Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL31

COMMENT, PAR LES ANDOUILLES FAROUCHES, EST DRESSÉE EMBUSCADE CONTRE PANTAGRUEL.

Ce disant Xénomanes, frère Jean aperçut vingt et cinq ou trente jeunes andouilles de légère taille sur le havre, soi retirantes de grand pas vers leur ville, citadelle, château et roquette[1] de Cheminées, et dit à Pantagruel : « Il y aura ici de l’âne, je le prévois. Ces andouilles vénérables vous pourraient, par aventure, prendre pour Carêmeprenant, quoiqu’en rien ne lui sembliez. Laissons ces repaissailles[2] ici, et nous mettons en devoir de leur résister.

— Ce ne serait, dit Xénomanes, pas trop mal fait. Andouilles sont andouilles, toujours doubles et traîtresses. »

Adonc se lève Pantagruel de table pour découvrir hors la touche[3] de bois ; puis soudain retourne, et nous assure avoir à gauche découvert une embuscade d’andouilles farfelues[4], et du côté droit, à demi-lieue loin de là, un gros bataillon d’autres puissantes et gigantales[5] andouilles, le long d’une petite colline, furieusement en bataille marchantes vers nous au son des vèzes et piboles, des gogues[6] et des vessies, des joyeux pifres[7] et tambours, des trompettes et clairons. Par la conjecture de soixante et dix-huit enseignes qu’il y comptait, estimions leur nombre n’être moindre de quarante et deux mille. L’ordre qu’elles tenaient, leur fier marcher et faces assurées, nous faisaient croire que ce n’étaient friquenelles[8], mais vieilles andouilles de guerre. Par les premières filières jusque près les enseignes, étaient toutes armées à haut appareil, avec piques petites, comme nous semblait de loin, toutefois bien pointues et acérées. Sur les ailes étaient flanquegées[9] d’un grand nombre de boudins sylvatiques[10], de godiveaux[11] massifs et saucissons à cheval, tous de belle taille, gens insulaires, bandouiliers[12] et farouches. Pantagruel fut en grand émoi, et non sans, cause, quoique Épistémon lui remontrât que l’usance et coutume du pays andouillois pouvait être ainsi caresser et en armes recevoir leurs amis étrangers, comme sont les nobles rois de France par les bonnes villes du royaume reçus et salués à leurs premières entrées après leur sacre et nouvel avènement à la couronne. « Par aventure, disait-il, est-ce la garde ordinaire de la reine du lieu, laquelle avertie par les jeunes andouilles du guet que vîtes sur l’arbre comment en ce port surgeait[13] le beau et pompeux convoi de nos vaisseaux, a pensé que là devait être quelque riche et puissant prince, et vient vous visiter en personne. » De ce non satisfait, Pantagruel assembla son conseil pour sommairement leur avis entendre sur ce que faire devaient en cetui estrif[14] d’espoir incertain et crainte évidente.

Adonc brièvement leur remontra comment telles manières de recueil[15] en armes avait souvent porté mortel préjudice, sous couleur de caresse et amitié. « Ainsi, disait-il, l’empereur Antonin Caracalle, à l’une fois occit les Alexandrins, à l’autre défit la compagnie d’Artaban, roi des Perses, sous couleur et fiction de vouloir sa fille épouser, ce que ne resta impuni, car peu après il y perdit la vie. Ainsi les enfants de Jacob, pour venger le rapt de leur sœur Dyna, sacmentèrent[16] les Sichimiens. En cette hypocritique façon, par Galien, empereur romain, furent les gens de guerre défaits devant Constantinople. Ainsi, sous espèce d’amitié, Antoninus attira Artavasdes, roi d’Arménie, puis le fit lier et enferrer de grosses chaînes, finalement le fit occire. Mille autres pareilles histoires trouvons-nous par[17] les antiques monuments, et à bon droit est, jusques à présent, de prudence grandement loué Charles, roi de France, sixième de ce nom, lequel retournant victorieux des Flamands et Gantois en sa bonne ville de Paris, et, au Bourget en France, entendant que les Parisiens avec leurs maillets (dont furent surnommés Maillotins) étaient hors la ville issus en bataille jusques au nombre de vingt mille combattants, n’y voulut entrer, quoiqu’ils remontrassent qu’ainsi s’étaient mis en armes pour plus honorablement le recueillir[18] sans autre fiction ni mauvaise affection[19], que premièrement ne se fussent en leurs maisons retirés et désarmés. »


  1. Forteresse.
  2. Mangeailles.
  3. Le bouquet.
  4. Rebondies.
  5. Gigantesques.
  6. Boyaux.
  7. Fifres.
  8. Petites friquettes, jeunes coquettes.
  9. Flanquées.
  10. Des bois.
  11. Pâtés.
  12. Brigands.
  13. Surgissait.
  14. Danger.
  15. Accueil.
  16. Mirent à sac.
  17. Parmi.
  18. Accueillir.
  19. Sentiment.