Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\CL20

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IIITexte sur une seule pagep. 118-122).

COMMENT PASSÂMES L’ÎLE DES ÉCLOTS[1], ET DE L’ORDRE DES FRÈRES FREDONS[2].

Depuis passâmes l’île des Éclots, lesquels ne vivent que de soupes de merlus ; fûmes toutefois bien recueillis[3] et traités du roi de l’île, nommé Bénius, tiers de ce nom, lequel, après boire, nous mena voir un monastère nouveau, fait, érigé et bâti par son invention pour les frères fredons. Ainsi nommait-il ses religieux, disant qu’en terre ferme habitaient les frères petits serviteurs et amis de la douce dame ; item, les glorieux et beaux frères mineurs, qui sont semi-brefs[4] de bulles, les frères minimes haraniers enfumés[5], aussi les frères minimes crochus[6] et que du nom plus diminuer ne pouvait qu’en fredons. Par les statuts et bulle patente obtenue de la Quinte, laquelle est de tous bons accords, ils étaient tous habillés en brûleurs de maisons, excepté qu’ainsi que les couvreurs de maisons en Anjou ont les genoux contrepointés[7], ainsi avaient-ils les ventres carrelés[8], et étaient les carreleurs de ventre en grande réputation parmi eux. Ils avaient la braguette de leurs chausses à forme de pantoufle, et en portaient chacun deux, l’une devant et l’autre derrière cousue, affirmants, par cette duplicité braguatine[9], quelques abscons[10] et horrifiques mystères être duement représentés. Ils portaient souliers ronds comme bassins, à l’imitation de ceux qui habitent la mer aréneuse[11]. Du demeurant avaient la barbe rase et pieds ferrats[12], et pour montrer que de fortune ils ne se soucient, il les faisait raire[13] et plumer, comme cochons, la partie postérieure de la tête depuis le sommet jusques aux omoplates. Les cheveux en devant, depuis les os bregmatiques, croissaient en liberté. Ainsi contrefortunaient, comme gens ne se souciant aucunement des biens qui sont au monde. Défiants davantage fortune la diverse[14], portaient, non en main comme elle, mais à la ceinture, en guise de patenôtres, chacun un rasoir tranchant, lequel ils émoulaient deux fois de jour, et affilaient trois fois de nuit.

Dessus les pieds chacun portait une boule ronde, parce qu’est dit fortune en avoir une sous ses pieds. Le cahuet[15] de leurs scaputions[16] était devant attaché, non derrière. En cette façon avaient le visage caché, et se moquaient en liberté, tant de fortune comme des fortunés, ne plus ne moins que font nos damoiselles quand c’est qu’elles ont leur cache-laid que vous nommez touret de nez : les anciens le nomment chareté[17], parce qu’il couvre en elles de péchés grande multitude. Avaient aussi toujours patente la partie postérieure de la tête, comme nous avons le visage : cela était cause qu’ils allaient de ventre ou de cul, comme bon leur semblait. S’ils allaient de cul, vous eussiez estimé être leur allure naturelle, tant à cause des souliers ronds que de la braguette précédente, la face aussi derrière rase et peinte rudement, avec deux yeux, une bouche comme vous voyez ès noix indiques. S’ils allaient de ventre, vous eussiez pensé que fussent gens jouants au chapifou[18]. C’était belle chose de les voir.

Leur manière de vivre était telle. Le clair lucifer commençant apparaître sur terre, ils s’entrebottaient et éperonnaient l’un l’autre, par charité. Ainsi bottés et éperonnés dormaient ou ronflaient pour le moins, et dormants avaient besicles au nez ou lunettes pour pire.

Nous trouvions cette façon de faire étrange, mais ils nous contentèrent en la réponse, nous remontrants que, le jugement final lorsque serait, les humains prendraient repos et sommeil. Pour donc évidentement montrer qu’ils ne refusaient y comparaître, ce que font les fortunés, ils se tenaient bottés, éperonnés, et prêts à monter à cheval quand la trompette sonnerait.

Midi sonnant (notez que leurs cloches étaient, tant de l’horloge que de l’église et réfectoire, faites selon la devise pontiale[19], savoir est de fin duvet contrepointé[20], et le batail[21] était d’une queue de renard) midi donc sonnant, ils s’éveillaient et débottaient, pissaient qui voulait, et émoutissaient[22] qui voulait, éternuaient qui voulait. Mais tous, par contrainte, statut rigoureux, amplement et copieusement bâillaient, se déjeunaient de bâiller. Le spectacle me semblait plaisant, car, leurs bottes et éperons mis sur un râtelier, ils descendaient aux cloîtres. Là se lavaient curieusement[23] les mains et la bouche, puis s’asseyaient sur une longue selle, et se curaient les dents jusques à ce que le prévôt fît signe, sifflant en paume[24]. Lors chacun ouvrait la gueule tant qu’il pouvait, et bâillaient aucune[25] fois demie-heure, aucune fois plus, aucune fois moins, selon que le prieur jugeait le déjeuner être proportionné à la fête du jour. Après cela faisaient une belle procession, en laquelle ils portaient deux bannières, en l’une desquelles était en belle peinture le portrait de vertu, en l’autre de fortune. Un fredon premier portait la bannière de fortune, après lui marchait un autre portant celle de vertu, en main tenant un aspersoir mouillé en eau mercuriale, décrite par Ovide en ses Fastes, duquel continuellement il comme fouettait le précédent fredon, portant fortune.

« Cet ordre, dit Panurge, est contre la sentence de Cicéron et des académiques, lesquels veulent vertu précéder, suivre fortune. » Nous fut toutefois remontré qu’ainsi leur convenait-il faire, puisque leur intention était de fustiger fortune.

Durant la procession, ils fredonnaient entre les dents mélodieusement ne sais quelles antiphoncs, car je n’entendais leur patelin, et attentivement écoutant, aperçus qu’ils ne chantaient que des oreilles. Ô la belle harmonie, et bien concordante au son de leurs cloches ! Jamais ne les verrez discordants. Pantagruel fit un notable[26] mirifique sur leur procession, et nous dit : « Avez-vous vu et noté la finesse de ces fredons ici ? Pour parfaire leur procession, ils sont sortis par une porte de l’église, et sont entrés par l’autre. Ils se sont bien gardés d’entrer par où ils sont issus[27]. Sur mon honneur ce sont quelques fines gens : je dis fins à dorer, fins comme une dague de plomb, fins non affinés, mais affinants, passés par étamine fine.

— Cette finesse, dit frère Jean, est extraite d’occulte philosophie, et n’y entends, au diable le rien.

— D’autant, répondit Pantagruel, est-elle plus redoutable que l’on n’y entend rien, car finesse entendue, finesse prévue, finesse découverte, perd de finesse et l’essence et le nom : nous la nommons lourderie. Sur mon honneur, qu’ils en savent bien d’autres. »

La procession achevée comme pourménement[28] et exercitation[29] salubre, ils se retiraient en leur réfectoire, et dessous les tables se mettaient à genoux, s’appuyants la poitrine et estomac chacun sur une lanterne. Eux étants en cet état, entrait un grand éclot, ayant une fourche en main, et là les traitait à la fourche, de sorte qu’ils commençaient leur repas par fromage, et l’achevaient par moutarde et laitue, comme témoigne Martial avoir été l’usage des anciens. Enfin on leur présentait à chacun d’eux une platelée de moutarde, et étaient servis de moutarde après dîner.

Leur diète[30] était telle. Au dimanche, ils mangeaient boudins, andouilles, saucissons, fricandeaux, hâtereaux[31], caillettes, exceptez toujours le fromage d’entrée et moutarde pour l’issue. Au lundi, beaux pois au lard, avec ample comment[32] et glose interlinéaire. Au mardi, force pain bénit, fouaces, gâteaux, galettes biscuites. Au mercredi, rusterie, ce sont belles têtes de mouton, tête de veau, tête de bedouaux[33]. lesquelles abondent en icelle contrée. Au jeudi, potages de sept sortes et moutarde éternelle parmi. Au vendredi, rien que cormes, encore n’étaient-elles trop mûres, selon que juger je pouvais à leur couleur. Au samedi, rongeaient les os : non pourtant étaient-ils pauvres ne souffreteux, car un chacun avait bénéfice de ventre bien bon. Leur boire était un antifortunal[34] : ainsi appelaient-ils je ne sais quel breuvage du pays. Quand ils voulaient boire ou manger, ils rabattaient leurs cahuets de leurs scaputions par le devant, et leur servait de bavière[35].

Le dîner parachevé, ils priaient Dieu très bien, et tout par fredons. Le reste du jour, attendants le jugement final, ils s’exerçaient à œuvre de charité, au dimanche, se pelaudants[36] l’un l’autre, au lundi, s’entrenazardants, au mardi, s’entrégratignants, au mercredi, s’entremouchants, au jeudi, s’entretirants les vers du nez ; au vendredi, s’entrechatouillants ; au samedi, s’entrefouettants.

Telle était leur diète quand ils résidaient au couvent. Si par commandement du prieur claustral, ils issaient[37] hors, défense rigoureuse, sur peine horrifique, leur était faite poisson lors ne toucher ne manger qu’ils seraient sur mer ou rivière, ne chair, telle qu’elle fût, lorsqu’ils seraient en terre ferme, afin qu’à un chacun fût évident qu’en jouissants de l’objet ne jouissaient de la puissance et concupiscence, et ne s’en ébranlaient non plus que le roc Marpésian : le tout faisaient avec antiphones compétentes[38] et à propos, toujours chantants des oreilles, comme avons dit. Le soleil soi couchant en l’océan, ils bottaient et éperonnaient l’un l’autre comme devant, et, besicles au nez, composaient[39] à dormir. À la minuit, l’éclot entrait, et gens debout. Là émoulaient[40] et affilaient leurs rasoirs, et la procession faite, mettaient les tables sur eux et repaissaient comme devant.

Frère Jean des Entommeures, voyant ces joyeux frères fredons, et entendant le contenu de leurs statuts, perdit toute contenance, et, s’écriant hautement, dit : « Ô le gros rat à la table ! Je romps cetui-là et m’en vais, par Dieu, de pair. Ô que n’est ici Priapus, aussi bien que fut aux sacres nocturnes de Canidie, pour le voir à plein fond péter, et contrepétant fredonner ! À cette heure connais-je, en vérité, que sommes en terre antichtone[41] et antipode. En Germanie l’on démolit monastères et défroque-on les moines ; ici on les érige à rebours et à contrepoil. »


  1. Sabots.
  2. Vocalises.
  3. Accueillis.
  4. (Note de musique et équivoque entre bref papal et bulle).
  5. Enfumés comme des harengs.
  6. En croches (note de musique).
  7. Garnis de pointes des deux côtés.
  8. Rembourrés.
  9. De braguette.
  10. Cachés.
  11. La mer de sable, le désert.
  12. Ferrés.
  13. Raser.
  14. Changeante.
  15. La pointe.
  16. Capuchons.
  17. Charité.
  18. Colin-maillard.
  19. De Pontanus.
  20. Piqué de deux côtés.
  21. Battant.
  22. Fientaient.
  23. Soigneusement.
  24. Dans ses mains.
  25. Quelque.
  26. Remarque.
  27. Sortis.
  28. Promenade.
  29. Exercice.
  30. Régime.
  31. (Brochettes de foies de volaille).
  32. Commentaire (la sauce).
  33. Blaireaux.
  34. Contre-tempête.
  35. Bavettes.
  36. Battant.
  37. Sortaient.
  38. En rapport.
  39. Se préparaient.
  40. Rémoulaient, passaient sur la meule.
  41. Antipode.