Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL32

COMMENT PANTAGRUEL MANDA QUÉRIR LES CAPITAINES RIFLANDOUILLE ET TAILLEBOUDIN, AVEC UN NOTABLE DISCOURS SUR LES NOMS PROPRES DES LIEUX ET DES PERSONNES.

La résolution du conseil fut qu’en tout événement ils se tiendraient sur leurs gardes. Lors par Carpalim et Gymnaste, au mandement de Pantagruel, furent appelés les gens de guerre qui étaient dedans les nefs brindière[1], desquels colonel était Riflandouille, et portoirière[2], desquels colonel était Tailleboudin le jeune. « Je soulagerai, dit Panurge, Gymnaste de cette peine. Aussi bien vous est ici sa présence nécessaire.

— Par le froc que je porte, dit frère Jean, tu te veux absenter du combat, couillu, et ja[3] ne retourneras sur mon honneur. Ce n’est mie[4] grande perte. Aussi bien ne ferait-il que pleurer, lamenter, crier et décourager les bons soudards.

— Je retournerai certes, dit Panurge, frère Jean, mon père spirituel, bientôt. Seulement, donnez ordre à ce que ces fâcheuses andouilles ne grimpent sur les nefs. Cependant que combattrez, je prierai Dieu pour votre victoire, à l’exemple du chevalereux capitaine Moses ; conducteur du peuple israélique.

— La dénomination, dit Épistémon à Pantagruel, de ces deux vôtres colonels Riflandouille et Tailleboudin en cetui conflit nous promet assurance, heur[5] et victoire, si, par fortune, ces andouilles nous voulaient outrager.

— Vous le prenez bien, dit Pantagruel, et me plaît que par les noms de nos colonels vous prévoyez et pronostiquez la nôtre victoire. Telle manière de pronostiquer par noms n’est moderne. Elle fut jadis célébrée et religieusement observée par les Pythagoriens. Plusieurs grands seigneurs et empereurs en ont jadis bien fait leur profit. Octavien Auguste, second empereur de Rome, quelque jour rencontrant un paysan nommé Eutyche, c’est-à-dire bien fortuné, qui menait un âne nommé Nicon, c’est en langue grecque victorien, mû[6] de la signification des noms tant de l’ânier que de l’âne, s’assura de toute prospérité, félicité et victoire. Vespasien, empereur pareillement de Rome, étant un jour seulet en oraison on[7] temple de Sérapis, à la vue et venue inopinée d’un sien serviteur nommé Basilides, c’est-à-dire royal, lequel il avait loin derrière laissé malade, prit espoir et assurance d’obtenir l’empire romain. Régilian, non pour autre cause ni occasion fut par les gens de guerre élu empereur que par signification de son propre nom. Voyez le Cratyle du divin Platon.

— Par ma soif, dit Rhizotome, je le veux lire : je vous ouïs souvent l’alléguant.

— Voyez comment les Pythagoriens, par raison des noms et nombres, concluent que Patroclus devait être occis par Hector, Hector par Achilles, Achilles par Pâris, Pâris par Philoctètes. Je suis tout confus en mon entendement, quand je pense en l’invention admirable de Pythagoras, lequel, par le nombre par ou impar des syllabes d’un chacun nom propre, exposait de quel côté étaient les humains boiteux, borgnes, goutteux, paralytiques, pleurétiques et autres tels maléfices[8] en nature, savoir est, assignant le nombre par au côté gauche, l’impar au dextre.

— Vraiment, dit Épistémon, j’en vis l’expérience à Saintes, en une procession générale, présent le tant bon, tant vertueux, tant docte et équitable président Briand Valée, seigneur du Douhet. Passant un boiteux ou boiteuse, un borgne ou borgnesse, un bossu ou bossue, on lui rapportait son nom propre. Si les syllabes du nom étaient en nombre impar, soudain, sans voir les personnes, il les disait être maléficiés[9], borgnes, boiteux, bossus du côté dextre. Si elles étaient en nombre par, du côté gauche. Et ainsi était la vérité, onques n’y trouvâmes exception.

— Par cette invention, dit Pantagruel, les doctes ont affirmé qu’Achilles étant à genoux fut, par la flèche de Paris, blessé on[10] talon dextre, car son nom est de syllabes impares. (Ici est à noter que les anciens s’agenouillaient du pied dextre.) Vénus par Diomèdes, devant Troie, blessée en la main gauche, car son nom en grec est de quatre syllabes. Vulcain, boiteux du pied gauche, par mêmes raisons. Philippe, roi de Macédonie, et Annibal, borgnes de l’œil dextre. Encore pourrions-nous particulariser des ischies[11], hernies, hémicraines[12] par cette raison pythagorique.

Mais pour retourner aux noms, considérez comment Alexandre le Grand, fils du roi Philippe, duquel nous avons parlé, par l’interprétation d’un seul nom parvint à son entreprise. Il assiégeait la forte ville de Tyr et la battait de toutes ses forces par plusieurs semaines ; mais c’était en vain. Rien ne profitaient[13] ses engins et molitions[14]. Tout était soudain démoli et réparé par les Tyriens. Dont prit fantaisie de lever le siège, avec grande mélancolie, voyant en cetui département[15] perte insigne de sa réputation. En tel estrif[16] et fâcherie s’endormit. Dormant, songeait qu’un satyre était dedans sa tente dansant et sautelant avec ses jambes bouquines[17]. Alexandre le voulait prendre ; le satyre toujours lui échappait. Enfin, le roi le poursuivant en un détroit le happa. Sur ce point s’éveilla, et racontant son songe aux philosophes et gens savants de sa cour, entendit que les dieux lui promettaient victoire, et que Tyr bientôt serait prise, car ce mot satyros, divisé en deux, est sa Tyros, signifiant Tienne est Tyr. De fait, au premier assaut qu’il fit, il emporta la ville de force, et en grande victoire subjugua ce peuple rebelle. Au rebours, considérez comment, par la signification d’un nom, Pompée se désespéra. Étant vaincu par César en la bataille pharsalique, n’eut moyen autre de soi sauver que par fuite. Fuyant par mer, arriva en l’île de Chypre, près la ville de Paphos, aperçut sur le rivage un palais beau et somptueux. Demandant au pilote comment on nommait cetui palais, entendit qu’on le nommait Καϰοϐασιλέα, c’est-à dire Malroi. Ce nom lui fut en tel effroi et abomination qu’il entra au désespoir, comme assuré de n’évader[18] que bientôt ne perdît la vie, de mode que les assistants et nochers ouïrent ses cris, soupirs et gémissements. De fait, peu de temps après, un nommé Achillas, paysan inconnu, lui trancha la tête. Encore pourrions-nous, à ce propos, alléguer ce qu’advint à L. Paulus Æmilius, lorsque, par le Sénat romain, fut élu empereur, c’est-à-dire chef de l’armée qu’ils envoyaient contre Perses, roi de Macédonie. Icelui jour, sur le soir, retournant en sa maison pour soi apprêter au délogement, baisant une sienne petite fille nommée Tratia, avisa qu’elle était aucunement[19] triste : « Qu’y a il, dit-il, ma Tratia ? Pourquoi es-tu ainsi triste et fâchée ? — Mon père, répondit-elle, Persa est morte. » Ainsi nommait-elle une petite chienne qu’elle avait en délices. À ce mot prit Paulus assurance de la victoire contre Perses. Si le temps permettait que puissions discourir par les sacres[20] bibles des Hébreux, nous trouverions cent passages insignes nous montrants évidemment en quelle observance et religion leur étaient les noms propres avec leurs significations. »

Sur la fin de ce discours, arrivèrent les deux colonels, accompagnés de leurs soudards, tous bien armés et bien délibérés[21]. Pantagruel leur fit une brève remontrance à ce qu’ils eussent à soi montrer vertueux au combat, si par cas étaient contraints (car encore ne pouvait-il croire que les andouilles fussent si traîtresses), avec défense de commencer le hourt[22], et leur bailla Mardigras pour mot du guet.


  1. À l’enseigne d’un vase de vin (la neuvième).
  2. À l’enseigne d’une hotte de vendangeur (la onzième).
  3. Jamais.
  4. Point.
  5. Bonheur.
  6. Poussé par.
  7. Au.
  8. Disgrâces.
  9. Contrefaits.
  10. Au.
  11. Sciatiques.
  12. Migraines.
  13. Ne servaient.
  14. Travaux.
  15. Départ.
  16. Danger.
  17. De bouc.
  18. Échapper.
  19. En quelque façon.
  20. Sacrées.
  21. Résolus.
  22. Choc.