Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\CL21

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IIITexte sur une seule pagep. 122-124).
grotte de la sibylle, à panzoult (indre-et-loire)
« Case chaumine, mal bâtie, mal meublée, toute enfumée. »

COMMENT NOUS VISITÂMES LE PAYS DE SATIN.

Joyeux d’avoir vu la nouvelle religion des frères fredons, navigâmes par deux jours. Au troisième, découvrit notre pilote une île belle et délicieuse sur toutes autres : on l’appelait l’île de Frise, car les chemins étaient de frise[1]. En icelle était le pays de Satin, tant renommé entre les pages de cour, duquel les arbres et herbes jamais ne perdaient fleur ne feuilles, et étaient de damas et velours figuré[2]. Les bêtes et oiseaux étaient de tapisserie. Là nous vîmes plusieurs bêtes, oiseaux et arbres, tels que les avons de par deçà en figure, grandeur, amplitude et couleur, excepté qu’ils ne mangeaient rien et point ne chantaient, point aussi ne mordaient-ils comme font les nôtres. Plusieurs aussi y vîmes que n’avions encore vu. Entre autres y vîmes divers éléphants en diverse contenance. Sur tous j’y notai les six mâles et six femelles présentés à Rome, en théâtre, par leur instituteur, au temps de Germanicus, neveu de l’empereur Tibère, éléphants doctes, musiciens, philosophes, danseurs, pavaniers[3], et étaient à table assis en belle composition, buvants et mangeants en silence, comme beaux pères au réfectoire. Ils ont le museau long de deux coudées, et le nommons proboscide, avec lequel ils puisent eau pour boire, prennent palmes, prunes, toutes sortes de mangeailles, s’en défendent et offendent[4] comme d’une main, et au combat jettent les gens haut en l’air, et à la chute les font crever de rire. Ils ont jointures et articulations ès jambes. Ceux qui ont écrit le contraire n’en virent jamais qu’en peinture. Entre leurs dents, ils ont deux grandes cornes ; ainsi les appelait Juba, et dit Pausanias être cornes, non dents. Philostrate tient que soient dents, non cornes. Ce m’est tout un, pourvu qu’entendiez que c’est le vrai ivoire, et sont longues de trois ou quatre coudées, et sont en la mandibule supérieure, non inférieure. Si croyez ceux qui disent le contraire, vous en trouverez mal, voire fut-ce Élian, tiercelet[5] de menterie. Là, non ailleurs, en avait vu Pline, dansants aux sonnettes sur cordes, et funambules, passants aussi sur les tables en plein banquet, sans offenser[6] les buveurs buvants.

J’y vis un rhinocéros, du tout semblable à celui que Henry Clerberg m’avait autrefois montré, et peu différait d’un verrat qu’autrefois j’avais vu à Limoges, excepté qu’il avait une corne au mufle, longue d’une coudée et pointue, de laquelle il osait entreprendre contre un éléphant en combat, et d’icelle le poignant[7] sous le ventre, qui est la plus tendre et débile partie de l’éléphant, le rendait mort par terre.

J’y vis trente-deux unicornes[8]. C’est une bête félonne à merveilles, du tout semblable à un beau cheval, excepté qu’elle a la tête comme un cerf, les pieds comme un éléphant, la queue comme un sanglier, et au front une corne aiguë, noire et longue de six ou sept pieds, laquelle ordinairement lui pend en bas comme la crête d’un coq d’Inde : elle, quand veut combattre ou autrement s’en aider, la lève raide et droite. Une d’icelles, je vis, accompagnée de divers animaux sauvages, avec sa corne émonder[9] une fontaine. Là me dit Panurge que son courtaut[10] ressemblait à cette unicorne, non en longueur du tout, mais en vertu et propriété ; car ainsi comme elle purifiait l’eau des mares et fontaines d’ordure ou venin aucun qui y était, et ces animaux divers, en sûreté, venaient boire après elle, ainsi sûrement on pouvait après lui fatrouiller[11] sans danger de chancre, vérole, pisse chaude, poulains grenés[12] et tels autres menus suffrages[13], car si mal aucun était au trou méphitique, il émondait tout avec sa corne nerveuse.

— Quand, dit frère Jean, vous serez marié, nous ferons l’essai sur votre femme. Pour l’amour de Dieu soit, puisque nous en donnez l’instruction fort salubre.

— Voire, répondit Panurge, et soudain, en l’estomac, la belle petite pilule agrégative[14] de Dieu, composée de vingt et deux coups de poignard à la Césarine.

— Mieux vaudrait, disait frère Jean, une tasse de quelque bon vin frais. »


  1. Étoffe frisée.
  2. Imagé.
  3. Danseurs de pavanes.
  4. Prennent l’offensive.
  5. Mâle (diminutif).
  6. Blesser.
  7. Piquant.
  8. Licornes.
  9. Purifier.
  10. Coursier de petite taille (sens libre).
  11. Farfouiller.
  12. Grenus.
  13. Redevances.
  14. Purgative.