Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL45

COMMENT, PAR LA VERTU DES DÉCRÉTALES, EST L’OR SUBTILEMENT TIRÉ DE FRANCE EN ROME.

« Je voudrais, dit Épistémon, avoir payé chopine de tripes à embourser, et qu’eussions à l’original collationné les terrifiques chapitres, Execrabilis, De multa, Si plures, De Annatis per totum, Nisi essent, Cum ad monasterium, Quod dilectio, Mandatum, et certains autres, lesquels tirent par chacun an de France en Rome quatre cents mille ducats et davantage.

— Est-ce rien cela ? dit Homenas. Me semble toutefois être peu, vu que la France la très christiane est unique nourrice de la cour romaine. Mais trouvez-moi livres on[1] monde, soient de philosophie, de médecine, des lois, des mathématiques, des lettres humaines, voire, par le mien Dieu ! de la sainte Écriture qui en puissent autant tirer ? Point. Nargues, nargues. Vous n’en trouverez point de cette auriflue[2] énergie, je vous en assure. Encore ces diables hérétiques ne les veulent apprendre et savoir. Brûlez, tenaillez, cisaillez, noyez, pendez, empalez, épaultrez[3], démembrez, exentérez[4], découpez, fricassez, grillez, tronçonnez, crucifiez, bouillez, escarbouillez, écartelez, débezillez[5], dégingandez[6], carbonnadez[7] ces méchants hérétiques décrétalifuges, décrétalicides, pires que homicides, pires que parricides, décrétalictones[8] du diable. Vous autres gens de bien, si voulez être dits et réputés vrais christians, je vous supplie à jointes mains ne croire autre chose, autre chose ne penser, ne dire, ne entreprendre, ne faire, fors seulement ce que contiennent nos sacres décrétales et leurs corollaires, ce beau sixième, ces belles clémentines, ces belles extravagantes. Ô livres déifiques ! Ainsi serez en gloire, honneur, exaltation, richesses, dignités, prélations[9] en ce monde, de tous révérés, d’un chacun redoutés, à tous préférés, sur tous élus et choisis, car il n’est sous la chappe du ciel état duquel trouviez gens plus idoines à tout faire et manier que ceux qui, par divine prescience et éternelle prédestination, adonnés se sont à l’étude des saintes décrétales. Voulez-vous choisir un preux empereur, un bon capitaine, un digne chef et conducteur d’une armée en temps de guerre, qui bien sache tous inconvénients prévoir, tous dangers éviter, bien mener ses gens à l’assaut et au combat en allégresse, rien ne hasarder, toujours vaincre sans perte de ses soudards et bien user de la victoire ? Prenez-moi un décrétiste. Non, non, je dis un décrétaliste.

— Ô le gros rat[10] ! dit Épistémon.

— Voulez-vous en temps de paix trouver homme apte et suffisant à bien gouverner l’état d’une république, d’un royaume, d’un empire, d’une monarchie, entretenir l’église, la noblesse, le sénat et le peuple en richesses, amitié, concorde, obéissance, vertu, honnêteté ? Prenez-moi un décrétaliste. Voulez-vous trouver homme qui par vie exemplaire, beau parler, saintes admonitions, en peu de temps, sans effusion de sang humain, conquête[11] la Terre Sainte, et à la sainte foi convertisse les mécréants Turcs. Juifs, Tartes[12], Moscovites, Mammelucs et Sarrabovites[13] ? Prenez-moi un décrétaliste.

« Qui fait en plusieurs pays le peuple rebelle et détravé[14], les pages friands et mauvais, les écoliers badauds et âniers ? Leurs gouverneurs, leurs écuyers, leurs précepteurs n’étaient décrétalistes.

« Mais qui est-ce, en conscience, qui a établi, confirmé, autorisé ces belles religions[15], desquelles en tous endroits voyez la christianté ornée, décorée, illustrée, comme est le firmament de ses claires étoiles ? Dives[16] décrétales.

« Qui a fondé, pilotisé[17], talué[18], qui maintient, qui sustente, qui nourrit les dévots religieux par les couvents, monastères et abbayes, sans les prières diurnes, nocturnes, continuelles desquels serait le monde en danger évident de retourner en son antique chaos ? Sacres décrétales.

« Qui fait et journellement augmente en abondance de tous biens temporels, corporels et spirituels le fameux et célèbre patrimoine de saint Pierre ? Saintes décrétales.

« Qui fait le saint siège apostolique en Rome de tous temps et aujourd’hui tant redoutable en l’univers qu’il faut ribon ribaine[19] que tous rois, empereurs, potentats et seigneurs pendent[20] de lui, tiennent de lui, par lui soient couronnés, confirmés, autorisés, viennent là bouquer[21] et se prosterner à la mirifique pantoufle de laquelle avez vu le protrait[22] ? Belles dérétales de Dieu.

« Je vous veux déclarer un grand secret. Les universités de votre monde, en leurs armoiries et devises ordinairement portent un livre, aucunes[23] ouvert, autres fermé. Quel livre pensez-vous que soit ?

— Je ne sais, certes, répondit Pantagruel, je ne lus onques dedans.

— Ce sont, dit Homenas, les décrétales, sans lesquelles périraient les privilèges de toutes universités. Vous me devez cette-là ! Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! »

Ici commença Homenas roter, péter, rire, baver et suer, et bailla son gros gras bonnet à quatre braguettes à une des filles, laquelle le posa sur son beau chef[24] en grande allégresse, après l’avoir amoureusement baisé, comme gage et assurance qu’elle serait première mariée. « Vivat ! s’écria Épistémon, vivat, fifat, pipat, bibat ! Ô secret apocalyptique !

Clerice, dit Homenas, Clerice, éclaire ici à doubles lanternes. Au fruit, pucelles ! Je disais donc qu’ainsi vous adonnants à l’étude unique des sacres décrétales, vous serez riches et honorés en ce monde. Je dis conséquemment qu’en l’autre vous serez infailliblement sauvés on[25] benoît royaume des cieux, duquel sont les clefs baillées à notre bon Dieu décrétaliarche[26]. Ô mon bon Dieu lequel j’adore et ne vis onques, de grâce spéciale ouvre nous en l’article de la mort, pour le moins, ce très sacré trésor de notre mère sainte Église, duquel tu es protecteur, conservateur, promeconde[27], administrateur, dispensateur, et donne ordre que ces précieux œuvres de superérogation[28], ces beaux pardons au besoin ne nous faillent, à ce que[29] les diables ne trouvent que mordre sur nos pauvres âmes, que la gueule horrifique d’enfer ne nous engloutisse. Si passer nous faut par purgatoire, patience ! En ton pouvoir est et arbitre nous en délivrer, quand voudras. » Ici commença Homenas jeter grosses et chaudes larmes, battre sa poitrine, et baiser ses pouces en croix.


  1. Au.
  2. Faisant couler l’or.
  3. Rompez les épaules.
  4. Éventrez.
  5. Déboîtez.
  6. Disloquez.
  7. Cuisez sur des charbons.
  8. Meurtriers de décrétales.
  9. Prééminences.
  10. Lapsus.
  11. Conquiert.
  12. Tartares.
  13. (Fanatiques égyptiens).
  14. Déchaîné.
  15. Abbayes.
  16. Divines.
  17. Bâti sur pilotis.
  18. Appuyé d’un talus.
  19. Bon gré mal gré.
  20. Dépendent.
  21. Baisser la tête.
  22. Portrait.
  23. Quelques-unes.
  24. Tête.
  25. Au.
  26. Gouvernant par les décrétales.
  27. Économe.
  28. Données par surcroît.
  29. Afin que.