Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL33

COMMENT FRÈRE JEAN SE RALLIE AVEC LES CUISINIERS POUR COMBATTRE LES ANDOUILLES.

Voyant frère Jean ces furieuses andouilles ainsi marcher dehait[1], dit à Pantagruel : « Ce sera ici une belle bataille de foin, à ce que je vois. Ô ! le grand honneur et louanges magnifiques qui seront en notre victoire ! Je voudrais que, dedans votre nef, fussiez de ce conflit seulement spectateur, et au reste me laissiez faire avec mes gens.

— Quels gens ? demanda Pantagruel.

— Matière de bréviaire, répondit frère Jean. Pourquoi Potiphar, maître-queux des cuisines de Pharaon, celui qui acheta Joseph et lequel Joseph eût fait cocu s’il eût voulu, fut maître de la cavalerie de tout le royaume d’Égypte ? Pourquoi Nabuzardan, maître cuisinier du roi Nabuchodonosor fut entre tous autres capitaines élu pour assiéger et ruiner Jérusalem ?

— J’écoute, répondit Pantagruel.

— Par le trou madame, dit frère Jean, j’oserais jurer qu’ils autrefois avaient andouilles combattu, ou gens aussi peu estimés qu’andouilles, pour lesquelles abattre, combattre, dompter et sacmenter[2], trop plus sont, sans comparaison, cuisiniers idoines et suffisants que tous gendarmes, estradiots[3], soudards et piétons du monde.

— Vous me rafraîchissez la mémoire, dit Pantagruel, de ce qu’est écrit entre les facétieuses et joyeuses réponses de Cicéron. On[4] temps des guerres civiles à Rome entre César et Pompée, il était naturellement plus enclin à la part[5] pompéiane, quoique de César fût requis et grandement favorisé. Un jour, entendant que les Pompéians à certaine rencontre avaient fait insigne perte de leurs gens, voulut visiter leur camp. En leur camp aperçut peu de force, moins de courage et beaucoup de désordre. Lors prévoyant que tout irait à mal et perdition, comme depuis advint, commença trupher[6] et moquer maintenant les uns, maintenant les autres, avec brocards aigres et piquants, comme très bien savait le style. Quelques capitaines, faisants des bons compagnons comme gens bien assurés et délibérés[7] lui dirent : « Voyez-vous combien nous avons encore d’aigles ? » C’était lors la devise[8] des Romains en temps de guerre. « Cela, répondit Cicéron, serait bon et à propos si guerre aviez contre les pies. » Donc vu que combattre nous faut andouilles, vous inférez que c’est bataille culinaire, et voulez aux cuisiniers vous rallier. Faites comme l’entendez. Je resterai ici attendant l’issue de ces fanfares[9]. »

Frère Jean de ce pas va ès tentes des cuisines, et dit tout en gaîté et courtoisie aux cuisiniers : « Enfants, je veux hui[10] vous tous voir en honneur et triomphe. Par vous seront faites apertises[11] d’armes non encore vues de notre mémoire. Ventre sur ventre, ne tient-on autre compte des vaillants cuisiniers ? Allons combattre ces paillardes andouilles. Je serai votre capitaine. Buvons, amis. Çà, courage.

— Capitaine, répondirent les cuisiniers, vous dites bien. Nous sommes à votre joli commandement. Sous votre conduite nous voulons vivre et mourir.

— Vivre, dit frère Jean, bien ; mourir, point : c’est affaire aux andouilles. Or donc mettons-nous en ordre. Nabuzardan vous sera pour mot du guet. »


  1. De bon cœur
  2. Mettre à sac.
  3. Chevau-léger.
  4. Au.
  5. Au parti.
  6. Railler.
  7. Résolus.
  8. Enseigne.
  9. Bouffonneries.
  10. Aujourd’hui.
  11. Dextérités.