Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\CL12

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IIITexte sur une seule pagep. 98-100).

COMMENT LES CHATS FOURRÉS VIVENT DE CORRUPTION.

Ces paroles n’étaient achevées, quand frère Jean aperçut. soixante et huit galères et frégates arrivantes au port. Là soudain courut demander nouvelles, ensemble[1] de quelle marchandise étaient les vaisseaux chargés, vit que tous chargés étaient de venaison, levreaux, chapons, palombes, cochons, chevreaux, vanneaux, poulets, canards, halbrans, oisons et autres sortes de gibier. Parmi aussi aperçut quelques pièces de velours, de satin et damas. Adonc interrogea les voyagers où et à qui ils portaient ces friands morceaux. Ils répondirent que c’était à Grippeminaud, aux chats fourrés et chattes fourrées.

— Comment, dit frère Jean, appelez-vous ces drogues-là ?

— Corruption, répondaient les voyagers.

— Ils donc, dit frère Jean, de corruption vivent, en génération périront. Par la vertu Dieu, c’est cela : leurs pères mangèrent les bons gentilshommes, qui, par raison de leur état s’exerçaient à la volerie[2] et à la chasse pour plus être en temps de guerre escors[3] et jà endurcis au travail, car vénation[4] est comme un simulacre de bataille, et onques n’en mentit Xénophon écrivant être de la vénerie, comme du cheval de Troie, issus tous bons chefs de guerre. Je ne suis pas clerc, mais on me l’a dit, je le crois. Les âmes d’iceux, selon l’opinion de Grippeminaud, après leur mort entrent en sangliers, cerfs, chevreaux[5], hérons, perdrix et autres tels animaux, lesquels avaient leur première vie durante, toujours aimés et cherchés. Or ces chats fourrés, avoir[6] leurs châteaux, terres, domaines, possessions, rentes et revenus détruit et dévoré, encore leur cherchent-ils le sang et l’âme en l’autre vie. Ô le gueux de bien qui nous en donna avertissement à l’enseigne de la mangeoire instablée[7] au-dessus du râtelier !

— Voire mais, dit Panurge aux voyagers, on a fait crier, de par le grand roi, que personne n’eût, sur peine de la hart, prendre cerfs, ne biches, sangliers ne chevreaux.

— Il est vrai, répondit un pour tous. Mais le grand roi est tant bon et tant bénin, ces chats fourrés sont tant enragés et affamés de sang chrétien que moins de peur avons-nous offensants le grand roi que d’espoir n’entretenants ces chats fourrés par telles corruptions, mêmement[8] que demain le Grippeminaud marie une sienne chatte fourrée avec un gros mitouard[9], chat bien fourré. Au temps passé, on les appelait Mâchefoins ; mais las ! ils n’en mâchent plus. Nous, de présent, les nommons mâche-levreaux, mâche-perdrix, mâche-bécasses, mâche-faisans, mâche-poulets, mâche-chevreaux, mâche-connils[10], mâche-cochons, d’autres viandes ne sont alimentés.

— Bren, bren, dit frère Jean ; l’année prochaine on les nommera mâche-étrons, mâche-foires, mâche-merdes. Me voulez-vous croire ?

— Oui-da, répondit la brigade.

— Faisons, dit-il, deux choses. Premièrement, saisissons-nous de tout ce gibier que voyez ci ; aussi bien suis-je fâché[11] de salures : elles m’échauffent les hypocondres. J’entends le bien payant. Secondement, retournons au guichet, et mettons à sac tous ces diables de chats fourrés.

— Sans faute, dit Panurge, je n’y vais pas : je suis un peu couard de ma nature. »


  1. En même temps.
  2. Chasse au vol.
  3. Accorts.
  4. Chasse.
  5. Chevreuils.
  6. Après avoir.
  7. Installée.
  8. Surtout.
  9. Matou.
  10. Lapins.
  11. Fatigué.