Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL40

COMMENT PANTAGRUEL DESCENDIT EN L’ÎLE DES PAPIMANES.

Laissants l’île désolée des Papefigues, navigâmes par un jour en sérénité et tout plaisir, quand à notre vue s’offrit la benoîte île des Papimanes. Soudain que nos ancres furent au port jetées, avant que nous eussions encoché[1] nos gumènes[2], vinrent vers nous en un esquif quatre personnes diversement vêtues. L’un en moine enfroqué, crotté, botté. L’autre en fauconnier avec un leurre et gant d’oiseau. L’autre en solliciteur de procès, ayant un grand sac plein d’informations, citations, chicaneries et ajournements en main. L’autre en vigneron d’Orléans avec belles guêtres de toile, une panouère[3] et une serpe à la ceinture. Incontinent qu’ils furent joints à notre nef, s’écrièrent à haute voix tous ensemble demandant : « L’avez-vous vu, gens passagers ? l’avez-vous vu ?

— Qui ? demandait Pantagruel.

— Celui-là, répondirent-ils.

— Qui est-il ? demanda frère Jean. Par la mort-bœuf, je l’assommerai de coups », pensant qu’ils se guémentassent[4] de quelque larron, meurtrier ou sacrilège.

— Comment, dirent-ils, gens pérégrins[5], ne connaissez-vous l’Unique ?

— Seigneurs, dit Épistémon, nous n’entendons[6] tels termes. Mais, exposez-nous, s’il vous plaît, de qui entendez, et nous vous en dirons la vérité sans dissimulation.

— C’est, dirent-ils, celui qui est. L’avez-vous jamais vu ?

— Celui qui est, répondit Pantagruel, par notre théologique doctrine, est Dieu, et en tel mot se déclare à Moses. Onques certes ne le vîmes, et n’est visible à œils corporels.

— Nous ne parlons mie[7], dirent-ils, de celui haut Dieu qui domine par les cieux. Nous parlons du Dieu en terre. L’avez-vous onques vu ?

— Ils entendent, dit Carpalim, du pape, sur mon honneur.

— Oui, oui, répondit Panurge, oui dà, messieurs, j’en ai vu trois, à la vue desquels je n’ai guère profité.

— Comment, dirent-ils, nos sacres décrétales chantent qu’il n’y en a jamais qu’un vivant.

— J’entends, répondit Panurge, les uns successivement après les autres. Autrement n’en ai-je vu qu’un à une fois.

— Ô gens, dirent-ils, trois et quatre fois heureux, vous soyez les bien et plus que très bien venus ! »

Adonc s’agenouillèrent devant nous, et nous voulaient baiser les pieds. Ce que ne leur voulûmes permettre, leur remontrants qu’au pape, si là de fortune en propre personne venait, ils ne sauraient faire davantage. « Si ferions, si, répondirent-ils. Cela est entre nous jà résolu. Nous lui baiserions le cul sans feuille, et les couilles pareillement, car il a couilles le père saint, nous le trouvons par nos belles décrétâtes, autrement ne serait-il pape. De sorte qu’en subtile philosophie décrétaline cette conséquence est nécessaire : « Il est pape, il a donc couilles, » et quand couilles faudraient[8] au monde, le monde plus pape n’aurait. »

Pantagruel demandait cependant à un mousse de leur esquif qui étaient ces personnages. Il lui fit réponse que c’étaient les quatre états de l’île, ajouta davantage[9] que serions bien recueillis[10] et bien traités, puisque avions vu le pape. Ce qu’il remontra à Panurge, lequel lui dit secrètement : « Je fais vœu à Dieu, c’est cela. Tout vient à point qui peut attendre. À la vue du pape jamais n’avions profité ; à cette heure, de par tous les diables, nous profitera comme je vois. » Alors descendîmes en terre, et venaient au-devant de nous comme en procession tout le peuple du pays, hommes, femmes, petits enfants. Nos quatre états leur dirent à haute voix : « Ils l’ont vu, ils l’ont vu, ils l’ont vu. »

À cette proclamation, tout le peuple s’agenouillait devant nous, levants les mains jointes au ciel, et criants : « Ô gens heureux ! Ô bienheureux ! » Et dura ce cri plus d’un quart d’heure. Puis y accourut le maître d’école avec tous ses pédagogues, grimauds et écoliers, et les fouettait magistralement, comme on soûlait fouetter les petits enfants en nos pays quand on pendait quelque malfaiteur, afin qu’il leur en souvînt. Pantagruel en fut fâché, et leur dit : « Messieurs, si ne désistez[11] fouetter ces enfants, je m’en retourne. » Le peuple s’étonna[12], entendant sa voix stentorée[13], et vis un petit bossu à longs doigts demandant au maître d’école : « Vertu d’extravagantes, ceux qui voient le pape deviennent-ils ainsi grands comme cetui-ci qui nous menace ? Ô qu’il me tarde merveilleusement que je ne le vois, afin de croître et grand comme lui devenir. » Tant grandes furent leurs exclamations qu’Homenas y accourut (ainsi appellent-ils leur évêque) sur une mule débridée, caparaçonnée de vert, accompagné de ses appôts (comme ils disaient), de ses suppôts aussi, portants croix, bannières, gonfalons, baldaquins, torches, bénoîtiers. Et nous voulait pareillement les pieds baiser à toutes forces, comme fit au pape le bon Christian Valfinier, disant qu’un de leurs hypothètes[14], dégraisseur et glossateur de leurs saintes décrétales, avait par écrit laissé qu’ainsi comme le Messias, tant et si longtemps des Juifs attendu, enfin leur était advenu, aussi en icelle île quelque jour le pape viendrait. Attendants cette heureuse journée, si là arrivait personne qui l’eût vu à Rome ou autre part, qu’ils eussent à bien le festoyer, et révérentement[15] traiter. Toutefois nous nous en excusâmes honnêtement.


  1. Amarré.
  2. Gros câbles.
  3. Corbeille.
  4. Se tourmentassent.
  5. Étrangers.
  6. Comprenons.
  7. Point.
  8. Manqueraient.
  9. En outre.
  10. Accueillis.
  11. Cessez.
  12. Fut étourdi.
  13. De Stentor.
  14. Qui parlent des choses passées.
  15. Avec révérence.