Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\CL30

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IIITexte sur une seule pagep. 136-138).

COMMENT EN L’OUVRAGE MOSAÏQUE DU TEMPLE ÉTAIT REPRÉSENTÉE LA BATAILLE QUE BACCHUS GAGNA CONTRE LES INDIENS.

Au commencement étaient en figure diverses villes, villages, châteaux, forteresses, champs et forêts, toutes ardentes en feu. En figure aussi étaient femmes diverses forcenées[1] et dissolues, lesquelles mettaient furieusement en pièces veaux, moutons et brebis toutes vives, et de leur chair se paissaient[2]. Là nous était signifié comme Bacchus entrant en Indie mettait tout à feu et à sang.

Ce nonobstant, tant fut des Indiens déprisé[3] qu’ils ne daignèrent lui aller encontre, ayants avertissement certain par leurs espions qu’en son ost[4] n’étaient gens aucuns de guerre, mais seulement un petit bonhomme vieux, efféminé et toujours ivre, accompagné de jeunes gens agrestes, tous nus, toujours dansants et sautants, ayants queues et cornes, comme ont les jeunes chevreaux, et grand nombre de femmes ivres. Dont se résolurent les laisser outre passer, sans y résister par armes, comme si à honte, non à gloire, déshonneur et ignominie leur revînt, non à honneur et prouesse, avoir de telles gens victoire. En cetui dépris[5], Bacchus toujours gagnait pays et mettait tout à feu, pour ce que feu et foudre sont de Bacchus les armes paternelles, et avant naître au monde fut par Jupiter salué de foudre, sa mère Semelé et sa maison maternelle arse[6] et détruite par feu, et à sang pareillement, car naturellement il en fait au temps de paix et en tire au temps de guerre. En témoignage sont les champs en l’île de Samos dits Panéma, c’est-à-dire tout sanglant, auxquels Bacchus les Amazones acconçut[7], fuyantes de la contrée des Éphésians, et les mit toutes à mort par phlébotomie, de mode que le dit champ était de sang tout embu[8] et couvert. Dont pourrez dorénavant entendre mieux que n’a décrit Aristotèles en ses problèmes, pourquoi jadis on disait en proverbe commun : « En temps de guerre ne mange et ne plante menthe. » La raison est, car en temps de guerre sont ordinairement départis[9] coups sans respect : donc l’homme blessé, s’il a celui jour manié ou mangé menthe, impossible est, ou bien difficile, lui restreindre le sang. Conséquemment était en la susdite emblémature[10] figuré comment Bacchus marchait en bataille et était sur un char magnifique tiré par trois couples de jeunes pards[11] joints ensemble ; sa face était comme d’un jeune enfant, pour enseignement que tous bons buveurs jamais n’envieillissent, rouge comme un chérubin, sans un poil de barbe au menton. En tête portait cornes aiguës ; au-dessus d’icelles une belle couronne faite de pampres et de raisins, avec une mitre rouge cramoisine, et était chaussé de brodequins dorés.

En sa compagnie n’était un seul homme. Toute sa garde et toutes ses forces étaient de Bassarides, Évantes, Évhyades, Édonides, Triéthérides, Ogygies, Mimallones, Ménades, Thyades et Bacchides[12], femmes forcenées[13], furieuses, enragées, ceintes de dragons et serpents vifs en lieu de ceintures, les cheveux voletants en l’air, avec fronteaux de vignes ; vêtues de peaux de cerfs et de chèvres, portants en main petites haches, thyrses, rançons[14] et hallebardes en forme de noix de pin, et certains petits boucliers légers, sonnants et bruyants quand on y touchait, tant peu lût, desquels elles usaient, quand besoin était, comme de tambourins et de tymbons[15]. Le nombre d’icelles était septante et neuf mille deux cents vingt-sept. L’avant-garde était menée par Silénus, homme auquel il avait sa fiance[16] totale, et duquel par le passé avait la vertu et magnanimité de courage et prudence en divers endroits connu. C’était un petit vieillard tremblant, courbé, gras, ventru à plein bât, et les oreilles avait grandes et droites, le nez pointu et aquilin, et les sourcilles rudes et grandes, était monté sur un âne couillard, en son poing tenait pour soi appuyer un bâton, pour aussi galantement combattre, si par cas convenait descendre en pieds, et était vêtu d’une robe jaune à usage de femme. Sa compagnie était de jeunes gens champêtres, cornus comme chevreaux et cruels comme lions, tous nus, toujours chantants et dansants les cordaces[17]. On les appelait Tityres et Satyres. Le nombre était octante cinq mille six-vingts et treize.

Pan menait l’arrière-garde, homme horrifique et monstrueux, car par les parties inférieures du corps il ressemblait à un bouc, les cuisses avait velues, portait cornes en tête droites contre le ciel. Le visage avait rouge et enflambé, et la barbe bien fort longue, homme hardi, courageux, hasardeux et facile à entrer en courroux. En main senestre portait une flûte, en dextre un bâton courbé ; ses bandes étaient semblablement composées de Satyres, Hémipans, Argypans, Sylvains, Faunes, Lémures[18], Lares, Farfadets et Lutins, en nombre de soixante et dix-huit mille cent et quatorze. Le signe[19] commun à tous était ce mot : Évohé.


  1. Furieuses.
  2. Repaissaient.
  3. Méprisé.
  4. Armée.
  5. Mépris.
  6. Brûlée.
  7. Rejoignit.
  8. Imbibé.
  9. Distribués.
  10. Mosaïque.
  11. Léopards.
  12. (Noms de bacchantes et prêteresses de Bacchus).
  13. Hors de sens.
  14. Crocs.
  15. Petits tambours.
  16. Confiance.
  17. (Danse comique des anciens).
  18. Fantômes.
  19. (De ralliement).