Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\CL14

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IIITexte sur une seule pagep. 103-108).

COMMENT PANTAGRUEL ARRIVA EN L’ÎLE DES APEDEFTES[1] À LONGS DOIGTS ET MAINS CROCHUES, ET DES TERRIBLES AVENTURES ET MONSTRES QU’IL Y TROUVA.

Sitôt que les ancres furent jetées et le vaisseau assuré, l’on descendit l’esquif. Après que le bon Pantagruel eut fait les prières et remercié le Seigneur de l’avoir sauvé de si grand danger, il entra et toute sa compagnie dans l’esquif pour prendre terre, ce qui leur fut fort aisé, car la mer étant calme et les vents baissés, en peu de temps ils furent aux rochers. Comme ils eurent pris terre, Épistémon, qui admirait l’assiette du lieu et l’étrangeté des rochers, avisa quelques habitants dudit pays. Le premier à qui il s’adressa était vêtu d’une robe gocourte[2], de couleur de roi[3], avait le pourpoint de demiostade[4] à bas de manches de satin, et le haut était de chamois, le bonnet à la cocarde : homme d’assez bonne façon, et comme depuis nous sûmes, il avait nom Gagnebeaucoup. Épistémon lui demanda comme s’appelaient ces rochers et vallées si étranges. Gagnebeaucoup lui dit que c’était une colonie tirée du pays de Procuration, et l’appelaient les Cahiers, et qu’au delà des rochers, ayant passé un petit gué, nous trouverions l’île des Apedeftes. « Vertu des extravagantes[5], dit frère Jean et vous autres gens de bien, de quoi vivez-vous ici ? Saurions-nous boire en votre verre ? car je ne vous vois aucuns outils que parchemins, cornets[6] et plumes.

— Nous ne vivons, répondit Gagnebeaucoup, que de cela aussi, car il faut que tous ceux qui ont affaire en l’île passent par mes mains.

— Pourquoi ? dit Panurge, êtes-vous barbiers, qu’il faut qu’ils soient testonnés[7] ?

— Oui, dit Gagnebeaucoup, quant aux testons de la bourse.

— Par Dieu, dit Panurge, vous n’aurez de moi denier ni maille, mais je vous prie, beau sire, menez-nous à ces Apedeftes, car nous venons du pays des savants, où je n’ai guère gagné. »

En devisant, ils arrivèrent en l’île des Apedeftes, car l’eau fut tantôt passée. Pantagruel fut en grande admiration de la structure, de la demeure et habitation des gens du pays, car ils demeurent en un grand pressoir, auquel on monte près de cinquante degrés, et avant que d’entrer au maître pressoir (car léans[8] y en a des petits, grands, secrets, moyens et de toutes sortes) vous passez par un grand péristyle où vous voyez en paysage les ruines presque de tout le monde, tant de potences de grands larrons, tant de gibets, de questions, que cela vous fait peur. Voyant Gagnebeaucoup que Pantagruel s’amusait à cela : « Monsieur, dit-il, allons plus avant : ceci n’est rien.

— Comment, dit frère Jean, ce n’est rien ? Par l’âme de ma braguette échauffée, Panurge et moi tremblons de belle faim. J’aimerais mieux boire que voir ces ruines ici.

— Venez, » dit Gagnebeaucoup. Lors nous mena en un petit pressoir qui était caché sur le derrière, que l’on appelait en langage de l’île, Pithies[9]. Là ne demandez pas si maître Jean se traita, et Panurge, car saucissons de Milan, coqs d’Inde, chapons, outardes, malvoisie et toutes bonnes viandes[10] étaient prêtes et fort bien accoutrées[11]. Un petit bouteiller, voyant que frère Jean avait donné une œillade amoureuse sur une bouteille qui était près d’un bunet, séparée de la troupe bouteillique, dit à Pantagruel : « Monsieur, je vois que l’un de vos gens fait l’amour à cette bouteille : je vous supplie bien fort qu’il n’y soit touché, car c’est pour Messieurs.

— Comment, dit Panurge, il y a donc des messiers[12] céans ? L’on y vendange, à ce que je vois. »

Alors Gagnebeaucoup nous rit monter par un petit degré[13] caché, en une chambre par laquelle il nous montra les Messieurs qui étaient dans le grand pressoir, auquel il nous dit qu’il n’était licite à homme d’y entrer sans leur congé, mais que nous les verrions bien par ce petit goulet de fenêtre, sans qu’ils nous vissent.

Quand nous y fûmes, nous avisâmes dans un grand pressoir vingt ou vingt-cinq gros pendards à l’entour d’un grand bourreau tout habillé de vert, qui s’entreregardaient, ayants les mains longues comme jambes de grue et les ongles de deux pieds pour le moins, car il leur est défendu de les rogner jamais, de sorte qu’ils leur deviennent croches comme rançons[14] ou rivereaux[15], et sur l’heure fut amenée une grosse grappe des vignes qu’on vendange en ce pays-là, du plant de l’extraordinaire qui souvent pend à échalas. Sitôt que la grappe fut là, ils la mirent au pressoir et n’y eut grain dont pas un ne pressurât de l’huile d’or, tant que la pauvre grappe fut remportée si sèche et épluchée qu’il n’y avait plus jus ne liqueur du monde. Or, nous contait Gagnebeaucoup qu’ils n’ont pas souvent ces grosses grappes-là, mais qu’ils en ont toujours d’autres sur le pressoir. « Mais, mon compère, dit Panurge, en ont-ils de beaucoup de plants ?

— Oui, dit Gagnebeaucoup. Voyez-vous bien cette-là petite que voyez qui s’en va remettre au pressoir ? Elle est du plant des décimes : ils en tirèrent déjà l’autre jour jusques au pressurage ; mais l’huile sentait le coffre au prêtre, et Messieurs n’y trouvèrent pas grands appigrets[16].

— Pourquoi donc, dit Pantagruel, la remettent-ils au pressoir ?

— Pour voir, dit Gagnebeaucoup, s’il y a point quelque omission de jus ou recette dans le marc.

— Et vertu Dieu, dit frère Jean, appelez-vous ces gens-là ignorants ? Comme diable, ils tireraient de l’huile d’un mur.

— Aussi font-ils, dit Gagnebeaucoup, car souvent ils mettent au pressoir des châteaux, des parcs, des forêts, et de tout en tirent l’or potable.

— Vous voulez dire portable, dit Epistémon.

— Je dis potable, dit Gagnebeaucoup, car l’on en boit céans mainte bouteille que l’on ne boirait pas. Il y en a de tant de plants que l’on n’en sait le nombre. Passez jusques ici, et voyez dans ce courtil. En voilà plus de mille qui n’attendent que l’heure d’être pressurés. En voilà du plant général, voilà du particulier, des fortifications, des emprunts, des dons, des casuels, des domaines, des menus plaisirs, des postes, des offrandes, de la maison.

— Et qui est cette grosse-là, à qui toutes ces petites sont à l’environ ?

— C’est, dit Gagnebeaucoup, de l’épargne, qui est le meilleur plant de tout ce pays. Quand on en pressure de ce plant, six mois après il n’y a pas un de Messieurs qui ne s’en sente. »

Quand ces messieurs furent levés, Pantagruel pria Gagnebeaucoup qu’il nous menât en ce grand pressoir, ce qu’il fit volontiers. Sitôt que fûmes entrés, Épistemon, qui entendait toutes langues, commença à montrer à Pantagruel les devises du pressoir, qui était grand, beau, fait, à ce que nous dit Gagnebeaucoup, du bois de la croix, car sur chacun ustensile étaient écrits les noms de chacune chose en langue du pays. La vis du pressoir s’appelait recette ; la met[17], dépense ; l’écrou, état ; le tesson[18], deniers comptés et non reçus : les fûts[19], souffrance ; les béliers, radietur ; les jumelles[20], recuperetur ; les cuves, plus valeur ; les ansées[21], rôles ; les fouloirs, acquits ; les hottes, validation ; les portoirs[22], ordonnance valable ; les seilles[23], le pouvoir ; l’entonnoir, le quittus.

« Par la reine des andouilles, dit Panurge, toutes les hiéroglyphes d’Égypte n’approchèrent jamais de ce jargon. Que diable, ces mots-là rencontrent de piques comme crottes de chèvre. Mais pourquoi, mon compère, mon ami, appelle-t-on ces gens ici ignorants ?

— Parce, dit Gagnebeaucoup, qu’ils ne sont et ne doivent nullement être clercs, et que céans, par leur ordonnance, tout se doit manier par ignorance, et n’y doit avoir raison, sinon que : « Messieurs l’ont dit, Messieurs le veulent, Messieurs l’ont ordonné. »

— Par le vrai Dieu, dit Pantagruel, puisqu’ils gagnent tant aux grappes, le serinent leur peut beaucoup valoir.

— En doutez-vous ? dit Gagnebeaucoup ? Il n’est mois qu’ils n’en aient. Ce n’est pas comme en vos pays, où le serment[24] ne vous vaut rien qu’une fois l’année. »

De là, pour nous mener par mille petits pressoirs, en sortant nous avisâmes un autre petit bourreau, à l’entour duquel étaient quatre ou cinq de ces ignorants, crasseux et colères comme ânes à qui l’on a attaché une fusée aux fesses, qui, sur un petit pressoir qu’ils avaient là, repassaient encore le marc des grappes après les autres. L’on les appelait, en langue du pays : courracteurs[25]. «  Ce sont les plus rébarbatifs vilains à les voir, dit frère Jean que j’aie point aperçu. »

De ce grand pressoir nous passâmes par infinis petits pressoirs, tous pleins de vendangeurs qui épluchent les grains avec des ferrements[26] qu’ils appellent articles de comptes, et finablement arrivâmes en une basse salle où nous vîmes un grand dogue à deux têtes de chien, ventre de loup, griffé comme un diable de Lamballe, qui était là nourri de lait d’amandes, et était ainsi délicatement par l’ordonnance de Messieurs, parce qu’il n’y avait celui à qui il ne valût bien la rente d’une bonne métairie. Ils l’appelaient en langue d’ignorance, duple[27]. Sa mère était auprès, qui était de pareil poil et forme, hormis qu’elle avait quatre têtes, deux mâles et deux femelles, et elle avait nom quadruple, laquelle était la plus furieuse bête de léans[28], et la plus dangereuse après sa grand’mère, que nous vîmes enfermée en un cachot qu’ils appelaient omission de recette.

Frère Jean, qui avait toujours vingt aunes de boyaux vides pour avaler une saugrenée[29] d’avocats, se commençant à fâcher, pria Pantagruel de penser du dîner, et de mener avec lui Gagnebeaucoup. De sorte qu’en sortant de léans par la porte de derrière, nous rencontrâmes un vieil homme enchaîné, demi ignorant, demi-savant, comme un androgyne de diable, qui était de lunettes caparaçonné comme une tortue d’écaillés, et ne vivait que d’une viande qu’ils appellent en leur patois appellations. Le voyant, Pantagruel demanda à Gagnebeaucoup de quelle race était ce protonotaire, et comment il s’appelait. Gagnebeaucoup nous conta comme de tout temps et ancienneté il était léans, au grand regret de Messieurs enchaîné, qui le faisaient mourir presque de faim, et s’appelait revisit. « Par les saints couillons du pape, dit frère Jean, voilà un beau danseur et je ne m’ébahis pas si Messieurs les ignorants d’ici font grand cas de ce papelard-là. Par Dieu, il m’est avis, ami Panurge, si tu y regardes bien, qu’il a le minois de Grippeminaud. Ceux-ci, tous ignorants qu’ils sont, en savent autant que les autres. Je le renverrais bien d’où il est venu à grands coups d’anguillade.

— Par mes lunettes orientales, dit Panurge, frère Jean, mon ami, tu as raison, car à voir la trogne de ce faux vilain revisit, il est encore plus ignorant et méchant que ces pauvres ignorants ici, qui grappent[30] au moins mal qu’ils peuvent, sans long procès, et qui, en trois petits mots, vendangent le clos sans tant d’interlocutoires ni décrotoires, dont ces chats fourrés en sont bien fâchés. »


  1. Ignorants.
  2. Courte.
  3. Couleur de tau.
  4. (Tissu de laine).
  5. Décrétales.
  6. Encriers.
  7. Coiffés (jeu de mots avec testons, monnaie).
  8. Là dedans.
  9. Buvette.
  10. Mets.
  11. Accommodées.
  12. Gardien des vignes.
  13. Escalier.
  14. Hallebardes.
  15. Gaffes.
  16. Jus.
  17. La huche.
  18. L’arbre.
  19. Les bois.
  20. Les montants.
  21. Les anses.
  22. Hottes à vendange.
  23. Seaux.
  24. (Jeu de mots avec sarment.)
  25. Correcteurs (des comptes).
  26. Instruments.
  27. Amende du double.
  28. Là dedans.
  29. Plat assaisonné au gros sel.
  30. Grapillent.