Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL47

COMMENT EN HAUTE MER PANTAGRUEL OUÏ DIVERSES PAROLES DÉGELÉES.

En pleine mer, nous banquetants, gringotants[1], devisants, et faisants beaux et courts discours, Pantagruel se leva et tint en pieds pour discouvrir[2] à l’environ. Puis nous dit : « Compagnons, oyez-vous rien ? Me semble que j’ouïs quelques gens parlant en l’air ; je n’y vois toutefois personne. Écoutez. » À son commandement nous fûmes tous attentifs et à pleines oreilles humions l’air comme belles huîtres en écaille, pour entendre si voix ou son y serait épars, et pour rien n’en perdre, à l’exemple d’Antonin l’empereur, aucuns[3] opposions nos mains en paume derrière les oreilles. Ce néanmoins protestions voix quelconques n’entendre. Pantagruel continuait affirmant ouïr voix diverses en l’air, tant d’hommes comme de femmes, quand nous fut avis, ou que nous les oyons pareillement ou que les oreilles nous cornaient. Plus persévérions écoutants, plus discernions les voix, jusques à entendre mots entiers. Ce que nous effraya grandement et non sans cause, personne ne voyants, et entendants voix et sons tant divers d’hommes, de femmes, d’enfants, de chevaux. Si bien que Panurge s’écria : « Ventrebleu, est-ce moque[4] ? nous sommes perdus. Fuyons. Il y a embûche autour. Frère Jean, es-tu là, mon ami ? Tiens-toi près de moi, je te supplie. As-tu ton braquemart[5] ? Avise qu’il ne tienne au fourreau. Tu ne le dérouilles point à demi. Nous sommes perdus. Écoutez : ce sont par Dieu coups de canon. Fuyons. Je ne dis de pieds et de mains, comme disait Brutus en la bataille pharsalique, je dis à voiles et à rames. Fuyons. Je n’ai point de courage sur mer. En cave et ailleurs j’en ai tant et plus. Fuyons. Sauvons-nous. Je ne le dis pour peur que j’aie, car je ne crains rien fors les dangers. Je le dis toujours. Aussi disait le franc archer de Bagnolet. Pourtant n’hasardons rien, à ce que ne soyons nasardés. Fuyons. Tourne visage. Vire la peautre[6], fils de putain ! Plût à Dieu que présentement je fusse en Quinquenais[7] à peine de jamais ne me marier ! Fuyons, nous ne sommes pas pour eux. Ils sont dix contre un, je vous en assure. Davantage ils sont sur leurs fumiers, nous ne connaissons le pays. Ils nous tueront. Fuyons, ce ne nous sera déshonneur. Démosthènes dit que l’homme fuyant combattra derechef. Retirons-nous pour le moins. Orche[8], poge[9], au trinquet[10], aux boulingues[11]. Fuyons de par tous les diables, fuyons. »

Pantagruel, entendant l’esclandre que faisait Panurge, dit : « Qui est ce fuyard là-bas ? Voyons premièrement quels gens sont. Par aventure sont-ils nôtres. Encore ne vois-je personne, et si[12] vois cent mille à l’entour. Mais entendons. J’ai lu qu’un philosophe nommé Pétron était en cette opinion que fussent plusieurs mondes soi touchants les uns les autres en figure triangulaire équilatérale, en la patte[13] et centre desquels disait être le manoir de vérité, et l’habiter les paroles, les idées, les exemplaires[14] et protraits[15] de toutes choses passées et futures, autour d’icelles être le siècle. Et en certaines années, par longs intervalles, part[16] d’icelles tomber sur les humains comme catarrhes, et comme tomba la rosée sur la toison de Gédéon, part là rester réservée pour l’avenir, jusques à la consommation du siècle. Me souvient aussi qu’Aristotèles maintient les paroles d’Homère être voltigeantes, volantes, mouvantes, et par conséquent animées.

« Davantage[17] Antiphanes disait la doctrine de Platon ès paroles être semblable, lesquelles en quelque contrée, on[18] temps du fort hiver, lorsque sont proférées, gèlent et glacent à la froideur de l’air et ne sont ouïes, semblablement ce que Platon enseignait ès jeunes enfants à peine être d’iceux entendu lorsque étaient vieux devenus. Or serait à philosopher et rechercher si forte[19] fortune ici serait l’endroit onquel telles paroles dégèlent. Nous serions bien ébahis si c’étaient les tête et lyre d’Orphéus. Car après que les femmes thréisses[20] eurent Orphéus mis en pièces, elles jetèrent sa tête et sa lyre dans le fleuve Hébrus. Icelles par ce fleuve descendirent en la mer Pontique jusques en l’île de Lesbos, toujours ensemble sur mer naguantes, et de la tête continuellement sortait un chant lugubre, comme lamentant la mort d’Orphéus : la lyre, à l’impulsion des vents mouvants les cordes, accordait harmonieusement avec le chant. Regardons si les verrons ci autour. »


  1. Chantant.
  2. Découvrir.
  3. Quelques-uns.
  4. Moquerie.
  5. Épée.
  6. La barre.
  7. (Lieu dit près de Chinon).
  8. Babord.
  9. Tribord.
  10. Au mât de misaine.
  11. Aux boulines.
  12. Pourtant.
  13. L’attache.
  14. Exemples.
  15. Portraits.
  16. Partie.
  17. En outre.
  18. Au.
  19. (Par) hasardeuse.
  20. Thraciennes.