamais.
  582. Perroquet.
  583. Serviteur.
  584. Girouette.
  585. Étais.
  586. Cordes à poulie.
  587. La soif qu’il avait eue. (Hausser le temps était synonyme de boire.)
  588. Vacillement.
  589. À jeun.
  590. Évidemment.
  591. Rendus allègres.
  592. Des larrons (hébreu).
  593. À gauche, à babord.
  594. Équipages de rameures.
  595. De l’eau et du bois.
  596. Scélérats.
  597. Faisons route.
  598. Mettrons à sac.
  599. Entamures.
  600. Mauvaise.
  601. Cacha.
  602. Chapelures.
  603. Combien de.
  604. Bonne chance.
  605. L’endroit.
  606. De l’eau.
  607. (Gros canon.)
  608. Au.
  609. Barges à rames.
  610. Grosses galères.
  611. À poil de zibeline.
  612. Épée.
  613. Regarde, mon ami (en patois tourangeau).
  614. Du Styx.
  615. Cru.
  616. Mise à sac.
  617. Relâchée.
  618. Auquel.
  619. En l’air.
  620. Au.
  621. Soigneux.
  622. Fienter (en fauconnerie).
  623. Frousse.
  624. (Sorte de taureau cité par Pline).
  625. Par surcroît.
  626. Oriflamme.
  627. Ce que.
  628. Pèse.
  629. Au.
  630. (Action de retirer des mains d’un acquéreur — Ancien bien de famille ; jeu de mots avec retrait, lieux d’aisances.)
  631. Bassin de garde-robe.
  632. Terrine de chaise percée.
  633. À pas de chat, à la dérobée.
  634. En me raisant des mitaines.
  635. Rassurer.
  636. Pas pour un sou.
  637. Fiente du lapin.
  638. Excréments du sanglier.
  639. Des oiseaux de proie.
  640. Des bêtes fauves.
  641. Étron durci.
  642. Crotte de chèvre.
  643. D’Irlande.
  644. Certainement (en hébreu).
  645. Jargeau.
  646. Craignions.
  647. Rappeler.
  648. Agitation.
  649. Près de Thouars (Deux-Sèvres).
  650. Pourboire.
  651. Varié.
  652. Fêtes où le ventre chôme.
  653. Débarrasser.
  654. Chantres des funérailles.
  655. Sacristain.
  656. Accueil.
  657. Fientaient (fauconnerie).
  658. Digéraient (fauconnerie)
  659. S’accouplaient.
  660. Premier abord.
  661. Point.
  662. Plumage.
  663. Quelques-uns.
  664. Arrivés en volant.
  665. Repoussés.
  666. Individuelle.
  667. Se battirent.
  668. Fut en péril.
  669. Partie.
  670. Appelèrent.
  671. Oté.
  672. Encapuchonnés.
  673. (Instrument de torture en forme d’entonnoir).
  674. Plumage.
  675. Venir en volant.
  676. Partie.
  677. Trop d’iceux (de ceux-ci).
  678. Par poussées.
  679. Mal venus.
  680. Combien de.
  681. Qui détournent les maux.
  682. Vêtements de lin.
  683. Reconnaissant.
  684. Maudits et sombres.
  685. Moines.
  686. Mauvaise conseillère.
  687. Fidèlement.
  688. Arrivent en volant.
  689. Loirs.
  690. Pondus.
  691. Bande.
  692. Plumages.
  693. Réellement.
  694. (Pour commandeurs).
  695. Germandrée (dans Pline).
  696. D’une même.
  697. Métis.
  698. Couverts de croûtes.
  699. Mer.
  700. Anneaux de pieds (tous ces termes de fauconnerie).
  701. Argent sur table.
  702. Masseurs.
  703. De quatre jours.
  704. Fixait.
  705. Pondent.
  706. Éclosent.
  707. Mauvais dieux.
  708. Résolvez-vous à.
  709. Bâtrées.
  710. Se réjouir.
  711. Grande quantité.
  712. (Lac bourbeux).
  713. Chantant à roulades.
  714. Aujourd’hui.
  715. Chantres de funérailles.
  716. Après avoir.
  717. (Fruits secs exotiques).
  718. Mer.
  719. Surgissaient.
  720. Point.
  721. Chagrinent.
  722. Emploi.
  723. (Tranches de pain et de fromage trempées dans le bouillon).
  724. Repas après souper.
  725. En même temps.
  726. Séjour.
  727. Orné de colliers, pomponné.
  728. Bornes.
  729. Morfondu.
  730. Vidé.
  731. T’avertis.
  732. Cheval de guerre.
  733. Piquée.
  734. Éreinter, briser les reins.
  735. Prendre l’escampette.
  736. Train.
  737. Rappeler.
  738. (Terme de jeu).
  739. Dressait.
  740. Vous accouplez-vous (en parlant des baudets).
  741. L’enflure de tes glandes !
  742. (Comme baudouinez mais en parlant des chevaux.)
  743. Battront.
  744. Carcasse.
  745. Renie.
  746. Départ
  747. Sur ce point.
  748. Agréable.
  749. Accroupi.
  750. Huppe.
  751. Pourtant.
  752. Chouette.
  753. Pleins pipeaux (la chouette servait d’appeau à la pipée).
  754. Volerie.
  755. Point.
  756. (Dignitaire du chapitre).
  757. Correctement.
  758. Accroupi.
  759. Cormorans (à peu près pour : protonotaire : crotenotaires.)
  760. Du Perche.
  761. À peu près pour : sergent.
  762. De l’île de Cassade.
  763. Une même.
  764. Quelques-uns.
  765. En forme de mortiers.
  766. Là dedans.
  767. Sains et saufs.
  768. Héritiers.
  769. Dérobent.
  770. Souillent d’excréments.
  771. Distinction.
  772. Fidelité.
  773. Inondations.
  774. Empoisonneuses.
  775. Aussi..
  776. Terrier.
  777. Titans.
  778. Luttant contre les dieux.
  779. Ne se rappellent.
  780. Étourdi.
  781. Sortir.
  782. L’image.
  783. De quatre ans.
  784. De garenne.
  785. Installés (jeu de mots avec instables).
  786. Plateaux.
  787. En velours.
  788. Éloignée.
  789. Avec.
  790. Croquants (proprement calfats).
  791. Blâme.
  792. Être.
  793. Point.
  794. Éviter.
  795. Blesseraient.
  796. Fort.
  797. Oisifs.
  798. Maîtres diables, premiers diables, tout diable.
  799. Mauvais plaisant.
  800. Charançon.
  801. Quelque.
  802. Amoureux.
  803. Maudite.
  804. Sortant.
  805. Guides.
  806. Merde.
  807. Pourboire.
  808. En même temps.
  809. Chasse au vol.
  810. Accorts.
  811. Chasse.
  812. Chevreuils.
  813. Après avoir.
  814. Installée.
  815. Surtout.
  816. Matou.
  817. Lapins.
  818. Fatigué.
  819. Décide.
  820. Rêvasser.
  821. Voyageant.
  822. Molestations.
  823. Diminutifs (mâles de faucon, plus petits que les femelles).
  824. Eaux de vaisselle.
  825. Manque.
  826. Promener.
  827. Peine.
  828. Naulage, droit de passage.
  829. Non, par Jupiter.
  830. Chacun son écot (jeu de mots avec Scot, docteur en théologie).
  831. Toutes fins.
  832. Marauds.
  833. Pourboire.
  834. Épée
  835. Résolution.
  836. Quelques-uns.
  837. Plainte.
  838. À peu près pour : sergent.
  839. La renchérie, ne surfaisait pas.
  840. Coussin, oreiller.
  841. Draps.
  842. Pontille (Indre-et-Loire).
  843. Siroco.
  844. Traces.
  845. Mât de misaine.
  846. De premier abord.
  847. Ignorants.
  848. Courte.
  849. Couleur de tau.
  850. (Tissu de laine).
  851. Décrétales.
  852. Encriers.
  853. Coiffés (jeu de mots avec testons, monnaie).
  854. Là dedans.
  855. Buvette.
  856. Mets.
  857. Accommodées.
  858. Gardien des vignes.
  859. Escalier.
  860. Hallebardes.
  861. Gaffes.
  862. Jus.
  863. La huche.
  864. L’arbre.
  865. Les bois.
  866. Les montants.
  867. Les anses.
  868. Hottes à vendange.
  869. Seaux.
  870. (Jeu de mots avec sarment.)
  871. Correcteurs (des comptes).
  872. Instruments.
  873. Amende du double.
  874. Là dedans.
  875. Plat assaisonné au gros sel.
  876. Grapillent.
  877. Foireux.
  878. Fiançailles.
  879. Fête de la tonte (des bêtes).
  880. Fête de la moisson.
  881. Plaisant compère.
  882. Échouée.
  883. Levé.
  884. Câbles.
  885. Mât de misaine.
  886. Boulines.
  887. Par conséquent.
  888. Aimant.
  889. Ouragan.
  890. Sables.
  891. Équipage de rameurs.
  892. Grand’voie.
  893. Mais.
  894. Mer.
  895. Mauvaise.
  896. Compileurs.
  897. Tambourins.
  898. Membre d’âne.
  899. Tronc.
  900. Au premier abord.
  901. Mercure.
  902. L’avant (de notre bateau).
  903. Rappelez.
  904. Pavillon.
  905. Câbles.
  906. Aux charpentes d’amarre.
  907. Leva des sables.
  908. Plaisir.
  909. Chant de nage.
  910. Tournant.
  911. Craignant.
  912. Pièces.
  913. Pourboire.
  914. Borax.
  915. Enlevant.
  916. Embarrasser.
  917. Perfection.
  918. Salut.
  919. Vaine science.
  920. Face à face.
  921. Arsenal.
  922. Rébarbatif (équivoque avec rhubarbe.)
  923. Embarrasser.
  924. Mauvaise.
  925. Épiglotte.
  926. Premier.
  927. Modèle.
  928. Poussée.
  929. Coquettement.
  930. Quelques-unes.
  931. Les pédales.
  932. (Racine purgative).
  933. (Gomme purgative).
  934. Souffleurs de fourneaux.
  935. Opérateurs.
  936. Soyeuses.
  937. Cramoisi.
  938. D’où coule le miel.
  939. Mais.
  940. Étrangères.
  941. Inhabile.
  942. Extrêmement.
  943. Mordus.
  944. Cuisiniers.
  945. Intelligences (en hébreu).
  946. Vérités.
  947. Images.
  948. Concepts.
  949. Abstracteurs.
  950. Cauchemars.
  951. Contre-piqué.
  952. Apprêtée.
  953. Aussi.
  954. L’abondance.
  955. Cuisiniers.
  956. Après avoir.
  957. Être animé.
  958. (Au diable vert).
  959. Se bissant.
  960. Qui courait le moins de postes (au sens libre).
  961. Chemin (en picard).
  962. De Tours à Limoges.
  963. Pin sauvage.
  964. À genoux.
  965. Jeune homme.
  966. Méprisez.
  967. Cours.
  968. Digues.
  969. Sabots.
  970. Vocalises.
  971. Accueillis.
  972. (Note de musique et équivoque entre bref papal et bulle).
  973. Enfumés comme des harengs.
  974. En croches (note de musique).
  975. Garnis de pointes des deux côtés.
  976. Rembourrés.
  977. De braguette.
  978. Cachés.
  979. La mer de sable, le désert.
  980. Ferrés.
  981. Raser.
  982. Changeante.
  983. La pointe.
  984. Capuchons.
  985. Charité.
  986. Colin-maillard.
  987. De Pontanus.
  988. Piqué de deux côtés.
  989. Battant.
  990. Fientaient.
  991. Soigneusement.
  992. Dans ses mains.
  993. Quelque.
  994. Remarque.
  995. Sortis.
  996. Promenade.
  997. Exercice.
  998. Régime.
  999. (Brochettes de foies de volaille).
  1000. Commentaire (la sauce).
  1001. Blaireaux.
  1002. Contre-tempête.
  1003. Bavettes.
  1004. Battant.
  1005. Sortaient.
  1006. En rapport.
  1007. Se préparaient.
  1008. Rémoulaient, passaient sur la meule.
  1009. Antipode.
  1010. Étoffe frisée.
  1011. Imagé.
  1012. Danseurs de pavanes.
  1013. Prennent l’offensive.
  1014. Mâle (diminutif).
  1015. Blesser.
  1016. Piquant.
  1017. Licornes.
  1018. Purifier.
  1019. Coursier de petite taille (sens libre).
  1020. Farfouiller.
  1021. Grenus.
  1022. Redevances.
  1023. Purgative.
  1024. Sortant.
  1025. S’accouplant.
  1026. Après avoir.
  1027. Mauvaise.
  1028. (Herbe citée par Pline).
  1029. (Fruits secs exotiques).
  1030. Copie.
  1031. Lessive.
  1032. Quelques-uns.
  1033. Visage.
  1034. Beaucoup.
  1035. (Peuple d’Éthiopie).
  1036. Imagé.
  1037. Pains.
  1038. Craignant.
  1039. Qui vivent aux lanternes
  1040. Frères lais quêteurs.
  1041. Phares.
  1042. Résolutions.
  1043. Accueil.
  1044. Cristal.
  1045. Damasquine.
  1046. Faux diamant.
  1047. Pierres transparentes.
  1048. Pimpantes.
  1049. Étuis.
  1050. Armoriée.
  1051. (Équivoque avec les pâles).
  1052. Favorable.
  1053. (Crû des environs de Pézenas).
  1054. (En Franche-Comté).
  1055. Le Véron, près de Chinon.
  1056. San Remo.
  1057. Gravé.
  1058. Outres.
  1059. Bouteilles de cuir.
  1060. Petits barils.
  1061. Grands vases.
  1062. Caviars.
  1063. Gâteaux au fromage.
  1064. Vases à boire.
  1065. Écuelles.
  1066. Frise.
  1067. Bariolés.
  1068. Bigarrés.
  1069. À facettes.
  1070. Pommes.
  1071. Baies.
  1072. Illustre.
  1073. Se consacrent.
  1074. Diamétralement.
  1075. Foulé aux pieds.
  1076. Devise.
  1077. Rétablisseurs.
  1078. Flacon.
  1079. Porteurs de thyrses.
  1080. Quadruples.
  1081. Escalier.
  1082. Combien de.
  1083. Nombreux.
  1084. Illustre.
  1085. Mauvaise.
  1086. Sortant.
  1087. Crains.
  1088. Épée.
  1089. Régalerai.
  1090. (Sens libre, emprunté à l’accouplement du bélier).
  1091. Bagage (sens libre).
  1092. Faire silence.
  1093. Poussons.
  1094. Relent.
  1095. Caveau.
  1096. Escaliers.
  1097. Symétriquement disposé.
  1098. Branches de vignes.
  1099. En relief.
  1100. Serrure.
  1101. Affiné.
  1102. D’ail.
  1103. Cessait.
  1104. Cassette.
  1105. Essieu.
  1106. (Pierre tachetée).
  1107. Craignant.
  1108. Fermeture.
  1109. Partie.
  1110. En outre.
  1111. Souffraient.
  1112. Retraite.
  1113. Délivré.
  1114. Ail.
  1115. Gravé.
  1116. De six pieds.
  1117. Assemblage.
  1118. En mosaïque.
  1119. Taches.
  1120. Pierre à yeux de loup.
  1121. Étincelles.
  1122. Flammettes.
  1123. Distribuées.
  1124. Mosaïque.
  1125. Naturelle.
  1126. Soigneux.
  1127. Incrustation.
  1128. Particulièrement.
  1129. Quelques-uns.
  1130. Artifice.
  1131. Blesser.
  1132. Partie.
  1133. Furieuses.
  1134. Repaissaient.
  1135. Méprisé.
  1136. Armée.
  1137. Mépris.
  1138. Brûlée.
  1139. Rejoignit.
  1140. Imbibé.
  1141. Distribués.
  1142. Mosaïque.
  1143. Léopards.
  1144. (Noms de bacchantes et prêteresses de Bacchus).
  1145. Hors de sens.
  1146. Crocs.
  1147. Petits tambours.
  1148. Confiance.
  1149. (Danse comique des anciens).
  1150. Fantômes.
  1151. (De ralliement).
  1152. Choc.
  1153. Reculait.
  1154. Têtes.
  1155. Caporaux.
  1156. Cornets à bouquin.
  1157. (Chants de mort).
  1158. Sauts de moutons.
  1159. Tambourins.
  1160. La mosaïque.
  1161. L’armée.
  1162. Dévastation.
  1163. Déroute.
  1164. Ravi.
  1165. Tordues.
  1166. Promener.
  1167. Se réjouissant.
  1168. En se faisant raison.
  1169. Tambourins.
  1170. Troupe.
  1171. Brancards.
  1172. Chants de victoire.
  1173. Rustiques.
  1174. Ibis.
  1175. Roitelets.
  1176. Épandue.
  1177. Creusée.
  1178. Escarboucle.
  1179. Ne pouvant être consumée.
  1180. Lampion.
  1181. Que le feu ne consume pas.
  1182. Consumés.
  1183. Sortaient.
  1184. Cristal.
  1185. Courge.
  1186. Brûler.
  1187. Transparence.
  1188. En outre.
  1189. Du corps.
  1190. Gravé.
  1191. De ciselure.
  1192. Vive.
  1193. Moulinets.
  1194. Bas-reliefs.
  1195. Détachés.
  1196. Milieu.
  1197. Renverse.
  1198. Compara.
  1199. Étrangers.
  1200. Purifier.
  1201. Caviar provençal.
  1202. Obtint.
  1203. Réellement.
  1204. Mets.
  1205. Cape espagnole.
  1206. Lui couvrit la tête.
  1207. (Coiffure en forme de coin).
  1208. Le ganta.
  1209. Rituel.
  1210. Servant dans les mystères.
  1211. Devins.
  1212. Lucides.
  1213. Transparentes.
  1214. Transparence.
  1215. Disposé.
  1216. De la projection.
  1217. Incrustation.
  1218. Cristal.
  1219. Bord.
  1220. Ouvert.
  1221. Danses bachiques.
  1222. Chant du pressoir.
  1223. Noé.
  1224. Le temps serrein.
  1225. (Fête où les chantres processionnent bâtons en mains).
  1226. Sortit.
  1227. Gros trait.
  1228. En cristal.
  1229. Sers.
  1230. Auge de pierre.
  1231. Nourrissent.
  1232. Préceptes.
  1233. Aussi
  1234. Goûtez.
  1235. Trois fois très grande.
  1236. De qui émanent tous les oracles.
  1237. Mais.
  1238. Nous acquitter.
  1239. Après avoir.
  1240. Mais.
  1241. Faire largesse.
  1242. Servant dans les mystères.
  1243. Recevant (latinisme).
  1244. Vases.
  1245. Parti.
  1246. Brûler.
  1247. Partie.
  1248. Aussi.
  1249. L’Impénétrable.
  1250. Le Dissimulé.
  1251. En partie.
  1252. Là.
  1253. Au.
  1254. Trouvées.
  1255. Vases.
  1256. Sables-d’Olonne.
  1257. Voiles.
  1258. Vite.
  1259. Sortir.
  1260. Sortie.
  1261. Pesanteur.
  1262. En outre.
  1263. Sortir.
  1264. Invitait.
  1265. Orientation.
  1266. Irrigué.
  1267. Au.
  1268. Fleurant.