Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\CL6

COMMENT LES OISEAUX DE L’ÎLE SONNANTE SONT ALIMENTÉS.

Pantagruel montrait face triste et semblait non content du séjour quatridien[1] que nous terminait[2] Æditue. Ce qu’aperçut Æditue, et dit : « Seigneur, vous savez que sept jours devant et sept jours après brume jamais n’y a sur mer tempête. C’est pour faveur que les éléments portent aux alcyons, oiseaux sacrés à Thétis qui pour lors ponent[3] et éclouent[4] leurs petits lez le rivage. Ici la mer se revanche de ce long calme, et par quatre jours ne cesse de tempêter énormément quand quelques voyagers y arrivent. La cause nous estimons afin que, ce temps durant, nécessité les contraigne y demeurer pour être bien festoyés des revenus de sonnerie. Pourtant n’estimez temps ici ocieusement perdu. Force forcée vous y retiendra si ne voulez combattre Junon, Neptune, Doris, Æolus, et tous les Véjoves[5]. Seulement délibérez-vous[6] de faire chère lie. »

Après les premières bâfrures[7], frère Jean demandait à Æditue : « En cette île vous n’avez que cages et oiseaux. Ils ne labourent, ne cultivent la terre. Toute leur occupation est à gaudir[8], gazouiller et chanter. De quel pays vous vient cette corne d’abondance et copie[9] de tant de biens et friants morceaux ?

— De tout l’autre monde, répondit Æditue, exceptez-moi quelques contrées des régions aquilonaires, lesquelles, depuis quelques certaines années, ont mû la Camarine[10]. Chou ! ils s’en repentiront, dondaine, ils s’en repentiront, dondon. Buvons amis. Mais de quel pays êtes-vous ?

— De Touraine, répondit Panurge.

— Vraiment, dit Æditue, vous ne fûtes onques de mauvaise pie couvés, puisque vous êtes de la benoîte Touraine. De Touraine tant et tant de biens annuellement nous viennent que nous fut dit un jour, par gens du lieu par ci passants, que le duc de Touraine n’a en tout son revenu de quoi son soûl de lard manger par l’excessive largesse que ses prédécesseurs ont fait à ces sacrosaints oiseaux, pour ici de faisans nous soûler, de perdreaux, de gelinottes, poules d’Inde, gras chapons de Loudunois, venaisons de toutes sortes et toutes sortes de gibier.

« Buvons, amis ! Voyez cette perchée d’oiseaux, comment ils sont douillets et en bon point des rentes qui nous en viennent : aussi chantent-ils bien pour eux. Vous ne vîtes onques rossignols mieux gringoter[11] qu’ils font en plat, quand ils voient ces deux bâtons dorés.

— C’est, dit frère Jean, fête à bâtons.

— Et quand je leur sonne ces grosses cloches que voyez pendues autour de leurs cages. Buvons, amis ! Il fait certes hui[12] beau boire : aussi fait-il tous les jours. Buvons ! je bois de bien bon cœur à vous et soyez les très bien venus.

« N’ayez peur que vin et vivres ici faillent, car quand le ciel serait d’airain et la terre de fer, encore vivres ne nous faudraient, fut-ce par sept, voire huit ans, plus longtemps que ne dura la famine en Égypte. Buvons ensemble par bon accord en charité.

— Diable ! s’écria Panurge, tant vous avez d’aise en ce monde ?

— En l’autre, répondit Æditue, en aurons-nous bien davantage. Les champs Élysiens ne nous manqueront, pour le moins. Buvons amis, je bois à toi.

— Ç’a été, dis-je, esprit moult divin et parfait à vos premiers Siticines[13] avoir le moyen inventé par lequel vous avez ce que tous humains appètent naturellement, et à peu d’iceux, ou, proprement parlant, à nul n’est octroyé. C’est paradis en cette vie et en l’autre pareillement avoir. Ô gens heureux ! Ô semi-dieux ! Plût au ciel qu’il m’advint ainsi ! »


  1. De quatre jours.
  2. Fixait.
  3. Pondent.
  4. Éclosent.
  5. Mauvais dieux.
  6. Résolvez-vous à.
  7. Bâtrées.
  8. Se réjouir.
  9. Grande quantité.
  10. (Lac bourbeux).
  11. Chantant à roulades.
  12. Aujourd’hui.
  13. Chantres de funérailles.