Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL49

COMMENT PANTAGRUEL DESCENDIT ON MANOIR DE MESSER GASTER, PREMIER MAÎTRE ÈS ARTS DU MONDE.

En icelui jour, Pantagruel descendit en une île admirable entre toutes autres tant à cause de l’assiette que du gouverneur d’icelle. Elle de tous côtés pour le commencement était scabreuse[1], pierreuse, montueuse, infertile, mal plaisante à l’œil, très difficile aux pieds, et peu moins inaccessible que le mont du Dauphiné, ainsi dit pour ce qu’il est en forme d’un potiron, et de toute mémoire personne surmonter ne l’a pu, fors Doyac, conducteur de l’artillerie du roi Charles huitième, lequel avec engins mirifiques y monta, et au-dessus trouva un vieil bélier. C’était à deviner qui là transporté l’avait. Aucuns[2] le dirent, étant jeune agnelet, par quelque aigle ou duc chathuant là ravi, s’être entre les buissons sauvé. Surmontants la difficulté de l’entrée, à peine bien grande et non sans suer, trouvâmes le dessus du mont tant plaisant, tant fertile, tant salubre et délicieux, que je pensais être le vrai jardin et paradis terrestre, de la situation duquel tant disputent et labourent[3] les bons théologiens. Mais Pantagruel nous affirmait là être le manoir d’Arété (c’est vertu) par Hésiode décrit, sans toutefois préjudice de plus saine opinion.

Le gouverneur d’icelle était messer Gaster, premier maître ès arts de ce monde. Si croyez que le feu soit le grand maître des arts, comme écrit Cicero, vous errez et vous faites[4] tort, car Cicero ne le crut onques. Si croyez que Mercure soit premier inventeur des arts, comme jadis croyaient nos antiques druides, vous fourvoyez grandement. La sentence du satirique est vraie qui dit messer Gaster être de tous arts le maître. Avec icelui pacifiquement résidait la bonne dame Pénie, autrement dite souffreté, mère des neuf Muses, de laquelle jadis en compagnie de Porus, seigneur d’abondance, nous naquit amour, le noble enfant médiateur du ciel et de la terre, comme atteste Platon in Symposio. À ce chaleureux roi, force nous fut faire révérence, jurer obéissance et honneur porter, car il est impérieux, rigoureux, rond, dur, difficile, inflexible. À lui on ne peut rien faire croire, rien remontrer, rien persuader. Il n’ouït point. Et comme les Égyptiens disaient Harpocras, dieu de silence, en grec nommé Sigalion, être astomé, c’est-à-dire sans bouche, ainsi Gaster sans oreilles fut créé, comme en Candie le simulacre[5] de Jupiter était sans oreilles. Il ne parle que par signes. Mais à ses signes tout le monde obéit plus soudain qu’aux édits des préteurs et mandements des rois. En ses sommations, délai, aucun et demeure aucune il n’admet. Vous dites qu’au rugissement du lion toutes bêtes loin à l’entour frémissent, tant (savoir est) qu’être peut sa voix ouïe. Il est écrit. Il est vrai. Je l’ai vu. Je vous certifie qu’au mandement de messer Gaster tout le ciel tremble, toute la terre branle. Son mandement est nommé faire le faut sans délai, ou mourir.

Le pilote nous racontait comment un jour, à l’exemple des membres conspirants contre le ventre, ainsi que décrit Ésope, tout le royaume des Somates[6] contre lui conspira et conjura soi soustraire de son obéissance, mais bientôt s’en sentit, s’en repentit, et retourna en son service en toute humilité, autrement tous de male[7] famine périssaient. En quelques compagnies qu’il soit, discepter[8] ne faut de supériorité et préférence : toujours va devant, y fussent rois, empereurs, voire certes le pape, et au concile de Bâle le premier alla, quoiqu’on vous die que ledit concile fut séditieux à cause des contentions et ambitions des lieux premiers. Pour le servir tout le monde est empêché[9], tout le monde labeure. Aussi, pour récompense, il fait ce bien au monde qu’il lui invente toutes arts, toutes machines, tous métiers, tous engins et subtilités. Même ès animants brutaux[10] il apprend arts déniées[11] de nature. Les corbeaux, les geais, les papegais[12], les étourneaux, il rend poètes : les pies il fait poètrides, et leur apprend langage humain proférer, parier, chanter. Et tout pour la tripe.

Les aigles, gerfauts, faucons, sacres, laniers, autours, éperviers, émerillons, oiseaux hagards, pérégrins[13], essors[14], rapineux[15], sauvages, il domestique et apprivoise, de telle façon que, les abandonnants en pleine liberté du ciel quand bon lui semble, tant haut qu’il voudra, tant que lui plaît, les tient suspens[16], errants, volants, planants, le muguetants, lui faisants, la cour au-dessus des nues : puis soudain les fait du ciel en terre fondre. Et tout pour la tripe.

Les éléphants, les lions, les rhinocérotes, les ours, les chevaux, les chiens il fait danser, baller[17], voltiger, combattre, nager, soi cacher, apporter ce qu’il veut, prendre ce qu’il veut. Et tout pour la tripe.

Les poissons tant de mer, comme d’eau douce, baleines et monstres marins, sortir il fait du bas abîme, les loups jette hors des bois, les ours hors les rochers, les renards hors des tanières, les serpents lance hors la terre. Et tout pour la tripe.

Bref est tant énorme qu’en sa rage, il mange tous, bêtes et gens, comme fut vu entre les Vascons, lorsque Q. Metellus les assiégeait par[18] Les guerres sertorianes, entre les Saguntins assiégés par Annibal, entre les Juifs assiégés par les Romains, six cents autres. Et tout pour la tripe.

Quand Pénie, sa régente, se met en voie, la part[19] qu’elle va, tous parlements sont clos, tous édits muets, toutes ordonnances vaines. À loi aucune n’est sujette, de toutes est exempte. Chacun la refuit[20] en tous endroits, plutôt s’exposants ès naufrages de mer, plutôt élisants[21] par feu, par monts, par gouffres passer, que d’icelles être appréhendés.


  1. Rude.
  2. Quelques-uns.
  3. Travaillent.
  4. (Sous-entendu : lui).
  5. L’image.
  6. Corps.
  7. Mauvaise.
  8. Décider.
  9. Embarrassé.
  10. Bêtes brutes.
  11. Refusés.
  12. Perroquets.
  13. Étrangers.
  14. Vagabonds.
  15. Pillards (tous ces termes sont empruntés à la fauconnerie).
  16. Suspendus, en suspens.
  17. Danser.
  18. Pendant.
  19. Quelque part.
  20. Repousse.
  21. Choississant.