Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\Pantagruel


titre de l’édition de françois juste, à lyon (1534).

LIVRE DEUXIÈME
Pantagruel, roi des Dipsodes, restitué à
son naturel, avec ses faits et prouesses
épouvantables, composés par feu M. Alcofribas,
abstracteur de quinte essence.

DE LA NATIVITÉ DU TRÈS REDOUTÉ PANTAGRUEL.


Gargantua, en son âge de quatre cents quatre-vingts quarante et quatre ans, engendra son fils Pantagruel de sa femme nommée Badebec, fille du roi des Amaurotes, en Utopie, laquelle mourut du mal d’enfant, car il était si merveilleusement grand et si lourd qu’il ne put venir à lumière sans ainsi suffoquer sa mère. Mais pour entendre pleinement la cause et raison de son nom, qui lui fut baillé en baptême, vous noterez qu’en icelle année fut sécheresse tant grande en tout le pays d’Afrique que passèrent xxxvj mois, trois semaines, quatre jours, treize heures et quelque peu davantage sans pluie, avec chaleur de soleil si véhémente que toute la terre en était aride.

Et ne fut au temps d’Hélie plus échauffée que pour lors, car il n’était arbre sur terre qui eût ni feuille ni fleur. Les herbes étaient sans verdure, les rivières taries, les fontaines à sec, les pauvres poissons délaissés de leurs propres éléments, vaguants et criants par la terre horriblement, les oiseaux tombants de l’air par faute de rosée, les loups, les renards, cerfs, sangliers, daims, lièvres, connils[1], belettes, fouines, blaireaux et autres bêtes, l’on trouvait par les champs mortes, la gueule bée.

Au regard des hommes, c’était la grande pitié. Vous les eussiez vus tirants la langue comme lévriers qui ont couru six heures. Plusieurs se jetaient dedans les puits : autres se mettaient au ventre d’une vache pour être à l’ombre, et les appelle Homère Alibantes.

Toute la contrée était à l’ancre. C’était pitoyable cas de voir le travail des humains pour se garantir de cette horrifique altération, car il avait prou[2] affaire de sauver l’eau bénite par les églises, à ce que ne fût déconfite ; mais l’on y donna tel ordre, par le conseil de messieurs les cardinaux et du saint Père, que nul n’en osait prendre qu’une venue. Encore, quand quelqu’un entrait en l’église, vous en eussiez vu à[3] vingtaines de pauvres altérés qui venaient au derrière de celui qui la distribuait à quelqu’un, la gueule ouverte pour en avoir quelque gouttelette, comme le mauvais riche, afin que rien ne se perdit. Ô que bienheureux fut en icelle année celui qui eut cave fraîche et bien garnie !

Le philosophe raconte, en mouvant la question par quoi c’est que l’eau de la mer est salée, qu’au temps que Phébus bailla le gouvernement de son chariot lucifique[4] à son fils Phaéton, ledit Phaéton, mal appris en l’art et ne sachant ensuivre la ligne écliptique[5] entre les deux tropiques de la sphère du soleil, varia de son chemin, et tant approcha de terre qu’il mit à sec toutes les contrées subjacentes, brûlant une grande partie du ciel que les philosophes appellent via lactea, et les lifrelofres[6] nomment le chemin saint Jacques, combien que les plus huppés poètes disent être la part où tomba le lait de Junon, lorsqu’elle allaita Hercule. Adonc la terre fut tant échauffée qu’il lui vint une sueur énorme, dont elle sua toute la mer, qui par ce est salée, car toute sueur est salée, ce que vous direz être vrai, si vous voulez tâter[7] de la vôtre propre, ou bien de celle des vérolés quand on les fait suer, ce m’est tout un.

Quasi pareil cas arriva en cette dite année, car un jour de vendredi, que tout le monde s’était mis en dévotion, et faisait une belle procession, avec force litanies et beaux préchants[8], suppliants à Dieu omnipotent les vouloir regarder de son œil de clémence en tel déconfort, visiblement furent vues de terre sortir grosses gouttes d’eau, comme quand quelque personne sue copieusement, et le pauvre peuple commença à s’éjouir comme si c’eût été chose à eux profitable, car les aucuns disaient que d’humeur il n’y en avait goutte en l’air dont on espérât avoir pluie, et que la terre suppléait au défaut. Les autres gens savants disaient que c’était pluie des antipodes, comme Sénèque narre au quart livre Questionum naturalium, parlant de l’origine et source du Nil. Mais ils y furent trompés, car, la procession finie, alors que chacun voulait recueillir de cette rosée et en boire à plein godet, trouvèrent que ce n’était que saumure, pire et plus salée que n’était l’eau de la mer.

Et parce qu’en ce propre jour naquit Pantagruel, son père lui imposa tel nom, car Panta, en grec, vaut autant à dire comme tout, et Gruel en langue agarène[9], vaut autant comme altéré, voulant inférer qu’à l’heure de sa nativité le monde était tout altéré, et voyant, en esprit de prophétie, qu’il serait quelque jour dominateur des altérés. Ce que lui fut montré à celle heure même par autre signe plus évident, car, alors que sa mère Badebec l’enfantait, et que les sages-femmes attendaient pour le recevoir, issirent[10] premier de son ventre soixante et huit tregeniers[11], chacun tirant par le licol un mulet tout chargé de sel, après lesquels sortirent neuf dromadaires chargés de jambons et langues de bœuf fumées, sept chameaux chargés d’anguillettes, puis vingt-cinq charretées de poireaux, d’aulx, d’oignons et de cibots[12], ce qui épouvanta bien lesdites sages-femmes. Mais les aucunes d’entre elles disaient : « Voici bonne provision ; aussi bien ne buvions-nous que lâchement, non en lancement[13]. Ceci n’est que bon signe : ce sont aiguillons de vin. » Et comme elles caquetaient de ces menus propos entre elles, voici sorti Pantagruel, tout velu comme un ours, dont dit une d’elles en esprit prophétique : « Il est né à tout le poil, il fera choses merveilleuses, et s’il vit, il aura de l’âge. »


DU DEUIL QUE MENA GARGANTUA DE LA MORT DE SA FEMME BADEBEC.

Quand Pantagruel fut né, qui fut bien ébahi et perplexe ? Ce fut Gargantua son père, car, voyant d’un côté sa femme Badebec morte, et de l’autre son fils Pantagruel né, tant beau et tant grand, ne savait que dire ni que faire, et le doute qui troublait son entendement était à savoir s’il devait pleurer pour le deuil de sa femme, ou rire pour la joie de son fils. D’un côté et d’autre, il avait arguments sophistiques qui le suffoquaient, car il les faisait très bien in modo et figura, mais il ne les pouvait souldre[14], et par ce moyen, demeurait empêtré comme la souris empeigée[15], ou un milan pris au lacet.

« Pleurerai-je ? disait-il. Oui, car pourquoi ? Ma tant bonne femme est morte, qui était la plus ceci, la plus cela qui fût au monde. Jamais je ne la verrai, jamais je n’en recouvrerai une telle : ce m’est une perte inestimable. Ô mon Dieu ! que t’avais-je fait pour ainsi me punir ? Que n’envoyas-tu la mort à moi premier qu’à elle ? car vivre sans elle ne m’est que languir. Ha ! Badebec, ma mignonne, m’amie, mon petit con (toutefois elle en avait bien trois arpents et deux sexterées)[16], ma tendrette, ma braguette, ma savate, ma pantoufle, jamais je ne te verrai. Ha ! pauvre Pantagruel, tu as perdu ta bonne mère, ta douce nourrice, ta dame très aimée. Ha ! fausse[17] mort, tant tu m’es malévole, tant tu m’es outrageuse, de me tollir[18] celle à laquelle immortalité appartenait de droit. »

Et, ce disant, pleurait comme une vache, mais tout soudain riait comme un veau, quand Pantagruel lui venait en mémoire. « Ho ! mon petit fils, disait-il, mon couillon, mon peton, que tu es joli ! et tant je suis tenu à Dieu de ce qu’il m’a donné un si beau fils, tant joyeux, tant riant, tant joli. Ho, ho, ho, ho ! que je suis aise ! buvons. Ho ! laissons toute mélancolie ; apporte du meilleur, rince les verres, boute[19] la nappe, chasse ces chiens, souffle ce feu, allume la chandelle, ferme cette porte, taille ces soupes, envoie ces pauvres, baille-leur ce qu’ils demandent, tiens ma robe que je me mette en pourpoint pour mieux festoyer les commères. »

Ce disant, ouït la litanie et les mémentos des prêtres qui portaient sa femme en terre, dont laissa son bon propos et tout soudain fut ravi ailleurs, disant : « Seigneur Dieu, faut-il que je me contriste encore ? Cela me fâche, je ne suis plus jeune, je deviens vieux, le temps est dangereux, je pourrai prendre quelque fièvre : me voilà affolé. Foi de gentilhomme, il vaut mieux pleurer moins et boire davantage. Ma femme est morte, et bien, par Dieu (da jurandi), je ne la ressusciterai pas par mes pleurs. Elle est bien ; elle est en paradis pour le moins, si mieux n’est. Elle prie Dieu pour nous ; elle est bien heureuse ; elle ne se soucie plus de nos misères et calamités. Autant nous en pend à l’œil. Dieu gard’ le demeurant ! Il me faut penser d’en trouver une autre.

« Mais voici ce que vous ferez, dit-il aux sages-femmes (où sont-elles ? Bonnes gens, je ne vous peux voir). Allez à l’enterrement d’elle, et cependant je bercerai ici mon fils, car je me sens bien fort altéré et serais en danger de tomber malade. Mais buvez quelque bon trait devant, car vous vous en trouverez bien, et m’en croyez sur mon honneur. » À quoi obtempérants, allèrent à l’enterrement et funérailles, et le pauvre Gargantua demeura à l’hôtel, et cependant fit l’épitaphe pour être engravé[20] en la manière que s’ensuit :

Elle en mourut, la noble Badebec,
Du mal d’enfant, que[21] tant me semblait nice[22] :
Car elle avait visage de rebec,
Corps d’Espagnole, et ventre de Suisse.
Priez à Dieu qu’à elle soit propice,
Lui pardonnant, s’en rien outrepassa[23].
Ci-gît son corps, lequel vécut sans vice,
Et mourut l’an et jour que trépassa.


village et château de la roche-clermault
Sur cette vue de 1699, on découvre le Moulin du Pont, sur la petite rivière que Rabelais appelle la Vède, et, à côté du château du xviie siècle, les ruines de l'ancien manoir qui existait au temps de la guerre Picrocholine.

DE L’ENFANCE DE PANTAGRUEL.

Je trouve par les anciens historiographes et poètes, que plusieurs sont nés en ce monde en façons bien étranges, qui seraient trop longues à raconter : lisez le vij livre de Pline, si avez loisir. Mais vous n’en ouïtes jamais d’une si merveilleuse comme fut celle de Pantagruel, car c’était chose difficile à croire comment il crût en corps et en force en peu de temps. Et n’était rien Hercules, qui étant au berceau tua les deux serpents, car lesdits serpents étaient bien petits et fragiles, mais Pantagruel, étant encore au berceau, fit cas bien épouvantables. Je laisse ici à dire comment, à chacun de ses repas, il humait[24] le lait de quatre mille six cents vaches, et comment, pour lui faire un poêlon à cuire sa bouillie, furent occupés tous les poêliers de Saumur en Anjou, de Villedieu en Normandie, de Bramont en Lorraine, et lui baillait-on ladite bouillie en un grand timbre[25] qui est encore de présent à Bourges, près du palais. Mais les dents lui étaient déjà tant crues et fortifiées qu’il en rompit dudit timbre un grand morceau, comme très bien apparaît.

Certains jours, vers le matin, qu’on le voulait faire téter une de ses vaches (car de nourrices il n’en eut jamais autrement, comme dit l’histoire), il se défit des liens qui le tenaient au berceau un des bras, et vous prend ladite vache par-dessous le jarret, et lui mangea les deux tétins et la moitié du ventre, avec le foie et les rognons, et l’eût toute dévorée n’eût été qu’elle criait horriblement, comme si les loups la tenaient aux jambes, auquel cri le monde arriva, et ôtèrent ladite vache à Pantagruel. Mais ils ne surent si bien faire que le jarret ne lui en demeurât comme il le tenait, et le mangeait très bien, comme vous feriez d’une saucisse, et quand on lui voulut ôter l’os, il l’avala bientôt, comme un cormoran ferait d’un petit poisson, et après commença à dire : « Bon, bon, bon, » car il ne savait encore bien parler, voulant donner à entendre qu’il l’avait trouvé fort bon, et qu’il n’en fallait plus qu’autant. Ce que voyants, ceux qui le servaient le lièrent à gros câbles, comme sont ceux que l’on fait à Tain pour le voyage du sel à Lyon, ou comme sont ceux de la grand nauf[26] Françoise qui est au port de Grâce en Normandie.

Mais quelquefois[27] qu’un grand ours que nourrissait son père échappa, et lui venait lécher le visage (car les nourrices ne lui avaient bien à point torché les babines), il se défit des dits câbles aussi facilement comme Samson d’entre les Philistins, et vous prit monsieur de l’ours et le mit en pièces comme un poulet, et vous en fit une bonne gorge chaude pour ce repas. Par quoi, craignant Gargantua qu’il se gâtât, fit faire quatre grosses chaînes de fer pour le lier, et fit faire des arcs-boutants à son berceau bien affûtés[28]. Et de ces chaînes en avez une à La Rochelle, que l’on lève au soir entre les deux grosses tours du havre ; l’autre est à Lyon, l’autre à Angers, et la quarte fut emportée des diables pour lier Lucifer, qui se déchaînait en ce temps-là, à cause d’une colique qui le tourmentait extraordinairement, pour avoir mangé l’âme d’un sergent en fricassée à son déjeuner. Dont pouvez bien croire ce que dit Nicolas de Lyra sur le passage du psautier où il est écrit : Et Og regem Basan, que le dit Og, étant encore petit, était tant fort et robuste qu’il le fallait lier de chaînes de fer en son berceau. Et ainsi demeura coi et pacifique, car il ne pouvait rompre tant facilement lesdites chaînes, mêmement qu’il n’avait pas espace au berceau de donner la secousse des bras.

Mais voici qu’arriva un jour d’une grande fête que son père Gargantua faisait un beau banquet à tous les princes de sa cour. Je crois bien que tous les officiers de sa cour étaient tant occupés au service du festin que l’on ne se souciait du pauvre Pantagruel, et demeurait ainsi a reculorum. Que fit-il ? Qu’il fit, mes bonnes gens, écoutez. Il essaya de rompre les chaînes du berceau avec les bras, mais il ne put, car elles étaient trop fortes. Adonc il trépigna tant des pieds qu’il rompit le bout de son berceau, qui toutefois était d’une grosse poste[29] de sept empans en carré, et ainsi qu’il eut mis les pieds dehors. il s’avala[30] le mieux qu’il put, en sorte qu’il touchait les pieds en terre. Et alors, avec grande puissance, se leva, emportant son berceau sur l’échiné ainsi lié, comme une tortue qui monte contre une muraille, et à le voir semblait que ce fût une grande caraque de cinq cents tonneaux qui fût debout.

En ce point, entra en la salle où l’on banquetait, et hardiment qu’il épouvanta bien l’assistance ; mais par autant qu’il[31] avait les bras liés dedans, il ne pouvait rien prendre à manger, mais en grande peine s’inclinait pour prendre à tout[32] la langue quelque lippée. Quoi voyant, son père entendit bien que l’on l’avait laissé sans lui bailler à repaître, et commanda qu’il fût délié desdites chaînes par le conseil des princes et seigneurs assistants, ensemble aussi que les médecins de Gargantua disaient que, si l’on le tenait ainsi au berceau, qu’il serait toute sa vie sujet à la gravelle. Lorsqu’il fut déchaîné, l’on le fit asseoir et reput fort bien, et mit son dit berceau en plus de cinq cents mille pièces d’un coup de poing qu’il frappa au milieu par dépit, avec protestation de jamais n’y retourner.


DES FAITS DU NOBLE PANTAGRUEL EN SON JEUNE ÂGE.

Ainsi croissait Pantagruel de jour en jour et profitait à vue d’œil, dont son père s’éjouissait par affection naturelle, et lui fit faire, comme il était petit, une arbalète pour s’ébattre après les oisillons qu’on appelle de présent la grande arbalète de Chantelle.

Puis l’envoya à l’école pour apprendre et passer son jeune âge. De fait vint à Poitiers pour étudier, et y profita beaucoup. Auquel lieu, voyant que les écoliers étaient aucunes fois de loisir et ne savaient à quoi passer temps, en eut compassion, et un jour prit, d’un grand rocher qu’on nomme Passelourdin, une grosse roche, ayant environ de douze toises en carré et d’épaisseur quatorze pans[33], et la mit sur quatre piliers au milieu d’un champ, bien à son aise, afin que lesdits écoliers, quand ils ne sauraient autre chose faire, passassent temps à monter sur ladite pierre, et là banqueter à force flacons, jambons et pâtés, et écrire leurs noms dessus avec un couteau, et, de présent, l’appelle-t-on la Pierre levée. Et en mémoire de ce, n’est aujourd’hui passé aucun en la matricule de ladite université de Poitiers, sinon qu’il ait bu en la fontaine caballine de Croutelles, passé à Passelourdin, et monté sur la Pierre levée.

En après, lisant les belles chroniques de ses ancêtres, trouva que Geoffroy de Lusignan, dit Geoffroy à la grand’dent, grand-père du beau cousin de la sœur aînée de la tante du gendre de l’oncle de la bru de sa belle-mère, était enterré à Maillezais, dont prit un jour campos pour le visiter comme homme de bien. Et, partant de Poitiers avec aucuns de ses compagnons, passèrent par Ligugé, visitant le noble Ardillon, abbé, par Lusignan, par Sansay, par Celles, par Coulonges, par Fontenay-le-Comte, saluant le docte Tiraqueau, et de là arrivèrent à Maillezais, où visita le sépulcre dudit Geoffroy à la grand’dent, dont eut quelque peu de frayeur, voyant sa portraiture, car il y est en image comme d’un homme furieux, tirant à demi son grand malchus[34] de la gaine. Et demandait la cause de ce. Les chanoines dudit lieu lui dirent que n’était autre cause sinon que pictoribus atque poetis, etc., c’est-à-dire que les peintres et poètes ont liberté de peindre à leur plaisir ce qu’ils veulent. Mais il ne se contenta pas de leur réponse et dit : « Il n’est ainsi peint sans cause, et me doute qu’à sa mort on lui a fait quelque tort, duquel il demande vengeance à ses parents. Je m’en enquêterai plus à plein[35], et en ferai ce que de raison. »

Puis retourna non à Poitiers, mais voulut visiter les autres universités de France. Dont, passant à la Rochelle, se mit sur mer et vint à Bordeaux, auquel lieu ne trouva grand exercice, sinon des gabarriers jouants aux luettes[36] sur la grève. De là vint à Toulouse, où apprit fort bien à danser, et à jouer de l’épée à deux mains, comme est l’usance des écoliers de ladite université ; mais il n’y demeura guère quand il vit qu’ils faisaient brûler leurs régents tout vifs comme harengs saurets, disant : « Jà Dieu ne plaise qu’ainsi je meure, car je suis de ma nature assez altéré sans me chauffer davantage. »

Puis vint à Montpellier, où il trouva fort bons vins de Mirevaulx et joyeuse compagnie, et se cuida[37] mettre à étudier en médecine, mais il considéra que l’état était fâcheux par trop et mélancolique, et que les médecins sentaient les clystères comme vieux diables. Pourtant voulait étudier en lois ; mais, voyant que là n’étaient que trois teigneux et un pelé de légistes audit lieu, s’en partit[38]. Et au chemin fit le pont du Gard et l’amphithéâtre de Nîmes en moins de trois heures, qui toutefois semble œuvre plus divin qu’humain, et vint en Avignon, où il ne fut trois jours qu’il ne devînt amoureux, car les femmes y jouent volontiers du serre-croupière, parce que c’est terre papale.

Ce que voyant, son pédagogue, nommé Épistémon, l’en tira, et le mena à Valence au Dauphiné ; mais il vit qu’il n’y avait grand exercice, et que les maroufles de la ville battaient les écoliers, dont eut dépit. Et un beau dimanche que tout le monde dansait publiquement, un écolier se voulut mettre en danse, ce que ne permirent lesdits maroufles. Quoi voyant, Pantagruel leur bailla à tous la chasse jusques au bord du Rhône, et les voulait faire tous noyer ; mais ils se mussèrent[39] contre terre comme taupes, bien demi lieue sous le Rhône : le pertuis encore y apparaît. Après il s’en partit, et à trois pas et un saut vint à Angers, où il se trouvait fort bien, et y eût demeuré quelque espace, n’eût été que la peste les en chassa.

Ainsi vint à Bourges, où étudia bien longtemps, et profita beaucoup en la faculté des lois, et disait aucunes fois que les livres des lois lui semblaient une belle robe d’or, triomphante et précieuse à merveille, qui fût brodée de merde : « Car, disait-il, au monde n’y a livres tant beaux, tant ornés, tant élégants, comme sont les textes des Pandectes, mais la brodure d’iceux, c’est à savoir la glose d’Accurse, est tant sale, tant infâme et punaise, que ce n’est qu’ordure et vilenie. »

Partant de Bourges, vint à Orléans, et là trouva force rustres d’écoliers qui lui firent grand’chère à sa venue, et en peu de temps apprit avec eux à jouer à la paume, si bien qu’il en était maître, car les étudiants dudit lieu en font bel exercice, et le menaient aucunes fois ès îles pour s’ébattre au jeu du poussavant. Et au regard de se rompre fort la tête à étudier, il ne le faisait mie, de peur que la vue lui diminuât, mêmement qu’un quidam des régents disait souvent en ses lectures qu’il n’y a chose tant contraire à la vue comme est la maladie des yeux. Et quelque jour que l’on passa licencié en lois quelqu’un des écoliers de sa connaissance, qui de science n’en avait guère plus que sa portée, mais en récompense savait fort bien danser et jouer à la paume, il fit le blason et devise des licenciés en ladite université disant :

Un éteuf[40] en la braguette,
En la main une raquette,
Une loi en la cornette,
Une basse danse au talon :
Vous voilà passé coquillon.


COMMENT PANTAGRUEL RENCONTRA UN LIMOUSIN QUI CONTREFAISAIT LE LANGAGE FRANÇAIS.

Quelque jour, je ne sais quand, Pantagruel se pormenait[41] après souper avec ses compagnons par la porte dont l’on va à Paris. Là rencontra un écolier tout joliet qui venait par icelui chemin, et après qu’ils se furent salués, lui demanda :

« Mon ami, dont viens-tu à cette heure ? »

L’écolier lui répondit :

« De l’alme[42], inclyte et célèbre académie que l’on vocite Lutèce.

— Qu’est-ce à dire ? dit Pantagruel à un de ses gens.

— C’est, répondit-il, de Paris.

— Tu viens donc de Paris, dit-il. Et à quoi passez-vous le temps, vous autres messieurs étudiants audit Paris ? »

Répondit l’écolier :

« Nous transfrétons la Séquane[43] au dilucule et crépuscule ; nous déambulons par les compites et quadriviers de l’urbe ; nous despumons la verbocination latiale, et comme vérisimiles amorabonds, captons la bénévolence de l’omnijuge, omniforme et omnigène sexe féminin. Certaines diécules, nous invisons les lupanars de Champgaillard, de Matcon, de cul de sac de Bourbon, de Glatigny, de Huslieu, et en extase vénéréique, inculquons nos vérètres ès pénitissimes recesses des pudendes de ces mérétricules amicabilissimes. Puis cauponisons ès tabernes méritoires de la Pomme de pin, du Castel, de la Madeleine et de la Mule, belles spatules vervécines, perforaminées de pétrosil ; et si, par forte fortune, y a rarité ou pénurie de pécune en nos marsupies, et soient exhaustes de métal ferruginé, pour l’écot nous dimittons nos codices et vestes opignerées, prestolants les tabellaires à venir des pénates et lares patriotiques. »

À quoi Pantagruel dit :

« Que diable de langage est ceci ? Par Dieu, tu es quelque hérétique.

— Seignor, non, dit l’écolier, car libentissiment dès ce qu’il illucesce quelque minutule lèche du jour, je démigre en quelqu’un de ces tant bien architectés moustiers, et là, m’irrorant de belle eau lustrale, grignotte d’un transon de quelque missique précation de nos sacrificules, et, submirmillant mes précules horaires, élue et absterge mon anime de ses inquinaments nocturnes. Je révère les olympicoles. Je vénère latrialement le supernel astripotent. Je dilige et rédame mes proximes. Je serve les prescrits décalogiques, et selon la facultatule de mes vires, n’en discède le late unguicule. Bien est vériforme qu’à cause que Mammone ne supergurgite goutte en mes locules, je suis quelque peu rare et ient à superéroger les élémosynes à ces égènes quéritants leur stipe hostiatement.

— Et bren, bren[44], dit Pantagruel, qu’est-ce que veut dire ce fol ? Je crois qu’il nous forge ici quelque langage diabolique et qu’il nous charme comme enchanteur. »

À quoi dit un de ses gens :

« Seigneur, sans doute ce galant veut contrefaire la langue des Parisiens ; mais il ne fait qu’écorcher le latin et cuide[45] ainsi pindariser, et lui semble bien qu’il est quelque grand orateur en français parce qu’il dédaigne l’usance commun de parler. »

À quoi dit Pantagruel :

« Est-il vrai ? »

L’écolier répondit :

« Seignor missaire, mon génie n’est point apte nate à ce que dit ce flagitiose nébulon, pour excorier la cuticule de notre vernacule gallique ; mais viceversement je gnave opère et par vèle et rames je m’énite de le locupleter de la redondance latinicome.

— Par Dieu, dit Pantagruel, je vous apprendrai à parler. Mais devant, réponds-moi, dont es-tu ? »

À quoi dit l’écolier :

« L’origine primève de mes aves et ataves fut indigène des régions Lémoviques, où requiesce le corpore de l’agiotade saint Martial.

— J’entends bien, dit Pantagruel, tu es Limousin, pour tout potage, et tu veux ici contrefaire le Parisien. Or viens çà, que je te donne un tour de pigne[46]. »

Lors le prit à la gorge, lui disant :

« Tu écorches le latin ; par saint Jean, je te ferai écorcher le renard[47], car je t’écorcherai tout vif. »

Lors commença le pauvre Limousin à dire :

« Vée dicou ! gentilâtre, ho ! saint Marsault, adiouda mi ; hau, hau, laissas à quau, au nom de Dious, et ne me touquas grou[48]. »

À quoi dit Pantagruel :

« À cette heure parles-tu naturellement. »

Et ainsi le laissa, car le pauvre Limousin conchiait toutes ses chausses, qui étaient faites à queue de merlus et non à plein fond, dont dit Pantagruel : « Saint Alipentin, quelle civette ! Au diable soit le mâcherable[49] tant il pue ! » et le laissa. Mais ce lui fut un tel remords toute sa vie, et tant fut altéré, qu’il disait souvent que Pantagruel le tenait à la gorge, et après quelques années, mourut de la mort Roland[50], ce faisant la vengeance divine et nous démontrant ce que dit le Philosophe et Aulu-Gelle, qu’il nous convient parler selon le langage usité, et, comme disait Octavian Auguste, qu’il faut éviter les mots épaves en pareille diligence que les patrons de navires évitent les rochers de mer.


COMMENT PANTAGRUEL VINT À PARIS…

Après que Pantagruel eut fort bien étudié en Orléans, il délibéra visiter la grande université de Paris ; mais, devant que partir, fut averti qu’une grosse et énorme cloche était à Saint-Aignan dudit Orléans, en terre, passés deux cents quatorze ans, car elle était tant grosse que, par engin aucun, ne la pouvait-on mettre seulement hors terre, combien que l’on y eût appliqué tous les moyens que mettent Vitruvius, de Architectura, Albertus de Re edificatoria, Euclides, Théon, Archimèdes et Héron, de Ingeniis, car tout n’y servit de rien. Dont volontiers incliné à l’humble requête des citoyens et habitants de ladite ville, délibéra la porter au clocher à ce destiné. De fait, vint au lieu où elle était, et la leva de terre avec le petit doigt, aussi facilement que feriez une sonnette d’épervier, et devant que la porter au clocher, Pantagruel en voulut donner une aubade par la ville et la faire sonner par toutes les rues, en la portant en sa main, dont tout le monde se réjouit fort ; mais il en advint un inconvénient bien grand, car, la portant ainsi et la faisant sonner par les rues, tout le bon vin d’Orléans poussa et se gâta. De quoi le monde ne s’avisa que la nuit ensuivant[51], car un chacun se sentit tant altéré d’avoir bu de ces vins poussés, qu’ils ne faisaient que cracher aussi blanc comme coton de Malte, disants : « Nous avons du Pantagruel et avons les gorges salées. »

Ce fait, vint à Paris avec ses gens, et à son entrée, tout le monde sortit hors pour le voir, comme vous savez bien que le peuple de Paris maillotinier[52] est sot par nature, par bécarre et par bémol, et le regardaient en grand ébahissement et non sans grande peur qu’il n’emportât le Palais ailleurs, en quelque pays a remotis, comme son père avait emporté les campanes[53] de Notre-Dame pour attacher au col de sa jument. Et après quelque espace de temps qu’il y eut demeuré et fort bien étudié en tous les sept arts libéraux, il disait que c’était une bonne ville pour vivre, mais non pour mourir, car les guenaux[54] de Saint-Innocent se chauffaient le cul des ossements des morts.


COMMENT PANTAGRUEL, ÉTANT À PARIS, REÇUT LETTRES DE SON PÈRE GARGANTUA, ET LA COPIE D’ICELLES.

Pantagruel étudiait fort bien, comme assez entendez, et profitait de même, car il avait l’entendement à double rebras[55], et capacité de mémoire à la mesure de douze oires et bottes d’olif[56]. Et comme il était ainsi là demeurant, reçut un jour lettres de son père en la manière qui s’ensuit :

« Très cher fils, entre les dons, grâces et prérogatives desquelles le souverain plasmateur[57] Dieu tout puissant a endouairé[58] et orné l’humaine nature à son commencement, celle me semble singulière et excellente par laquelle elle peut, en état mortel, acquérir espèce d’immortalité, et, en décours[59] de vie transitoire, perpétuer son nom et sa semence, ce qu’est fait par lignée issue de nous en mariage légitime. Dont nous est aucunement instauré[60] ce qui nous fut tollu[61] par le péché de nos premiers parents, esquels fut dit que, parce qu’ils n’avaient été obéissants au commandement de Dieu le créateur, ils mourraient, et, par mort, serait réduite à néant cette tant magnifique plasmature[62] en laquelle avait été l’homme créé.

« Mais, par ce moyen de propagation séminale, demeure ès enfants ce qu’était de perdu ès parents, et ès neveux ce que dépérissait ès enfants, et ainsi successivement jusques à l’heure du jugement final, quand Jésus-Christ aura rendu à Dieu le Père son royaume pacifique, hors tout danger et contamination de péché, car alors cesseront toutes générations et corruptions, et seront les éléments hors de leurs transmutations continues, vu que la paix tant désirée sera consumée[63] et parfaite, et que toutes choses seront réduites[64] à leur fin et période.

« Non donc sans juste et équitable cause je rends grâces à Dieu, mon conservateur, de ce qu’il m’a donné pouvoir voir mon antiquité chenue refleurir en ta jeunesse, car quand, par le plaisir de lui, qui tout régit et modère, mon âme laissera cette habitation humaine, je ne me réputerai totalement mourir, ains[65] passer d’un lieu en autre, attendu que, en toi et par toi, je demeure en mon image visible en ce monde, vivant, voyant et conversant entre gens d’honneur et mes amis, comme je soulais[66]. Laquelle mienne conversation a été, moyennant l’aide et grâce divine, non sans péché, je le confesse (car nous péchons tous et continuellement requérons à Dieu qu’il efface nos péchés), mais sans reproche.

« Par quoi, ainsi comme en toi demeure l’image de mon corps, si pareillement ne reluisaient les mœurs de l’âme, l’on ne te jugerait être garde et trésor de l’immortalité de notre nom, et le plaisir que prendrais ce voyant serait petit, considérant que la moindre partie de moi, qui est le corps, demeurerait, et la meilleure, qui est l’âme, et par laquelle demeure notre nom en bénédiction entre les hommes, serait dégénérante et abâtardie. Ce que je ne dis par défiance que j’aie de ta vertu, laquelle m’a été jà par ci-devant éprouvée, mais pour plus fort t’encourager à profiter de bien en mieux.

« Et ce que présentement t’écris n’est tant afin qu’en ce train vertueux tu vives, que d’ainsi vivre et avoir vécu tu te réjouisses et te rafraîchisses en courage pareil pour l’avenir. À laquelle entreprise parfaire et consommer, il te peut assez souvenir comment je n’ai rien épargné, mais ainsi y ai-je secouru[67] comme si je n’eusse autre trésor en ce monde que de te voir une fois en ma vie absolu et parfait tant en vertu, honnêteté et prudhommie, comme en tout savoir libéral et honnête, et tel te laisser après ma mort comme un miroir représentant la personne de moi ton père, et sinon tant excellent et tel de fait comme je te souhaite, certes bien tel en désir.

« Mais, encore que mon feu père, de bonne mémoire, Grandgousier, eût adonné[68] tout son étude à ce que je profitasse en toute perfection et savoir politique et que mon labeur et étude correspondît très bien, voire encore outrepassât son désir, toutefois, comme tu peux bien entendre, le temps n’était tant idoine ni commode ès lettres comme est de présent, et n’avais copie[69] de tels précepteurs comme tu as eu. Le temps était encore ténébreux et sentant l’infélicité et calamité des Goths qui avaient mis à destruction toute bonne littérature. Mais, par la bonté divine, la lumière et dignité a été de mon âge rendue ès lettres, et y vois tel amendement que de présent à difficulté serais-je reçu en la première classe des petits grimauds, qui, en mon âge viril étais (non à tort) réputé le plus savant dudit siècle.

« Ce que je ne dis par jactance vaine, encore que je le puisse louablement faire en t’écrivant, comme tu as l’autorité de Marc Tulle en son livre de Vieillesse, et la sentence de Plutarque au livre intitulé Comment on se peut louer sans envie, mais pour te donner affection de plus haut tendre.

« Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées[70] : grecque, sans laquelle c’est honte qu’une personne se dise savant ; hébraïque, chaldaïque, latine. Les impressions tant élégantes et correctes en usance[71] qui ont été inventées de mon âge par inspiration divine, comme, à contre-fil, l’artillerie par suggestion diabolique. Tout le monde est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de librairies[72] très amples, qu’il m’est avis que ni au temps de Platon, ni de Cicéron, ni de Papinien, n’était telle commodité d’étude qu’on y voit maintenant, et ne se faudra plus dorénavant trouver en place ni en compagnie, qui ne sera bien expoli[73] en l’officine de Minerve. Je vois les brigands, les bourreaux, les aventuriers, les palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et prêcheurs de mon temps.

« Que dirai-je ? Les femmes et filles ont aspiré à cette louange et manne céleste de bonne doctrine. Tant y a qu’en l’âge où je suis, j’ai été contraint d’apprendre les lettres grecques, lesquelles je n’avais contemné[74] comme Caton, mais je n’avais eu loisir de comprendre en mon jeune âge, et volontiers me délecte à lire les Moraux de Plutarque, les beaux Dialogues de Platon, les Monuments de Pausanias et Antiquités d’Atheneus, attendant l’heure qu’il plaira à Dieu mon créateur m’appeler et commander issir[75] de cette terre.

« Par quoi, mon fils, je t’admoneste qu’emploies ta jeunesse à bien profiter en étude et en vertus. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Épistémon, dont l’un par vives et vocales instructions, l’autre par louables exemples, te peut endoctriner. J’entends et veux que tu apprennes les langues parfaitement, premièrement la grecque, comme le veut Quintilien ; secondement la latine, et puis l’hébraïque pour les saintes lettres, et la chaldaïque et arabique pareillement, et que tu formes ton style, quant à la grecque, à l’imitation de Platon, quant à la latine, à Cicéron ; qu’il n’y ait histoire que tu ne tiennes en mémoire présente, à quoi t’aidera la cosmographie[76] de ceux qui en ont écrit. Des arts libéraux, géométrie, arithmétique et musique, je t’en donnai quelque goût quand tu étais encore petit, en l’âge de cinq à six ans ; poursuis la reste, et d’astronomie saches-en tous les canons[77]. Laisse-moi l’astrologie divinatrice et l’art de Lullius, comme abus et vanités. Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes et me les confères avec philosophie.

« Et quant à la connaissance des faits de nature, je veux que tu t’y adonnes curieusement qu’il n’y ait mer, rivière ni fontaine dont tu ne connaisses les poissons ; tous les oiseaux de l’air, tous les arbres, arbustes et fructices[78] des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tout Orient et Midi, rien ne te soit inconnu.

« Puis, soigneusement revisite[79] les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans contemner[80] les talmudistes et cabalistes, et par fréquentes anatomies[81] acquiers-toi parfaite connaissance de l’autre monde qui est l’homme. Et par lesquelles heures du jour commence à visiter[82] les saintes lettres, premièrement en grec le Nouveau Testament et Épîtres des Apôtres, et puis en hébreu le Vieux Testament. Somme, que je voie un abîme de science, car dorénavant que tu deviens homme et te fais grand, il te faudra issir[83] de cette tranquillité et repos d’étude et apprendre la chevalerie et les armes pour défendre ma maison et nos amis secourir en tous leurs affaires contre les assauts des malfaisants. Et veux que, de bref, tu essaies combien tu as profité, ce que tu ne pourras mieux faire que tenant conclusions en tout savoir, publiquement, envers tous et contre tous, et hantant les gens lettrés qui sont tant à Paris comme ailleurs.

« Mais parce que, selon le sage Salomon, sapience n’entre point en âme malivole[84], et science sans conscience n’est que ruine de l’âme, il te convient servir, aimer et craindre Dieu et en lui mettre toutes tes pensées et tout ton espoir, et par foi, formée de charité, être à lui adjoint, en sorte que jamais n’en sois désemparé[85] par péché. Aie suspects les abus du monde. Ne mets ton cœur à vanité, car cette vie est transitoire, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable à tous tes prochains et les aime comme toi-même. Révère tes précepteurs, fuis les compagnies de gens esquels tu ne veux point ressembler, et, les grâces que Dieu t’a données, icelles ne reçois en vain. Et quand tu connaîtras que auras tout le savoir de par delà acquis, retourne vers moi afin que je te voie et donne ma bénédiction devant que mourir.

« Mon fils, la paix et grâce de Notre Seigneur soit avec toi, amen. D’Utopie, ce dix-septième jour du mois de mars.

« Ton père,
« Gargantua. »

Ces lettres reçues et vues, Pantagruel prit nouveau courage et fut enflambé[86] à profiter plus que jamais, en sorte que, le voyant étudier et profiter, eussiez dit que tel était son esprit entre les livres comme est le feu parmi les brandes, tant il l’avait infatigable et strident[87].


COMMENT PANTAGRUEL TROUVA PANURGE LEQUEL IL AIMA TOUTE SA VIE.

Un jour Pantagruel, se pormenant hors de la ville, vers l’abbaye Saint-Antoine, devisant et philosophant avec ses gens et aucuns écoliers, rencontra un homme beau de stature et élégant en tous linéaments du corps, mais pitoyablement navré[88] en divers lieux, et tant mal en ordre qu’il semblait être échappé aux chiens, ou mieux ressemblait un cueilleur de pommes du pays du Perche. De tant loin que le vit Pantagruel, il dit aux assistants : « Voyez-vous cet homme qui vient par le chemin du Pont-Charenton ? Par ma foi, il n’est pauvre que par fortune, car je vous assure qu’à sa physionomie, Nature l’a produit de riche et noble lignée ; mais les aventures des gens curieux l’ont réduit en telle pénurie et indigence. » Et ainsi qu’il fut au droit[89] d’entre eux, il lui demanda : « Mon ami, je vous prie qu’un peu veuillez ici arrêter et me répondre à ce que vous demanderai, et vous ne vous en repentirez point, car j’ai affection[90] très grande de vous donner aide à mon pouvoir en la calamité où je vous vois, car vous me faites grand pitié. Pourtant, mon ami, dites-moi, qui êtes-vous ? dont[91] venez-vous ? où allez-vous ? que quérez-vous, et quel est votre nom ? »

Le compagnon lui répond en langue germanique : « Junker, gott geb euch glück unnd hail. Zuvor, lieber Juncker, ich las euch wissen, das da ir mich von fragt, ist ein arm unnd erbarmglich ding, unnd wer vil darvon zu sagen, welches euch verdruslich zu hœren, unnd mir zu erzelen wer, vievol die Poeten unnd Orators vorzeiten haben gesagt in iren Sprüchen unnd Sentenzen, das die gedechtnus des ellends unnd armuot vorlangs erlitten ist ain grosser Lust[92]. »

À quoi répondit Pantagruel : « Mon ami, je n’entends point ce baragouin ; pourtant, si voulez qu’on vous entende, parlez autre langage. »

Adonc le compagnon lui répondit : « Al barildim gotfano dech min brin alabo dordin falbroth ringuam albaras. Nin porth zadikin almucathin milko prim al elmin enthoth dal heben ensouim : kuth im al dim alkatim nim broth dechoth porth min michas im endoth, pruch dal marsouim hol moth dansrilrim lupaldas im voldemoth. Nin hur diavolth mnarbotim dal gousch pal Frapin duch im scoth pruch Galeth dal Chinon, min foulthrich al conin butbathen doth dal prim[93]. »

« Entendez-vous rien là ? » dit Pantagruel ès assistants. À quoi dit Épistémon : « Je crois que c’est langage des antipodes, le diable n’y mordrait mie. » Lors dit Pantagruel : « Compère, je ne sais si les murailles vous entendront, mais de nous nul n’y entend note ».

Donc dit le compagnon : « Signor mio, voi videte per exemplo che la cornamusa non suona mai s’ela non a il ventre pieno : cosi io parimente non vi saprei contare le mie fortune, se prima il tribulato ventre non a la solita refectione. Al quale e adviso che le mani et li denti abbui perso il loro ordine naturale et del tuto annichillati[94]. »

À quoi répondit Épistémon : « Autant de l’un comme de l’autre. »

Dont dit Panurge : « Lard, ghest tholb be sua virtiuss be intelligence, ass yi body schal biss be naturell relutht tholb suld of me pety have for natur hass ulss egualy maide, bot fortune sum exaltit hess and oyis deprevit, non ye less viois mou virtius deprevit, and virtiuss men descrivis for anen ye lad end iss non gud[95]. »

« Encore moins, » répondit Pantagruel.

Adonc dit Panurge : « Jona andie guaussa goussy etan be harda er remedio beharde versela ysser landa. Anbates otoy y es nausu ey nessassu gourray proposian ordine den. Nonyssena bayta fascheria egabe genh erassy badia sadassu noura assia. Aran hondouan gualde eydassu naydassuna. Estou oussyc egunan soury hin er darstura eguyharm. Genicoa plasar vadu[96]. »

— « Êtes-vous là, répondit Eudémon, Génicoa ? » À quoi dit Carpalim : « Saint Treignan, foutis vous[97] d’Écosse, ou j’ai failli à entendre. »

Lors répondit Panurge : « Prug frest strinst sorgdmand strochdt drhds pag brleland Gravot Chavygny Pomardière rusth pkallhdracg Devinière près Nays. Bouille kalmuch monach drupp delmeupplist rincq dlrnd dodelb up drent loch mine stz rinquald de vins ders cordelis bur jocst stzampenards[98]. »

À quoi dit Épistémon : « Parlez-vous Christian, mon ami, ou langage patelinois[99] ? Non, c’est langage lanternois. »

Dont dit Panurge : « Heere, ie en spreke anders gheen taele dan kersten taele, my dunct nochtans, al en seg ie u niet een word, mynen noot vklaert ghenonch wat ie beglere : gheest my unyt bermherticheyt yet, waer un ie ghevoet magh zunch[100]. »

À quoi répondit Pantagruel : « Autant de cetui-là. »

Dont dit Panurge : « Seignor, de tanto hablar yo soy cansado, por que supplico a vostra reverentia que mire a los preceptos evangeliquos, para que ellos movant vostra reverentia a lo ques de conscientia ; y si ellos non bastarent para mover vostra reverentia a piedad, supplico que mire à la piedad natural, la quai yo creo que le moura como es de razon : y con esto non digo mas[101]. »

À quoi répondit Pantagruel : « Dea[102], mon ami, je ne fais doute aucun que ne sachez bien parler divers langages, mais dites-nous ce que voudrez en quelque langue que puissions entendre. »

Lors dit le compagnon : « Myn herre endog ieg med ingen tunge talede, lygesom boeen, ocg uskuulig creatner : myne kleebon, och myne legoms magerhed wduyser allygue klalig huuad tyng meg meest behoff girereb, som aer sandeligh mad och drycke, huuarfor forbarme teg omsyder offuermeg, och befael at gyffuc meg nogeth, aff huylket ieg kand styre myne groeendes maghe, lygeruff son mand Cerbero en soppe forsetthr. Soa shal tue loeffue lenge och lyksaligth[103] »

« Je crois, dit Eustènes, que les Goths parlaient ainsi, et si Dieu voulait, ainsi parlerions-nous du cul. »

Adonc dit le compagnon : « Adoni, scolom lecha : im ischar harob hal habdeca, bemeherah thithen li kikar lehem, chancathub : laah al adonai cho nen rai[104]. »

À quoi répondit Épistémon : « À cette heure ai-je bien entendu, car c’est langue hébraïque bien rhétoriquement prononcée. »

Dont dit le compagnon : « Despota tinyn panagathe, dioti sy mi uc artodotis, horas gar limo analiscomenon eme athlios, ce en to metaxy eme uc eleis udamos, zetis de par emu ha u chre. Ce homos philologi pandes homologusi tote logus te ce rhemeta peritta hyparchin, opote pragma afto pasi delon esti. Entha gar anancei monon logi isin, hina pragmata (hon peri amphisbetumen) me prosphoros epiphenete[105]. »

« Quoi ? dit Carpalim, laquais de Pantagruel, c’est grec, je l’ai entendu. Et comment ? as-tu demeuré en Grèce ? »

Donc dit le compagnon : « Agonou dont oussys vou denaguez algarou, nou den farou zamist vous mariston ulbrou, fousquez vou brol tam bredaguez moupreton den goul houst, daguez daguez nou croupys fost bardou noflist nou grou. Agou paston toi nalprissys hourtou los ecbatanous, prou dhouquys brol panygou den bascrou noudous caguous goulfren goul oust troppassou[106]. »

« J’entends, ce me semble, dit Pantagruel, car ou c’est langage de mon pays d’Utopie, ou bien lui ressemble quant au son. »

Et, comme il voulait commencer quelque propos, le compagnon dit : « Jam toties vos, per sacra, perque deos deasque omnis, obtestatus sum, ut, si qua vos pietas permovet, egestatem meam solaremini, nec hilum proficio clamans et ejulans. Sinite, queso, sinite, viri impii quo me fata vocant abire, nec ultra vanis vestris interpellationibus obtundatis, memores veteris illius adagii quo venter famelicus auriculis carere dicitur[107]. »

Dea, mon ami, dit Pantagruel, ne savez-vous parler français ?

— Si fais très bien, seigneur, répondit le compagnon. Dieu merci, c’est ma langue naturelle et maternelle, car je suis né et ai été nourri jeune au jardin de France, c’est Touraine.

— Donc, dit Pantagruel, racontez-nous quel est votre nom et dond[108] vous venez : car, par foi, je vous ai jà pris en amour si grand que, si vous condescendez à mon vouloir, vous ne bougerez jamais de ma compagnie, et vous et moi ferons un nouveau pair[109] d’amitié, telle que fut entre Énée et Achates.

— Seigneur, dit le compagnon, mon vrai et propre nom de baptême est Panurge, et à présent viens de Turquie où je fus mené prisonnier lors qu’on alla à Mételin en la male[110] heure, et volontiers vous raconterais mes fortunes, qui sont plus merveilleuses que celles d’Ulysses ; mais, puisqu’il vous plaît me retenir avec vous (et j’accepte volontiers l’offre, protestant jamais ne vous laisser, et allassiez-vous à tous les diables), nous aurons, en autre temps plus commode, assez loisir d’en raconter, car pour cette heure, j’ai nécessité bien urgente de repaître : dents aiguës, ventre vide, gorge sèche, appétit strident[111], tout y est délibéré[112]. Si me voulez mettre en œuvre, ce sera baume de me voir briber[113] ; pour Dieu, donnez-y ordre. »

Lors commanda Pantagruel qu’on le menât en son logis et qu’on lui apportât force vivres. Ce que fut fait, et mangea très bien à ce soir, et s’en alla coucher en chapon, et dormit jusques au lendemain heure de dîner, en sorte qu’il ne fit que trois pas et un saut du lit à table.


COMMENT PANURGE RACONTE LA MANIÈRE COMMENT IL ÉCHAPPA DE LA MAIN DES TURCS.

Pantagruel, bien records[114] des lettres et admonition de son père, voulut un jour essayer son savoir. De fait, par tous les carrefours de la ville mit conclusions en nombre de neuf mille sept cents soixante et quatre, en tout savoir, touchant en icelles les plus forts doutes qui fussent en toutes sciences. Et premièrement, en la rue du Feurre, tint contre tous les régents, artiens[115] et orateurs, et les mit tous de cul. Puis, en Sorbonne, tint contre tous les théologiens, par l’espace de six semaines, depuis le matin quatre heures jusques à six du soir, excepté deux heures d’intervalle pour repaître et prendre sa réfection, non qu’il engarda[116] les dits théologiens sorboniques de chopiner et se rafraîchir à leurs buvettes accoutumées.

Et à ce assistèrent la plupart des seigneurs de la cour, maîtres des requêtes, présidents, conseillers, les gens des comptes, secrétaires, avocats et autres, ensemble les échevins de ladite ville avec les médecins et canonistes, et notez que d’iceux, la plupart prirent bien le frein aux dents, mais nonobstant leurs ergots et fallaces, il les fit tous quinaux, et leur montra visiblement qu’ils n’étaient que veaux enjuponnés. Dont tout le monde commença à bruire et parler de son savoir si merveilleux, jusques ès bonnes femmes lavandières, couratières[117], rôtissières, ganivetières[118] et autres, lesquelles, quand il passait par les rues, disaient : « C’est lui, » à quoi il prenait plaisir, comme Démosthènes, prince des orateurs grecs, faisait quand de lui dit une vieille accroupie, le montrant au doigt : « C’est cetui là »……

Et de fait, on le voulut faire maître des requêtes et président en la cour ; mais il refusa tout, les remerciant gracieusement : « Car il y a, dit-il, trop grande servitude à ces offices, et à trop grande peine peuvent être sauvés ceux qui les exercent, vu la corruption des hommes, et crois que, si les sièges vides des anges ne sont remplis d’autre sorte de gens, que de trente-sept jubilés nous n’aurons le jugement final, et sera Cusanus trompé en ses conjectures. Je vous en avertis de bonne heure. Mais si avez quelque muid de bon vin, volontiers j’en recevrai le présent. »

Ce qu’ils firent volontiers, et lui envoyèrent du meilleur de la ville, et but assez bien. Mais le pauvre Panurge en but vaillamment, car il était eximé[119] comme un hareng sauret. Aussi allait-il du pied comme un chat maigre. Et quelqu’un l’admonesta, à demie haleine d’un grand hanap plein de vin vermeil, disant : « Compère, tout beau ! vous faites rage de humer[120].

— Je donc au dièble[121], dit-il, tu n’as pas trouvé tes petits beuvraux de Paris qui ne boivent en plus qu’un pinson, et ne prennent leur becquée sinon qu’on leur tape la queue à la mode des passereaux. Ô compaing[122], si je montasse aussi bien comme j’avale[123], je fusse déjà au-dessus la sphère de la lune, avec Empédocles. Mais je ne sais que diable ceci veut dire : ce vin est fort bon et bien délicieux, mais plus j’en bois, plus j’ai de soif. Je crois que l’ombre de monseigneur Pantagruel engendre les altérés, comme la lune fait les catarrhes. » Auquel commencèrent rire les assistants.

Ce que voyant, Pantagruel dit :

« Panurge, qu’est-ce qu’avez à rire ?

— Seigneur, dit-il, je leur contais comment ces diables de Turcs sont bien malheureux de ne boire goutte de vin. Si autre mal n’était en l’Alcoran de Mahomet, encore ne me mettrais-je mie de sa loi.

— Mais or me dites comment, dit Pantagruel, vous échappâtes de leurs mains ?

— Par Dieu, seigneur, dit Panurge, je ne vous en mentirai de mot. Les paillards Turcs m’avaient mis en broche tout lardé, comme un connil[124], car j’étais tant eximé[125] qu’autrement de ma chair eût été fort mauvaise viande, et en ce point me faisaient rôtir tout vif. Ainsi, comme ils me rôtissaient, je me recommandais à la grâce divine, ayant en mémoire le bon saint Laurent, et toujours espérais en Dieu qu’il me délivrerait de ce tourment, ce qui fut fait bien étrangement. Car ainsi que me recommandais bien de bon cœur à Dieu, criant : « Seigneur Dieu, aide-moi ! Seigneur Dieu, sauve-moi ! Seigneur Dieu, ôte-moi de ce tourment auquel ces traîtres chiens me détiennent pour la maintenance de ta loi, » le rôtisseur s’endormit par le vouloir divin, ou bien de quelque bon Mercure qui endormit cautement[126] Argus qui avait cent yeux.

« Quand je vis qu’il ne me tournait plus en rôtissant, je le regarde et vois qu’il s’endort. Lors je prends avec les dents un tison par le bout où il n’était point brûlé et vous le jette au giron de mon rôtisseur, et un autre je jette le mieux que je peux sous un lit de camp qui était auprès de ia cheminée, où était la paillasse de monsieur mon rôtisseur. Incontinent le feu se prit à la paille et de la paille au lit et du lit au solier[127] qui était embrunché[128] de sapin, fait à queues de lampes[129]. Mais le bon fut que le feu que j’avais jeté au giron de mon paillard rôtisseur lui brûla tout le pénil et se prenait aux couillons, sinon qu’il n’était tant punais qu’il ne le sentit plus tôt que le jour, et debout, étourdi, se levant, cria à la fenêtre tant qu’il put : « Dal baroth ! dal baroth ! » qui veut autant à dire comme : « Au feu ! au feu ! » Et vint droit à moi pour me jeter du tout au feu, et déjà avait coupé les cordes dont on m’avait lié les mains et coupait les liens des pieds. Mais le maître de la maison, oyant[130] le cri du feu et sentant jà la fumée de la rue où il se pormenait avec quelques autres bachas et musaffis[131], courut tant qu’il put y donner secours et pour emporter les bagues[132].

« De pleine arrivée, il tire la broche où j’étais embroché et tua tout raide mon rôtisseur, dont il mourut là par faute de gouvernement[133] ou autrement, car il lui passa la broche un peu au-dessus du nombril vers le flanc droit, et lui perça la tierce lobe du foie, et le coup haussant lui pénétra le diaphragme et par à travers la capsule du cœur lui sortit la broche par le haut des épaules, entre les spondyles et l’omoplate senestre. Vrai est qu’en tirant la broche de mon corps, je tombai à terre près des landiers et me fis un peu de mal à la chute, toutefois non grand, car les lardons soutinrent le coup. Puis voyant mon bacha que le cas était désespéré et que sa maison était brûlée sans rémission et tout son bien perdu, se donna à tous les diables, appelant Grilgoth, Astarost, Rapalus et Gribouillis par neuf fois.

« Quoi voyant, j’eus de peur pour plus de cinq sols, craignant : Les diables viendront à cette heure pour emporter ce fol ici ; seraient-ils bien gens pour m’emporter aussi ? Je suis jà demi rôti ; mes lardons seront cause de mon mal, car ces diables ici sont friands de lardons, comme vous avez l’autorité du philosophe Jamblique et Murmault en l’apologie de Bossutis et Contrefactis pro magistos nostros. Mais je fis le signe de la croix, criant : Agios, athanatos, o theos ! et nul ne venait. Ce que connaissant mon vilain bacha se voulait tuer de ma broche, et s’en percer le cœur. De fait, la mit contre sa poitrine, mais elle ne pouvait outrepasser[134], car elle n’était assez pointue, et poussait tant qu’il pouvait, mais il ne profitait rien. Alors je vins à lui, disant :

« Missaire bougrino[135], tu perds ici ton temps, car tu ne te tueras jamais ainsi ; bien te blesseras quelque hurte[136] dont tu languiras toute ta vie entre les mains des barbiers. Mais, si tu veux, je te tuerai ici tout franc, en sorte que tu n’en sentiras rien, et m’en crois, car j’en ai tué bien d’autres qui s’en sont bien trouvés.

« — Ha ! mon ami, dit-il, je t’en prie, et ce faisant je te donne ma bougette[137] : tiens vois-la là[138] il y a six cents seraphs[139] dedans et quelques diamants et rubis en perfection. »

— Et où sont-ils ? dit Épistémon.

— Par saint Jean, dit Panurge, ils sont bien loin s’ils vont toujours. Mais où sont les neiges d’antan ? C’était le plus grand souci qu’eût Villon, le poète parisien.

— Achève, dit Pantagruel, je te prie, que nous sachions comment tu accoutras ton bacha.

— Foi d’homme de bien, dit Panurge, je n’en mens de mot. Je le bande d’une méchante braie[140] que je trouve là demibrûlée et vous le lie rustrement pieds et mains de mes cordes, si bien qu’il n’eût su regimber ; puis lui passai ma broche à travers la gargamelle[141] et le pendis, accrochant la broche à deux crampons qui soutenaient des hallebardes. Et vous attise un beau feu au dessous, et vous flambais mon milourt[142] comme on fait les harengs saurets à la cheminée. Puis prenant sa bougette[143] et un petit javelot qui était sur les crampons, m’enfuis le beau galop. Et Dieu sait comme je sentais mon épaule de mouton !

« Quand je fus descendu en la rue, je trouvai tout le monde qui était accouru au feu à force d’eau pour l’éteindre. Et me voyant ainsi à demi rôti, eurent pitié de moi naturellement et me jetèrent toute leur eau sur moi et me rafraîchirent joyeusement, ce que me fit fort grand bien ; puis me donnèrent quelque peu à repaître, mais je ne mangeais guère, car ils ne me baillaient que de l’eau à boire, à leur mode. Autre mal ne me firent sinon un vilain petit Turc, bossu par devant, qui furtivement me croquait mes lardons (mais je lui baillis si vert dronos[144] sur les doigts à tout[145] mon javelot, qu’il n’y retourna pas deux fois), et une jeune Corinthiace[146] qui m’avait apporté un pot de mirobolans emblics[147] confits à leur mode, laquelle regardait mon pauvre hère émoucheté, comment il s’était retiré au feu, car il ne m’allait plus que jusque sur les genoux. Mais notez que cetui rôtissement me guérit d’une isciatique[148] entièrement, à laquelle j’étais sujet plus de sept ans avait[149] du côté auquel mon rôtisseur, s’endormant, me laissa brûler.

« Or cependant qu’ils s’amusaient à moi, le feu triomphait, ne demandez comment, à prendre en plus de deux mille maisons, tant que quelqu’un d’entre eux l’avisa et s’écria, disant : « Ventre Mahom ! toute la ville brûle, et nous amusons ici ! » Ainsi chacun s’en va à sa chacunière. De moi, je prends mon chemin vers la porte. Quand je fus sur un petit tucquet[150] qui est auprès, je me retourne arrière, comme la femme de Loth, et vis toute la ville brûlant, dont je fus tant aise que je me cuide[151] concilier de joie ; mais Dieu m’en punit bien.

— Comment ? dit Pantagruel.

— Ainsi, dit Panurge, que je regardais en grand liesse ce beau feu, me gabelant[152] et disant : « Ha ! pauvres puces, ha ! pauvres souris, vous aurez mauvais hiver, le feu est en votre pailler[153] », sortirent plus de six, voire plus de treize cents et onze chiens, gros et menus tous ensemble, de la ville, fuyant le feu. De première venue accoururent droit à moi, sentant l’odeur de ma paillarde[154] chair demi-rôtie, et m’eussent dévoré à l’heure si mon bon ange ne m’eût bien inspiré, m’enseignant un remède bien opportun contre le mal des dents.

— Et à quel propos, dit Pantagruel, craignais-tu le mal des dents ? N’étais-tu guéri de tes rhumes ?

— Pâques de soles[155], répondit Panurge, est-il mal de dents plus grand que quand les chiens vous tiennent aux jambes ?… Mais soudain je m’avise de mes lardons, et les jetais au milieu d’entre eux. Lors chiens d’aller et de s’entrebattre l’un l’autre, à belles dents, à qui aurait le lardon. Par ce moyen me laissèrent et je les laisse aussi se pelaudants[156] l’un l’autre. Ainsi échappe gaillard et de hait[157], et vive la rôtisserie ! »


COMMENT PANURGE ENSEIGNE UNE MANIÈRE BIEN NOUVELLE DE BÂTIR LES MURAILLES DE PARIS.

Pantagruel quelque jour, pour se récréer de son étude, se pormenait vers les faubourgs Saint-Marceau, voulant voir la Folie Gobelin. Panurge était avec lui, ayant toujours le flacon sous sa robe et quelque morceau de jambon, car sans cela jamais n’allait-il, disant que c’était son garde-corps, autre épée ne portait-il. Et quand Pantagruel lui en voulut bailler une, il répondit qu’elle lui échaufferait la râtelle.

« Voire, mais, dit Épistémon, si l’on t’assaillait, comment te défendrais-tu ?

— À grands coups de brodequin, répondit-il, pourvu que les estocs[158] fussent défendus. »

À leur retour, Panurge considérait les murailles de la ville de Paris et en irrision[159] dit à Pantagruel : « Voyez-ci ces belles murailles ! Ô que fortes sont et bien en point pour garder les oisons en mue ! Par ma barbe, elles sont compétentement[160] méchantes pour une telle ville comme cette-ci, car une vache avec un pet en abattrait plus de six brasses.

— Ô mon ami ! dit Pantagruel, sais-tu bien ce que dit Agésilas quand on lui demanda pourquoi la grande cité de Lacédémone n’était ceinte de murailles ? Car, montrant les habitants et citoyens de la ville tant bien experts en discipline militaire, et tant forts et bien armés : « Voici, dit-il, les murailles. de la cité, » signifiant qu’il n’est muraille que d’os, et que les villes et les cités ne sauraient avoir muraille plus sûre et plus forte que la vertu[161] des citoyens et habitants. Ainsi cette ville est si forte par la multitude du peuple belliqueux qui est dedans, qu’ils ne se soucient de faire autres murailles. Davantage[162], qui la voudrait emmurailler comme Strasbourg, Orléans ou Ferrare, il ne serait possible, tant les frais et dépens seraient excessifs.

— Voire mais, dit Panurge, si fait-il bon avoir quelque visage de pierre quand on est envahi de ses ennemis et ne fût-ce que pour demander : « Qui est là-bas ? Au regard des frais énormes que dites être nécessaires si on la voulait murer, si messieurs de la ville me veulent donner quelque bon pot de vin, je leur enseignerai une manière bien nouvelle comment ils les pourront bâtir à bon marché.

— Comment ? dit Pantagruel.

— Ne le dites donc mie, répondit Panurge, si je vous l’enseigne. Je vois que les callibistris des femmes de ce pays sont à meilleur marché que les pierres. D’iceux faudrait bâtir les murailles en les arrangeant par bonne symétrie d’architecture, et mettant les plus grands aux premiers rangs, et puis en taluant à dos d’âne, arranger les moyens et finalement les petits. Puis faire un beau petit entrelardement à pointes de diamants, comme la grosse tour de Bourges, de tant de braquemarts enraidis qui habitent par les braguettes claustrales. Quel diable déferait telles murailles ? Il n’y a métal qui tant résistât aux coups. Et puis que les couillevrines[163] s’y vinssent frotter ! Vous en verriez, par Dieu ! incontinent distiller de ce benoît fruit de grosse vérole, menu comme pluie. Sec, au nom des diables ! Davantage la foudre ne tomberait jamais dessus. Car pourquoi ? ils sont tous bénits ou sacrés. Je n’y vois qu’un inconvénient.

— Ho ! ho ! Ha ! ha ! ha ! dit Pantagruel. Et quel ?

— C’est que les mouches en sont tant friandes que merveilles, et s’y cueilleraient[164] facilement et y feraient leur ordure, et voilà l’ouvrage gâté. Mais voici comment l’on y remédierait. Il faudrait très bien les émoucheter avec belles queues de renards ou bons gros viets d’azes[165] de Provence, et à ce propos, je vous veux dire (nous en allants pour souper) un bel exemple que met Frater Lubinus, libro de Compotationibus mendicanlium.

« Au temps que les bêtes parlaient (il n’y a pas trois jours) un pauvre lion, par la forêt de Bièvre se pormenant et disant ses menus suffrages, passa par-dessous un arbre, auquel était monté un vilain charbonnier pour abattre du bois, lequel, voyant le lion, lui jeta sa cognée et le blessa énormément en une cuisse. Dont le lion, clopant[166], tant courut et tracassa[167] par la forêt pour trouver aide qu’il rencontra un charpentier, lequel volontiers regarda sa plaie, la nettoya le mieux qu’il put et l’emplit de mousse, lui disant qu’il émouchât bien sa plaie, que les mouches n’y fissent ordure, attendant qu’il irait chercher de l’herbe au charpentier. Ainsi le lion, guéri, se pormenait par la forêt, à quelle heure une vieille sempiterneuse ébuchetait[168], et amassait du bois par ladite forêt, laquelle, voyant le lion venir, tomba de peur à la renverse en telle façon que le vent lui renversa robe, cotte et chemise jusques au-dessus des épaules. Ce que voyant, le lion accourut de pitié voir si elle s’était fait aucun mal et, considérant son comment a nom, dit : « Ô pauvre femme, qui t’a ainsi blessée ? » et ce disant, aperçut un renard lequel il appela, disant : « Compère renard, hau, cza, cza, et pour cause. »

« Quand le renard fut venu, il lui dit : « Compère, mon ami, l’on a blessé cette bonne femme ici entre les jambes bien vilainement, et y a solution de continuité manifeste ; regarde que la plaie est grande, depuis le cul jusques au nombril, mesure quatre, mais bien cinq empans et demi. C’est un coup de cognée ; je me doute que la plaie soit vieille. Pourtant, afin que les mouches n’y prennent, émouche-la bien fort, je t’en prie, et dedans et dehors ; tu as bonne queue et longue, émouche, mon ami, émouche, je t’en supplie, et cependant je vais quérir de la mousse pour y mettre, car ainsi nous faut-il secourir et aider l’un l’autre. Émouche fort, ainsi, mon ami, émouche bien, car cette plaie veut être émouchée souvent, autrement la personne ne peut être à son aise. Or émouche bien, mon petit compère, émouche. Dieu t’a bien pourvu de queue. Tu l’as grande et grosse à l’avenant, émouche fort et ne t’ennuie point. Un bon émoucheteur qui en émouchetant continuellement émouche de son mouchet[169], par mouches jamais émouche ne sera. Émou-che, couillaud, émouche, mon petit bedeau[170], je n’arrêterai guère. »

« Puis, va chercher force mousse et, quand il fut quelque peu loin, il s’écria, parlant au renard : « Émouche bien toujours, compère, émouche et ne te fâche jamais de bien émoucher ; par Dieu, mon petit compère, je te ferai être à gages émoucheteur de don Pietro de Castille. Émouche seulement, émouche et rien de plus. » Le pauvre renard émouchait fort bien et deçà et delà, et dedans et dehors, mais la fausse[171] vieille vesnait[172] et vessait, puant comme cent diables. Le pauvre renard était bien mal à son aise, car il ne savait de quel côté se virer pour évader[173] le parfum des vesses de la vieille, et ainsi qu’il se tournait, il vit qu’au derrière était encore un autre pertuis, non si grand que celui qu’il émouchait, dont lui venait ce vent tant puant et infect. Le lion finalement retourne, portant de mousse plus que n’en tiendraient dix et huit balles, et commença en mettre dedans la plaie avec un bâton qu’il apporta, et y en avait jà bien mis seize balles et demie, et s’ébahissait : « Que diable ! cette plaie est parfonde[174] : il y entrerait de mousse plus de deux charretées. » Mais le renard l’avisa : « Ô compère lion, mon ami, je te prie, ne mets ici toute la mousse, gardes-en quelque peu, car y a encore ici dessous un autre petit pertuis qui pue comme cinq cents diables : j’en suis empoisonné de l’odeur, tant il est punais. »

« Ainsi faudrait garder ces murailles des mouches et mettre émoucheteurs à gages. »

Lors dit Pantagruel : « Comment sais-tu que les membres honteux des femmes sont à si bon marché, car en cette ville il y a force prudes femmes, chastes et pucelles ?

Et ubi prenus ? dit Panurge. Je vous en dirai non opinion, mais vraie certitude et assurance. Je ne me vante d’en avoir embourré quatre cents dix et sept depuis que je suis en cette ville, et n’y a que neuf jours. Mais à ce matin, j’ai trouvé un bonhomme qui, en un bissac tel comme celui d’Ésopet, portait deux petites fillettes de l’âge de deux ou trois ans au plus, l’une devant, l’autre derrière. Il me demanda l’aumône, mais je lui fis réponse que j’avais beaucoup plus de couillons, que de deniers. Et après lui demande : « Bonhomme, ces deux fillettes sont-elles pucelles ? »

— Frère, dit-il, il y a deux ans qu’ainsi je les porte, et au regard de cette-ci devant, laquelle je vois continuellement, en mon avis elle est pucelle, toutefois je n’en voudrais mettre mon doigt au feu. Quant est de celle que je porte derrière, je ne sais sans faute rien.

— Vraiment, dit Pantagruel, tu es gentil compagnon, je te veux habiller de ma livrée. » Et le fit vêtir galantement, selon la mode du temps qui courait, excepté que Panurge voulut que la braguette de ses chausses fût longue de trois pieds et carrée, non ronde, ce que fut fait et la faisait bon voir. Et disait souvent que le monde n’avait encore connu l’émolument[175] et utilité qui est de porter grande braguette, mais le temps leur enseignerait quelque jour comme toutes choses ont été inventées en temps.

« Dieu gard’ de mal, disait-il, le compagnon à qui la longue braguette a sauvé la vie ! Dieu gard’ de mal à qui la longue braguette a valu pour un jour cent soixante mille et neuf écus ! Dieu gard’ de mal qui par sa longue braguette a sauvé toute une ville de mourir de faim ! Et, par Dieu, je ferai un livre de la commodité des longues braguettes, quand j’aurai plus de loisir. » De fait, en composa un beau et grand livre avec les figures, mais il n’est encore imprimé, que je sache.


DES MŒURS ET CONDITIONS DE PANURGE.

Panurge était de stature moyenne, ni trop grand, ni trop petit, et avait le nez un peu aquilin, fait à manche de rasoir, et pour lors était de l’âge de trente et cinq ans ou environ, fin à dorer comme une dague de plomb, bien galant homme de sa personne, sinon qu’il était quelque peu paillard et sujet de nature à une maladie qu’on appelait en ce temps-là : « Faute d’argent, c’est douleur sans pareille » (toutefois il avait soixante et trois manières d’en trouver toujours à son besoin, dont la plus honorable et la plus commune était par façon de larcin furtivement fait), malfaisant, pipeur, buveur, batteur de pavés, ribleur[176] s’il en était en Paris, au demeurant, le meilleur fils du monde, et toujours machinait quelque chose contre les sergents et contre le guet.

À l’une fois, il assemblait trois ou quatre bons rustres, les faisait boire comme Templiers sur le soir, après les menait au-dessous de Sainte-Geneviève ou auprès du Collège de Navarre et à l’heure que le guet montait par là (ce qu’il connaissait en mettant son épée sur le pavé et l’oreille auprès, et lorsqu’il oyait son épée branler, c’était signe infaillible que le guet était près), à l’heure donc, lui et ses compagnons prenaient un tombereau et lui baillaient le branle, le ruant de grande force contre la vallée, et ainsi mettaient tout le pauvre guet par terre comme porcs, puis fuyaient de l’autre côté, car en moins de deux jours il sut toutes les rues, ruelles et traverses de Paris comme son Deus det.

À l’autre fois, faisait en quelque belle place, par où ledit guet devait passer, une traînée de poudre de canon, et à l’heure que passait, mettait le feu dedans, et puis prenait son passe-temps à voir la bonne grâce qu’ils avaient en fuyant, pensants que le feu saint Antoine les tînt aux jambes.

Et au regard des pauvres maîtres ès arts et théologiens, il les persécutait sur tous autres. Quand il rencontrait quelqu’un d’entre eux par la rue, jamais ne faillait de leur faire quelque mal, maintenant leur mettant un étron dedans leurs chaperons au bourrelet, maintenant leur attachant de petites queues de renard ou des oreilles de lièvres par derrière, ou quelque autre mal.

Un jour que l’on avait assigné à tous les théologiens se trouver en Sorbonne pour grabeler[177] les articles de la foi, il fit une tarte bourbonnaise composée de force d’ails, de galbanum, d’assa fœtida, de castoreum, d’étrons tout chauds, et la détrempa en sanie de bosses chancreuses, et de fort bon matin engraissa et oignit théologalement tout le treillis de Sorbonne en sorte que le diable n’y eût pas duré. Et tous ces bonnes gens rendaient là leurs gorges devant tout le monde, comme s’ils eussent écorché le renard, et en mourut dix ou douze de peste, quatorze en furent ladres, dix et huit en furent pouacres[178] et plus de vingt et sept en eurent la vérole, mais il ne s’en souciait mie.

Et portait ordinairement un fouet sous sa robe, duquel il fouettait sans rémission les pages qu’il trouvait portants du vin à leurs maîtres pour les avancer d’aller.

En son saie[179] avait plus de vingt et six petites bougettes et fasques[180] toujours pleines, l’une d’un petit d’eau de plomb et d’un petit couteau affilé comme l’aiguille d’un pelletier, dont il coupait les bourses ; l’autre d’aigret[181] qu’il jetait aux yeux de ceux qu’il trouvait ; l’autre de glaterons[182] empennés de petites plumes d’oisons ou de chapons qu’il jetait sur les robes et bonnets des bonnes gens, et souvent leur en faisait de belles cornes qu’ils portaient par toute la ville, aucunes fois toute leur vie. Aux femmes aussi, par-dessus leurs chaperons au derrière, aucune fois en mettait faits en forme d’un membre d’homme.

En l’autre un tas de cornets tous pleins de puces et de poux qu’il empruntait des guenaux[183] de Saint-Innocent, et les jetait avec belles petites cannes[184] ou plumes dont on écrit sur les collets des plus sucrées demoiselles qu’il trouvait, et mêmement en l’église, car jamais ne se mettait au chœur au haut, mais toujours demeurait en la nef entre les femmes, tant à la messe, à vêpres, comme au sermon.

En l’autre, force provision de haims et claveaux[185] dont il accouplait souvent les hommes et les femmes en compagnies où ils étaient serrés, et mêmement celles qui portaient robes de taffetas armoisi[186], et à l’heure qu’elles se voulaient départir[187], elles rompaient toutes leurs robes.

En l’autre, un fusil garni d’amorce, d’allumettes, de pierre à feu et tout autre appareil à ce requis.

En l’autre, deux ou trois miroirs ardents dont il faisait enrager aucunes fois les hommes et les femmes et leur faisait perdre contenance à l’église, car il disait qu’il n’y avait qu’un antistrophe entre femme folle à la messe et femme molle à la fesse.

En l’autre, avait provision de fil et d’aiguilles, dont il faisait mille petites diableries.

Une fois, à l’issue du palais, à la grand’salle, lorsqu’un cordelier disait la messe de Messieurs, il lui aida à soi habiller et revêtir, mais en l’accoutrant, il lui cousit l’aube avec sa robe et chemise, et puis se retira quand Messieurs de la Cour vinrent s’asseoir pour ouïr icelle messe. Mais quand ce fut l’Ite Missa est, que le pauvre frater se voulut dévêtir de son aube, il emporta ensemble et habit et chemise, qui étaient bien cousus ensemble, et se rebrassa jusques aux épaules, montrant son callibistris à tout le monde qui n’était pas petit, sans doute. Et le frater toujours tirait, mais tant plus se découvrait-il jusques à ce qu’un des Messieurs de la Cour dit : « Et quoi, ce beau père nous veut-il ici faire l’offrande et baiser son cul ? Le feu saint Antoine le baise ! » Dès lors fut ordonné que les pauvres beaux pères ne se dépouilleraient plus devant le monde, mais en leur sacristie, mêmement[188] en présence des femmes, car ce leur serait occasion du péché d’envie.

Et le monde demandait pourquoi est-ce que ces fratres avaient la couille si longue ? Ledit Panurge soulut[189] très bien le problème disant : « Ce que fait les oreilles des ânes si grandes, c’est parce que leurs mères ne leur mettaient point de béguin en la tête, comme dit De Alliaco en ses Suppositions. À pareille raison, ce qui fait la couille des pauvres béats pères si longue, c’est qu’ils ne portent point de chausses foncées, et leur pauvre membre s’étend en liberté à bride avalée[190], et leur va ainsi trimbalant sur les genoux, comme font les patenôtres aux femmes. Mais la cause pourquoi ils l’avaient gros à l’équipollent, c’était qu’en ce trimbalement les humeurs du corps descendent audit membre, car, selon les légistes, agitation et motion continuelle est cause d’attraction. »

Item, il avait une autre poche pleine d’alun de plume dont il jetait dedans le dos des femmes qu’il voyait les plus acrêtées[191] et les faisait dépouiller devant tout le monde, les autres danser comme jau[192] sur braise ou bille sur tambour, les autres courir les rues et lui après courait, et à celles qui se dépouillaient il mettait sa cape sur le dos, comme homme courtois et gracieux.

Item, en une autre il avait une petite guedoufle[193] pleine de vieille huile, et quand il trouvait ou femme ou homme qui eût quelque belle robe, il leur engraissait et gâtait tous les plus beaux endroits, sous le semblant de les toucher et dire : « Voici de bon drap, voici bon satin, bon taffetas, madame ; Dieu vous donne ce que votre noble cœur désire : vous avez robe neuve, nouvel ami ; Dieu vous y maintienne ! » Ce disant, leur mettait la main sur le collet, ensemble la male[194] tache y demeurait perpétuellement

Si énormément engravée[195]
En l’âme, en corps, et renommée
Que le diable ne l’eût point ôtée

Puis à la fin leur disait : « Madame, donnez-vous garde de tomber, car il y a ici un grand et sale trou devant vous. »

En une autre, il avait tout plein d’euphorbe pulvérisée bien subtilement, et là dedans mettait un mouche-nez beau et bien ouvré qu’il avait dérobé à la belle lingère du Palais, en lui ôtant un pou dessus son sein, lequel toutefois il y avait mis. Et quand il se trouvait en compagnie de quelques bonnes dames, il leur mettait sur le propos de lingerie et leur mettait la main au sein, demandant : « Et cet ouvrage, est-il de Flandre ou de Hainaut ? » Et puis tirait son mouche-nez disant : « Tenez, tenez, voyez en ci de l’ouvrage : elle est de Foutignan ou de Foutarabie, » et le secouait bien fort à leur nez, et les faisait éternuer quatre heures sans repos. Cependant il pétait comme un roussin, et les femmes riaient, lui disants : « Comment, vous pétez, Panurge ? — Non fais[196], disait-il, madame ; mais j’accorde au contrepoint de la musique que vous sonnez du nez. »

En l’autre, un daviet[197], un pélican, un crochet et quelques autres ferrements[198] dont il n’y avait porte ni coffre qu’il ne crochetât.

En l’autre, tout plein de petits gobelets dont il jouait fort artificiellement, car il avait les doigts faits à la main comme Minerve ou Arachné, et avait autrefois crié le thériacle[199], et quand il changeait un teston ou quelque autre pièce, le changeur eût été plus fin que maître Mouche si Panurge n’eût fait évanouir à chacune fois cinq ou six grands blancs, visiblement, apertement, manifestement, sans faire lésion ni blessure aucune, dont le changeur n’en eût senti que le vent.


COMMENT PANURGE GAGNAIT LES PARDONS ET MARIAIT LES VIEILLES, ET DES PROCÈS QU’IL EÛT À PARIS.

Un jour, je trouvai Panurge quelque peu écorné[200] et taciturne et me doutai bien qu’il n’avait denare[201], dont je lui dis : « Panurge, vous êtes malade à ce que je vois à votre physionomie, et j’entends le mal : vous avez un flux de bourse ; mais ne vous souciez ; j’ai encore « six sols et maille qui ne virent oncq[202] père ni mère », qui ne vous faudront[203] non plus que la vérole, en votre nécessité. » À quoi il me répondit : « Et bren[204] pour l’argent, je n’en aurai quelque jour que trop, car j’ai une pierre philosophale qui m’attire l’argent des bourses comme l’aimant attire le fer. Mais voulez-vous venir gagner les pardons ? dit-il.

— Et par ma foi, je lui réponds, je ne suis grand pardonneur en ce monde ici ; je ne sais si je serai en l’autre. Bien allons, au nom de Dieu, un denier ni plus ni moins.

— Mais, dit-il, prêtez-moi donc un denier à l’intérêt.

— Rien, rien, dis-je. Je vous le donne de bon cœur.

Grates vobis dominos, » dit-il.

Ainsi allâmes, commençant à Saint-Gervais, et je gagne les pardons au premier tronc seulement, car je me contente de peu en ces matières ; puis disais mes menus suffrages et oraisons de sainte Brigitte. Mais il gagna à tous les troncs, et toujours baillait argent à chacun des pardonnaires. De là nous transportâmes à Notre-Dame, à Saint-Jean, à Saint-Antoine, et ainsi des autres églises où était banque de pardons. De ma part, je n’en gagnais plus ; mais lui, à tous les troncs il baisait les reliques et à chacun donnait. Bref, quand nous fûmes de retour, il me mena boire au cabaret du Château et me montra dix ou douze de ses bougettes[205] pleines d’argent. À quoi je me signai, faisant la croix et disant : « Dont[206] avez-vous tant recouvert[207] d’argent en si peu de temps ? » À quoi il me répondit qu’il avait pris ès bassins des pardons : « Car, en leur baillant le premier denier, dit-il, je le mis si souplement qu’il sembla que fut un grand blanc ; ainsi d’une main je pris douze deniers, voire bien douze liards ou doubles pour le moins, et de l’autre, trois ou quatre douzains[208], et ainsi par toutes les églises où nous avons été.

— Voire, mais, dis-je, vous vous damnez comme une serpe et êtes larron et sacrilège.

— Oui bien, dit-il, comme il vous semble ; mais il ne me semble, quant à moi, car les pardonnaires me le donnent quand ils me disent, en présentant les reliques à baiser : « Centuplum accipies », que pour un denier j’en prenne cent. Car accipies est dit selon la manière des Hébreux qui usent du futur en lieu de l’impératif, comme vous avez en la Loi : Diliges dominum, id est dilige. Ainsi quand le pardonnigère me dit : Centuplum accipies, il veut dire Centuplum accipe, et ainsi l’expose rabi[209] Kimy et rabi Aben Ezra, et tous les massorètes[210] ; et ibi Bartolus. Davantage[211] le pape Sixte me donna quinze cents livres de rente sur son domaine et trésor ecclésiastique, pour lui avoir guéri une bosse chancreuse qui tant le tourmentait qu’il en cuida[212] devenir boiteux toute sa vie. Ainsi je me paie par mes mains, car il n’est tel, sur ledit trésor ecclésiastique.

« Ho ! mon ami, disait-il, si tu savais comment je fis mes choux gras de la croisade, tu serais tout ébahi. Elle me valut plus de six mille florins.

— Et où diable sont-ils allés ? dis-je, car tu n’en as une maille.

— Dont[213] ils étaient venus, dit-il ; ils ne firent seulement que changer maître. Mais j’en employai bien trois mille à marier, non les jeunes filles, car elles ne trouvent que trop maris, mais grandes vieilles sempiterneuses qui n’avaient dents en gueule. Considérant : ces bonnes femmes ici ont très bien employé leur temps en jeunesse, et ont joué du serre-croupière à cul levé à tous venants, jusques à ce qu’on n’en a plus voulu. Et par Dieu, je les ferai saccader encore une fois devant qu’elles meurent. Par ce moyen, à l’une donnais cent florins, à l’autre six vingts, à l’autre trois cents, selon qu’elles étaient bien infâmes, détestables et abominables, car, d’autant qu’elles étaient plus horribles et exécrables, d’autant il leur fallait donner davantage, autrement le diable ne les eût voulu biscoter. Incontinent, m’en allais à quelque porteur de coutrets[214] gros et gras et faisais moi-même le mariage. Mais, premier que[215] lui montrer les vieilles, je lui montrais les écus, disant : « Compère, voici qui est à toi si tu veux fretinfretailler un bon coup. » Dès lors les pauvres hères bubajallaient[216] comme vieux mulets ; ainsi leur faisais bien apprêter à banqueter, boire du meilleur, et force épiceries pour mettre les vieilles en rut et en chaleur. Fin de compte, ils besognaient comme toutes bonnes âmes, sinon qu’à celles qui étaient horriblement vilaines et défaites je leur faisais mettre un sac sur le visage.

« Davantage, j’en ai perdu beaucoup en procès.

— Et quels procès as-tu pu avoir ? disais-je, tu n’as ni terre ni maison.

— Mon ami, dit-il, les demoiselles de cette ville avaient trouvé, par instigation du diable d’enfer, une manière de collets ou cache-cous à la haute façon qui leur cachaient si bien les seins que l’on n’y pouvait plus mettre la main par dessous, car la fente d’iceux elles avaient mise par derrière, et étaient tous clos par devant, dont les pauvres amants, dolents, contemplatifs, n’étaient contents. Un beau jour de mardi, j’en présentai requête à la Cour, me formant partie contre les dites demoiselles et remontrant les grands intérêts[217] que j’y prétendais, protestant que, à même raison, je ferais coudre la braguette de mes chausses au derrière si la Cour n’y donnait ordre. Somme toute, les demoiselles formèrent syndicat, montrèrent leurs fondements et passèrent procuration à défendre leur cause ; mais je les poursuivis si vertement que par arrêt de la Cour fut dit que ces hauts cache-cous ne seraient plus portés, sinon qu’ils fussent quelque peu fendus par devant. Mais il me coûta beaucoup.

« J’eus un autre procès bien ord[218] et bien sale contre maître Fifi et ses suppôts, à ce qu’ils n’eussent plus à lire clandestinement, de nuit, la Pipe, le Bussart[219], ni le Quart des Sentences, mais de beau plein jour, et ce ès écoles de Sorbonne, en face de tous les théologiens, où je fus condamné ès dépens pour quelque formalité de la relation du sergent.

« Une autre fois, je formai complainte à la Cour contre les mules des présidents, conseillers et autres, tendant à fin que, quand en la basse-cour, du Palais l’on les mettrait à ronger leur frein, les conseillères leur fissent de belles baverettes, afin que de leur bave elles ne gâtassent le pavé, en sorte que les pages du Palais pussent jouer dessus à beaux dés ou au reniguebieu[220] à leur aise, sans y gâter leurs chausses aux genoux. Et de ce en eus bel arrêt, mais il me coûte bon.

« Or sommez[221] à cette heure combien me coûtent les petits banquets que je fais aux pages du Palais, de jour en jour.

« — Et à quelle fin ? dis-je.

« — Mon ami, dit-il, tu n’as passe-temps aucun en ce monde. J’en ai plus que le roi, et si tu voulais te rallier avec moi, nous ferions diables.

« — Non, non, dis-je, par saint Adauras, car tu seras une fois pendu.

« — Et toi, dit-il, tu seras une fois enterré. Lequel est plus honorablement, ou l’air ou la terre ? Hé, grosse pécore ? Jésus-Christ ne fut-il pas pendu en l’air ?

« Cependant que ces pages banquetaint, je garde leurs mules, et coupe à quelqu’une l’étrivière du côté du montoir, en sorte qu’elle ne tient qu’à un filet. Quand le gros enflé de conseiller, ou autre, a pris son branle pour monter sus, ils tombent tous plats comme porcs devant tout le monde et apprêtent à rire pour plus de cent francs. Mais je me ris encore davantage, c’est que, eux arrivés au logis, ils font fouetter monsieur du page comme seigle vert. Par ainsi, je ne plains point ce que m’a coûté à les banqueter. »

Fin de compte, il avait, comme ai dit dessus, soixante et trois manières de recouvrer argent ; mais il en avait deux cents quatorze de le dépendre[222], hormis la réparation de dessous le nez.


COMMENT PANURGE FUT AMOUREUX D’UNE HAUTE DAME DE PARIS.

Panurge commença être en réputation en la ville de Paris,… et faisait dès lors bien valoir sa braguette, et la fit au-dessus émoucheter de broderie à la romanique[223]. Et le monde le louait publiquement, et en fut faite une chanson dont les petits enfants allaient à la moutarde, et était bienvenu en toutes compagnies des dames et demoiselles, en sorte qu’il devint glorieux, si bien qu’il entreprit de venir au-dessus d’une des grandes dames de la ville.

De fait, laissant un tas de longs prologues et protestations que font ordinairement ces dolents, contemplatifs, amoureux de carême, lesquels point à la chair ne touchent, lui dit un jour : « Madame, ce serait bien fort utile à toute la république, délectable à vous, honnête à votre lignée et à moi nécessaire que fussiez couverte de ma race, et le croyez, car l’expérience vous le démontrera. » La dame, à cette parole, le recula plus de cent lieues, disant : « Méchant fol, vous appartient-il me tenir tels propos ? À qui pensez-vous parler ? Allez, ne vous trouvez jamais devant moi, car si n’était pour un petit, je vous ferais couper bras et jambes.

— Or, dit-il, ce me serait bien tout un d’avoir bras et jambes coupés, en condition que nous fissions vous et moi un transon[224] de chère lie, jouant des mannequins[225] à basses marches[226] car (montrant sa longue braguette) voici maître Jean Jeudi qui vous sonnerait une antiquaille[227] dont vous sentirez jusques à la moelle des os. Il est galant et vous sait tant bien trouver les alibis forains[228] et petits poulains grenés[229] en la ratière qu’après lui n’y a qu’épousseter. »

À quoi répondit la dame : « Allez, méchant, allez. Si vous me dites encore un mot, j’appellerai le monde, et vous ferai ici assommer de coups.

— Ho ! dit-il, vous n’êtes tant male[230] que vous dites ; non, ou je suis bien trempé à votre physionomie, car plutôt la terre monterait ès cieux, et les hauts cieux descendraient en l’abîme, et tout ordre de nature serait perverti qu’en si grande beauté et élégance comme la vôtre y eût une goutte de fiel ni de malice. L’on dit bien qu’à grand peine :

Vit-on jamais femme belle
Qui aussi ne fût rebelle.

« Mais cela est dit de ces beautés vulgaires. La vôtre est tant excellente, tant singulière, tant céleste que je crois que nature l’a mise en vous comme un parangon[231] pour nous donner entendre combien elle peut faire quand elle veut employer toute sa puissance et tout son savoir. Ce n’est que miel, ce n’est que sucre, ce n’est que manne céleste de tout ce qu’est en vous. C’était à vous à qui Pâris devait adjuger la pomme d’or, non à Vénus, non, ni à Junon, ni à Minerve, car onques n’y eut tant de magnificence en Junon, tant de prudence en Minerve, tant d’élégance en Vénus comme y a en vous. Ô dieux et déesses célestes ! que heureux sera celui à qui ferez celle grâce de cette-ci accoler, de la baiser et de frotter son lard avec elle ! Par Dieu, ce sera moi, je le vois bien, car déjà elle m’aime tout à plein, je le connais et suis à ce prédestiné des fées. Donc pour gagner temps, boutte[232], pousse, enjambons. »

Et la voulait embrasser, mais elle fit semblant de se mettre à la fenêtre pour appeler les voisins à la force. Adonc sortit Panurge bien tôt et lui dit en fuyant : « Madame, attendez-moi ici, je les vais quérir moi-même, n’en prenez la peine. » Ainsi s’en alla, sans grandement se soucier du refus qu’il avait eu, et n’en fit onques pire chère.

Au lendemain il se trouva à l’église à l’heure qu’elle allait à la messe, à l’entrée lui bailla de l’eau bénite, s’inclinant parfondément[233] devant elle, après s’agenouilla auprès d’elle familièrement et lui dit : « Madame, sachez que je suis tant amoureux de vous que je n’en peux ni pisser ni fienter : je ne sais comment l’entendez. S’il m’en advenait quelque mal, qu’en serait-il ?

— Allez, dit-elle, je ne m’en soucie : laissez-moi ici prier Dieu.

— Mais, dit-il, équivoquez sur à Beaumont-le-Vicomte.

— Je ne saurais, dit-elle.

— C’est, dit-il, à Beau con le Vit monte, et sur cela, priez Dieu qu’il me donne ce que votre noble cœur désire, et me donnez ces patenôtres[234] par grâce.

— Tenez, dit-elle, et ne me tabustez[235] plus. »

Ce dit, lui voulait tirer ses patenôtres qui étaient de cestrin[236] avec grosses marques d’or ; mais Panurge promptement tira un de ses couteaux, et les coupa très bien, et les emporta à la friperie, lui disant : « Voulez-vous mon couteau ?

— Non, non, dit-elle.

— Mais, dit-il, à propos, il est bien à votre commandement, corps et biens, tripes et boyaux. »

Cependant la dame n’était fort contente de ses patenôtres, car c’était une de ses contenances à l’église, et pensait : « Ce bon bavard ici est quelque éventé, homme d’étrange[237] pays : je ne recouvrerai jamais mes patenôtres. Que m’en dira mon mari ? Il se courroucera à moi, mais je lui dirai qu’un larron me les a coupées dedans l’église, ce qu’il croira facilement, voyant encore le bout du ruban à ma ceinture. »

Après dîner, Panurge l’alla voir, portant en sa manche une grande bourse pleine d’écus du Palais et de jetons, et lui commença dire : « Lequel des deux aime plus l’autre, ou vous moi, ou moi vous ? » À quoi elle répondit : « Quant est de moi, je ne vous hais point, car comme Dieu le commande, j’aime tout le monde.

— Mais à propos, dit-il, n’êtes-vous amoureuse de moi ?

— Je vous ai, dit-elle, jà dit tant de fois que vous ne me tinssiez plus telles paroles. Si vous m’en parlez encore, je vous montrerai que ce n’est à moi à qui vous devez ainsi parler de déshonneur. Partez d’ici et me rendez mes patenôtres, à ce que mon mari ne me les demande.

— Comment, dit-il, madame, vos patenôtres ? Non ferai, par mon sergent ! mais je vous en veux bien donner d’autres. En aimerez-vous mieux d’or bien émaillé en forme de grosses sphères, ou de beaux lacs d’amour, ou bien toutes massives comme gros lingots, ou si en voulez d’ébène, ou de gros hyacinthes, de gros grenats taillés avec les marches[238] de fines turquoises, ou de beaux topazes marchés[239] de fins saphirs, ou de beaux balais[240] à tout[241] grosses marches de diamants à vingt et huit carres[242] ? Non, non, c’est trop peu. J’en sais un beau chapelet de fines émeraudes marchées d’ambre gris, coscoté[243], et à la boucle un union[244] persique, gros comme une pomme d’orange. Elles ne coûtent que vingt et cinq mille ducats ; je vous en veux faire un présent, car j’en ai du comptant. »

Et de ce disait, faisant sonner ses jetons comme si ce fussent écus au soleil : « Voulez-vous une pièce de velours violet cramoisi, teint en graine[245], une pièce de satin broché ou bien cramoisi ? Voulez-vous chaînes, dorures, templettes[246], bagues ? Il ne faut que dire oui. Jusques à cinquante mille ducats, ce ne m’est rien cela. » Par la vertu desquelles paroles il lui faisait venir l’eau à la bouche. Mais elle lui dit : « Non, je vous remercie, je ne veux rien de vous.

— Par Dieu, dit-il, si veux bien moi de vous ; mais c’est chose qui ne vous coûtera rien et n’en aurez rien moins. Tenez, (montrant sa longue braguette) voici maître Jean Chouart qui demande logis. » Et après la voulait accoler. Mais elle commença à s’écrier, toutefois non trop haut. Adonc Panurge tourna son faux visage, et lui dit : « Vous ne voulez donc autrement me laisser un peu faire ? Bren[247] pour vous ! Il ne vous appartient tant de bien ni d’honneur ; mais, par Dieu ! je vous ferai chevaucher aux chiens. » Et ce dit, s’enfuit le grand pas de peur des coups, lesquels il craignait naturellement.


COMMENT PANURGE FIT UN TOUR À LA DAME PARISIENNE, QUI NE FUT POINT À SON AVANTAGE.

Or notez que le lendemain était la grande fête du corps-Dieu, à laquelle toutes les femmes se mettent en leur triomphe d’habillements, et pour ce jour, ladite dame s’était vêtue d’une très belle robe de satin cramoisi et d’une cotte de velours blanc bien précieux. Le jour de la vigile, Panurge chercha tant, d’un côté et d’autre, qu’il trouva une lycisque orgoose[248], laquelle il lia avec sa ceinture et la mena en sa chambre, et la nourrit très bien ce dit jour et toute la nuit. Au matin, la tua et en prit ce que savent les géomantiens grégeois[249], et le mit en pièces le plus menu qu’il put, et les emporta bien cachées, et alla à l’église où la dame devait aller pour suivre la procession, comme est de coutume à ladite fête. Et alors qu’elle entra, Panurge lui donna de l’eau bénite, bien courtoisement la saluant, et quelque peu de temps après qu’elle eût dit ses menus suffrages, il se va joindre à elle en son banc, et lui bailla un rondeau par écrit, en la forme que s’ensuit :


Rondeau

Pour cette fois qu’à vous, dame très belle,
Mon cas disais, par trop fûtes rebelle
De me chasser, sans espoir de retour,
Vu qu’à vous oncq[250] ne fis austère tour
En dit, ni fait, en soupçon ni libelle.
Si tant à vous déplaisait ma querelle,
Vous pouviez par vous, sans maquerelle,
Me dire : « Ami, partez d’ici entour.
Pour cette fois. »

Tort ne vous fais, si mon cœur vous décèle,
En remontrant comme l’ard[251] l’étincelle
De la beauté que couvre votre atour,
Car rien n’y quiers, sinon qu’en votre tour
Me fassiez de hait[252] la combrecelle[253],
Pour cette fois.

Et, ainsi qu’elle ouvrit le papier, pour voir que c’était, Panurge promptement sema la drogue qu’il avait sur elle en divers lieux, et mêmement[254] aux replis de ses manches et de sa robe, puis lui dit : « Madame, les pauvres amants ne sont toujours à leur aise. Quand est de moi, j’espère que

Les males[255] nuits,
Les travaux et ennuis,

esquels me tient l’amour de vous, me seront en déduction

d’autant des peines du purgatoire. À tout le moins, priez Dieu qu’il me donne en mon mal patience. »

Panurge n’eut achevé ce mot, que tous les chiens qui étaient en l’église accoururent à cette dame pour l’odeur des drogues qu’il avait épandu sur elle. Petits et grands, gros et menus, tous y venaient tirants le membre et la sentants et pissants partout sur elle : c’était la plus grande vilenie du monde.

Panurge les chassa quelque peu, puis d’elle prit congé et se retira en quelque chapelle pour voir le déduit[256], car ces vilains chiens compissaient tous ses habillements, tant qu’un grand lévrier lui pissa sur la tête, les autres aux manches, les autres à la croupe, les petits pissaient sur ses patins, en sorte que toutes les femmes de là autour avaient beaucoup affaire à la sauver. Et Panurge de rire, et dit à quelqu’un des seigneurs de la ville : « je crois que cette dame-là est en chaleur ou bien que quelque lévrier l’a couverte fraîchement. » Et quand il vit que tous les chiens grondaient bien à l’entour d’elle, comme ils font autour d’une chienne chaude, partit de là et alla quérir Pantagruel. Par toutes les rues où il trouvait chiens, il leur baillait un coup de pied, disant : « N’irez-vous pas avec vos compagnons aux noces ? Devant, devant, de par le diable, devant ! »

Et arrivé au logis, dit à Pantagruel : « Maître, je vous prie, venez voir tous les chiens du pays qui sont assemblés à l’entour d’une dame, la plus belle de cette ville, et la veulent joqueter[257]. » À quoi volontiers consentit Pantagruel et vit le mystère qu’il trouva fort beau et nouveau.

Mais le bon fut à la procession, en laquelle furent vus plus de six cents mille et quatorze chiens à l’entour d’elle, lesquels lui faisaient mille haires[258] ; et partout où elle passait, les chiens frais venus la suivaient à la trace, pissants par le chemin où ses robes avaient touché. Tout le monde s’arrêtait à ce spectacle, considérant les contenances de ces chiens qui lui montaient jusques au col et lui gâtèrent tous ses beaux accoutrements, à quoi ne sut trouver aucun remède, sinon soi retirer en son hôtel. Et chiens d’aller après, et elle de se cacher, et chambrières de rire. Quand elle fut entrée en sa maison, et fermé la porte après elle, tous les chiens y accouraient de demie lieue, et compissèrent si bien la porte de sa maison qu’ils y firent un ruisseau de leurs urines auquel les canes eussent bien nagé, et c’est celui ruisseau qui, de présent, passe à Saint-Victor, auquel Gobelin teint l’écarlate, pour la vertu spécifique de ces pisse chiens, comme jadis prêcha publiquement notre maître Doribus. Ainsi vous ait Dieu, un moulin y eût pu moudre, non tant toutefois que ceux du Bazacle à Toulouse.


COMMENT PANTAGRUEL PARTIT DE PARIS OYANT NOUVELLES QUE LES DIPSODES ENVAHISSAIENT LE PAYS DES AMAUROTES, ET LA CAUSE POURQUOI LES LIEUES SONT TANT PETITES EN FRANCE.

Peu de temps après, Pantagruel ouït nouvelles que son père Gargantua avait été translaté au pays des Fées par Morgue, comme fut jadis Ogier et Artus ; ensemble[259] que, le bruit de sa translation entendu, les Dipsodes étaient issus de leurs limites et avaient gâté un grand pays d’Utopie, et tenaient pour lors la grande ville des Amaurotes assiégée. Dont partit de Paris sans dire adieu à nulli[260], car l’affaire requérait diligence, et vint à Rouen.

Or en cheminant, voyant Pantagruel que les lieues de France étaient petites par trop au regard des autres pays, en demanda la cause et raison à Panurge, lequel lui dit une histoire que met Marotus du Lac, monachus, ès gestes des rois de Canarre, disant que :

« D’ancienneté, les pays n’étaient distincts par lieues, milliaires, stades, ni parasanges, jusques à ce que le roi Pharamond les distingua, ce que fut fait en la manière que s’ensuit : car il prit dedans Paris cent beaux jeunes et galants compagnons bien délibérés[261] et cent belles garces picardes, et les fit bien traiter et bien panser par huit jours, puis les appela, et à un chacun bailla sa garce avec force argent pour les dépens, leur faisant commandement qu’ils allassent en divers lieux par ci et par là, et à tous les passages qu’ils biscoteraient leurs garces qu’ils missent une pierre, et ce serait une lieue. Ainsi les compagnons joyeusement partirent et pour ce qu’ils étaient frais et de séjour[262], ils fanfreluchaient à chaque bout de champ, et voilà pourquoi les lieues de France sont tant petites.

« Mais quand ils eurent long chemin parfait, et étaient jà las comme pauvres diables et n’y avait plus d’olif en li caleil[263], ils ne belinaient si souvent et se contentaient bien (j’entends quant aux hommes) de quelque méchante et paillarde fois le jour. Et voilà qui fait les lieues de Bretagne, des Lanes[264], d’Allemagne et autres pays plus éloignés, si grandes. Les autres mettent d’autres raisons, mais celle-là me semble la meilleure. »

À quoi consentit volontiers Pantagruel.

Partants de Rouen, arrivèrent à Hommefleur[265] où se mirent sur mer Pantagruel, Panurge, Épistémon, Eusthènes et Carpalim. Auquel lieu attendants le vent propice et calfatant leur nef, reçut d’une dame de Paris, laquelle il avait entretenue bonne espace de temps, unes lettres inscrites au-dessus :

Au plus aimé des belles et moins loyal des preux.
P. N. T. G. R. L.

LETTRES QU’UN MESSAGER APPORTA À PANTAGRUEL D’UNE DAME DE PARIS, ET L’EXPOSITION D’UN MOT ÉCRIT EN UN ANNEAU D’OR.

Quand Pantagruel eut lu l’inscription, il fut bien ébahi et, demandant audit messager le nom de celle qui l’avait envoyé, ouvrit les lettres et rien ne trouva dedans écrit, mais seulement un anneau d’or, avec un diamant en table. Lors appela Panurge et lui montra le cas. À quoi Panurge lui dit que la feuille de papier était écrite, mais c’était par telle subtilité que l’on n’y voyait point d’écriture, et pour le savoir la mit auprès du feu, pour voir si l’écriture était faite avec du sel ammoniac détrempé en eau. Puis la mit dedans l’eau pour savoir si la lettre était écrite du suc de tithymale[266]. Puis la montra à la chandelle, si elle était point écrite du jus d’oignons blancs.

Puis en frotta une partie d’huile de noix, pour voir si elle était point écrite de lexif[267] de figuier. Puis en frotta une part de lait de femme allaitant sa fille première née, pour voir si elle était point écrite de sang de rubettes[268]. Puis en frotta un coin de cendres d’un nid d’arondelles[269], pour voir si elle était écrite de rosée qu’on trouve dedans les pommes d’Alicacabut[270]. Puis en frotta un autre bout de la sanie des oreilles, pour voir si elle était écrite de fiel de corbeau. Puis la trempa en vinaigre, pour voir si elle était écrite de lait d’épurge[271]. Puis la graissa d’axonge de souris chauves, pour voir si elle était écrite avec sperme de baleine qu’on appelle ambre gris. Puis la mit tout doucement dedans un bassin d’eau fraîche, et soudain la tira, pour voir si elle était écrite avec alun de plume. Et voyant qu’il n’y connaissait rien, appela le messager et lui demanda : « Compaing[272], la dame qui t’a ici envoyé t’a-t-elle point baillé de bâton pour apporter ? » pensant que fut la finesse que met Aulu-Gelle. Et le messager lui répondit : « Non, monsieur. » Adonc Panurge lui voulut faire raire[273] les cheveux, pour savoir si la dame avait fait écrire avec fort moret[274] sur sa tête rase ce qu’elle voulait mander, mais, voyant que ses cheveux étaient fort grands, il désista, considérant qu’en si peu de temps ses cheveux n’eussent crus si longs.

Alors dit à Pantagruel : « Maître, par les vertus Dieu, je n’y saurais que faire ni dire. J’ai employé, pour connaître si rien y a ici écrit, une partie de ce qu’en met messer Francesco di Nianto, le Toscan, qui a écrit la manière de lire lettres non apparentes, et ce qu’écrit Zoroaster Peri Grammaton acriton, et Calphurnius Bassus, de Litteris illegibilibus ; mais je n’y vois rien et crois qu’il n’y a autre chose que l’anneau. Or le voyons. »

Lors le regardant, trouvèrent écrit par dedans en hébreu : Lamah hazabthani, dont appelèrent Épistémon, lui demandant que c’était à dire ? À quoi répondit que c’étaient mots hébraïques signifiant : « Pourquoi m’as-tu laissé ? » Dont soudain répliqua Panurge : « J’entends le cas. Voyez-vous ce diamant ? c’est un diamant faux. Telle est donc l’exposition de ce veut dire la dame : « Dis, amant faux, pourquoi m’as-tu laissée ? » Laquelle exposition entendit Pantagruel incontinent et lui souvint comment, à son départir[275], il n’avait dit adieu à la dame, et s’en contristait, et volontiers fût retourné à Paris pour faire sa paix avec elle. Mais Épistémon lui réduit à mémoire le département d’Énée d’avec Didon, et le dit[276] d’Héraclides Tarentin que la navire restant à l’ancre, quand la nécessité presse, il faut couper la corde plutôt que perdre temps à la délier, et qu’il devait laisser tous pensements[277] pour survenir[278] à la ville de sa nativité qui était en danger.

De fait, une heure après, se leva le vent nommé nord-nord-ouest, auquel ils donnèrent pleines voiles, et prirent la haute mer, et en brefs jours, passants par Porto Santo et par Madère, firent escale ès îles de Canarre. De là partants, passèrent par Cap Blanco, par Senege, par Cap Virido, par Gambre, par Sagres, par Melli, par le Cap de Bona Speranza[279] et firent escale au royaume de Mélinde. De là partants, firent voile au vent de la transmontane[280], passants par Meden[281], par Uti, par Uden, par Gelasim, par les îles des Fées et jouxte le royaume d’Achorie[282] finalement arrivèrent au port d’Utopie, distant de la ville des Amaurotes par trois lieues et quelque peu davantage.

Quand ils furent en terre quelque peu rafraîchis, Pantagruel dit : « Enfants, la ville n’est loin d’ici ; devant que marcher outre, il serait bon délibérer de ce qu’est à faire, afin que ne semblons ès Athéniens, qui ne consultaient jamais sinon après le cas fait. Êtes-vous délibérés[283] de vivre et mourir avec moi ?

— Seigneur, oui, dirent-ils tous, tenez-vous assuré de nous comme de vos doigts propres.

— Or, dit-il, il n’y a qu’un point que tienne mon esprit suspendu et douteux : c’est que je ne sais en quel ordre ni en quel nombre sont les ennemis qui tiennent la ville assiégée, car, quand je le saurais, je m’y en irais en plus grand assurance. Par ce, avisons ensemble du moyen comment nous le pourrons savoir. »

À quoi tous ensemble dirent : « Laissez-nous y aller voir et nous attendez ici, car pour tout le jourd’hui, nous vous en apporterons nouvelles certaines.

— Je, dit Panurge, entreprends d’entrer en leur camp par le milieu des gardes et du guet, et banqueter avec eux et bragmarder à leurs dépens, sans être connu de nulli[284], visiter l’artillerie, les tentes de tous les capitaines et me prélasser par les bandes[285] sans jamais être découvert : le diable ne m’affinerait[286] pas, car je suis de la lignée de Zopire.

— Je, dit Épistémon, sais tous les stratagèmes et prouesses des vaillants capitaines et champions du temps passé, et toutes les ruses et finesses de discipline militaire ; j’irai, et, encore que fusse découvert et décelé, j’échapperai en leur faisant croire de vous tout ce que me plaira, car je suis de la lignée de Sinon.

— Je, dit Eusthènes, entrerai par à travers leurs tranchées, malgré le guet et tous les gardes, car je leur passerai sur le ventre et leur romprai bras et jambes et fussent-ils aussi forts que le diable, car je suis de la lignée d’Hercules.

— Je, dit Carpalim, y entrerai si les oiseaux y entrent, car j’ai le corps tant allègre que j’aurai sauté leurs tranchées et percé outre[287] tout leur camp devant qu’ils m’aient aperçu, et ne crains ni trait, ni flèche, ni cheval tant soit léger et fût-ce Pégase de Perseus, ou Pacolet, que devant eux je n’échappe gaillard et sauf. J’entreprends de marcher sur les épis de blé, sur l’herbe des prés, sans qu’elle fléchisse dessous moi, car je suis de la lignée de Camille Amazone. »


COMMENT PANURGE, CARPALIM, EUSTHÈNES, ÉPISTÉMON, COMPAGNONS DE PANTAGRUEL, DÉCONFIRENT SIX CENTS SOIXANTE CHEVALIERS BIEN SUBTILEMENT.

Ainsi qu’il disait cela, ils avisèrent six cents soixante chevaliers montés à l’avantage[288] sur chevaux légers, qui accouraient là voir quelle navire c’était qui était de nouveau abordée au port, et couraient à bride avalée[289] pour les prendre s’ils eussent pu. Lors dit Pantagruel : « Enfants, retirez-vous en la navire. Voyez ci de nos ennemis qui accourent, mais je vous les tuerai ici comme bêtes et fussent-ils dix fois autant ; cependant retirez-vous et en prenez votre passe-temps. » Adonc répondit Panurge : « Non, seigneur, il n’est de raison que ainsi fassiez ; mais au contraire, retirez-vous en la navire et vous et les autres, car moi tout seul les déconfirai ici, mais y ne faudra pas tarder : avancez-vous. » À quoi dirent les autres : « C’est bien dit. Seigneur, retirez-vous et nous aiderons ici à Panurge, et vous connaîtrez que nous savons faire. » Adonc Pantagruel dit : « Or, je le veux bien, mais au cas que fussiez plus faibles, je ne vous faudrai[290]. »

Alors Panurge tira deux grandes cordes de la nef, et les attacha au tour qui était sur le tillac et les mit en terre et en fit un long circuit, l’un plus loin, l’autre dedans cetui-là, et dit à Épistémon : « Entrez dedans la navire et quand je vous sonnerai, tournez le tour sur le tillac diligentement, en ramenant à vous ces deux cordes. » Puis dit à Eusthènes et à Carpalim : « Enfants, attendez ici et vous offrez à ces ennemis franchement et obtempérez à eux, et faites semblant de vous rendre ; mais avisez que n’entrez au cerne[291] de ces cordes : retirez-vous toujours hors. » Et incontinent entra dedans la navire, et prit un faix[292] de paille et une botte[293] de poudre de canon et l’épandit par le cerne des cordes, et, avec une migraine[294] de feu, se tint auprès. Soudain arrivèrent à grande force les chevaliers et les premiers choquèrent[295] jusques auprès de la navire, et parce que le rivage glissait, tombèrent eux et leurs chevaux, jusques au nombre de quarante et quatre. Quoi voyants les autres, approchèrent, pensants qu’on leur eût résisté à l’arrivée. Mais Panurge leur dit : « Messieurs, je crois que vous soyez fait mal, pardonnez-le nous, car ce n’est de nous, mais c’est de la lubricité de l’eau de mer, qui est toujours onctueuse. Nous nous rendons à votre bon plaisir. » Autant en dirent ses deux compagnons, et Épistémon qui était sur le tillac. Cependant Panurge s’éloignait, et, voyant que tous étaient dedans le cerne des cordes et que ses deux compagnons s’en étaient éloignés, faisants place à tous ces chevaliers qui à foule allaient pour voir la nef et qui étaient dedans, soudain cria à Épistémon : « Tire, tire. » Lors Épistémon commença tirer au tour, et les deux cordes s’empêtrèrent entre les chevaux et les ruaient[296] par terre bien aisément avec les chevaucheurs ; mais eux, ce voyant, tirèrent à l’épée et les voulaient défaire, dont Panurge met le feu en la traînée et les fit tous là brûler comme âmes damnées : hommes et chevaux, nul n’en échappa, excepté un qui était monté sur un cheval turc, qui le gagna à fuir ; mais quand Carpalim l’aperçut, il courut après en telle hâtiveté et allégresse qu’il l’attrapa en moins de cent pas, et, sautant sur la croupe de son cheval, l’embrassa par derrière et l’amena à la navire.

Cette défaite parachevée, Pantagruel fut bien joyeux et loua merveilleusement l’industrie de ses compagnons, et les fit rafraîchir et bien repaître sur le rivage joyeusement, et boire d’autant[297] le ventre contre terre, et leur prisonnier avec eux familièrement, sinon que le pauvre diable n’était point assuré que Pantagruel ne le dévorât tout entier, ce qu’il eût fait, tant avait la gorge large, aussi facilement que feriez un grain de dragée, et ne lui eût monté en sa bouche en plus qu’un grain de millet en la gueule d’un âne.


COMMENT PANTAGRUEL ET SES COMPAGNONS ÉTAIENT FÂCHÉS DE MANGER DE LA CHAIR SALÉE, ET COMME CARPALIM ALLA CHASSER POUR AVOIR DE LA VENAISON.

Ainsi comme ils banquetaient, Carpalim dit : « Et ventre saint Quenet, ne mangerons-nous jamais de venaison ? Cette chair salée m’altère tout. Je vous vais apporter ici une cuisse de ces chevaux qu’avons fait brûler : elle sera assez bien rôtie. » Tout ainsi qu’il se levait pour ce faire, aperçut à l’orée du bois un beau grand chevreuil qui était issu du fort[298], voyant le feu de Panurge, à mon avis. Incontinent, courut après de telle roideur qu’il semblait que fût un carreau d’arbalète, et l’attrapa en un moment, et, en courant, prit de ses mains en l’air : quatre grandes outardes, sept bitards[299], vingt et six perdrix grises, trente et deux rouges, seize faisans, neuf bécasses, dix et neuf hérons, trente et deux pigeons ramiers, et tua de ses pieds dix ou douze que levrauts que lapins, qui jà étaient hors de page, dix-huit râles parés[300] ensemble, quinze sanglerons[301], deux blaireaux, trois grands renards.

Frappant donc le chevreuil de son malcus[302] à travers la tête, le tua et l’apportant, recueillit ses levrauts, râles et sanglerons, et, de tant loin que put être ouï, s’écria, disant :« Panurge, mon ami, vinaigre, vinaigre ! » dont pensait le bon Pantagruel que le cœur lui fît mal et commanda qu’on lui apprêtât du vinaigre. Mais Panurge entendit bien qu’il y avait levraut au croc. De fait, montra au noble Pantagruel comment il portait à son col un beau chevreuil et toute sa ceinture brodée de levrauts.

Soudain Épistémon fit, au nom des neuf Muses, neuf belles broches de bois à l’antique (Eusthènes aidait à écorcher), et Panurge mit deux selles d’armes des chevaliers en tel ordre qu’elles servirent de Iandiers, et firent rôtisseur leur prisonnier, et au feu où brûlaient les chevaliers firent rôtir leur venaison, et après, grand’chère à force vinaigre. Au diable l’un qui se feignait[303] ! c’était triomphe de les voir bâfrer. Lors dit Pantagruel : « Plût à Dieu que chacun de vous eut deux paires de sonnettes de sacre[304] au menton et que j’eusse au mien les grosses horloges de Rennes, de Poitiers, de Tours et de Cambrai, pour voir l’aubade que nous donnerions au remuement de nos badigoinces !

— Mais, dit Panurge, il vaut mieux penser de notre affaire un peu, et par quel moyen nous pourrons venir au-dessus de nos ennemis.

— C’est bien avisé, » dit Pantagruel. Pourtant demanda à leur prisonnier : « Mon ami, dis-nous ici la vérité, et ne nous mens en rien si tu ne veux être écorché tout vif, car c’est moi qui mange les petits enfants. Conte-nous entièrement l’ordre, le nombre et la forteresse de l’armée. »

À quoi répondit le prisonnier : « Seigneur, sachez pour la vérité qu’en l’armée sont trois cents géants, tous armés de pierre de taille, grands à merveilles, toutefois non tant du tout que vous, excepté un qui est leur chef et a nom Loupgarou, et est tout armé d’enclumes cyclopiques ; cent soixante et trois mille piétons tous armés de peaux de lutins, gens forts et courageux ; onze mille quatre cents hommes d’armes ; trois mille six cents doubles canons et d’espingarderie[305] sans nombre ; quatre vingts quatorze mille pionniers ; cent cinquante mille putains belles comme déesses (voilà pour moi, dit Panurge), dont les aucunes sont Amazones, les autres Lyonnaises, les autres Parisiennes, Tourangelles, Angevines, Poitevines, Normandes, Allemandes, de tous pays et toutes langues y en a.

— Voire mais, dit Pantagruel, le roi y est-il ?

— Oui, sire, dit le prisonnier, il y est en personne, et nous le nommons Anarche, roi des Dipsodes, qui vaut autant à dire comme gens altérés, car vous ne vîtes onques gens tant altérés ni buvants plus volontiers, et a sa tente en la garde des géants.

— C’est assez, dit Pantagruel. Sus, enfans, êtes-vous délibérés[306] d’y venir avec moi ? »

À quoi répondit Panurge : « Dieu confonde qui vous laissera. J’ai jà pensé comment je vous les rendrai tous morts comme porcs, qu’il n’en échappera au diable le jarret. Mais je me soucie quelque peu d’un cas.

— Et qu’est-ce ? dit Pantagruel.

— C’est, dit Panurge, comment je pourrai avanger[307] à braquemarder toutes les putains qui y sont en cette après-dînée,

Qu’il n’en échappe pas une,
Que je ne taboure[308] en forme commune.

— Ha ! ha ! ha ! dit Pantagruel. »

Et Carpalim dit : « Au diable de Biterne[309] ! par Dieu, j’en embourrerai[310] quelqu’une.

— Et je, dit Eusthènes, quoi ? qui ne dressai onques puis que bougeâmes de Rouen, au moins que l’aiguille montât jusques sur les dix ou onze heures, voire encore que l’aie dur et fort comme cent diables.

— Vraiment, dit Panurge, tu en auras des plus grasses et des plus refaites[311].

— Comment, dit Épistémon, tout le monde chevauchera et je mènerai l’âne ! Le diable emporte qui en fera rien ! Nous userons du droit de guerre, qui potest capere capiat.

— Non, non, dit Panurge. Mais attache ton âne à un croc et chevauche comme le monde. »

Et le bon Pantagruel riait à tout, puis leur dit : « Vous comptez sans votre hôte. J’ai grand peur que, devant qu’il soit nuit, ne vous voie en état que n’aurez grande envie d’arresser[312] et qu’on vous chevauchera à grand coup de pique et de lance.

— Baste, dit Épistémon. Je vous les rends à rôtir ou bouillir, à fricasser, ou mettre en pâte. Ils ne sont en si grand nombre comme avait Xerxès, car il avait trente cents mille combattants, si croyez Hérodote et Troge Pompone[313], et toutefois Thémistocles à peu de gens les déconfit. Ne vous souciez, pour Dieu !

— Merde, merde, dit Panurge. Ma seule braguette époussètera tous les hommes, et saint Balletrou, qui dedans y repose, décrottera toutes les femmes.

— Sus donc, enfants, dit Pantagruel, commençons à marcher. »


COMMENT PANTAGRUEL EUT VICTOIRE BIEN ÉTRANGEMENT DES DIPSODES ET DES GÉANTS.

Après tous ces propos, Pantagruel appela leur prisonnier et le renvoya, disant : « Va-t’en à ton roi en son camp, et lui dis nouvelles de ce que tu as vu, et qu’il se délibère[314] de me festoyer demain sur le midi, car incontinent que mes galères seront venues, qui sera de matin au plus tard, je lui prouverai par dix-huit cents mille combattants et sept mille géants tous plus grands que tu me vois, qu’il a fait follement et contre raison d’assaillir ainsi mon pays. » En quoi feignait Pantagruel avoir armée sur mer.

Mais le prisonnier répondit qu’il se rendait son esclave et qu’il était content de jamais ne retourner à ses gens, ains[315] plutôt combattre avec Pantagruel contre eux, et pour Dieu ! qu’ainsi le permît.

À quoi Pantagruel ne voulut consentir, ains lui commanda que partît de là brièvement, et allât ainsi qu’il avait dit, et lui bailla une boîte pleine d’euphorbe et de grains de coccognide[316], confits en eau ardente, en forme de compote, lui commandant la porter à son roi et lui dire que, s’il en pouvait manger une once sans boire, qu’il pourrait à lui résister sans peur.

Adonc le prisonnier le supplia à jointes mains qu’à l’heure de sa bataille il eût de lui pitié, dont lui dit Pantagruel : « Après que tu auras le tout annoncé à ton roi, mets tout ton espoir en Dieu, et il ne te délaissera point, car de moi, encore que sois puissant, comme tu peux voir, et aie gens infinis en armes, toutefois je n’espère en ma force ni en mon industrie, mais toute ma fiance[317] est en Dieu mon protecteur, lequel jamais ne délaisse ceux qui en lui ont mis leur espoir et pensée. »

Ce fait, le prisonnier lui requit que, touchant sa rançon, il lui voulût faire parti raisonnable.

À quoi répondit Pantagruel que sa fin[318] n’était de piller ni rançonner les humains, mais de les enrichir et réformer en liberté totale : « Va-t’en, dit-il, en la paix de Dieu vivant, et ne suis jamais mauvaise compagnie, que[319] malheur ne t’advienne. »

Le prisonnier parti, Pantagruel dit à ses gens : « Enfants, j’ai donné à entendre à ce prisonnier que nous avons armée sur mer, ensemble que nous ne leur donnerons l’assaut que jusques à demain sur le midi, à celle fin que eux, doutant[320] la grande venue de gens, cette nuit s’occupent à mettre en ordre et soi remparer ; mais cependant mon intention est que nous chargeons sur eux environ l’heure du premier somme. »

Laissons ici Pantagruel avec ses apostoles[321], et parlons du roi Anarche et de son armée.

Quand donc le prisonnier fut arrivé, il se transporta vers le roi, et lui conta comment était venu un grand géant, nommé Pantagruel, qui avait déconfit et fait rôtir cruellement tous les six cents cinquante et neuf chevaliers, et lui seul était sauvé pour en porter les nouvelles. Davantage[322] avait charge dudit géant de lui dire qu’il lui apprêtât au lendemain sur le midi à dîner, car il délibérait[323] de l’envahir à ladite heure.

Puis lui bailla celle boîte en laquelle étaient les confitures. Mais tout soudain qu’il en eut avalé une cuillerée, lui vint tel échauffement de gorge, avec ulcération de la luette, que la langue lui pela, et pour remède qu’on lui fit, ne trouva allégement quelconque sinon de boire sans rémission, car, incontinent qu’il ôtait le gobelet de la bouche, la langue lui brûlait. Par ce l’on ne faisait que lui entonner vin en gorge avec un embut[324]. Ce que voyants ses capitaines, bachas et gens de garde, goûtèrent desdites drogues pour éprouver si elles étaient tant altératives[325], mais il leur en prit comme à leur roi. Et tous flaconnèrent si bien que le bruit vint par tout le camp comment le prisonnier était de retour, et qu’ils devaient avoir au lendemain l’assaut et que à ce jà se préparait le roi et les capitaines, ensemble[326] les gens de garde et ce par boire à tirelarigot. Par quoi un chacun de l’armée commença martiner[327], chopiner et trinquer de même. Somme, ils burent tant et tant qu’ils s’endormirent comme porcs sans ordre parmi le camp.

Maintenant, retournons au bon Pantagruel, et racontons comment il se porta[328] en cette affaire.

Partant du lieu du trophée, prit le mât de leur navire en sa main comme un bourdon, et mit dedans la hune deux cents trente et sept poinçons de vin blanc d’Anjou, du reste de Rouen, et attacha à sa ceinture la barque toute pleine de sel, aussi aisément comme les lansquenets portent leurs petits panerots[329], et ainsi se mit en chemin avec ses compagnons. Quand il fut près du camp des ennemis, Panurge lui dit : « Seigneur, voulez-vous bien faire ? Dévalez[330] ce vin blanc d’Anjou de la hune, et buvons ici à la bretesque[331]. »

À quoi condescendit volontiers Pantagruel, et burent si net qu’il n’y demeura une seule goutte des deux cents trente et sept poinçons, excepté une ferrière[332] de cuir bouilli de Tours, que Panurge emplit pour soi, car il l’appelait son vade-mecum, et quelques méchantes baissières[333] pour le vinaigre.

Après qu’ils eurent bien tiré au chevrotin[334], Panurge donna à manger à Pantagruel quelque diable de drogues, composées de lithontripon, néphrocatarticon[335], cotignac[336] cantharidisé et autres espèces diurétiques.

Ce fait, Pantagruel dit à Carpalim : « Allez en la ville, gravant[337] comme un rat contre la muraille, comme bien savez faire, et leur dites qu’à l’heure présente ils sortent et donnent sur les ennemis, tant roidement qu’ils pourront, et, ce dit, descendez, prenant une torche allumée avec laquelle vous mettrez le feu dedans toutes les tentes et pavillons du camp ; puis vous crierez tant que pourrez de votre grosse voix, et partez dudit camp.

— Voire mais, dit Carpalim, serait-ce bon que j’enclouasse toute leur artillerie ?

— Non, non, dit Pantagruel, mais bien mettez le feu en leurs poudres. »

À quoi obtempérant Carpalim, partit soudain, et fit comme avait été décrété par Pantagruel, et sortirent de la ville tous les combattants qui y étaient, et alors qu’il eut mis le feu par les tentes et pavillons, passait légèrement par sur eux sans qu’ils en sentissent rien, tant ils ronflaient et dormaient parfondément[338]. Il vint au lieu où était l’artillerie, et mit le feu en leurs munitions ; mais ce fut le danger. Le feu fut si soudain qu’il cuida[339] embraser le pauvre Carpalim, et n’eût été sa merveilleuse hâtiveté, il était fricassé comme un cochon. Mais il départit si roidement qu’un carreau d’arbalète ne va plus tôt.

Quand il fut hors des tranchées, il s’écria si épouvantablement qu’il semblait que tous les diables fussent déchaînés. Auquel son s’éveillèrent les ennemis ; mais savez-vous comment ? Aussi étourdis que le premier son de matines qu’on appelle en Luçonnais frotte-couille.

Cependant Pantagruel commença semer le sel qu’il avait en sa barque, et parce qu’ils dormaient la gueule bée et ouverte, il leur en remplit tout le gosier, tant que ces pauvres hères toussissaient comme renards, criant : « Ha ! Pantagruel, tant tu nous chauffes le tison ! » Soudain prit envie à Pantagruel de pisser, à cause des drogues que lui avait baillé Panurge, et pissa parmi leur camp, si bien et copieusement qu’il les noya tous, et y eut déluge particulier dix lieues à la ronde. Et dit l’histoire que si la grand jument de son père y eût été et pissé pareillement, qu’il y eût déluge plus énorme que celui de Deucalion, car elle ne pissait fois qu’elle ne fît une rivière plus grande que n’est le Rhône et le Danube.

Ce que voyants ceux qui étaient issus de la ville, disaient : « Ils sont tous morts cruellement, voyez le sang courir. » Mais ils étaient trompés, pensants de l’urine de Pantagruel que fût le sang des ennemis, car ils ne voyaient sinon au lustre du feu des pavillons[340] et quelque peu de clarté de la lune.

Les ennemis, après soi être réveillés, voyants d’un côté le feu en leur camp et l’inondation et déluge urinal, ne savaient que dire ni que penser. Aucuns disaient que c’était la fin du monde et le jugement final, qui doit être consommé par feu ; les autres, que les dieux marins Neptune, Protéus, Tritons, autres, les persécutaient et que de fait, c’était eau marine et salée.

Ô qui pourra maintenant raconter comment se porta[341] Pantagruel contre les trois cents géants ? Ô ma muse ! ma Calliope, ma Thalie, inspire-moi à cette heure ! Restaure-moi mes esprits, car voici le pont aux ânes de logique, voici le trébuchet, voici la difficulté de pouvoir exprimer l’horrible bataille qui fut faite.

À la mienne volonté que j’eusse maintenant un bocal du meilleur vin que burent onques ceux qui liront cette histoire tant véridique !


COMMENT PANTAGRUEL DÉFIT LES TROIS CENTS GÉANTS ARMÉS DE PIERRES DE TAILLE, ET LOUPGAROU, LEUR CAPITAINE.

Les géants, voyants que tout leur camp était noyé, emportèrent leur roi Anarche à leur col, le mieux qu’ils purent, hors du fort[342], comme fit Enéas son père Anchises de la conflagration de Troie. Lesquels quand Panurge aperçut, dit à Pantagruel : « Seigneur, voyez là les géants qui sont issus. Donnez dessus à[343] votre mât, galantement à la vieille escrime, car c’est à cette heure qu’il se faut montrer homme de bien, et de notre côté, nous ne vous faudrons[344], et hardiment, que je vous en tuerai beaucoup. Car quoi ? David tua bien Goliath facilement. Moi donc qui en battrais douze tels qu’était David (car en ce temps-là ce n’était qu’un petit chiart[345]), n’en déferai-je pas bien une douzaine ? Et puis ce gros paillard Eusthènes, qui est fort comme quatre bœufs, ne s’y épargnera. Prenez courage, choquez[346] à travers d’estoc et de taille. » Or, dit Pantagruel : « De courage, j’en ai pour plus de cinquante francs. Mais quoi ? Hercules n’osa jamais entreprendre contre deux.

— C’est, dit Panurge, bien chié en mon nez : vous comparez-vous à Hercules ? Vous avez par Dieu plus de force aux dents et plus de sens au cul que n’eut jamais Hercules en tout son corps et âme. Autant vaut l’homme, comme il s’estime. »

Eux disants ces paroles, voici arriver Loupgarou, avec tous ses géants, lequel, voyant Pantagruel seul, fut épris de témérité et outrecuidance, par espoir qu’il avait d’occire le pauvre bonhommet, dont dit à ses compagnons géants : « Paillards[347] de plat pays, par Mahom[348], si aucun de vous entreprend combattre contre ceux-ci, je vous ferai mourir cruellement. Je veux que me laissiez combattre seul ; cependant vous aurez votre passetemps à nous regarder. » Adonc se retirèrent tous les géants avec leur roi là auprès, où étaient les flacons, et Panurge et ses compagnons avec eux, qui contrefaisait ceux qui ont eu la vérole, car il tordait la gueule et retirait les doigts, et en parole enrouée leur dit : « Je renie bieu[349], compagnons, nous ne faisons point la guerre. Donnez-nous à repaître avec vous, cependant que nos maîtres s’entre-battent. » À quoi volontiers le roi et les géants consentirent, et les firent banqueter avec eux.

Cependant Panurge leur contait les fables de Turpin, les exemples de saint Nicolas et le conte de la Cicogne.

Loupgarou donc s’adressa à Pantagruel avec une masse toute d’acier, pesante neuf mille sept cents quintaux deux quarterons d’acier de Chalybes[350], au bout de laquelle étaient treize pointes de diamants, dont la moindre était aussi grosse comme la plus grande cloche de Notre-Dame de Paris (il s’en fallait par aventure l’épaisseur d’un ongle, ou au plus, que je ne mente, d’un dos de ces couteaux qu’on appelle coupe-oreille, mais pour un petit, ni avant ni arrière), et était fée, en manière que jamais ne pouvait rompre, mais au contraire, tout ce qu’il en touchait rompait incontinent.

Ainsi donc, comme il approchait en grande fierté[351], Pantagruel, jetant les yeux au ciel, se recommanda à Dieu de bien bon cœur, faisant vœu tel comme s’ensuit : « Seigneur Dieu, qui toujours as été mon protecteur et mon servateur[352], tu vois la détresse en laquelle je suis maintenant. Rien ici ne m’amène, sinon zèle naturel, ainsi comme tu as octroyé ès humains de garder et défendre soi, leurs femmes, enfants, pays et famille, en cas que ne serait ton négoce[353] propre qui est la foi, car en tel affaire tu ne veux nul coadjuteur, sinon de confession catholique et service de ta parole ; et nous as défendu toutes armes et défenses, car tu es le tout-puissant, qui, en ton affaire propre, et où ta cause propre est tirée en action, te peux défendre trop plus qu’on ne saurait estimer, toi qui as mille milliers de centaines de millions de légions d’anges, duquel[354] le moindre peut occire tous les humains, et tourner le ciel et la terre à son plaisir, comme jadis bien apparut en l’armée de Sennachérib. Donc, s’il te plaît à cette heure m’être en aide, comme en toi seul est ma totale confiance et espoir, je te fais vœu que par toutes contrées tant de ce pays d’Utopie que d’ailleurs où j’aurai puissance et autorité, je ferai prêcher ton saint Évangile purement, simplement et entièrement, si que[355] les abus d’un tas de papelards et faux prophètes, qui ont par constitutions humaines et inventions dépravées envenimé tout le monde, seront d’entour moi exterminés. »

Alors fut ouïe une voix du ciel, disant : « Hoc fac et vinces, » c’est-à-dire : « Fais ainsi et tu auras victoire. »

Puis voyant Pantagruel que Loupgarou approchait la gueule ouverte, vint contre lui hardiment et s’écria tant qu’il put : « À mort, ribaud ! à mort ! » pour lui faire peur, selon la discipline des Lacédémoniens, par son horrible cri. Puis lui jeta de sa barque, qu’il portait à sa ceinture, plus de dix et huit caques[356] et un minot de sel, dont il lui emplit et gorge et gosier, et le nez et les yeux. De ce irrité, Loupgarou lui lança un coup de sa masse, lui voulant rompre la cervelle, mais Pantagruel fut habile et eut toujours bon pied, et bon œil. Par ce démarcha du pied gauche un pas en arrière, mais il ne sut si bien faire que le coup ne tombât sur la barque, laquelle rompit en quatre mille octante et six pièces, et versa le reste du sel en terre.

Quoi voyant Pantagruel, galantement ses bras déplie, et, comme est l’art de la hache, lui donna du gros bout de son mât en estoc, au-dessus de la mamelle, et retirant le coup à gauche en taillade, lui frappa entre col et collet ; puis, avançant le pied droit, lui donna sur les couillons un pic du haut bout de son mât. ? À quoi rompit la hune et versa trois ou quatre poinçons de vin qui étaient de reste, dont Loupgarou pensa qu’il lui eût incisé la vessie, et, du vin, que ce fût son urine qui en sortît.

De ce non content Pantagruel, voulait redoubler au couloir[357], mais Loupgarou, haussant sa masse, avança son pas sur lui, et de toute sa force la voulait enfoncer sur Pantagruel. De fait, en donna si vertement que, si Dieu n’eût secouru le bon Pantagruel, il l’eût fendu depuis le sommet de la tête jusques au fond de la râtelle ; mais le coup déclina à droit par la brusque hâtiveté de Pantagruel, et entra sa masse plus de soixante et treize pieds en terre, à travers un gros rocher, dont il fit sortir le feu plus gros que neuf mille six tonneaux.

Voyant Pantagruel qu’il s’amusait à tirer sa dite masse, qui tenait en terre entre le roc, lui court sus, et lui voulait avaler[358] la tête tout net ; mais son mât, de male[359] fortune, toucha un peu au fût de la masse de Loupgarou, qui était fée, comme avons dit devant. Par ce moyen, son mât lui rompit à trois doigts de la poignée, dont il fut plus étonné qu’un fondeur de cloches, et s’écria : « Ha ! Panurge, où es-tu ? » Ce que oyant Panurge, dit au roi et aux géants : « Par Dieu ! ils se feront mal, qui ne les départira[360]. » Mais les géants étaient aises comme s’ils fussent de noces. Lors Carpalim se voulut lever de là pour secourir son maître ; mais un géant lui dit : « Par Golfarin, neveu de Mahon, si tu bouges d’ici, je te mettrai au fond de mes chausses, comme on fait d’un suppositoire ; aussi bien suis-je constipé du ventre et ne peux guère bien cagar[361], sinon à force de grincer les dents. »

Puis Pantagruel, ainsi destitué de bâton[362], reprit le bout de son mât, en frappant torche lorgne[363] dessus le géant ; mais il ne lui faisait mal en plus que feriez baillant une chiquenaude sur un enclume de forgeron. Cependant Loupgarou tirait de terre, sa masse et l’avait jà tirée et la parait[364] pour en férir Pantagruel ; mais Pantagruel, qui était soudain[365] au remuement et déclinait[366] tous ses coups, jusqu’à ce qu’une fois, voyant que Loupgarou le menaçait, disant : « Méchant, à cette heure te hacherai-je comme chair à pâtés, jamais tu n’altéreras les pauvres gens, » Pantagruel lui frappa du pied un si grand coup contre le ventre, qu’il le jeta en arrière à jambes rebindaines[367], et vous le traînait ainsi à l’écorche-cul plus d’un trait d’arc. Et Loupgarou s’écriait, rendant le sang par la gorge : « Mahon ! Mahom ! Mahon ! » À quelle voix se levèrent tous les géants pour le secourir. Mais Panurge leur dit : « Messieurs, n’y allez pas, si m’en croyez, car notre maître est fol et frappe à tort et à travers, et ne regarde point où. Il vous donnera malencontre. » Mais les géants n’en tinrent compte, voyant que Pantagruel était sans bâton.

Lorsque approcher les vit Pantagruel, prit Loupgarou par les deux pieds et son corps leva comme une pique en l’air, et, d’icelui armé d’enclumes, frappait parmi ces géants armés de pierres de taille, et les abattait comme un maçon fait de copeaux, que nul n’arrêtait devant lui qu’il ne ruât[368] par terre. Dont, à la rupture de ces harnais[369] pierreux, fut fait un si horrible tumulte qu’il me souvint quand la grosse tour de beurre, qui était à Saint-Étienne de Bourges, fondit au soleil. Panurge, ensemble Carpalim et Eusthènes, cependant égorgetaient ceux qui étaient portés par terre. Faites votre compte qu’il n’en échappa un seul, et à voir Pantagruel, semblait un faucheur qui de sa faux (c’était Loupgarou) abattait l’herbe d’un pré (c’étaient les géants), mais à cette escrime, Loupgarou perdit la tête. Ce fut quand Pantagruel en abattit un qui avait nom Riflandouille, qui était armé à haut appareil, c’était de pierres de grison, dont un éclat coupa la gorge tout outre à Épistémon, car autrement la plupart d’entre eux étaient armés à la légère : c’était de pierres de tuf et les autres de pierre ardoisine. Finalement, voyant que tous étaient morts, jeta le corps de Loupgarou tant qu’il put contre la ville, et tomba comme une grenouille sur ventre en la place mage[370] de ladite ville, et en tombant, du coup tua un chat brûlé, une chatte mouillée, une canepetière et un oison bridé.


COMMENT PANTAGRUEL ENTRA EN LA VILLE DES AMAUROTES, ET COMMENT PANURGE MARIA LE ROI ANARCHE ET LE FIT CRIEUR DE SAUCE VERT.

Après celle victoire merveilleuse, Pantagruel envoya Carpalim en la ville des Amaurotes dire et annoncer comment le roi Anarche était pris et tous leurs ennemis défaits. Laquelle nouvelle entendue, sortirent au-devant de lui tous les habitants de la ville en bon ordre et en grande pompe triomphale, avec une liesse divine, et le conduisirent en la ville, et furent faits beaux feux de joie par toute la ville, et belles tables rondes, garnies de forces vivres, dressées par les rues. Ce fut un renouvellement du temps de Saturne, tant y fut faite lors grande chère.

Mais Pantagruel, tout le Sénat ensemble, dit : « Messieurs, cependant que le fer est chaud, il le faut battre ; pareillement, devant que nous débaucher[371] davantage, je veux que nous allions prendre d’assaut tout le royaume des Dipsodes. Pourtant, ceux qui avec moi voudront venir, s’apprêtent à demain après boire, car lors je commencerai marcher. Non qu’il me faille gens davantage pour m’aider à le conquêter[372], car autant vaudrait que je le tinsse déjà ; mais je vois que cette ville est tant pleine des habitants qu’ils ne peuvent se tourner par les rues. Donc je les mènerai comme une colonie en Dipsodie, et leur donnerai tout le pays qui est beau, salubre, fructueux et plaisant sur tous les pays du monde, comme plusieurs de vous savent, qui y êtes allés autrefois. Un chacun de vous qui y voudra venir soit prêt comme j’ai dit. » Ce conseil et délibération[373] fut divulgué par la ville, et au lendemain, se trouvèrent en la place devant le palais jusques au nombre de dix-huit cents cinquante et six mille et onze, sans les femmes et petits enfants. Ainsi commencèrent à marcher droit en Dipsodie, en si bon ordre qu’ils ressemblaient ès enfants d’Israël, quand ils partirent d’Égypte pour passer la mer Rouge.

Mais, devant que poursuivre cette entreprise, je vous veux dire comment Panurge traita son prisonnier le roi Anarche. Il lui souvint de ce qu’avait raconté Épistémon, comment étaient traités les rois et riches de ce monde par les Champs-Elysées et comment ils gagnaient pour lors leur vie à vils et sales métiers.

Pourtant[374], un jour, habilla son dit roi d’un beau petit pourpoint de toile, tout déchiqueté comme la cornette d’un Albanais, et de belles chausses à la marinière, sans souliers (car, disait-il, ils lui gâteraient la vue), et un petit bonnet pers[375], avec une grande plume de chapon. Je faux[376], car il m’est avis qu’il y en avait deux, et une belle ceinture de pers et vert, disant que cette livrée lui advenait[377] bien, vu qu’il avait été pervers.

En tel point, l’amena devant Pantagruel, et lui dit : « Connaissez-vous ce rustre ?

— Non, certes, dit Pantagruel.

— C’est monsieur du roi de trois cuites. Je le veux faire homme de bien. Ces diables de rois ici ne sont que veaux et ne savent ni ne valent rien, sinon à faire des maux ès pauvres sujets et à troubler tout le monde par guerre, pour leur inique et détestable plaisir. Je le veux mettre à métier et le faire crieur de sauce vert. Or commence à crier : « Vous faut-il point de sauce vert ? » Et le pauvre diable criait. « C’est trop bas, » dit Panurge, et le prit par l’oreille, disant : « Chante plus haut, en g, sol, ré, ut. Ainsi… diable ! tu as bonne gorge, tu ne fus jamais si heureux que de n’être plus roi. »

Et Pantagruel prenait à tout plaisir, car j’ose bien dire que c’était le meilleur petit bonhomme qui fût d’ici au bout d’un bâton. Ainsi fut Anarche bon crieur de sauce vert. Deux jours après, Panurge le maria avec une vieille lanternière, et lui-même fit les noces à[378] belles têtes de mouton, bonnes hâtilles[379] à la moutarde et beaux tribars[380] aux ails, dont il en envoya cinq sommades[381] à Pantagruel, lesquelles il mangea toutes, tant il les trouva appétissantes, et à boire belle piscantine[382] et beau cormé[383]. Et pour les faire danser, loua un aveugle qui leur sonnait la note avec sa vielle. Après dîner, les amena au palais, et les montra à Pantagruel, et lui dit, montrant la mariée : « Elle n’a garde de péter.

— Pourquoi ? dit Pantagruel.

— Pour ce, dit Panurge, qu’elle est bien entamée.

— Quelle parole est cela ? dit Pantagruel.

— Ne voyez-vous, dit Panurge, que les châtaignes qu’on fait cuire au feu si elles sont entières, elles pètent que c’est rage, et pour les engarder de péter, l’on les entame. Aussi cette nouvelle mariée est bien entamée par le bas, ainsi elle ne pétera point. »

Pantagruel leur donna une petite loge auprès de la basse rue, et un mortier de pierre à piler la sauce, et firent en ce point leur petit ménage, et fut aussi gentil crieur de sauce vert qui fut onques vu en Utopie. Mais l’on m’a dit depuis que sa femme le bat comme plâtre, et le pauvre sot ne s’ose défendre, tant il est niais.


COMMENT PANTAGRUEL DE SA LANGUE COUVRIT TOUTE UNE ARMÉE, ET DE CE QUE L’AUTEUR VIT DEDANS SA BOUCHE.

Ainsi que Pantagruel avec toute sa bande entrèrent ès terres des Dipsodes, tout le monde en était joyeux, et incontinent se rendirent à lui, et, de leur franc vouloir, lui apportèrent les clefs de toutes les villes où il allait, excepté les Almyrodes, qui voulurent tenir contre lui, et firent réponse à ses hérauts qu’ils ne se rendraient sinon à bonnes enseignes.

« Quoi ! dit Pantagruel, en demandent-ils meilleures que la main au pot et le verre au poing ? Allons, et qu’on me les mette à sac. » Adonc tous se mirent en ordre, comme délibérés[384] de donner l’assaut. Mais, au chemin, passant une grande campagne, furent saisis d’une grosse housée[385] de pluie. À quoi commencèrent se trémousser et se serrer l’un l’autre. Ce que voyant Pantagruel, leur fit dire par les capitaines que ce n’était rien, et qu’il voyait bien au-dessus des nuées que ce ne serait qu’une petite rosée, mais à toutes fins, qu’ils se missent en ordre et qu’il les voulait couvrir. Lors se mirent en bon ordre et bien serrés, et Pantagruel tira sa langue seulement à demi et les en couvrit comme une geline[386] fait ses poulets.

« Cependant, je, qui vous fais ces tant véritables contes, m’étais caché dessous une feuille de bardane, qui n’était moins large que l’arche du pont de Monstrible ; mais quand je les vis ainsi bien couverts, je m’en allai à eux rendre à l’abri, ce que je ne pus, tant ils étaient comme l’on dit, au bout de l’aune faut[387] le drap. Donc, le mieux que je pus, montai par dessus, et cheminai bien deux lieues sur sa langue, tant que j’entrai dedans sa bouche. Mais, ô dieux et déesses, que vis-je là ? Jupiter me confonde de sa foudre trisulque[388] si j’en mens. J’y cheminais comme l’on fait en Sophie à Constantinople, et y vis de grands rochers, comme les monts des Danois (je crois que c’étaient ses dents) et de grands prés, de grandes forêts, de fortes et grosses villes, non moins grandes que Lyon ou Poitiers.

« Le premier qu’y trouvai ce fut un bonhomme qui plantait des choux. Dont, tout ébahi, lui demandai : « Mon ami, que fais-tu ici ?

— Je plante, dit-il, des choux.

— Et à quoi ni comment ? dis-je.

— Ha ! monsieur, dit-il, chacun ne peut avoir les couillons aussi pesants qu’un mortier, et ne pouvons être tous riches. Je gagne ainsi ma vie, et les porte vendre au marché, en la cité qui est ici derrière.

— Jésus ! dis-je, il y a ici un nouveau monde ?

— Certes, dit-il, il n’est mie nouveau ; mais l’on dit bien que hors d’ici, y a une terre neuve où ils ont et soleil et lune, et tout plein de belles besognes[389] ; mais cetui-ci est plus ancien.

— Voire mais, dis-je, mon ami, comment a nom cette ville où tu portes vendre tes choux ?

— Elle a, dit-il, nom Aspharage, et sont christians, gens de bien, et vous feront grand’chère. »

Bref, je délibérai[390] d’y aller.

Or, en mon chemin, je trouvai un compagnon qui tendait aux pigeons, auquel je demandai : « Mon ami, dond[391] vous viennent ces pigeons ici ?

— Sire, dit-il, ils viennent de l’autre monde. » Lors je pensai que, quand Pantagruel baillait, les pigeons à pleines volées entraient dedans sa gorge, pensants que fût un colombier. Puis entrai en la ville, laquelle je trouvai belle, bien forte et en bel air ; mais, à l’entrée, les portiers me demandèrent mon bulletin, de quoi je fus fort ébahi et leur demandai : « Messieurs, y a-t-il ici danger de peste ?

— Ô seigneur, dirent-ils, l’on se meurt ici auprès tant que le chariot court par les rues.

— Vrai Dieu, dis-je, et où ? » À quoi me dirent que c’était en Laryngues et Pharyngues, qui sont deux grosses villes telles comme Rouen et Nantes, riches et bien marchandes. Et la cause de la peste a été pour une puante et infecte exhalation qui est sortie des abîmes depuis naguère, dont ils sont morts plus de vingt et deux cents soixante mille et seize personnes, depuis huit jours. Lors je pense et calcule, et trouve que c’était une puante haleine qui était venue de l’estomac de Pantagruel alors qu’il mangea tant d’aillade, comme nous avons dit dessus.

De là partant, passai entre les rochers qui étaient ses dents et fis tant que je montai sur une, et là trouvai les plus beaux lieux du monde, beaux grands jeux de paume, belles galeries, belles prairies, force vignes et une infinité de cassines à la mode italique par les champs pleins de délices, et là demeurai bien quatre mois, et ne fis onques telle chère que pour lors.

Puis descendis par les dents du derrière pour venir aux baulièvres[392] ; mais en passant, je fus détroussé des brigands par une grande forêt qui est vers la partie des oreilles. Puis trouvai une petite bourgade à la devallée[393] (j’ai oublié son nom), où je fis encore meilleure chère que jamais, et gagnai quelque peu d’argent pour vivre. Savez-vous comment ? À dormir, car l’on loue les gens à journée pour dormir, et gagnent cinq et six sols par jour ; mais ceux qui ronflent bien fort gagnent bien sept sols et demi. Et contais aux sénateurs comment on m’avait détroussé par la vallée, lesquels me dirent que, pour tout vrai, les gens de delà étaient mal vivants et brigands de nature. À quoi je connus qu’ainsi comme nous avons les contrées de deçà et delà les monts, aussi ont-ils deçà et delà les dents. Mais il fait beaucoup meilleur deçà, et y a meilleur air.

Là commençai penser qu’il est bien vrai ce que l’on dit que la moitié du monde ne sait comment l’autre vit, vu que nul n’avait encore écrit de ce pays-là, auquel sont plus de vingt-cinq royaumes habités, sans les déserts et un gros bras de mer. Mais j’en ai composé un grand livre intitulé l’Histoire des Gorgias, car ainsi les ai-je nommés, parce qu’ils demeurent en la gorge de mon maître Pantagruel. Finalement voulus retourner, et, passant par sa barbe, me jetai sur ses épaules, et de là me dévale en terre, et tombe devant lui. Quand il m’aperçut, il me demanda : « Dond[394] viens-tu, Alcofribas ? » Je lui réponds : « De votre gorge, monsieur.

— Et depuis quand y es-tu ? dit-il.

— Depuis, dis-je, que vous alliez contre les Almyrodes.

— Il y a, dit-il, plus de six mois. Et de quoi vivais-tu ? Que buvais-tu ? » Je réponds : « Seigneur, de même vous, et des plus friands morceaux, qui passaient par votre gorge, j’en prenais le barrage[395].

— Voire mais, dit-il, où chiais-tu ?

— En votre gorge, monsieur, dis-je.

— Ha ! ha ! tu es gentil compagnon, dit-il. Nous avons, avec l’aide de Dieu, conquesté[396] tout le pays des Dipsodes ; je te donne la châtellenie de Salmigondin.

— Grand merci, dis-je, monsieur ; vous me faites du bien plus que n’ai desservi[397] envers vous. »


LA CONCLUSION DU PRÉSENT LIVRE ET L’EXCUSE DE L’AUTEUR.

Or, messieurs, vous avez ouï un commencement de l’histoire horrifique de mon maître et seigneur Pantagruel. Ici, je ferai fin à ce premier livre ; la tête me fait un peu de mal, et sens bien que les registres de mon cerveau sont quelque peu brouillés de cette purée de septembre[398]. Vous aurez le reste de l’histoire à ces foires de Francfort prochainement venantes, et là vous verrez comment Panurge fut marié et cocu dès le premier mois de ses noces, et comment Pantagruel trouva la pierre philosophale, et la manière de la trouver et d’en user, et comment il passa les monts Caspies, comment il navigua par la mer Atlantique, et défit les Cannibales, et conquêta les îles de Perlas, comment il épousa la fille du roi d’Inde nommé Presthan[399], comment il combattit contre les diables, et fit brûler cinq chambres d’enfer, et mit à sac la grande chambre noire, et jeta Proserpine au feu, et rompit quatre dents à Lucifer, et une corne au cul, et comment il visita les régions de la lune pour savoir si, à la vérité, la lune n’était entière, mais que les femmes en avaient trois quartiers en la tête, et mille autres petites joyeusetés toutes véritables. Ce sont beaux textes d’évangile en français. Bonsoir, messieurs. Pardonnate mi, et ne pensez tant à mes fautes que ne pensez bien ès vôtres.


  1. Lapins.
  2. Fort.
  3. Par.
  4. Qui produit de la lumière.
  5. L’orbite.
  6. Bons buveurs.
  7. Goûter.
  8. Préludes.
  9. Mauresque.
  10. Sortirent.
  11. Muletiers.
  12. Ciboules.
  13. Landsman (lansquenet)
  14. Résoudre.
  15. Engluée
  16. Setiers.
  17. Trompeuse.
  18. Enlever.
  19. Mets.
  20. Gravé.
  21. Elle qui.
  22. Jolie.
  23. Si en rien commit une faute.
  24. Buvait.
  25. Auge de pierre.
  26. Navire.
  27. Une fois.
  28. Ajustés.
  29. Poutre.
  30. Se descendit.
  31. Parce qu’il.
  32. Avec.
  33. Empans.
  34. Glaive.
  35. Complètement.
  36. Cartes de luette.
  37. Pensa.
  38. S’éloigna.
  39. Se cachèrent.
  40. Balle de paume.
  41. Promenait
  42. (Nous ne traduisons pas les latinismes de l’écolier limousin, pas plus que les harangues de Panurge en diverses langues. Le sel de la plaisanterie réside justement dans l’étrangeté du langage.)
  43. Seine.
  44. Merde.
  45. Pense.
  46. Peigne.
  47. Rendre gorge.
  48. « Eh ! dites… Ho ! saint Martial, aide-moi. Ho ! ho ! laissez-moi au nom de Dieu et ne me touches pas. » (en limousin).
  49. Mâcherave.
  50. De soif.
  51. Suivante.
  52. Séditieux.
  53. Cloches.
  54. Gueux.
  55. Repli.
  56. Outres et tonneaux d’huile.
  57. Créateur.
  58. Doté.
  59. Cours.
  60. Rétabli.
  61. Ôté.
  62. Forme.
  63. Consommée.
  64. Ramenées.
  65. Mais.
  66. Avais coutume.
  67. Porté aide.
  68. Consacré.
  69. Abondance.
  70. Restaurées.
  71. Usage.
  72. Bibliothèques.
  73. Poli.
  74. Méprisé.
  75. Sortir.
  76. Description de la terre.
  77. Règles.
  78. Arbrisseaux.
  79. Revois.
  80. Mépriser.
  81. Dissections.
  82. Examiner.
  83. Sortir.
  84. Malveillante.
  85. Séparé.
  86. Enflammé.
  87. Perçant.
  88. Blessé.
  89. En face.
  90. Désir.
  91. D’où.
  92. (Comme pour le langage de l’écolier limousin, nous ne traduisons pas les harangues polyglottes de Panurge. Le sel de la plaisanterie réside dans l’inintelligibilité du discours. Nous n’avons pas non plus cherché à rétablir les textes en langues modernes : nous les donnons tels qu’ils figurent dans les anciennes éditions.)
  93. (Mots sans aucun sens avec quelques noms propres Chinon, Frapin, Galet).
  94. (Discours italien).
  95. (Discours écossais).
  96. (Basque).
  97. Fûtes-vous
  98. (Langage inintelligible avec quelques noms de lieu chinonais : Gravot, Chavigny, La Pomadière, Cinais).
  99. De la farcce de Patelin.
  100. (Discours hollandais).
  101. (Discours espagnol).
  102. Vraiment.
  103. (Vieux danois).
  104. (Hébreux).
  105. (Grec).
  106. (Langage inintelligible).
  107. (Latin).
  108. D’où.
  109. Une nouvelle paire.
  110. Funeste.
  111. Perçant.
  112. Résolu.
  113. Manger.
  114. Se souvenant bien.
  115. Étudiants ès arts.
  116. Empêcha.
  117. Courtières.
  118. Marchandes de canifs.
  119. Amaigri.
  120. Boire.
  121. (Euphémisme : je donne au diable).
  122. Compagnon.
  123. (Jeu de mots avec avaler, descendre).
  124. Lapin.
  125. Amaigri.
  126. Par cautèle.
  127. Plafond.
  128. Revêtu.
  129. Culs-de-lampes.
  130. Entendant.
  131. Pachas et muftis.
  132. Les bagages.
  133. De soins.
  134. Passer outre.
  135. Messer le bougre.
  136. Coup.
  137. Bourse.
  138. La voilà.
  139. Monnaie d’or.
  140. Culotte.
  141. Gorge.
  142. Milord.
  143. Bourse.
  144. Des coups.
  145. Avec.
  146. Corinthienne.
  147. (Fruits de l’Inde, phyllanthus emblica).
  148. Sciatique.
  149. Il y avait.
  150. Monticule.
  151. Pense.
  152. Me moquant.
  153. Meule de paille.
  154. Misérable.
  155. (Euphémisme pour Pâques-Dieu).
  156. Se battant.
  157. Allègre.
  158. Coups de pointe.
  159. En dérision.
  160. Comme il convient.
  161. Courage.
  162. Pour le surplus.
  163. (Altération intentionnelle de couleuvrine).
  164. Rassembleraient.
  165. V., d’ânes (en provençal).
  166. Boitant
  167. Courut de côté et d’autres.
  168. Ramassait des bûchettes.
  169. Émouchoir.
  170. Bedon.
  171. Traîtresse.
  172. Ventait.
  173. Éviter.
  174. Profonde.
  175. Profit.
  176. Coureur de nuit.
  177. Éplucher.
  178. Podagres.
  179. Sa casaque.
  180. Saccoches et pochettes
  181. Verjus.
  182. Glouterons (caille-lait accrochant).
  183. Gueux.
  184. Roseaux.
  185. De crochets et de clavettes.
  186. Armoisin, soie légère.
  187. Séparer
  188. Particulièrement.
  189. Résolut
  190. Abattue.
  191. Portant haut la crête.
  192. Coq.
  193. Fiole.
  194. Mauvaise.
  195. Gravée.
  196. Je ne le fais.
  197. Crochets de serrurier.
  198. Outils.
  199. La thériaque.
  200. Mal en point
  201. Denier.
  202. Onques.
  203. Manqueront.
  204. Merde.
  205. Pochettes.
  206. D’où.
  207. Recouvré.
  208. Pièces de douze deniers.
  209. Rabbin.
  210. Reviseurs de la Bible.
  211. En outre.
  212. Pensa.
  213. D’où.
  214. Hottes.
  215. Avant de.
  216. Entraient en ardeur.
  217. Dommages et intérêts.
  218. Ordurier.
  219. (Tonneaux de vidanges).
  220. (Jeu de dés).
  221. Totalisez.
  222. Dépenser.
  223. À la romaine.
  224. Une tranche.
  225. (Instruments de musique).
  226. Pédales.
  227. (Branle à danser).
  228. Échappatoires.
  229. Grenus.
  230. Mauvaise.
  231. Parfait modèle.
  232. Mets.
  233. Profondément
  234. Chapelet.
  235. Tarabustez.
  236. Aloès soccotrin.
  237. Étrange.
  238. Marques.
  239. Marqués.
  240. Rubis.
  241. Avec.
  242. Facettes.
  243. Granulé.
  244. Perle.
  245. Cochenille.
  246. Ornements de tempes.
  247. Merde.
  248. Chienne en rut.
  249. Devins grecs.
  250. Onques.
  251. Le brûle.
  252. Allégrement.
  253. Culbute.
  254. Particulièrement.
  255. Mauvaises.
  256. Divertissement.
  257. Lui veulent faire un jeu.
  258. Misères.
  259. En même temps.
  260. Personne.
  261. Résolus.
  262. De loisir.
  263. D’huile dans la lampe (en provençal).
  264. Landes.
  265. Honfleur.
  266. Euphorbe.
  267. Lessive.
  268. Grenouilles.
  269. Hirondelles.
  270. Fruit de l’alkékenge.
  271. Catapuce ou euphorbe épurge.
  272. Compagnon.
  273. Raser.
  274. Noir.
  275. Séparation.
  276. Mot
  277. Réflexions
  278. Venir en aide.
  279. Par le cap Blanc, Sénégal, Cap Vert, Gambie, le cap de Sagré, le royaume de Melli, le cap de Bonne-Espérance.
  280. Vent du nord.
  281. Médine.
  282. (Contrées imaginaires.)
  283. Résolus.
  284. Personne.
  285. Parmi les troupes.
  286. Tromperait.
  287. Traversé.
  288. Chacun selon sa taille.
  289. Abattue.
  290. Je ne vous ferai pas défaut.
  291. Cercle.
  292. Une charge.
  293. Tonneau.
  294. Grenade.
  295. Chargèrent.
  296. Renversaient.
  297. En se faisant raison.
  298. Du plus épais du bois.
  299. Sorte d’outardes.
  300. En paires.
  301. Marcassins.
  302. Glaive.
  303. Se ménageait.
  304. Sorte de faucon.
  305. D’arbalètes de rempart.
  306. Résolus.
  307. Avancer.
  308. Tambourine.
  309. Viterbe.
  310. Rembourrerai.
  311. Rebondies.
  312. Redresser.
  313. Trogue-Pompée
  314. Décide.
  315. Mais.
  316. Poivre de montagne.
  317. Confiance.
  318. Son but.
  319. De peur que.
  320. Redoutant.
  321. Compagnons, par allusion aux apôtres.
  322. En outre.
  323. Décidait.
  324. Entonnoir.
  325. Altérantes.
  326. Avec eux.
  327. Boire comme à la Saint-Martin.
  328. Comporta.
  329. Paniers.
  330. Descendez.
  331. À la mode de Bretagne.
  332. Flacon.
  333. Fonds de tonneau.
  334. Outre en peau de chèvre.
  335. Qui rompt la pierre et qui purge les reins.
  336. Confiture de coings.
  337. Gravissant.
  338. Profondément.
  339. Pensa.
  340. Tentes.
  341. Comporta.
  342. Le fort de la mêlée.
  343. Avec.
  344. Ne vous ferons pas défaut.
  345. Foireux.
  346. Chargez.
  347. Gueux.
  348. Mahomet.
  349. Dieu.
  350. Peuple du Pont.
  351. Fureur.
  352. Conservateur.
  353. Affaire.
  354. Duque mille.
  355. Si bien que.
  356. Barriques.
  357. En coulant le coup.
  358. Mettre bas.
  359. Mauvaise
  360. Séparera.
  361. (Latinisme : cacare.)
  362. Privé d’arme.
  363. Flic, flac.
  364. Préparait.
  365. Prompt.
  366. Évitait.
  367. Jambes en l’air.
  368. Renversât.
  369. Armures.
  370. La grande place.
  371. Interrompre notre travail.
  372. Conquérir.
  373. Résolution.
  374. C’est pourquoi.
  375. Bleu foncé.
  376. Je fais erreur.
  377. Convenait.
  378. Avec.
  379. Brochettes de porc.
  380. Bâtons, saucissons.
  381. Charges de bête de somme.
  382. Piquette.
  383. Boisson de cormes.
  384. Résolus à.
  385. Ondée.
  386. Poule.
  387. Manque.
  388. À trois têtes.
  389. Affaires.
  390. Résolus.
  391. D’où.
  392. Lèvres.
  393. À la descente.
  394. D’où.
  395. Droit de passage.
  396. Conquis.
  397. Fait service.
  398. Vin.
  399. Prêtre Jean.