Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\CL1

LE CINQUIÈME ET DERNIER LIVRE
des faits et dits héroïques du noble Pantagruel,
composé par M. François Rabelais,
docteur en médecine.

COMMENT PANTAGRUEL ARRIVA EN L’ÎLE SONNANTE ET DU BRUIT QU’ENTENDÎMES.


Continuant notre route, naviguâmes par trois jours sans rien découvrir. Au quatrième, aperçûmes terre, et nous fut dit par notre pilote que c’était l’île Sonnante, et entendîmes un bruit de loin venant, fréquent et tumultueux, et nous semblait à l’ouïr que fussent cloches grosses, petites et médiocres, ensemble sonnantes comme l’on fait à Paris, à Tours, Gergeau[1], Nantes et ailleurs, ès jours de grandes fêtes. Plus approchions, plus entendions cette sonnerie renforcée.

Nous doutions[2] que fut Dodone avec ses chaudrons, ou le portique dit Heptaphone en Olympie, ou bien le bruit sempiternel du colosse érigé sur la sépulture de Memnon en Thèbes d’Égypte, ou les tintamarres que jadis on ovait autour d’un sépulcre en l’île Lipara, l’une des Éolides ; mais la chorographie n’y consentait. « Je doute, dit Pantagruel, que là quelque compagnie d’abeilles aient commencé prendre vol en l’air, pour lesquelles révoquer[3] le voisinage fait ce triballement[4] de poêles, chaudrons, bassins, cymbales corybantiques de Cvbèle, mère grande des dieux. Entendons. » Approchants davantage, entendîmes, entre la perpétuelle sonnerie des cloches, chant infatigable des hommes là résidants, comme était notre avis. Ce fut le cas pourquoi, avant qu’aborder en l’île Sonnante, Pantagruel fut d’opinion que descendissions avec notre esquif en un petit roc auprès duquel reconnaissions un ermitage et quelque petit jardinet.

Là trouvâmes un petit bonhomme ermite nomme Braguibus, natif de Glenay[5], lequel nous donna pleine instruction de toute la sonnerie, et nous festoya d’une étrange façon. Il nous fit quatre jours conséquents jeûner, affirmant qu’en l’île Sonnante autrement reçus ne serions, parce que lors était le jeûne des Quatre-Temps. « Je n’entends point, dit Panurge, cet énigme : ce serait plutôt le temps des quatre vents, car jeûnant ne sommes farcis que de vent. Et quoi, n’avez-vous ici autre passe-temps que de jeûner ? Me semble qu’il est bien maigre : nous nous passerions bien de tant de fêtes du palais.

— En mon donat, dit frère Jean, je ne trouve que trois temps, preterit, présent et futur : ici le quatrième doit être pour le vin[6] du valet.

— Il est, dit Épistémon, aoriste issu de preterit très imparfait des Grecs et des Latins, en temps garré[7] et bigarré reçu. Patience, disent les ladres.

— Il est, dit l’ermite, fatal, ainsi comme je vous l’ai dit. Qui contredit est hérétique, et ne lui faut rien que le feu.

— Sans faute, pater, dit Panurge, étant sur mer, je crains beaucoup plus être mouillé que chauffé, et être noyé que brûlé. Bien jeûnons de par Dieu, mais j’ai par si longtemps jeûné que les jeûnes m’ont sapé toute la chair, et crains beaucoup qu’enfin les bastions de mon corps viennent en décadence. Autre peur ai-je davantage, c’est de vous fâcher en jeûnant, car je n’y sais rien, et y ai mauvaise grâce, comme plusieurs m’ont affirmé, et je les crois. De ma part, dis-je, bien peu me soucie de jeûner : il n’est chose tant facile et tant à main. Bien plus me soucie de ne jeûner point à l’avenir, car là il faut avoir de quoi draper et de quoi mettre au moulin. Jeûnons, de par Dieu, puisque entrés sommes ès fériés ésuriales[8] ; jà longtemps a que ne les reconnaissais.

— Et si jeûner faut, dit Pantagruel, expédient autre n’y est fors nous en dépêcher[9] comme d’un mauvais chemin. Aussi bien veux-je un peu visiter mes papiers, et entendre si l’étude marine est aussi bonne comme la terrienne, pour ce que Platon, voulant décrire un homme niais, impérit et ignorant, le compare à gens nourris en mer dedans les navires, comme nous dirions à gens nourris dedans un baril, qui onques ne regardèrent que par un trou. »

Nos jeûnes furent terribles et bien épouvantables, car le premier jour nous jeûnâmes à bâtons rompus, le second à épées rabattues, le tiers à fer émoulu, le quart à feu et à sang. Telle était l’ordonnance des fées.


  1. Jargeau.
  2. Craignions.
  3. Rappeler.
  4. Agitation.
  5. Près de Thouars (Deux-Sèvres).
  6. Pourboire.
  7. Varié.
  8. Fêtes où le ventre chôme.
  9. Débarrasser.