Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\CL11

COMMENT PANURGE EXPOSE L’ÉNIGME DE GRIPPEMINAUD.

Grippeminaud, faisant semblant n’entendre ce propos, s’adresse à Panurge, disant : « Or çà, or çà, or çà, et toi, goguelu[1], n’y veux-tu rien dire ? » Répondit Panurge : « Or de par le diable, là, je vois clairement que la peste est ici pour nous, or de par le diable là, vu qu’innocence n’y est point en sûreté, et que le diable y chante messe, or de par le diable là. Je vous prie que pour tous je la paie, or de par le diable là, et nous laisses aller. Je n’en puis plus, or de par le diable là.

— Aller ! dit Grippeminaud, or çà encore n’advint depuis trois cents ans en çà, or çà, que personne échappât de céans sans y laisser du poil, or çà, ou de la peau pour le plus souvent, or çà. Car quoi ? or çà, ce serait à dire que par devant nous ici serais injustement convenu, or çà, et de par nous injustement traité, or çà. Malheureux es-tu bien, or çà, mais encore plus le seras, or çà, si ne réponds à l’énigme proposé. Or çà, que veut-il dire, or çà ?

— C’est, or de par le diable là, répondit Panurge, un cosson[2] noir né d’une fève blanche, or de par le diable là, par le trou qu’il avait fait la rongeant, or de par le diable là, lequel aucune[3] fois vole, aucune fois chemine en terre, or de par le diable là, dont fut estimé de Pythagoras, premier amateur[4] de sapience, c’est en grec philosophe, or de par le diable là, avoir d’ailleurs par métempsychosie âme humaine reçue, or de par le diable là. Si vous autres étiez hommes, or de par le diable là, après votre male[5] mort, selon son opinion, vos âmes entreraient en corps de cossons, or de par le diable là, car en cette vie vous rongez et mangez tout. En l’autre vous rongerez et mangerez comme vipères, les côtes propres de vos mères, or de par le diable là.

— Cordieu, dit frère Jean, de bien bon cœur je souhaiterais que le trou de mon cul devienne fève, et autour soit de ces cossons mangé.

Panurge, ces mots achevés, jeta au milieu du parquet une grosse bourse de cuir pleine d’écus au soleil. Au son de sa bourse commencèrent tous les chats fourrés jouer des griffes, comme si fussent violons démanchés, et tous s’écrièrent à haute voix disants : « Ce sont les épices : le procès fut bien bon, bien friand et bien épicé. Ils sont gens de bien.

— C’est or, dit Panruge ; je dis écus au soleil.

— La cour, dit Grippeminaud, l’entend, or bien, or bien, or bien. Allez, enfants, or bien, et passez outre. Or bien, nous ne sommes tant diables, or bien, que sommes noirs, or bien, or bien, or bien. »

Issants[6] du guichet, fûmes conduits jusques au port par certains griffons[7] de montagnes. Avant entrer en nos navires, fûmes par iceux avertis que n’eussions à chemin prendre sans premier avoir fait présents seigneuriaux tant à la dame Grippeminaude qu’à toutes les chattes fourrées, autrement avaient commission nous ramener au guichet. « Bren[8], répondit frère Jean ; nous ici à l’écart visiterons le fond de nos deniers, et donnerons à tous contentement.

— Mais, dirent les garçons, n’oubliez le vin[9] des pauvres diables.

— Des pauvres diables, répondit frère Jean, jamais n’est en oubli le vin, mais est mémorial en tous pays et toutes saisons. »


  1. Mauvais plaisant.
  2. Charançon.
  3. Quelque.
  4. Amoureux.
  5. Maudite.
  6. Sortant.
  7. Guides.
  8. Merde.
  9. Pourboire.