Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL41

COMMENT HOMENAS, ÉVÊQUE DES PAPIMANES, NOUS MONTRA LES URANOPÈTES[1] DÉCRÉTALES.

Puis nous dit Homenas : « Par nos saintes décrétales nous est enjoint et commandé visiter premier les églises que les cabarets. Pourtant[2], ne déclinant de cette belle institution, allons à l’église, après irons banqueter.

— Homme de bien, dit frère Jean, allez devant, nous vous suivrons. Vous en avez parlé en bons termes et en bon Christian Jà longtemps a que n’en avions vu. Je m’en trouve fort réjoui en mon esprit et crois que je n’en repaîtrai que mieux. C’est belle chose rencontrer gens de bien. » Approchants de la porte du temple, aperçûmes un gros livre doré, tout couvert de fines et précieuses pierres, balais, émeraudes, diamants et unions[3], plus ou autant pour le moins excellentes, que celles qu’Octavian consacra à Jupiter Capitolin, et pendait en l’air attaché à deux grosses chaînes d’or au zoophore[4] du portail. Nous le regardions en admiration. Pantagruel le maniait et tournait à plaisir, car il y pouvait aisément toucher, et nous affirmait qu’au touchement d’icelles, il sentait un doux prurit des ongles et dégourdissement de bras, ensemble[5] tentation véhémente en son esprit de battre un sergent ou deux, pourvu qu’ils n’eussent tonsure.

Adonc nous dit Homenas : « Jadis fut aux Juifs la loi par Moses baillée écrite des doigts propres de Dieu. En Delphes devant la face du temple d’Apollo fut trouvée cette sentence divinement écrite : ΓΝΩΘΙ ΣΕΑΥΤΟΝ. Et par certain laps de temps après fut vue ΕΙ aussi divinement écrite et transmise des cieux. Le simulacre de Cybèle fut des cieux en Phrygie transmis on[6] champ nommé Pésinunt. Aussi fut en Tauris le simulacre de Diane, si croyez Euripides. L’oriflambe[7] fut des cieux transmise aux nobles et très christians rois de France, pour combattre les infidèles. Régnant Numa Pompilius, roi second des Romains en Rome, fut du ciel vu descendre le tranchant bouclier dit Ancile. En Acropolis d’Athènes jadis tomba du ciel empyrée la statue de Minerve. Ici semblablement voyez les sacrées décrétales écrites de la main d’un ange chérubin. Vous autres, gens transpontins, ne le croirez pas ?

— Assez mal, répondit Panurge.

— Et à nous ici miraculeusement du ciel des cieux transmises, en façon pareille que par Homère, père de toute philosophie (excepté toujours les dives[8] décrétales), le fleuve du Nil est appelé Diipètes. Et parce que avez vu le pape, évangéliste d’icelles et protecteur sempiternel, vous sera de par nous permis les voir et baiser au dedans, si bon vous semble. Mais il vous conviendra par avant trois jours jeûner, et régulièrement confesser, curieusement[9] épluchants et inventorisants vos péchés tant dru qu’en terre ne tombât une seule circonstance, comme divinement nous chantent les dives décrétales que voyez. À cela faut du temps.

— Homme de bien, répondit Panurge, décrottoirs, voire, dis-je, décrétales avons prou[10] vu en papier, en parchemin lanterné[11], en vélin, écrites à la main, et imprimées en moule[12] Ja[13] n’est besoin que vous peinez à cettes-ci nous montrer. Nous contentons du bon vouloir, et vous remercions autant.

— Vrai bis, dit Homenas, vous n’avez mie[14] vu cettes-ci angéliquement écrites. Celles de votre pays ne sont que transsumpts[15] des nôtres, comme trouvons écrit par un de nos antiques scholiastes décrétalins. Au reste vous prie n’y épargner ma peine. Seulement avisez si voulez confesser et jeûner les trois beaux petits jours de Dieu.

— De cons fesser, répondit Panurge, très bien nous consentons. Le jeûne seulement ne nous vient à propos, car nous avons tant et trestant par la marine[16] jeûné que les araignes[17] ont fait leurs toiles sur nos dents. Voyez ici ce bon frère Jean des Entommeures (à ce mot Homenas courtoisement lui bailla la petite accolade), la mousse lui est crûe on[18] gosier par faute de remuer et exercer les badigoinces[19] et mandibules.

— Il dit vrai, répondit frère Jean. J’ai tant et trestant jeûné que j’en suis devenu tout bossu.

— Entrons, dit Homenas, donc en l’église, et nous pardonnez si présentement ne vous chantons la belle messe de Dieu. L’heure de mi-jour est passée, après laquelle nous défendent nos sacres décrétales messe chanter, messe, dis-je, haute et légitime. Mais je vous en dirai une basse et sèche.

— J’en aimerais mieux, dit Panurge, une mouillée de quelque bon vin d’Anjou. Boutez[20] donc, boutez bas et raide.

— Vert et bleu, dit frère Jean, il me déplaît grandement qu’encore est mon estomac jeun, car ayant très bien déjeuné et repu à usage monacal, si d’aventure il nous chante de requiem, j’y eusse porté pain et vin par les traits passés[21]. Patience. Sacquez[22], choquez, boutez, mais troussez-la court, de peur que ne se crotte, et pour autre cause aussi, je vous en prie. »


  1. Descendues du ciel.
  2. C’est pourquoi.
  3. Perles.
  4. L’entablement.
  5. En même temps.
  6. Au.
  7. Oriflamme.
  8. Divines.
  9. Avec soin.
  10. Beaucoup.
  11. Venant de Lanternois.
  12. Caractères d’imprimerie.
  13. Jamais.
  14. Point.
  15. Copies.
  16. Mer.
  17. Araignées.
  18. Au.
  19. Lèvres.
  20. Poussez.
  21. Jeu de mots avec trépassés et traits (coups de vin) passés.
  22. Tirez (l’épée).