Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL39

maison de rabelais à chinon en 1699
Cette vaste demeure, aujourd’hui entièrement reconstruite, était occupée au xviie siècle par un cabaret. Une plaque commémorative sur la façade du no 15 de la rue de la Lamproie, rappelle ce souvenir.

COMMENT LE DIABLE EUT TROMPÉ PAR UNE VIEILLE DE PAPEFIGUIÈRE.

Le laboureur, retournant en sa maison, était triste et pensif. Sa femme, tel le voyant, cuidait[1] qu’on l’eût au marché dérobé. Mais entendant la cause de sa mélancolie, voyant aussi sa bourse pleine d’argent, doucement le réconforta, et l’assura que, de cette gratelle, mal aucun ne lui adviendrait. Seulement que sur elle il eut à se poser et reposer. Elle avait jà pourpensé[2] bonne issue. « Pour le pis, disait le laboureur, je n’en aurai qu’une éraflade, je me rendrai au premier coup et lui quitterai le champ.

— Rien, rien, dit la vieille ; posez-vous sur moi et reposez : laissez-moi faire. Vous m’avez dit que c’est un petit diable : je le vous ferai soudain rendre, et le champ nous demeurera. Si c’eût été un grand diable, il y aurait à penser. »

Le jour de l’assignation était lorsqu’en l’île nous arrivâmes. À bonne heure du marin le laboureur s’était très bien confessé, avait communié, comme bon catholique, et par le conseil du curé s’était au plonge[3] caché dedans le bénitier, en l’état que l’avions trouvé.

Sur l’instant qu’on nous racontait cette histoire, eûmes l’avertissement que la vieille avait trompé le diable et gagné le champ. La manière fut telle. Le diable vint à la porte du laboureur, et, sonnant, s’écria : « Ô vilain, vilain, ça, ça, à belles griffes ! »

Puis entrant en la maison, galant et bien délibéré[4], et n’y trouvant le laboureur avisa sa femme en terre pleurante et lamentante. « Qu’est ceci, demandait le diable. Où est-il ? Que fait-il ?

— Ha ! dit la vieille, où est-il, le méchant, le bourreau, le brigand ? Il m’a affolée[5], je suis perdue, je meurs du mal qu’il m’a fait.

— Comment, dit le diable, qu’y a il ? Je vous le galerai[6] bien tantôt.

— Ha ! dit la vieille, il m’a dit, le bourreau, le tyran, l’égratigneur de diables, qu’il avait hui[7] assignation de se gratter avec vous. Pour essayer ses ongles, il m’a seulement gratté du petit doigt ici entre les jambes, et m’a du tout affolée. Je suis perdue, jamais je n’en guérirai, regardez. Encore est-il allé chez le maréchal soi faire aiguiser et apointer les griffes. Vous êtes perdu, monsieur le diable, mon ami. Sauvez-vous, il n’arrêtera point. Retirez-vous, je vous en prie. »

Lors se découvrit jusques au menton en la forme que jadis les femmes persides se présentèrent à leurs enfants fuyants la bataille, et lui montra son comment-a-nom.

Le diable, voyant l’énorme solution de continuité en toutes dimensions, s’écria : « Mahon, Demiourgon, Mégère, Alecto, Perséphone, il ne me tient pas ! Je m’en vais belle erre. Cela ? Je lui quitte le champ. »

Entendant, la catastrophe[8] et fin de l’histoire, nous retirâmes en notre nef, et là ne fîmes autre séjour. Pantagruel donna au tronc de la fabrique de l’église dix-huit mille royaux d’or en contemplation de la pauvreté du peuple et calamité du lieu.


  1. Croyait.
  2. Médité.
  3. Plongeon.
  4. Résolu.
  5. Blessée.
  6. Régalerai.
  7. Aujourd’hui.
  8. Dénouement.