Nouvelles lettres intimes (Renan)/Texte entier


ERNEST RENAN — HENRIETTE RENAN


NOUVELLES
LETTRES INTIMES


— 1840-1850 —


PARIS
CALMANN-LÉVY, éditeurs
3, RUB AUBER, 3
1923


AVERTISSEMENT


Le présent volume, qui contient les lettres d’Ernest et d’Henriette Renan, de 1846 à 1850, forme la suite des Lettres Intimes, publiées en 1896. Celles-ci, embrassaient la vie d’Ernest Renan à Issy et à Saint-Sulpice, continuaient elles-mêmes les Lettres du Séminaire, datées de Saint-Nicolas et commençant dès 1838. Ces trois volumes sont donc un dialogue continu entre Renan et les deux femmes qui veillèrent sur sa jeunesse et constituent la plus complète des autobiographies.

Les lettres présentées aujourd’hui au public s’ouvrent peu de semaines après la sortie d’Ernest Renan du séminaire Saint-Sulpice ; elles décrivent les examens, les travaux, les luttes matérielles qui remplirent les années de début du jeune savant, âgé de vingt-trois ans. En 1850, Henriette Renan terminait ses dix années de labeur en Pologne ; le frère et la sœur se réunirent pour vivre ensemble, et on peut considérer qu’une période particulière de la vie de Renan s’achève à cette date.

Le caractère de ce volume diffère donc assez sensiblement de celui du précédent, consacré à une crise religieuse et philosophique. Quelques éclaircissements ont été ajoutés en note, toutes les fois que cela a été possible, spécialement sur les événements de 1848, présentés d’une manière si curieuse. Il est à remarquer que les lettres, d’Henriette Renan, si belles dans leur accent de tendresse et de mélancolie, sont beaucoup moins nombreuses que celles de son frère. Il a été impossible de retrouver celles qui manquent, et de déterminer la cause de cette perte si regrettable. Le texte de cette correspondance, dont le manuscrit est à la Bibliothèque Nationale, a d’ailleurs été établi intégralement, sans autres coupures que celles, fort rares, que motivaient des raisons de famille. La sincérité et la plus scrupuleuse exactitude s’imposaient d’elles-mêmes dans la publication de pages, d’où émane tant de beauté morale, et le seul désir des éditeurs est de n’y avoir pas manqué.

    1. entete ##


NOUVELLES
LETTRES INTIMES
1846-1850



    1. texte ##


MADEMOISELLE RENAN
chez Mme la comtesse Zamoyska, Attmark, 2, Dresde (Saxe).


Paris, 20 janvier 1846.

Enfin, chère amie, il nous est donné de pouvoir nous entretenir et nous soutenir l’un l’autre. Cette longue interruption de notre correspondance coïncidant avec des situations si cruelles pour moi, n’a pas été, je t’assure, une de mes moindres épreuves. Fallait-il que dans le moment le plus critique de ma vie, je me visse privé des conseils et des encouragements de celle qui pouvait seule animer mon courage ! Ajoute à cela que l’énorme retard qu’éprouva ta lettre de Vienne, retard dont je connais maintenant la cause, me causa les plus vives inquiétudes. Les lettres que je t’écrivis coup sur coup, et qui sont arrivées à Vienne, après ton départ, te diront les sombres pensées qui traversèrent alors ma pauvre imagination. Je ne pus même m’empêcher d’écrire à madame Catry[1], pour la supplier de me dire l’exacte vérité, quelle qu’elle fût. J’en ai reçu une lettre parfaitement bonne et aimable, ou elle s’étend avec une complaisance qui m’a ravi sur une foule de détails relatifs à toi, et dont je n’ai pas dû soupçonner l’exacte vérité.

Les deux lettres dont madame Catry est dépositaire, et qu’elle m’a promis de te faire passer, aussitôt qu’elle connaîtrait ton adresse définitive, t’auraient fait connaître, chère amie, les faits principaux qui, depuis mon entrée chez M. Crouzet, ont modifié ma position et mes projets. La première t’aurait appris les démarches que j’ai faites pour connaître quelles issues pouvait m’offrir la carrière des langues orientales, ou celle de l’École Normale. La seconde t’aurait annoncé un fait inattendu, qui m’aurait fait renoncer à tenter l’entrée de cette École, bien que je fusse admissible. Voici le fait en deux mots : on m’a fait des propositions extrêmement avantageuses pour la publication d’une grammaire hébraïque, que j’avais ébauchée à Saint-Sulpice, et dont l’essai a obtenu l’approbation des experts. Je n’ai pu résister à la tentation, chère amie, je me suis chargé du travail, et il est déjà vigoureusement entamé. Néanmoins, comme il est possible que de longtemps encore et peut-être jamais, ces études ne me créent une position proprement dite, je n’ai pas dû renoncer aux grades universitaires, qui me seront assurément nécessaires pour l’exécution de mes projets. La lettre où je te faisais part de ces nouveaux plans t’apprendra comment ces études en apparence si dissemblables pourront m’être également utiles pour me conduire à un seul et même but. D’ailleurs, je n’ai point à craindre que leur simultanéité nuise à l’une ou à l’autre, vu que j’ai résolu de subordonner le travail de ma grammaire hébraïque à ma préparation à la licence, jusqu’à ce que j’aie passé ce second examen. Quant au baccalauréat, chère amie, j’ai subi avant-hier cette première épreuve, avec un plein succès. J’y fais peu d’attention : car en vérité, c’est quelque chose de trop commun. Néanmoins, quand je songe aux difficultés extérieures dont cette première démarche a été hérissée pour moi, je n’y puis songer sans quelque sentiment de joie. D’ailleurs j’ai trouvé dans les examinateurs beaucoup de bienveillance, et certains égards qu’ils n’ont peut-être pas pour tout le monde. C’étaient tous des célébrités littéraires ou scientifiques de l’époque : M. Ozanam, M. Lacretelle, pour l’histoire ; M. Garnier et M. Damiron, pour la philosophie et la littérature, M. Lefébure de Fourcy, pour les mathématiques, la physique et la chimie. Je connaissais déjà M. Garnier  ; je te dirai tout à l’heure à quel propos, et j’ai pu m’apercevoir qu’il m’avait fait connaître aux autres. J’ai pris immédiatement mes premières inscriptions pour la licence, et j’espère que la concurrence du travail dont je t’ai parlé ne m’empêchera pas de passer ce nouvel examen à la [session] d’octobre prochain. Il est vrai que l’intervalle voulu entre le baccalauréat et la licence est d’un an ou de quatre inscriptions ; mais on obtient facilement une dispense sur ce point. Je me suis déterminé, chère amie, à pousser vigoureusement ce travail de préférence même à celui de ma grammaire, parce que ce titre m’est nécessaire pour me faire une position provisoire supportable. Alors il sera facile de faire une halte. Le doctorat, en effet, est après la licence le seul grade qui reste à prendre, et ce n’est plus qu’un travail d’amateur, abandonné au libre choix de chacun. De tous les grades, la licence est le seul réellement difficile à obtenir, à Paris surtout. Mais aussi c’est un titre fort honorable, et le prélude comme assuré de celui de docteur, qui est le sommet des honneurs académiques. Quant à l’agrégation, c’est une épreuve d’une autre nature, un concours et non plus un examen, et on ne s’y présente d’ordinaire, qu’après avoir déjà professé à titre de licencié. Tu vois donc, chère amie, que je ne suis pas aussi loin que j’aurais pu le croire de la fin de cette situation transitoire, qui du reste, à part ce qu’elle a de précaire, n’a rien pour moi de désagréable. Et puis, bonne Henriette, quand je t’aurai à côté de moi pour raviver mon âme, cela décuplera mes forces. Il n’y aura rien alors que je n’ose, et du reste, je vais tous les jours m’enhardissant, et appuyant le pied plus fortement sur le sol. — Il faut à ce propos, chère amie, que je te raconte la manière tout à fait distinguée dont j’ai fait la connaissance d’une de nos sommités philosophiques, M. Garnier, professeur de philosophie à la Sorbonne. Je me permis une fois de lui envoyer quelques observations sur un point important qu’il avait touché dans l’une de ses leçons. A la séance suivante, il eut la bonté de lire ma lettre et de la commenter de la manière la plus obligeante pour l’autour inconnu. Quelques jours après, je reçus de lui une lettre où, en me remerciant de mes premières observations, il me priait de continuer à lui en adresser, afin de relever par ces débats l’intérêt de ses sévères leçons ; il m’invitait en même temps à aller le voir, afin de faire plus ample connaissance avec moi. J’ai dû accéder aux deux invitations, et quelques jours après, je lui ai envoyé une seconde lettre philosophique sur une autre question fort importante, qui prêtait à de graves difficultés. La discussion de celle-ci a occupé deux séances, et ce n’est pas sans le plus vif intérêt que, perdu dans la foule de son nombreux auditoire, inconnu à tous et au professeur lui-même, j’observais les différents mouvements que faisait naître la lecture des divers passages de ma lettre. J’étais tout fier, moi si petit et si chétif, de m’entendre citer du haut d’une telle chaire, et d’occuper l’attention d’un si grave auditoire. — Quelques jours après, je lui ai rendu la visite, à laquelle il avait bien voulu m’inviter, et j’ai été ravi de l’amabilité et de la bonté qu’il m’a témoignées. Il s'attendait, je crois, à trouver un homme de trente ou quarante ans et mon air tout jeune (car tous me donnent dix-huit à vingt ans) l’a d’abord surpris  ; mais il ne m’en a témoigné que plus d’intérêt. Il a fallu comme d’ordinaire faire mon histoire ; elle lui a beaucoup plu, et il m'a félicité de ce que j’avais fait. Enfin, chère amie, j’ai passé avec lui une heure délicieuse, qui a suffi à m’élever et à m’exalter pendant plus de huit jours, et dont le souvenir me soutient, quand je tombe. Il est si nécessaire de trouver en dehors de soi quelque cause excitatrice. Le contact des esprits forme seul les esprits. Après m’avoir donné d’excellents conseils sur la direction de mes études philosophiques, et m’avoir surtout fortement engagé à m’agréger en philosophie, en me présageant les plus heureux succès, il m’invita à continuer de lui présenter de nouvelles observations, lorsque l’occasion s’en présenterait, et surtout à lui rendre de fréquentes visites, pour le tenir du courant de mes études.

J’ai dû t’apprendre dans une autre lettre comment j’avais fait connaissance d’une manière analogue avec M. Egger, professeur de littérature grecque à la Sorbonne, lequel m'a renouvelé à une seconde visite la promesse qu’il m’avait faite à une première de m'admettre à sa conférence de licence, aussitôt qu’elle offrirait une place vide. Tu vois donc, chère amie, que je ne suis pas complètement privé de tout appui extérieur. Et puis, chère amie, c’est là le fruit que j’ai retiré de ma vie solitaire et concentrée, c’est de trouver des forces en moi-même et de suppléer par l’activité intérieure à celle du dehors. Eh quoi ! suis-je seul, quand j’ai auprès de moi Kant, Herder, Platon, Leibnitz ? Où trouver des hommes comme ceux-là, et où parlent-ils plus intimement que dans leurs livres ? je m’écrie on conversant avec eux :


Que mon âme à les voir en moi-même s’exalte !


et dans ma pauvre petite chambre nue et déserte, je passe certains moments avec une incroyable plénitude de bonheur. Puis accourent les tristes réalités ; mais j’en fais peu de cas, quand je spécule. Ah ! que je remercie Dieu d’avoir mis mon bonheur à penser et à sentir ! — Une seule chose me désole, chère amie, c’est ma pauvre mère. J’avais voulu la préparer à ma sortie du collège Stanislas, et j’en reçois une lettre désolante. C’est qu’elle m’aime, cette pauvre mère, Dieu sait combien ! Mais moi, que pouvais-je contre ma conscience ? Ah ! je le répète du fond de mon âme, s’il n’eût été question que du bonheur de ma vie, je l’eusse sacrifié de grand cœur. Ton voyage sera sous ce rapport une providence ; j’espère qu’il guérira tout. Mon Dieu, devais-je penser que vous m’imposeriez pour devoir d’accabler de peine celle pour qui vous aviez mis tant d’amour en mon cœur ! — Il faut nous séparer, chère Henriette. Plusieurs passages de cette lettre seront peut-être pour toi des énigmes, faute de connaître les deux lettres qui l'ont précédée. La suite expliquera tout. Adieu, chère amie, adieu. Tu connais le cœur de ton frère et ami.

E. R.


Quant à ma position actuelle, les deux lettres que tu recevras te diront qu’elle est supportable. Je n'ai pas de désagréments ; on me prend peu de temps, et encore est-il employé à des occupations utiles. — Quelques répétitions, à moi particulières, me font un petit pécule mensuel assez honnête. Mais comme tous mes honoraires passent par les mains du maître de pension, le paiement n’en est pas fort régulier. Je n’ai pas encore touché la moindre chose. Cette circonstance, jointe aux dépenses nécessaires qui m’ont été imposées pour le baccalauréat, les inscriptions de licence, etc. et surtout pour les livres, qui sont ma ruine, mais aussi, tu le sens, ma première nécessité, m’ont forcé à faire plus d’emprunts que je n’aurais voulu à notre fonds commun. Tu sais ou tu sauras que notre Alain on est dépositaire, et que je touche et je verse tout chez Mollet frères. Je n’ai du reste pris que cent francs sur les quinze cents francs et j’espère que désormais je n’aurai plus qu’à verser.


MADEMOISELLE RENAN
chez Mme ta comtesse Zamoyska, Attmark, 2, Dresde (Saxe)


Paris, 23 octobre 1846.

Bonne nouvelle, chère amie. Je suis licencié depuis quelques heures, et cela dans un rang fort honorable. Laisse-moi me délasser de ces longues et pénibles épreuves, en l’on faisant le récit, ou pour mieux dire le journal. Tu ne saurais croire de quel poids je me sens délivré, et dans quelles angoisses j’ai passé ces derniers jours. Car je voyais qu’il y avait des inconvénients fort sérieux à n’être pas reçu, et j’ai cru un instant en avoir la fatale certitude. Reprenons.

La préparation à laquelle j’avais pu me livrer durant les vacances était loin de m’avoir satisfait, et je balançai longtemps si je ne différerais pas à une autre session une épreuve si difficile. Plusieurs même, à qui je fis part de mes craintes, m’engagèrent, si je voulais être reçu immédiatement, à aller passer mon examen dans quelque faculté de province, où il est infiniment plus facile. On me cita des noms célèbres dans la philosophie, entre autres M. Vacherol, directeur de l’École Normale, qui n’avaient jamais pu parvenir autrement au titre nécessaire pour l’agrégation, et je t’avoue que j’ai longtemps balancé ce parti. Je n’y ai renoncé qu’a cause des longues formalités qu’il eût entraînées. Quel bonheur, chère amie, et que je m’en suis félicité depuis ! Mes craintes redoublèrent quand, aux approches de l’examen, j’appris que ni M. Garnier, ni M. Damiron, que j’avais espéré avoir pour examinateurs, n’étaient du bureau, bien plus, qu’ils ne seraient à Paris que vers la fin du mois d’octobre, et qu’ainsi je serais même privé de leur recommandation, et obligé de paraître devant des juges auxquels j’étais entièrement inconnu. Jamais, je t’avoue, je ne vis plus mal s’annoncer aucune tentative, jamais je ne conçus moins l’espérance du succès.

Les épreuves écrites ont commencé, comme je te l’avais annoncé, le lundi 19 octobre. Le nombre des candidats, le premier jour, était d’environ trente-cinq, mais plusieurs perdirent courage et se retirèrent ; en sorte que vingt-neuf seulement terminèrent toutes les compositions écrites. Sur ces vingt-neuf, se montraient en première ligne douze élèves de l’École Normale, terrible avant-garde qu’il fallait percer pour arriver aux premières places. C’était d’autant plus formidable que le nombre des reçus ne pouvant dépasser douze ou quatorze, il restait à peine quelques places disponibles. Mais ce qui acheva de me faire perdre presque tout espoir, ce fut la nature des sujets de dissertation, entièrement en dehors de ma manière de penser et d’écrire, et tellement maigres et chétifs, que je ne puis concevoir encore comment j’en ai pu tirer deux discours qui aient mérité quelques éloges. Je te les donne par curiosité : 1° Dissertation latine : Pline le Jeune a-t-il bien fait de ne pas ranger ses lettres par ordre chronologique ? (quatre pages in-folio obligées) ; 2° Dissertation française : Expliquer cette pensée de la Bruyère : C’est une marque de médiocrité d’esprit que de toujours conter. — On avoue que jamais si minces sujets ne furent proposés à une licence, et j’étais tellement mécontent de mon travail que, regardant un refus comme inévitable, je ne jugeai pas à propos d’aller assister à la proclamation des admissibles. Quel fut mon étonnement, lorsque me rendant quelques heures après à la Sorbonne pour voir ceux de mes amis qui l’étaient, un des élèves de l’École Normale me rencontre et m’annonce que je suis du nombre des élus. Le fait est que sur les vingt-neuf concurrents, seize avaient été déclarés admissibles à l’examen oral, et que j’étais du nombre. On ne donne publiquement cette première liste que par ordre alphabétique, en sorte que je n’ai jamais su exactement ma place dans cette première série d’épreuves. Seulement les élèves de l’École Normale qui avaient vu la liste par ordre de mérite entre les mains de M. Vacherot me disaient placé honorablement ; les uns même me disaient le troisième. Grâce à ma lettre initiale, j’eus encore quelque temps pour revoir les matières de l’examen oral, et ce n’est que ce matin, à neuf heures, que j’ai subi cette seconde épreuve, qui n’est rien, il faut l’avouer, en comparaison de la première. Elle a été, chère amie, des plus satisfaisantes et des plus honorables, et je la préfère de beaucoup à celle des compositions écrites, bien que celles-ci m’aient valu beaucoup d’éloges. On a commencé par m’en rendre compte. Mon thème grec a paru irréprochable à M. Guigniaut, un de nos premiers érudits, et a été placé dans les premiers, peut-être même le premier ; car ils ne disent jamais les places partielles au juste. — Mes vers latins m’ont valu moins d’éloges ; M. Ozanam n’y a trouvé que de la correction et de l’exactitude, mais peu de composition. Il est vrai que je ne formais en les composant qu’un seul vœu : c’est que ce fussent les derniers de ma vie. Ma composition latine m’a obtenu de grands éloges de la part du sévére M. Le Clerc. la question lui a paru traitée à fond, et il m’a fait compliment de la connaissance que j’avais montrée des lettres de l’auteur en question. Je me suis gardé d’ajouter que je n’en avais jamais eu le recueil entre les mains. — Enfin M. Patin a trouvé dans la composition française une instruction variée et étendue  ; en effet, j’avais eu l’art d’y rattacher quelques idées tirées de mes connaissances des littératures orientales, ce qui les aura ébahis par la rareté du fait. — Je n’ai pas écouté moins curieusement toutes les conversations qu’ils tenaient entre eux pendant que je passais  ; le nom de Petit-Séminaire y revenait souvent, je te dirai tout à l’heure à quel propos, mais ne semblait causer aucun mauvais effet, grâce aux explications que j’avais données. Quant à l’examen oral lui-même, j’ai surtout satisfait M. Guigniaut, qui m’a examiné sur le grec. J’ai moins bien réussi sur les questions minutieuses que l’on m’a adressées sur la littérature latine ; mais je me suis pleinement relevé pour la littérature française, où un heureux sort m’a fait tomber sur l’auteur et les matières qui m’étaient le plus familiers : Descartes et la philosophie française. Enfin, bonne amie, voici le dernier résultat, tel qu’il a été définitivement proclamé. Sur les seize admissibles, quatorze ont été reçus, et sur ces quatorze, je suis placé le quatrième. Les deux premiers sont de l’École Normale : elle a pourtant cette fois éprouvé un échec, comparativement à ses succès passés ; car plusieurs de ses candidats ont été éliminés, soit à l’examen oral, soit aux épreuves écrites. Je n’ai qu’à me louer des égards et de la bienveillance de mes juges, bien que je ne leur fusse recommandé par personne. Comme on doit inscrire en tête de sa copie de composition le nom de l’établissement où l’on a fait son éducation, j’ai du parler du petit séminaire, mais comme on aurait pu en conclure que je me destinais à la carrière de l’enseignement ecclésiastique (équivoque d’autant plus facile que quelques autres ecclésiastiques faisaient partie du concours), j’ai écrit une lettre à M. Le Clerc, où je lui ai donné on quelques lignes significatives tous les éclaircissements nécessaires. J’ai songé quelque temps à profiter de cette circonstance pour lui faire une visite. Mais j’ai trouvé le prétexte trop vague : cela ne compterait que pour visite de formalité, et n’aurait pas eu de suite. Je m’en créerai dans quelques jours une occasion plus naturelle et plus personnelle.

Et l’avenir, bonne amie ? tel est désormais l’objet de mes réflexions. Quel plan vais-je adopter pour mes études ?… Chercherai-je à améliorer immédiatement une position qui n’est qu’à peine tolérable ?… Il m’est impossible d’avoir sur tous ces points une décision arrêtée avant quelques jours. Il faudra que j’en cause avec M. Garnier, M. Egger, avec qui je me suis lié durant les vacances d’une manière plus intime, et même avec M. Le Clerc, à qui j’écrirai à ce sujet. Il est très accessible, et je sais d’ailleurs qu’il est très flatté qu’on lui demande des conseils. — L’agrégation à laquelle j’ai assisté durant les vacances m’encourage à me présenter le plus tôt possible ; je crois franchement que je pourrais être reçu à la fin de cette année scolaire, mais peut-être pas dans les premiers ; or ceci est nécessaire pour rester à Paris. En attendant deux années, je puis concevoir les espérances les plus fondées de succès. D’ailleurs je pourrais alors préparer plus à loisir mon baccalauréat es sciences, qui du reste ne m’inspire aucune inquiétude, et enfin continuer plus à l’aise mes travaux sur les langues orientales dont je compte spécialement parler à M. Le Clerc. Si je parviens à me faire un provisoire honnête, ce sera, je crois, le parti que je prendrai. — Quant à ma thèse de docteur, comme elle est facultative, il vaut mieux la remettre. Ce ne serait qu’au cas ou je trouverais un provisoire très honnête que je la préparerais avant mon agrégation. J’en parlerai à M. Garnier et à M. Damiron que j’ai vu durant les vacances. Je vais aussi tâcher de voir bientôt M. Cousin, auquel il est indispensable de se présenter quand on se destine à la philosophie. Il n’était pas malheureusement de l’examen de licence.

Je n’oublie pas aussi, chère amie, que désormais mon titre me donne droit à une place dans l’Université. C’est une sécurité pour moi de songer qu’au premier jour où une nécessité quelconque viendrait m’obliger de mettre un terme à mon état actuel, je n’aurais qu’à envoyer requête au ministère pour recevoir un emploi suffisant à une vie honnête. Il y a plus : comme je suis le premier des licenciés de la dernière session qui soient actuellement disponibles (les deux premiers étant encore pour deux ans à l’École Normale, et le troisième ne se destinant pas à l’Université), je songe très sérieusement à faire immédiatement cette démarche, mais en faisant observer qu’il m’est impossible d’accepter pour la province, et que je me contenterai pour Paris d’une place bien inférieure à celle que je pourrais réclamer indépendamment de cette restriction. Mes études dans les langues orientales me serviront ici à merveille. J’oserais même espérer que M. Quatremère voudrait bien attester que j’ai fait des études spéciales dans cette partie, et cette simple attestation serait plus que suffisante. M. Reinaud, de la Bibliothèque Royale, excellent homme, qui m’a toujours témoigné beaucoup d’intérêt, ne me refuserait pas, je l’espère, le même service. Mon seul embarras est de trouver une place qui convienne à ma position actuelle. Une chaire de professeur est trop occupée, et d’ailleurs je ne pourrais obtenir qu’une classe inférieure. Une place de professeur suppléant, ou de maitre de conférences dans un collège pourrait seule me convenir. Je vais faire toutes les recherches nécessaires, et toi aussi, chère amie, écris-moi ton avis le plus tôt possible.

J’ai outre mesure à me plaindre de mon maître de pension. Je lui fais durant les vacances trois fois plus de service que je ne lui en devais, leurré par la promesse qu’il me déchargerait des retenues et des services extraordinaires, et ensuite il vient me dire que cela est impossible, qu’il faut continuer comme par le passé. Bien plus ; le peu que je gagne, non seulement ne peut m’arriver à temps, mais ne peut m’arriver en entier. Par des manœuvres dont je t’épargne le détail, parce que je ne puis les appeler que des friponneries, il m’enlève une partie de ce qui m’était dû pour des instants si précieux pour moi, et que j’ai libéralement dépensés à son profit. Il exploite ma réserve, et arrange les choses de manière à ce que je ne puisse m’en tirer qu’on lui disant équivalemment qu’il est un fripon ; car il sait fort bien que je ne le lui dirai jamais. D’ailleurs il m’est presque matériellement impossible de garder cette année les retenues, vu qu’elles interdisent les longues séances a la Bibliothèque Royale, lesquelles sont pourtant indispensables pour mes travaux.

Aussitôt, chère amie, que ce moment de fluctuation aura amené un résultat, je t’en ferai part. Il y a un an à cette époque que je me trouvais dans un état presque semblable ; mais quelle différence, chère amie ! le chemin fait me console, et me fait marcher avec confiance vers l’avenir, qui après tout ne peut être pire que le passé. — Quand on a su que j’étais admis à l’examen oral, on est venu de nouveau me solliciter pour l’affaire de Bourges[2], en m’offrant la chaire de rhétorique, mais j’ai refusé, disant que ma famille y mettait obstacle. En effet j’aurais droit à la même place en province dans un collège de l’Université. — Ayons confiance, chère amie, des jours meilleurs nous attendent.


24 octobre 1846.

J’ai vu hier soir les dames Ulliac. je ne voulais pas expédier ma lettre avant de leur avoir annoncé que je t’écrivais. Mademoiselle Ulliac était tellement occupée qu’elle n’a pu trouver un instant pour t’écrire. Elle demande avec empressement les divers travaux que tu lui as promis pour son journal, et spécialement celui des catacombes de Rome. Il en est un surtout sur lequel je réclamerai ton assiduité ; c’est celui des énigmes historiques. Car mademoiselle Ulliac, qui a voulu t’en réserver la propriété exclusive, me charge de suppléer à tes lacunes, ce qui me met dans un terrible embarras. Juge avec quel plaisir, quelques jours avant mon examen, j’en reçus d’elle la demande, à laquelle pourtant je ne pouvais me refuser. Je suis enfin parvenu à nouer un raisonnable imbroglio sur Valentine de Milan. Il ne me reste plus qu’à en donner l’explication, plus ennuyeuse encore. Au nom du ciel, délivre-moi de cette corvée.

J’ai reçu il y a deux ou trois jours des nouvelles de notre mère. Elle parait toujours décidée au voyage de Saint-Malo, et ravie surtout de ce que tu l’y engages. Rassure-moi dans ta prochaine sur ta santé, qui ne cesse pas de me laisser toujours des inquiétudes. La mienne s’est bien soutenue, malgré ces fatigues : je prends maintenant quelques jours de demi-repos, que je consacre à mes affaires, et à mes visites, que depuis bien longtemps j’ai laissé s’arriérer. Ma prochaine lettre te fera connaître mon plan d’études ultérieur, lequel dépendra nécessairement de la résolution que je prendrai.

L’heure du courrier me presse, chère amie. Les visites amies ont occupé presque toute ma matinée. Plusieurs de ceux qui ont été reçus à la licence m’étaient spécialement connus. Nous nous réunissions durant les vacances en longues et studieuses conférences, et nous avons tous fort bien réussi. Nous nous voyons maintenant avec beaucoup de plaisir, J’étais le seul d’entre eux qui n’eût pas déjà échoué, et mon succès est regardé comme une exception honorable. Adieu, chère amie. Sois bien persuadée que la joie que je ressens de ces bonnes nouvelles n’est si vive que parce que je songe que tu la partages. Je m’estime heureux quand je songe que je puis causer quelque douceur à celle à qui je dois tant ! Adieu, tu connais ma tendresse.

Ton frère et ami,

E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN,


Paris, 24 novembre 1846.

J’ai reçu presque consécutivement, chère amie, tes trois dernières lettres, qui m’ont causé un extrême plaisir. Mieux que toute autre, tu dois comprendre de quel prix est, durant la séparation, une correspondance fréquente et amie. J’en avais besoin, chère Henriette, au moment où je savais ta santé encore ébranlée de la dernière secousse. Je pense que tu ne cherches pas à nous rassurer par une de ces illusions qui sont toujours un si mauvais calcul, alors même qu’on le fait par amitié. Qu’avec moi, du moins, chère amie, tu n’uses point de ces réticences qui me donneraient de si cruelles inquiétudes et pourraient avoir de si terribles résultats ! J’ai besoin de croire à ta parfaite sincérité sur ce point pour continuer à marcher tranquillement vers le but de nos efforts par les voies dont nous sommes convenus.

J’ai lu avec un extrême plaisir, chère Henriette, l’article que tu as envoyé à mademoiselle Ulliac sur les catacombes. Ton style est tout à fait ferme et viril, et on vérité bien supérieur à ce qu’il faut pour ces frivoles publications. Un archéologue de profession n’aurait pas mis plus d’exactitude dans les explications sur lesquelles tu conservais quelque doute. Quant au mot d’anagramme, j’avais compris avant d’avoir reçu ta dernière lettre que c’était une distraction, pour monogramme, et j’avais déjà suppléé celui-ci à la place du premier. Mademoiselle Ulliac trouve l’article fort intéressant, mais un peu court, défaut dont, dit-elle, elle a rarement à se plaindre. Elle se propose en conséquence d’y ajouter quelque chose. Ces journaux sont de vrais lits de Procuste : tout n’est qu’allongement ou retranchement, outre que mademoiselle Ulliac aime beaucoup à faire le coup de ciseau. Elle a fait à l’énigme historique et à l’explication que j’avais été condamné à lui fournir les plus singuliers changements, et ne s’est pas aperçue qu’elle faussait la vérité historique. Heureusement que je lui en abandonne de grand cœur toute la responsabilité et propriété.

J’ai fait, depuis ma dernière lettre, chère amie, plusieurs démarches fort importantes ; et si elles n’ont pas amené de grands résultats dans ma position actuelle, au moins elles m’ont fourni beaucoup de lumière pour l’avenir et m’ont arrête sur le plan que je devais suivre. Avant même d’avoir lu les réflexions si exactes que tu faisais dans ta dernière lettre, j’avais compris, chère Henriette, qu’une place inférieure et peu occupée dans l’Université et à Paris serait ce que je pourrais désirer de mieux et j’ai fait au ministère toutes les démarches nécessaires pour m’éclairer sur la possibilité du succès. M. Soulico a bien voulu me seconder, et voici quel a été le résultat très positif des renseignements qu’il a recueillis. 1° que le moment n’était pas favorable pour solliciter, toutes les nominations officielles étant déjà faites. 2° que pourtant un grand nombre de places seraient encore flottantes jusqu’à quelques semaines, soit par refus d’accepter, soit par demandes de changements, etc., les premiers placements n’étant jamais définitifs, que, par conséquent, en faisant appuyer ma demande, je ne pouvais manquer d’obtenir assez promptement une place de professeur de rhétorique ou de philosophie en province, dont le traitement fixe serait d’environ dix-huit cents francs, sans compter l’éventuel (avantages que la ville fait au professeur du bien superflu dans les revenus du collège, que les employés se partagent entre eux), lequel dans certains collèges est assez considérable. 3° Que, quant à une place à Paris, il serait absolument impossible d’y songer, quand même j’aurais tous les titres et toutes les recommandations possibles, quand même le ministre lui-même le voudrait. Les places de Paris sont en effet prises les premières, et soigneusement gardées par ceux qui les ont obtenues. Que par conséquent ce que j’avais de mieux à faire, était, si je ne voulais pas quitter Paris, de passer encore cette année dans des établissements particuliers, et d’adresser de bonne heure ma requête pour l’année prochaine. Je prévoyais bien ce résultat, chère amie ; en effet, en parcourant les diverses positions que peut offrir l'enseignement des collèges, j’y trouvais quatre classes de personnes, dans chacune desquelles il me serait assez, difficile de trouver une place convenable  ; 1° les maîtres d’études ; 2° les régents de classes inférieures ; 3° les professeurs de classes supérieures ; 4° les professeurs suppléants. Je ne devais point songer aux premières de ces places. Les secondes sont fort occupées et fort épineuses ; elles ne m'eussent point laissé la liberté nécessaire pour poursuivre mes travaux et elles sont si peu lucratives que la compensation n’eût pas été suffisante. Les troisièmes sont réservées aux agrégés. Il ne me restait donc guère que celles de professeurs suppléants, lesquelles sont fort rares. Ce sera une de ces dernières, chère amie, que je solliciterai pour l’année prochaine, si rien de mieux ne s’est présenté jusque-là. Je ne désespère même pas d’obtenir une suppléance de philosophie, si je puis parvenir auparavant à me faire connaître honorablement. Quant à quitter Paris, chère amie, je n’y ai pas songé un instant, d’après les conseils qui d’ailleurs sont si bien d’accord avec mes propres inclinations. L’autre jour encore, je refusais une chaire de rhétorique dans un établissement de plein exercice, bien vu de l’Université, avec deux mille francs d’appointements, sans compter la table et le logement, et cela à une classe par jour. Mais plus que jamais, chère Henriette, je vois l’absolue nécessité de ne pas céder sur ce point si capital pour mon avenir, quelle que soit celle de mes deux branches d’études qui m’amène à une position fixe.

D'aprés ces données, chère amie, quelle résolution actuelle ai-je du prendre, et quoi plan adopter pour mes études ? M. Soulico me conseillait fortement de tenter l’agrégation à la fin de cette année. Ce ne sont pas seulement les agrégés qui sont avantageusement placés, me disait-il. Ceux d’entre les ajournés qui ont obtenu un rang honorable le sont aussi bien, ou au moins on tient de leur épreuve le plus grand compte dans le placement. Je te l’ai déjà dit, chère amie, je suis persuadé qu’on me présentant à la fin de cette année, j’aurais des chances de réussite. Mais je croirais présomption d’oser espérer les premières places. Et il est nécessaire d’être dans les premiers pour rester a Paris. En attendant encore une année au contraire, je puis former les plus solides espérances. Les épreuves de l’agrégation, que j’ai suivies avec beaucoup d’attention durant les vacances dernières, sont tout à fait dans ma manière et ma tournure d’esprit, et elles ne m’inspirent pas ces craintes venant d'antipathie que j’éprouvais devant celles de la licence. Bien des fois il m’arrivait, on entendant le candidat, de regretter de n’être pas à sa place ; je sentais que je ne m’en serais déjà pas trop mal tiré. De plus, en attendant à l’année prochaine, j’aurais pu me faire connaître davantage, peut-être même pourrais-je prendre le titre de docteur qui serait une bonne recommandation. C’est essentiel qu’avant mon agrégation je me sois fait connaître par mes études dans les langues orientales. Ce sera le seul moyen d’éviter la province à laquelle n’échappent pas quelquefois, au moins pour quelque temps, les premiers agrégés. Comme je te le disais tout à l’heure, la voie va m’en être actuellement tout ouverte. De plus, j’ai encore à passer le baccalauréat es sciences, qui est, il est vrai, très peu de chose. Mais encore faut-il repasser ses matières. Et mes travaux dans les langues orientales, je serais obligé de les interrompre... Tous ces motifs réunis, chère amie, m’éloignent, je l’avoue, de tenter si tôt une épreuve si difficile. J’attends toutefois pour me décider que le programme du concours pour cette année soit publié.

Le conseil de toutes les personnes que j’ai pu consulter s’est du reste trouvé parfaitement d’accord avec mon propre sentiment. J’ai vu M. Damiron et M. Garnier. Le premier m’a répété le conseil qu’il m’avait déjà donné de concourir avant l’agrégation pour l’un des prix de philosophie décernés par l’Académie des sciences morales et politiques. Quant au second, aussitôt que je lui ai dit que je pouvais sans inconvénient attendre encore une année, il a fortement appuyé mon avis. Il est vrai que je ne l’ai pas encore vu seul, et que je n’ai pu par conséquent en causer en toute liberté avec lui. Après une visite inutile que je lui avais rendue, j’ai reçu de lui une fort aimable lettre, par laquelle il m’invitait à dîner avec une société choisie de ses amis. Pour la première fois, j’y ai compris ce que pouvait être une réunion d’hommes instruits et pensants. J’y ai appris une foule de choses fort importantes pour ma conduite à venir, que dix années d’études et de réflexions ne m’auraient point apprises. Je n’ai point encore pu voir M. Le Clerc, parce qu’à la session de licence a succédé celle du baccalauréat qui n’est pas encore terminée et durant laquelle on ne peut le voir que très brièvement et pour affaires. J’ai préféré attendre.

Il me reste à te faire part, chère amie, d’un projet que je méditais depuis longtemps, mais auquel je n’osais m’arrêter, faute de renseignements assez précis. Je les ai enfin obtenus, et mon plan est désormais fixé à cet égard. Je savais que l’Institut distribuait annuellement un prix fondé par Volney au meilleur ouvrage de linguistique proposé à son examen, et dès longtemps, je songeais à présenter à ce concours mon travail sur la langue hébraïque. J’ignorais seulement si par sa nature un tel travail serait apte à concourir à un prix décerne sous le titre de philologie comparée. Je me suis d’abord adressé à. M. Julien, qui n’a pu me donner que peu de renseignements, n’ayant jamais fait partie de la commission d’examen pour ce prix. Mais il m’a donné deux excellents conseils, le premier, de m’adresser à M. Eugène Burnouf, le neveu du célèbre helléniste, et professeur de sanscrit au Collège de France, qui préside la commission. Je l’ai fait, chère amie, et j’ai reçu de lui une réponse bienveillante et remplie d’excellents conseils, se terminant par une invitation à présenter l’ouvrage avec confiance, sa nature n’ayant rien qui l’empêchât de concourir. Mais je dois a la bonté de M. Julien cette faveur bien plus précieuse encore. Il m’a adressé avec une lettre au secrétariat de l’Institut et m’a fait remettre entre les mains pour le parcourir à mon aise le cahier des procès-verbaux de toutes les séances d’examen de la commission, depuis la fondation, ou plutôt depuis la modification de ce concours. Outre l’intérêt de ces récits quelquefois fort piquants, j’y ai trouvé les renseignements les plus précieux, sur l’esprit qui préside à cet examen, sur les défauts contre lesquels la commission se montre surtout sévère, sur la nature et le tour des ouvrages qu’elle se plaît à couronner, etc. J’en ai conclu plusieurs modifications importantes pour mon plan, et je me suis décidé, non pas à présenter une grammaire complète, mais une théorie générale des systèmes de la langue, supposant les grammaires connues d’ailleurs. Ainsi conçu et exécuté comme je l’entends, l’ouvrage me semble avoir des chances assez probables de succès. Le nombre des concurrents est toujours peu considérable, et la plupart des ouvrages présentés paraissent fort superficiels, à leur titre et surtout à la critique qui en est faite. Depuis trois années, le prix a été remporté par des ouvrages allemands. J’ai vu le titre du seul ouvrage présenté jusqu’ici pour le concours de cette année : assurément, ce ne sera pas un concurrent redoutable. Son titre seul sera sa condamnation aux yeux d’un tribunal sérieux et savant. J’ai aussi recueilli des renseignements importants sur la composition du bureau d’examen. Il se compose de quatre membres de l’Institut, qui se partagent l’examen des ouvrages, suivant leur spécialité. De leur nombre est M. Reinaud, professeur d’arabe à la Bibliothèque Royale, et qui m’a toujours témoigné un intérêt tout spécial. Je le vis à la Bibliothèque le jour même où j’allai voir M. Julien et il m’engagea très fortement à suivre la carrière des langues orientales et surtout à suivre son cours ; mes conférences de licence m’avaient empêché d’assister à la fin de l’année dernière. Il est certain que mon ouvrage lui tombera en partage pour l’examen, et je ne doute pas que le sujet ne lui en soit agréable. D’ailleurs, chère amie, un échec ne peut avoir le plus léger inconvénient. On présente son manuscrit sous l’anonymat avec une devise, et on y joint une lettre cachetée où se trouve le nom correspondant à la devise. Si l’ouvrage réussit, on vérifie le nom de l’auteur ; sinon, la défaite, qui d’ailleurs n’a rien de honteux, n’a absolument aucune publicité. Je veux garder sur ceci, bonne amie, le secret le plus absolu. Je l’on parle à toi seule, et te prie de n’en rien dire ni à notre mère ni à notre frère. — Tu comprends quels immenses avantages résulteraient de ce premier succès, soit pour une position dans l’Université, soit pour mon avancement dans les langues orientales. Je ne parle pas des avantages pécuniaires, ils ne sont pas considérables, le prix n’est que de douze cents francs. Mais après ce succès, l’ouvrage serait avantageusement accepté par un éditeur. Tous les ouvrages doivent être remis avant le 1er mars, et le compte rendu sera fait à la grande séance solennelle des cinq Académies, le 2 mai. J’ai le temps, mais je n’ai que le temps de mettre la dernière main à mon travail.

J’oubliais de le dire que dès ce moment je publie mon premier essai dans les langues orientales. J’avais présenté à M. Egger un travail sur quelques éclaircissements importants que l’on peut tirer des langues sémitiques pour la philologie gréco-latine. Il l’a trouvé fort intéressant et l’a fait adopter au Journal Officiel publié au Ministère de l’Instruction Publique. J’ai été aujourd’hui même m’entendre avec les directeurs sur plusieurs dispositions matérielles et entre autres sur les nombreux caractères orientaux renfermés dans le texte du morceau. Ou espère obtenir les caractères de l’Imprimerie Royale, auxquels on a recours pour toutes les publications officielles. Ou m’a aussi promis de m’en tirer à part un certain nombre d’exemplaires, que je puisse distribuer à qui je voudrais. J’en désirais surtout pour M. Quatremère, a qui je dois la première idée de ce travail. J’ajoute que l’article tire un intérêt particulier des circonstances actuelles et se rapporte à quelques innovations dans l’enseignement de la langue grecque qui font beaucoup parler le monde professoral. En dépit de tous, il est dans le sens ministériel.

Une question beaucoup moins importante que j’ai dû agiter, était de savoir si je resterais dans cette pension, ou si je chercherais dans le même ordre de choses une position plus convenable. Je m’étais d’abord décidé à ce dernier parti, les travaux auxquels je suis obligé de me livrer étant absolument incompatibles avec cette retenue que j’étais obligé de faire, au cœur de la journée, et qui m’empêchait de me rendre à la Bibliothèque Royale. Avant de faire aucune autre recherche, j’en ai fait la déclaration expresse à M. Crouzet, qui aussitôt a changé de ton, et m’a promis tout arrangement, et en effet, au bout de quelques jours, j’ai vu arriver un troisième maître, qui me débarrasse de tout le service que je faisais en dehors des répétitions. Dans ces nouveaux termes, chère amie, ma position est fort soutenable, et je n’ai pas vu de raison suffisante à un changement qui peut-être ne serait pas une amélioration. Car malheureusement, il faut le dire, ce maître de pension ne fait pas exception dans son espèce. D’ailleurs, ces changements exigent des démarches si pénibles et entraînent de si grandes pertes de temps que je ne m’y déciderai jamais sans raisons très graves. Mes occupations sont maintenant peu nombreuses, elles ne se montent pas à une heure et demie par jour, sans compter tous les jours de congé qui sont entièrement libres. Le grand avantage surtout est de pouvoir tout faire le matin, avant la classe, et ainsi d’avoir le corps de la journée pour vaquer à mes travaux. Jusqu’au 1er mars, je pourrai prendre fort peu de répétitions supplémentaires. Il me reste heureusement une honnête réserve de celles que j’ai données l'an dernier et durant les vacances.

J’ai ponctuellement observé tes recommandations relativement à la toilette. Un accident arrivé peu après ton départ m’avait obligé à l’achat d’un autre pantalon noir. J’en ai ajouté un autre après la réception de ta lettre, en sorte que le nombre prescrit se trouve rempli. J’avais aussi déjà fait transformer en redingote la seule pièce qui me restât de mon ancien costume et j’en ai fait faire une neuve pour mes visites. Enfin, dès les premiers froids, j’avais acheté un paletot. Pour ceux-ci, il n’y a nul inconvénient à les acheter tout faits, et c’est toujours une économie. Je comprends comme toi, chère amie, l’importance de ce point en apparence si frivole, surtout à mesure que mes relations s’étendent.

L’espace seul, chère amie, m’oblige à mettre fin à notre longue causerie. Je réserve pour une autre fois tout ce dont je ne puis cette fois te faire le récit. Il m’est si doux de t’écrire ce qui fuit l’objet perpétuel de mes pensées et se termine toujours à l’espérance de nous voir un jour heureux ensemble.

Ton frère et ami,

E. R.


(Sur un papier à part.)

Peut-être liras-tu avec plaisir le rapport adressé par le doyen de la Faculté des Lettres au ministre relativement au premier examen de licence. Je te l’extrais littéralement du Journal Officiel de l’Instruction Publique.


Sorbonne, 23 octobre 1846.

Monsieur le Ministre,

Des épreuves pour la licence ès lettres ont eu lieu à la Faculté du 19 au 23 octobre 1846. Étaient présents au jugement des compositions, et aux séances de l’exercice public, outre le doyen président, MM. les professeurs Patin, Saint-Marc-Girardin, Guigniaut, Ozanam.

Des vingt-neuf candidats qui s’étaient présentés, sur lesquels il y avait un ecclésiastique, et onze élèves de l’École Normale, treize ont dû être éliminés pour l’insuffisance des compositions ; deux, après l’examen sur les autours grecs, latins et français, ont été ajournés. Les quatorze autres ont été déclarés dignes d’obtenir le grade de licenciés ès lettres dans l’ordre suivant : MM***, ***, l’abbé Foulon, Renan.

Les diverses épreuves ont été en général intéressantes. Le nombre de ceux qui n’ont point échoué dans les compositions écrites est plus considérable qu’à l’ordinaire ; la plupart, surtout parmi les premiers, se sont montrés capables d’expliquer les textes des trois littératures avec intelligence, et de répondre aux questions de philosophie, d’histoire et de littérature. Six élèves de l’École Normale ont été reçus, outre autres les deux premiers. M*** est maître surveillant à cette école. M. Renan, qui a fait preuve de facilité et de justesse dans l’examen oral, est un ancien élève du petit séminaire de Paris. Le jeune ecclésiastique, M. l’abbé Foulon, ancien élève du même séminaire, et formé depuis par les conférences instituées sous l’autorité archiépiscopale et sous la direction de M. l’abbé Cruice, docteur de notre Faculté, dans la maison des Carmes de Paris, aurait disputé et peut-être obtenu le premier rang, s’il ne s’était exposé dans les épreuves grecques à une certaine infériorité. Je suis avec un profond respect, M. le Ministre, etc., etc.

V. LE CLERC.

Le but politique de ces notes individuelles qui ne sont pas d’ordinaire d’usage, est assez facile à démêler. Ils ont voulu faire de notre succès une preuve de justice, et former la bouche aux accusations contraires qu’on ne cesse de répéter tous les jours. J’ai su d’ailleurs que tous les examinateurs, et surtout M. Guigniaut, étaient d’avis de me faire passer au troisième rang après l’examen oral et que M. Le Clerc seul s’y est opposé, C’est lui-même qui l’a dit à mon condisciple, lequel a été lui rendre visite.


MONSIEUR RENAN,
rue des Deux-Églises, 8, à Paris [France).


Dresde, 8 décembre 1846.

Je t’adresse un énorme paquet, mon Ernest, dans lequel tu trouveras une lettre pour mademoiselle Ulliac, et un article que, malgré la frivolité du sujet, je te prie encore de parcourir avant de le lui remettre. Puisse celui-ci être dans les proportions voulues ! Une phrase de la dernière lettre de mademoiselle Ulliac m’ayant laissé penser qu’elle faisait allusion au port qu’elle a payé pour l’article des catacombes, j’envoie tout ceci sous ton couvert, mon bien cher ami : quand on oblige, il ne faut pas le faire à demi. — Comme tu penses, mon Ernest, je lui donne tous les droits possibles sur mes catacombes, quoiqu’il ne me soit pas facile de comprendre ce que deviendra ma pensée délayée dans celle de M. Peigné. Enfin, il en arrivera que pourra ! Je n’y mets aucune prétention. Je prévoyais tout ceci lorsque je persistai à rester cachée sous un pseudonyme  ; vois comme j’avais raison ! Je viens de lire ton explication sur Valentine de Milan : elle est très jolie, très bien dite. Sophie avait deviné l’énigme. J’ai facilement reconnu les passages que mademoiselle Ulliac a dû tronquer. C’est une singulière manie ; heureusement qu’il ne s’agit de rien d’important. — Tout ce que tu m’as écrit, m’a causé une grande joie, mon Ernest ; oui, quoi qu’on puisse t’offrir, il faut tenir invariablement à rester habiter Paris. En ceci est tout ton avenir, cher ami  ; ne l’oublie jamais, je t’en conjure. Comme toi, je crois qu’il est beaucoup plus sage d’ajourner à deux ans ton concours d’agrégation : alors encore, je voudrai pour toi une place à Paris, il faut donc se donner toutes les chances d’arriver aux premiers rangs. En rien, mon bien cher Ernest, ne compromettons ta carrière par trop de précipitation. D’ailleurs tes projets pour remplir ces deux années sont excellents, faudrait-il même les passer entièrement dans un établissement privé. Je vais suivre avec un bien tendre intérêt les phases du concours pour le prix Volney : sois sûr que je ne commettrai aucune indiscrétion. S’il était possible, je te verrais aussi avec beaucoup de plaisir suivre l’avis de M. Damiron pour l’Académie des Sciences Morales et Politiques. Une simple mention dans un tel concours serait d’un grand poids pour ton placement futur dans l’Université. Mon bon Ernest, tu es ma joie, mon orgueil, ma plus chère pensée ! Si tu savais avec quelle vénération je prononce le nom de tous ces hommes distingués qui sont bons pour toi, qui t’aident et t’encouragent dans ces premiers pas toujours si épineux ! — Dans ce moment, je regrette de n’être qu’une ignorante, de ne pouvoir comprendre le premier travail que tu publies. — Pauvre cher ami ! que Dieu place dans ta vie beaucoup d’affections comme celles que je te porte ! mais cela serait-il possible ? — D’après tes nouveaux arrangements, je crois avec toi, mon Ernest, qu’il vaut mieux rester dans cette pension que d’en essayer encore une autre. Tous ces changements sont bien désagréables et n’amènent en réalité aucun changement réel. Dès que tu pourras avoir un emploi dans l’Université, ce sera tout autre chose. Il n’est pas un jour où je ne me sente plus heureuse de l'accord qu’il y a entre ta pensée et la mienne, relativement à ta carrière et à tous les moyens de la former. Cela me prouve, mon bon ami, que nous ne nous trompons ni l’un ni l’autre. Maman aussi m’exprime une joie réelle de ce qui vient de se passer. Hier encore, j’ai reçu d’elle une lettre où se trouvent ces mots, à la suite d’une page consacrée aux détails de ton examen : « Ërnest me croit beaucoup plus affligée que je suis de son changement. » Et Emma, qui n’a aucun intérêt à me tromper, aucun désir de le faire, me dit aussi : « Ta mère est ravie depuis que les succès de ton frère vionnent lui prouver que son avenir sera aussi brillant qu’elle l’avait rêvé. » — Courage donc, ami, courage ! ne t’inquiète pas de ma santé, elle va bien.

Mademoiselle Ulliac me dit que tu lui as remboursé quarante francs qu’elle avait avancés pour moi. Je vais écrire à notre frère de t’envoyer pour moi cent francs qui acquitteront cette somme, et serviront on outre à payer vingt-quatre francs que je dois, soit à mademoiselle Ulliac, soit au bureau du Journal des Jeunes Personnes, pour les abonnements de mon élève. Le reste servira pour les nombreux ports de lettres que je te fais payer. — Adieu, ami ! j’ai encore mille choses à te dire, mais il me faut finir. A toi, comme toujours !


MADEMOISELLE RENAN
chez Mme ta comtesse Zamoyska, Attmark, 2, Dresde (Saxe).


Paris, 14 décembre 1846.

je reçois le même jour, très chère amie, tes deux dernières lettres dont l’une accompagnait le paquet de mademoiselle Ulliac. J’ai fidèlement accompli tes prescriptions quant à ce dernier et j’ai été immédiatement le porter a son adresse, ou il a été reçu avec beaucoup de joie et d’amitié. J’ai aussi lu avec beaucoup de plaisir les deux articles dont le fond et la forme m’ont semblé également intéressants. Le second surtout peint avec beaucoup de vérité une des scènes les plus pittoresques qui se puissent imaginer. J’espère aussi que cette fois on leur trouvera la dimension convenable, car, autant que j’ai pu m’en apercevoir, le principal mérite d’un article de journal est de n’être ni trop long, ni trop court.

J’ai été bien heureux, chère amie, de voir que tu approuvais mes plans pour mon travail de cette année. La réflexion n’a fait que m’y confirmer davantage. Il est essentiel qu’avant mon agrégation je me sois fait connaître avantageusement, soit dans les langues orientales, soit dans la philosophie. D’ailleurs, chère amie, il est bien probable que dès l'année prochaine, je trouverai à me placer convenablement, soit dans un collège, soit dans un établissement particulier. Je suis résolu à la fin de l’année scolaire à faire activement toutes les démarches nécessaires. Si ces démarches n’entraînaient pas d’immenses pertes de temps, je t’assure que je les eusse immédiatement tentées. Car bien que je puisse trouver difficilement une place où les occupations fussent moins nombreuses, ma position est peu lucrative et d’ailleurs sujette à tant de désagréments de toute sorte, que c’est, je crois, un acte de courage d’y rester. Mais j’évalue à quinze jours la perte de temps que cela me causerait, et un tel retard me serait fatal pour le travail que j’ai entrepris. Du reste, bonne amie, je crois t’avoir déjà dit que je suis infiniment peu sensible à toutes ces misères et n’était la peine que j’ai à faire solder mon compte et surtout à obtenir intégralement ce qui m’est dû, je passerais, je crois, volontiers, sur tout le reste, L’avenir et l’espérance me consolent du présent, et ta pensée aussi, chère Henriette. Rien ne m’est plus pénible, quand je songe que toutes ces épines passagères me préparent un bonheur qui ne sera pas pour moi seul.

Mon travail avance, chère amie, d’une manière satisfaisante ; je suis content de la tournure qu’il prend, et je crois qu’il sera dans le bon genre. Néanmoins le terme est bien court pour les développements que je voulais lui donner, et à la lettre, je n’ai plus un instant à perdre. Ce qui me rassure un peu, c'est que j’ai remarqué dans les procès-verbaux de la commission, que souvent elle accordait la préférence moins à des ouvrages achevés et complets, qu’à ceux qui pouvaient prêter à d’heureux développements et en contenaient le germe. M. Reinaud, que je vois fort souvent depuis l’ouverture des cours, se doute de l’affaire. Il était placé à côté de M. Julien, à la Bibliothèque Royale, lorsque je lui en parlai pour la première fois, et il entendit toute notre conversation ; il n’est guère facile, en effet, de parler bas avec M. Julien. Depuis, il me témoigne des égards tout particuliers à son cours, et toutes les fois qu’il me rencontre travaillant à la Bibliothèque de l’Institut, il examine mes travaux avec une curiosité fort significative. Tu comprends, chère amie, que le succès en un tel concours ne peut toujours être que fort incertain  ; mais qui n’agirait jamais sur des probabilités, par crainte exagérée d’un échec, se priverait de la possibilité du succès.

Quelques lettres que j’ai reçues dernièrement de notre mère, me prouvent qu’en effet la peine qu'elle avait pu éprouver de mes nouvelles résolutions est bien adoucie. Ses projets de Saint-Malo paraissent l'occuper beaucoup. Elle paraît décidée à choisir l’été prochain pour l'époque de son déménagement. La société de ma tante Forestier, qui, comme tu sais, est déjà établie à Saint-Malo, contribuera beaucoup, je l’espère, à lui en rendre le séjour agréable.

Je ne sais si je t’ai parlé de l’utile connaissance que l’on m’a fait faire d’un Allemand fort distingué de Brème, venu en France pour se perfectionner dans la langue française, et qui échange avec moi des leçons d’allemand contre des leçons ou plutôt des conversations françaises. Il a en outre attiré à nos conférences un professeur de philosophie à Osnabrück, envoyé en France dans le même but par son gouvernement. Nous avons ainsi des séances fort intéressantes et surtout fort utiles qui me procurent l’avantage que je désirais depuis longtemps d’apprendre l’allemand d'un Allemand même. D'ailleurs c’est un moyen commode d’obtenir tous les éclaircissements dont j’ai besoin pour les passages des auteurs allemands que je suis obligé de consulter pour mon travail, et dont la pensée abstruse et compliquée ne laisse pas quelquefois de m’embarrasser.

Je serai obligé de me confiner si étroitement pour mon travail jusqu’au mois de mars que jusque-là je ne pourrai guère étendre le cercle de mes relations extérieures. Aussi bien je préfère attendre pour me produire plus avant que j’aie à présenter quelque titre honorable. Je serai également obligé, chère amie, de me condamner avec toi à un laconisme, qui m’est bien pénible, lorsque j’aurais tant de choses dont je voudrais m’entretenir avec toi. Mais tu sais que ni l’un ni l’autre nous ne pouvons prendre nos désirs pour règles de notre conduite, trop heureux encore d’entrevoir une issue à ce pénible état. Tant d’autres sont plus à plaindre et le sont sans espérance. La seule pensée qui m’afflige est de songer aux cruels sacrifices que tu es obligée de t’imposer pour moi et pour les tiens. Sois bien persuadée, bonne amie, que les raisons les plus graves pourront seules me décider à prolonger un état si pénible pour toi. Mais serait-ce bien calculer que d’accepter à mon âge une de ces positions qu’on peut appeler avantageuses pour le présent, mais qui n’ont presque pas d’avenir, et qui d’ailleurs nous fournirait à peine les moyens de mener une vie convenable ? Il est bien dur, chère amie, d’être obligé de répéter sans cesse : Patience, patience ! mais qu’y faire, quand c’est en effet le seul moyen de se frayer une voie honorable ? Un jour, espérons-le, bonne amie, nous éprouverons une grande et douce joie, en nous rappelant les sacrifices par lesquels nous aurons acheté quelques instants de bonheur. En attendant, ma chère Henriette, soutenons-nous en nous aimant et nous encourageant l’un l’autre ; pour moi, il me semble que rien ne saurait m’arrêter, tant que je pourrai recevoir de toi ces conseils et ces bonnes paroles qui portent la vie et la joie jusqu'au fond de mon cœur. Adieu, bonne amie, tu connais la tendresse sincère et sans bornes de ton frère et ami.

E. RENAN.


MONSIEUR RENAN,
Rue des Deux-Églises, 8, à Paris (France).


Dresde, 29 décembre 1846.

Je viens encore te tourmenter, très cher ami ; mais cette fois du moins je ne pousserai la tracasserie qu’à moitié, car je commence par te supplier de ne point me répondre, de ne pas détourner en taa faveur un seul des instants que tu emploies si utilement, si bien, et qui sont d’une si grande valeur dans la conjoncture où tu te trouves. Dieu me préserve de mettre jamais ma propre satisfaction en parallèle avec tes plus visibles intérêts ! — Ceci posé, mon Ernest, je te demande de vouloir bien remettre encore à mademoiselle Ulliac la lettre et les récits ci-joints. Ne te donne pas la peine de lire de pareils enfantillages : ce serait te prendre dix minutes, et tes minutes sont précieuses, pauvre cher ami, Si je pouvais faire autrement, sois bien sûr que je ne te prendrais pas le temps qu’il faudra pour aller faire cette commission. — Sur les mêmes frais, mon bon Ernest, rends-moi un autre service. Dans une note du « Carnaval à Rome », je parle de cet homme d’esprit dont Voltaire disait « le président Desbrosses et sa Sallusterie[3] ». de mémoire, j’ai écrit Desbrosses ; et depuis j’ai vu dans une autre citation Desbrosses. Vois, je te prie, dans le Cours de M. Villemain si c’est moi qui me suis trompée ; et corrige, s’il y a lieu. Je ne sais pourquoi, je crois encore que c’est Desbrosses. Pardonne, mon bon ami ; il m’en coûte de te détourner pour de pareilles misères, mais je n’ai que toi à qui je puisse m’adresser. Tu t’étonnes peut-être du peu d’intervalle que je mots entre mes envois à mademoiselle Ulliac. C’est que, mon Ernest, une fois en Pologne je ne pourrai que bien difficilement lui rendre ce petit service, et que je tiens au moins à faire preuve de bonne volonté avant d’aller plus loin encore. La pauvre amie ! que ne puis-je faire mieux pour elle ! — Elle me dit dans sa lettre que tu ne lui parles jamais de ce qui te concerne : je le comprends facilement, cher ami, d’après le peu de mesure qu’elle met trop souvent dans son désir d’obliger. Il m’a été bien douloureux, pendant mon séjour à Paris, de voir les immenses changements que les six années de notre séparation ont amenés dans le jugement de cette femme excellente et distinguée. C’est un déclin dont je m’apercevais sans cesse, et qui me cause une bien vive peine, car je l’aime sincèrement… Son coeur seul est toujours parfait. — Ne laisse subsister aucune trace de ces tristes mots, je t’en conjure : c’est à peine si je puis convenir avec moi-même que cette chère amie n’est plus ce qu’elle a été. — Ce que tu me dis de ton maître de pension me désole. Dieu seul sait ce que tu éprouves de dégoûts dans cette maison, ce que tu y souffres de froid, d’ennuis, d’injustices ! — Depuis que le temps est rigoureux, je pense à toi sans cesse. De grâce, ami, allège mes tourments en t’entourant de ce qui peut au moins diminuer ces souffrances. Dis-moi que tu réchauffes un peu cette chambre où tu travailles tant, que tu t’es mis, autant, hélas ! qu’il t’est possible, à l’abri de ce froid si cruel. Ma pensée est bien triste quand je te vois ainsi livré à la plus grande fatigue de l’esprit, sans que personne songe à adoucir celle du corps… Oh ! Ernest, fortifions-nous souvent par la pensée de jours meilleurs ! Pour toi surtout, ceux-ci me semblent bien rudes à passer. — Encore une fois, je t’en conjure, je t’en supplie, achète des vêtements chauds, ménage une santé qui est mon bien le plus cher et de laquelle je me préoccupe sans cesse. — je suis très aise, mon ami, que tu aies fait la connaissance de quelques Allemands. Je pense souvent que dès que tu pourras t’absenter un peu sans nuire à les travaux d’avenir, tu devras voyager dans leur patrie  ; en conséquence, il est bon que tu y aies quelques visages et quelques esprits connus à retrouver. En général, les Allemands sont d’une bonne et loyale nature. J’ai toujours eu beaucoup à me louer de mes rapports avec eux ; malheureusement, quoique au sein de l’Allemagne, je n’en vois et n’en connais ici presque aucun.

Si matériellement je ne te voyais si mal, je ne cesserais, mon ami, de me féliciter du raisonnable parti que tu as pris pour tes études de cette année. Oui, c’était là le seul moyen d’arriver à ce que nous désirons ; mais qu’il t’en coûte, mon pauvre Ernest ! — je te vois en excellent chemin ; et pourtant mon cœur n’est pas pleinement satisfait, car il renferme une rude épine. O mon ami, puisse l’année qui commence avancer ton avenir autant que l’a fait celle qui s’enfuit, et puisse-t-elle en même temps te procurer une situation plus douce et plus convenable ! je termine ces lignes dans la dernière nuit de cette année qui nous a momentanément réunis, et j’ai beau sonder mon cœur, je n’y trouve pas un vœu plus ardent que celui que je viens de t’exprimer. Adieu et courage, mon bon Ernest ! Pour réussir au gré de toutes nos espérances il ne te faut plus que continuer, et je sais que tu n’es pas de ceux qui se lassent. Vois, ami, que de choses ont été faites eu quinze mois et par la seule force de la volonté ! Après un tel début, qui pourrait s’effrayer du reste ? Dis-moi, mon bien cher, et sans une hésitation qui me serait douloureuse, dis-moi si la somme qui était chez les Mallet a besoin d’être renouvelée. Je tiens pour cela en réserve un billet de mille francs dont je puis me départir sans la moindre gêne. Me parler de ceci à cœur ouvert serait me prouver que tu as compris l’affection sans limites de ta sœur et amie.

As-tu reçu les cent francs que j’ai chargé notre frère de te rembourser ?

J’ai vu que le nom de la rue que tu habites doit être changé. Faut-il dès maintenant mettre sur ton adresse rue de l’Abbé-de-l’Épée ?


MADEMOISELLE RENAN
chez Mme ta comtesse Zamoyska, 2 Attmarkt, Dresde (Saxe).


Paris, 11 janvier 1847.

Mademoiselle Ulliac a désiré te répondre immédiatement, chère amie, pour te demander à terme fixe l’article que tu lui as promis sur la semaine sainte à Rome. Je ne puis me décider à t’envoyer sa lettre sans y joindre quelques mots, ne fût-ce que pour te donner signe de vie et d’amitié. D’ailleurs je sens le besoin de me délasser un instant de mes travaux arides et continus en m’entretenant avec celle dont la pensée fait toute ma consolation. Quand je suis trop fatigué, je m’arrête et je pense à toi ; telle est, chère amie, la seule récréation que je doive et que je veuille me permettre. Je t’assure du reste que je n’en désire pas d’autre. Quand je songe aux sacrifices bien plus pénibles que tu t’imposes pour nous, je rougis de faire si peu, moi homme, et plus jeune que toi. Mais un jour ce sera mon tour, bonne amie, oui, il faut que je me le dise, pour me rassurer et me contenter moi-même.

Mon travail avance d’une façon satisfaisante, bonne amie. Cette fois comme toujours il m’arrive qu’à mesure que j’avance, le cadre s’élargit et devient à la lettre infini. Heureusement que, ne m’étant point engagé à être complet, je trouverai toujours moyen de finir, en conservant une certaine unité. Le volume devient réellement formidable ; j’ai dépassé hier le chiffre de 400 pages, très grand format, et pour ce qui me reste, la rédaction étant beaucoup plus facile, j’irai bien plus rapidement encore. Plus j’avance, chère amie, plus je suis satisfait d’avoir entrepris ce travail. Le succès, je le répète, en un pareil concours, est toujours fort incertain, d’autant plus incertain que l’on n’apprécie point la bonté des ouvrages, mais leur bonté comparative, qu’un médiocre ouvrage peut réussir, si les autres sont encore pires que lui, et qu’un bon travail peut échouer, s’il s’en présenta de meilleurs. Mais j’ai au moins la conscience que ce travail sera honorable et témoignera des études assidues. Or c’est beaucoup, chère amie, que je sois connu des hommes spéciaux pour avoir fait dans cette partie des études avancées. Les manuscrits déposés au concours, restent à la bibliothèque de l’Institut, avec toute liberté de les reprendre momentanément pour l’impression. C’est donc comme un titre déposé en bon lieu, et auquel on peut en appeler au besoin. Enfin, bonne amie, supposé que je n’en retire aucun avantage, le temps que cela m’aura pris aura été bien court, puisque j’y aurai à peine consacré trois mois entiers. Et l’exercice intellectuel et moral que cela m’aura coûté me restera toujours.

Merci, mille fois merci, chère Henriette, de la proposition pécuniaire que tu me faisais dans ta dernière lettre. De longtemps encore, j’espère, bonne amie, je ne serai obligé d’y avoir recours. Il reste chez les Mallet une somme assez considérable, et il m’est dû cent-vingt-cinq francs encore pour répétitions. Je cherche à retirer ceux-ci peu à peu, car j’imagine ce que ce serait, si je venais à quitter la maison, mais j’ai toutes les peines du monde. Je crois pourtant qu’ils ne seront pas perdus. Pourquoi donc, bonne amie, m’as-tu envoyé ces cent francs qui me sont tombés du ciel, sans que je susse ni d’où ni pour quelle cause ? J’imaginais d’abord que ta prochaine lettre me ferait connaître la destination à laquelle tu les réservais. Je t’assure, chère Henriette, que la somme déposée chez les Mallet est très suffisante pour subvenir longtemps encore à mes besoins, que je fais, tu le sens bien, les plus restreints possible, sans toutefois me rien refuser du nécessaire. Les livres forment ma dépense la plus ruineuse ; le cours de M. Reinaud que je dois suivre plus régulièrement, m’a surtout obligé à des achats fort dispendieux ; les libraires orientaux sont dans l’habitude de se dédommager sur le petit nombre d’amateurs du grand nombre qui ne leur achète rien. Néanmoins, chère Henriette, n’aie sur ce point aucune inquiétude. Je te promets du reste de te le dire tout franchement, du moment où les fonds feront déficit.

Tu ne me parlais pas de ta santé dans ta dernière lettre, chère amie. Dis-moi, je te prie, si elle n’a rien éprouvé depuis la cruelle secousse qui l’a dernièrement ébranlée. Je frémis en songeant au froid terrible qui doit se faire sentir dans le pays que tu habites, et dont il ne se peut faire que tu ne ressentes plus ou moins les atteintes. Rassure-moi, je t’en prie, dans ta prochaine sur ce point le plus capital pour moi.

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt les divers articles que tu as envoyés à mademoiselle Ulliac, et j’attends impatiemment ceux que tu lui promets encore. C’est un vrai bonheur pour moi que tes lettres se multiplient au moment même où la plus urgente nécessité m’empêche de t’écrire aussi longtemps que je le voudrais. Heureusement tu sauras t’expliquer ce laconisme forcé, et loin d’y voir l’indifférence, tu l’interpréteras par la confiance d’une affection qui s’entend à demi-mot. Adieu, chère amie, j’entends mon travail qui me rappelle et voudrait me reprocher les courts instants que j’ai passés avec toi, mais Dieu sait si j’aurais le courage de supporter tant d’heures laborieuses et ardues, s’il ne m’était donné de temps en temps de venir reprondre des forces dans ton cher entretien. Tu connais ma tendresse.

Ton frère et ami,

E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez Mme la comtesse Zamoyska, Attmark, 2, Dresde (Saxe).


12 février 1847.

Cette fois, bonne amie, je serai encore réduit au laconisme ; mais c’est, j’espère, la dernière lettre que je t’écris dans ces proportions. Tout va bien, très bien même, chère amie. J’ai fait l’autre jour à M. Reinaud une visite des plus fructueuses. Je désirais lui demander s’il était possible d’obtenir un sursis au terme fixé pour la remise des compositions, sursis que l’on m’avait dit au secrétariat de l’Institut impossible à obtenir. Il a trouvé un excellent moyen pour tout concilier : je remettrai à terme la partie de l’ouvrage terminée (et ce sera presque le tout), et ensuite je lui remettrai en mains propres tous les suppléments que je jugerai à propos. Néanmoins je tiens à ce que tout soit au complet vers le 10 mars ; des additions trop tardives, et n’arrivant que quand le jugement serait déjà formulé, seraient comme non avenues. Cet excellent homme me témoigne réellement un intérêt qui me ravit. Croiras-tu quelle est la question qu’il a abordée, immédiatement après celle du concours ? Celle assurément que j’aurais le moins osé entamer, la future succession du cours d’hébreu au Collège de France ! et cela dans des termes d’une précision qui m’étonne encore. Cet important entretien m’a prouvé au moins deux choses : 1o  que nul choix n’est arrêté, puisque M. Reinaud, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et cette année président, chargé en outre de toute la direction de la Société et du Journal asiatiques, et par conséquent mieux à portée que qui que ce soit de connaître tous les concurrents, me déclarait en termes exprès qu’il n’en voyait pas un seul, qui pût se mettre sur les rangs ; 2o  que l’on a déjà songé à l’Institut a la future élection, puisqu’il m’énumérait avec un ton très significatif tous les différents partis que l’on avait déjà songé à prendre, et qui se réduisaient à ces trois-ci, appeler un Allemand, ou un juif, ou un ecclésiastique, contre lesquels il me déduisait au long des séries de difficultés que j’étais assez disposé à comprendre. Il faut te dire que ces élections se font par le ministre, sur la présentation du Collège de France et de l’Institut (classe des Inscriptions et Belles-Lettres). Celui qui réunit les deux présentations est sûr d’être élu. Sur l’observation que je lui fis que j’avais déjà pris quelques grades universitaires, et que je prendrais bientôt celui de docteur, il s’est émerveillé, et m’a dit que dès lors j’étais sûr d’avoir pour moi tous les anciens universitaires, soit de l’Institut, soit du Collège de France. Enfin, bonne amie, j’ai pu tirer de tout ce que j’ai appris depuis quelques jours, plusieurs inductions importantes, dont je raisonnerai plus tard plus au long avec toi. Il faut tout dire pourtant ; tout ce que j’avais pu tirer de mes rapports avec M. Quatremère m’avait amené à un résultat contraire. Je ne dois pas désirer qu’il se choisisse un suppléant. Je lui ai parlé l’autre jour de mon travail, et il en a paru satisfait.

Il m’a de plus appris un fait important. Le ministre a dû le consulter sur les moyens de relever en France les études orientales, et lui, avec sa manière toujours aigrie, a dû répondre qu’il n’y en avait pas, ce dont il m’a fort au long exposé les raisons. Ceci prouve au moins qu’on y a songé, et que des connaissances dans cette partie seront une bonne recommandation même dans l’Université. Je ne te parle que de moi, bonne amie, et j’aurais pourtant tant à te demander sur ton propre compte. L’empressement que tu mets à envoyer tes articles à mademoiselle Ulliac, me fait craindre qu’il ne soit question d’un départ prochain. Éclaircis-moi, je te prie, sur ce point inquiétant. Se pourrait-il, pauvre amie, que tu fusses encore obligée de rentrer dans ce malheureux pays ! Amie chérie, que ne puis-je des à présent ce que j’espère pouvoir un jour ! Tout à toi de cœur et de pensée.

E. RENAN.


MONSIEUR RENAN,
rue des Deux-Églises, 8, à Paris (France).


Dresde, 8 mars 1847.

Enfin, mon pauvre ami, je puis en t’écrivant entrevoir un peu de calme dans ta pensée, un peu de loisir dans tes jours ! Le dernier terme pour la remise de ton travail expire aujourd’hui ou demain, et j’en ressens une vraie joie, car te savoir occupé a ce point était souvent pour moi une source d’inquiétudes. Attendons maintenant la décision, et quelle qu’elle puisse être, félicite-toi toujours, mon ami, d’avoir pris le parti de concourir. Tu vois comme cette résolution a déjà porté de bons et d’heureux fruits ! Sous tous les rapports, elle n’en saurait avoir d’autres. — Les dernières lignes que tu m’as adressées m’ont fait un bien inexprimable, cher Ernest. Merci, ami, merci du soin que tu prends de ranimer mon pauvre cœur en me faisant partager tes espérances. Oui, tes travaux seront récompensés, bon et courageux ami  ; et c’est désormais sans inquiétudes que j’envisage ton avenir. Souvent, mon Ernest, souvent je pense que j’ai assez vécu puisque ce moment a lui pour moi !

Dans sa dernière lettre mademoiselle Ulliac me parle d’une affaire sur laquelle je veux te consulter, cher ami. Il s’agit d’acheter une demi-action du Journal des Jeunes Personnes, et mademoiselle Ulliac, quoiqu’elle n’y soit plus intéressée, m’engage fortement a faire cette acquisition. Comme dans tout ce qui est incertain, j’hésite et je réfléchis. L’affaire va bien, très bien ; les intérêts seront très forts, et iront au moins au double de ce qu’on peut espérer dans un autre placement ; mais le capital court nécessairement toutes les chances que court une somme placée dans une entreprise commerciale. La société actuelle, dans laquelle il s’agit d’entrer, est formée pour dix ans. Si au bout de ce temps le journal a plus de valeur qu’il n’en avait l’an dernier, je gagne sur mon avance ; s’il en avait moins, je perds. Crois-tu, mon ami, que je puisse, que je doive exposer deux mille ou deux mille cinq cents francs (je ne sais pas au juste le prix) sur de pareilles chances ? Dis-moi franchement ton avis. Il n’est plus question d’obliger mademoiselle Ulliac, dès lors je puis aussi facilement dire non que oui. C’est, je te le répète, une affaire de commerce, trouves-tu prudent que j’y prenne part ? Mademoiselle Ulliac me témoigne le désir de me racheter plus tard une partie de cette action ; mais ceci ne m’engage à rien… Dans cette année les abonnés du journal ont presque doublé ; le tout est de savoir si cela se soutiondra. — Communique-moi là-dessus, mon ami, ta pensée tout entière.

Oui, cher Ernest, il me faudra très prochainement reprendre la route de Pologne. Rien n’est encore décidé pour l’époque de ce retour, mais désormais ce ne saurait être chose éloignée. Un grand événement nous y ramène : l’aînée des jeunes comtesses se marie, et son mariage conclu ici ne sera célébré que lorsque nous aurons rejoint son père. Je pense que bien peu de temps après Pâques il faudra se diriger vers cette triste frontière. — N’importe, cher ami, partout je penserai à ton amitié ; dès lors je trouverai du courage.

J’ai reçu, il y a deux jours, une lettre de notre frère ; il se plaint de ton silence dont il ne devine pas le motif : comme tu le penses, j’ai scrupuleusement gardé ton secret. Tout est arrangé pour le local de maman ; elle habitera le second étage de la maison qu’occupe notre ami. D’après ce qu’il me dit, ses affaires ont été magnifiques dans le courant de l’année dernière. Remets, je te prie, la lettre ci-jointe à mademoiselle Ulliac.

Adieu, bon et très cher ami ! Écris-moi quand cela te sera possible, et crois que par le cœur je vis mille fois plus en toi qu’en moi-même. — Quand je te saurai heureux, mon Ernest, le plus vif souci de ma vie aura disparu, le plus cher désir de mon âme sera exaucé. — Sois tranquille pour ma santé ; elle est vraiment bonne, et s’est on général beaucoup améliorée depuis quelques mois. Adieu, ami, adieu ! — J’envoie vers toi mes meilleurs souvenirs, ma plus vive tendresse.

H. R.


MADEMOISELLE RENAN
chez Mme ta comtesse Zamoyska, 2 Attmarkt, Dresde (Saxe).


Paris, 25 mars 1847.

Voilà déjà quelques jours, chère amie, que j’ai remis définitivement les dernières parties de mon travail, sans qu’il m’ait été possible de trouver le temps nécessaire pour m’entretenir quelques instants avec toi, tant j’avais laissé s’accumuler les affaires les plus importantes, qui n’étaient point l’objet direct de mon travail. Je puis enfin respirer quelques instants, et j’en profite pour renouer ces chères confidences, dont la douceur m’était même depuis quelque temps refusée. Il me sera impossible, chère amie, d’épuiser cette fois tout l’arriéré de nos causeries ; je réserve à compléter le reste à la lettre pour laquelle je t’annoncerai le résultat définitif de mon travail, et qui peut-être ne tardera pas longtemps.

Ce n’est que le 15 de ce mois, chère amie, que j’en ai remis les dernières parties à M. Reinaud. C’est d’après son invitation même que j’ai tardé si longtemps. Aussitôt qu’il a vu les premiers cahiers, il m’a invité à achever sans me gêner ce qui me restait à faire, et j’en ai profité pour vider entièrement ma pensée sur ce sujet. Je n’ai strictement rien omis de ce que je voulais y insérer, et contre mon attente, je n’ai eu aucune élimination à opérer dans les innombrables paillettes que j’avais recueillies. Je ne puis t’exprimer la joie que j’ai éprouvée, chère amie, quand le lundi 15 mars, à trois heures du matin, j’ai complètement achevé ce premier-né de mon travail, qui m’a coûté trop de peine pour qu’il ne me soit pas bien cher. Appendices, additions, notes explicatives, tables analytiques, rien n’y manque, et quel qu’en soit le succès, j’aurai au moins la satisfaction d’avoir conduit à son complet achèvement une œuvre de patience. Il se compose de quatre cahiers, formant en tout mille cinq cent dix-huit pages, grand in-4o. Le titre sous lequel je l’ai fait inscrire est : Essai historique et théorique sur les langues sémitiques en général et la langue hébraïque en particulier. Après de longues hésitations, chère amie, je me suis décidé à y mettre mon nom en toutes lettres. Il est important que l’on sache qu’il existe quelqu’un capable d’exécuter sur la langue hébraïque un travail considérable, quel que soit d’ailleurs le résultat comparatif de ce travail.

Bien que nulle décision n’ait encore été prise par la commission, tu conçois que je puis déjà tirer bien des inductions sur le succès futur. Aucune pourtant n’est assez péremptoire pour m’ôter tout espoir ou toute crainte. Je me suis d’abord informé, lorsque la liste a été close, du nombre et de la nature des ouvrages concourants. J’en ai vu la série complète, et voici le résultat de cette première recherche, comme tu le conçois, la plus importante de toutes. Les ouvrages présentés sont au nombre de huit, en y comprenant le mien. — Tous les auteurs, à l’exception d’un seul, sont complètement inconnus dans la science. — Enfin, parmi les mémoires présentés, il en est trois ou quatre qui ne paraissent nullement redoutables, et que plusieurs paroles de M. Reinaud me prouvent avoir été écartés de prime abord. Mais il en est un, chère amie, dont la présence fut pour moi un coup de foudre, qui m’ôta d’abord toute espérance, et maintenant encore ne m’en laisse que bien peu. C’est un ouvrage de M. Pillon, Bibliothécaire à la Bibliothèque Royale, helléniste célèbre, vieil érudit de soixante ans, et dont les travaux sont devenus classiques. En vérité, chère amie, j’ai joué de malheur, et je puis t’assurer que jamais pareil fait ne s’est produit dans les annales de ce concours. Un savant, dont la réputation est faite, se présentant pour un prix destiné surtout à encourager les débutants ! C’est à peu près comme si M. Cousin se présentait au concours de philosophie. Si je n’étais partie intéressée, je dirais que c’est de fort mauvais goût. Il est clair, chère amie, que ce nom m’écrasera. Car tu comprends bien que les considérations étrangères sont aussi puissantes dans ces sortes de concours que l’examen intrinsèque des ouvrages présentés, et ceci à vrai dire peut n’être pas une injustice. Or M. Pillon est un savant honorable et laborieux s’il en fut jamais. Une vie entière de travaux, signalée par la production des ouvrages les plus utiles, est assurément plus qu’il n’en faut pour décider la préférence dans un pareil concours, ajouté à cela ce que je sais d’ailleurs, que M. Pillon est très peu favorisé du côté de la fortune, et cette démarche seule en serait une preuve : car ce ne peut sans doute être l’honneur qu’il a recherché dans ce concours, après tant d’autres témoignages qui lui rendaient celui-ci très superflu. — D’ailleurs, je dois l’avouer, quel que soit le mérite de mon travail, mérite dont je ne suis point le juge, il est bien évident que celui de M. Pillon est le résultat de plus longues et plus mûres recherches que les miennes, et je suis persuadé que s’il remporte, ce sera justice sous tous les rapports.

Voilà donc un côté, chère amie, sous lequel les probabilités ne nous sont guère favorables. Mais il en est un autre qui ferait renaître en moi quelques espérances, si je pouvais m’habituer à ne pas regarder comme un phénomène impossible celui d’un nom inconnu placé avant celui de M. Pillon, devenu si justement honorable. Dès les premiers instants, chère amie, M. Reinaud me témoigna la plus grande satisfaction de mon travail. Depuis, à mesure qu’il en prend une connaissance plus étendue, ses compliments deviennent de plus en plus flatteurs, et sont même quelquefois si significatifs que je serais tenté de concevoir des espérances qu’un instant après je traite de chimériques. Un seul point a suscité quelques nuages, je t’en parlerai tout à l’heure. Du reste, je le répète, il est impossible de recevoir de témoignages plus honorables d'un homme qui n'est pas prodigue d’expressions admiratives. Aujourd'hui surtout, il m’a dit très positivement que deux ouvrages seulement disputaient le prix, et a ajouté immédiatement : si vous remportiez, ce serait fort honorable à votre âge. Une autre question qu’il m’avait également adressée il y a quelques jours, et dont je ne vis pas d'abord toute la portée m’a semblé aussi très significative, rapprochée de ce qu’il ne cesse depuis de me répéter. Il me demanda quand je songeais à publier mon travail. — Je répondis que c’était une question sur laquelle je ne pouvais avoir rien d’arrêté, que très probablement je mettrais peu d’empressement à le faire. — Mais, ajouta-t-il vivement, l’Académie ne peut pas couronner un ouvrage qui serait destiné à rester indéfiniment en manuscrit. — A quoi je me hâtai de répondre qu’un jugement favorable de la part de la commission changerait entièrement mes dispositions à cet égard. Depuis, il ne cesse de me répéter avec une persistence qui m’étonne, et comme s’il voulait sonder mes dispositions sur ce point, que je dois publier mon travail le plus tôt possible, qu’il peut m’être très honorable, que ce sera un titre scientifique, qu’il y a très peu de chose il y faire pour l’amener à sa perfection. Enfin, chère amie, je suis au moins assuré par ce côté qu’une partie de mon but est atteinte, et que mon travail a mérité l’estime de ses juges. Tout cela ne suffit point à vaincre dans mon esprit la suprême invraisemblance que je vois à ce qu’il obtienne la première place ; mais je crois pouvoir au moins sans présomption me tenir assuré de la mention honorable.

Je t’ai dit, bonne amie, qu’un seul point avait fait difficulté aux yeux de M. Reinaud. Oui, chère amie, et ç’a été pour moi la source de réflexions bien pénibles, beaucoup moins pour le présent que pour l’avenir. Il faut te dire que ce cher M. Reinaud est bien le meilleur homme du monde, comme il me l’a surabondamment prouvé ; c’est même un érudit fort estimable ; mais pour de la fine critique et de la philosophie, ce n’est guère chez lui qu’il en faut chercher, et j’ai souvent pu m’apercevoir que ce qu’il apprécie surtout dans mon travail n’est guère ce qui à mes yeux a le plus de valeur. Avec cela il est très fortement attaché à l’orthodoxie, comme la plupart des savants de cette trempe. Or, chère amie, je me suis trouve amené par la nécessité de mon sujet, et tout en écartant avec le plus grand soin toute apparence d’antagonisme, à énoncer certains résultats qui ne sont que critiques, mais qui aux yeux de l’étroite orthodoxie française passeraient pour des hardiesses. Je le répète, chère amie, j’ai cherché à fuir ces occasions périlleuses, et depuis longtemps, je me suis assez accoutumé a garder pour moi seul les résultats qui me sont acquis avec le plus de certitude pour que ce ne soit plus la pour moi un sacrifice. Mais enfin il est certains points que je n’ai pu éviter, et du moment ou j’en parlais, je n’ai pas dû fausser ma pensée pour débiter de fausses et insignifiantes vieilleries. Aussi bien étais-je certain que ma méthode critique plairait beaucoup aux autres membres de la commission et spécialement a M. Burnouf, le plus influent de tous. La plupart de ces prétendues hardiesses étaient assez finement voilées sous une expression respectueuse pour qu’elles aient échappé à la censure ; une seule, et heureusement la moins importante et la plus facile à corriger, a offensé les oreilles pieuses du correcteur. Du reste il est impossible de trouver une bonté plus paternelle que celle que m’a témoignée en cette occasion cet excellent homme. Il m’a proposé de me rendre le manuscrit, et m’a indiqué les corrections à faire. Je me suis généreusement exécuté, mais juge de mon plaisir en effaçant les deux ou trois pages que je jugeais les plus délicates de mon travail et en placardant à leur place les plus insignes platitudes. Je souffrais d’autant plus que j’étais certain que ce passage serait parfaitement vu des autres membres de la commission, et spécialement de M. Burnouf, qui dans la lettre qu’il m’avait adressée, m’avait conseillé tout à fait dans ce sens, Néanmoins, chère amie, comme il ne s’agissait que d’un point purement scientifique et ne tenant nullement à des convictions trop intimes pour souffrir la moindre dissimulation, j’ai cru devoir céder, et M. Reinaud en a paru enchanté. — Tout ceci n’est qu’enfantillage, chère amie ; mais m’effraie, en me révélant l’immenso difficulté qui entourera pour l’avenir tous mes travaux dans cette partie. Mentir à ma pensée, et taire des résultats fins, nouveaux, intéressants, pour répéter d’insupportables vieilleries, me sera toujours impossible ; et d’ailleurs ce serait mal calculer, puisque je me priverais par la des suffrages auxquels je tiens avant tout, ceux des hommes vraiment philosophes et critiques, qui après tout sont les plus influents dans le présent, et le seront surtout dans l’avenir. D’un autre côté quelque modération que j’emploie, je m’expose, si je dis toute ma pensée, à de furieuses attaques, et ils s’imagineraient faire une bonne œuvre en entravant toute ma carrière. Leurs injures m’effraient peu ; mais hélas ! je dois redouter des effets plus réels. — Le mieux, n’est-ce pas, serait de me taire ? Mais, pauvre amie, c’est au contraire le pire de tout, puisque c’est le moyen de rester dans l’ombre, et d’empêcher qu’on ne songe à moi. Je serai condamné par ma position à me montrer de bonne heure. Il n’est guère probable qu’on vienne me chercher, si je n’avertis point de mon existence. Il y a là une immense difficulté, chère amie. Mais à vrai dire, elle est peut-être plus grave encore du côté de la philosophie que du côté des langues orientales.

Je craindrais, chère amie, de grossir outre mesure ma lettre, en entamant un autre sujet important, le plan d’étude que j’adopterai pour la fin de cette année scolaire, et les démarches que je compte faire pour mon placement de l’année prochaine. D’ailleurs je ne puis avoir rien de bien arrêté sur ces deux points, avant de connaître définitivement le résultat du concours. Je remets donc à t’en parler à ma prochaine lettre, qui t’annoncera le résultat définitif. Malheureusement les vacances de Pâques qui vont intervenir rendront mes entrevues avec M. Reinaud moins fréquentes. Du reste, chère amie, j’attends, je le l’assure, ce résultat avec beaucoup de calme, et sois bien persuadée qu’un mauvais succès n’influencera on rien sur ma conduite à venir. Mes résolutions sont prises, irrévocablement prises. Rien ne saurait désormais me les faire changer. Le succès définitif ne saurait être qu’à la condition de ne point se décourager des revers.

Mademoiselle Ulliac te dit sans doute que la proposition relative à l’action du journal ne peut plus avoir lieu. Je ne le regrette pas, chère amie, bien que je t’eusse engagée à accepter. Mais en vérité l’incertitude de toutes ces spéculations compense abondamment ce qu’elles peuvent avoir d’avantageux. — La nouvelle du retour en Pologne m’a désolé, chère amie, bien que la cause m’en ait été agréable. J’imagine, chère amie, que la cause des principaux désagréments du passé est désormais enlevée. Soutiens-moi toujours par la promesse, chère amie, que tu ne laisseras point ces désagréments et surtout la fatigue de la santé dépasser une certaine limite. Hélas ! que ne puis-je te dire quelque chose de plus efficace ! Toute mon espérance est de le pouvoir un jour ! Adieu, très chère amie. Appuie-toi sur la tendresse sans bornes de ton frère et ami,

E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez Mme ta comtesse Zamoyska, Attmark, 2, Dresde (Saxe).


12 avril 1847.

Le succès a dépassé mon attente, chère amie. Le prix m’a été définitivement décerné, et avec des circonstances plus honorables que je n’aurais jamais osé l’espérer. La difficulté de M. Pillon, dont la commission a été très préoccupée, ainsi que je le présumais, n’a point arrêté ; il a été décidé que, par une exception unique, il y aurait cette année deux prix, l’un et l’autre de douze cents francs, mais que je conserverais la première nomination, que la commission m’avait tout d’abord décernée. MM. Reinaud et Burnouf se sont accordés à me dire de la manière la plus expresse que j’avais le prix, et que mon ouvrage avait été unanimement jugé supérieur. L’accord auquel on s’est arrêté était du reste rendu possible par une réserve de fonds provenant d’une des années précédentes, où le prix n’avait point été distribué, faute d’ouvrage qui le méritât. Pour ma part, chère amie, je préfère de beaucoup cet arrangement, qui associera mon nom à un autre déjà honorablement connu, à une simple primauté qui eût exprimé seulement la valeur comparative de mon travail relativement à d’autres ouvrages, la plupart assez médiocres.

Du reste, chère amie, la joie que j’éprouve de cet heureux succès est beaucoup moindre que la satisfaction intime que m’ont causée les témoignages de tous mes savants examinateurs. M. Reinaud m’a raconté tout le détail des séances de la commission, et m’a assuré que mon ouvrage a fait la meilleure impression, et que tous avaient conclu qu’il fallait me soutenir au début de ma carrière, en vue surtout de l’avenir. Sur le rapport avantageux que fit M. Reinaud de mon ouvrage, M. Burnouf, secrétaire de la commission, et auquel jusqu’ici les autres membres s’en étaient généralement remis pour la décision, a demandé à voir mon ouvrage, Ç’a été pour moi un grand bonheur, chère amie ; il a merveilleusement compris ma pensée, et a pris mon ouvrage par le côté que je désirais, et que n’avait nullement saisi M. Reinaud. Il a fait à son tour son rapport, et tout a été conclu. Sur le conseil de M. Reinaud, j’ai été ce matin faire une visite a M. Burnouf. Je ne saurais te dire, chère amie, combien cette heure passée avec cet homme vraiment supérieur me sera à jamais précieuse. À te parler franchement, je préfère de beaucoup la satisfaction profonde qu’elle m’a procurée, à tous les autres avantages extérieurs qui pourront résulter pour moi de ce succès. Et pourquoi, chère amie ? parce que j’ai trouvé dans ses paroles la confirmation de mes pensées les plus intimes, parce qu’il m’a prouvé que ces principes et cette méthode qui désormais sont chez moi arrêtés, ne sont point des imaginations conçues dans un travail solitaire, mais qu’ils se trouvent conformes aux idées de la plus solide science, qu’ils sont en un mot ceux de tous les hommes à la fois philosophes et érudits. Les succès partiels ont sans doute leur valeur ; mais ils ne sont rien, chère amie, comparés à l’avantage d’être à l’unisson de son siècle ; c’est ici le garant le plus sûr du succès définitif et durable, et ce qui vaut mieux encore, de la vérité dans ses formes les plus avancées. Tu comprends combien une vérification aussi sûre que le contrôle de mes idées par celles d’un homme aussi éminent a de prix à mes yeux. Or je ne puis te répéter, chère amie, dans quels termes flatteurs il a donné son approbation à toutes mes vues, m’assurant qu’elles étaient en parfaite harmonie avec les siennes, que c’était là la vraie manière philosophique et élevée. Tu seras peut-être surprise, chère amie, de trouver ces termes à propos d’un sujet en apparence purement grammatical. Mais mon plan a été de fondre les détails techniques dans un exposé théorique et raisonné, et d’insister surtout sur le côté historique, si fécond en aperçus importants. De là un aspect tout nouveau, où je voulais faire consister toute l’originalité de mon travail. C’est ce que n’avait nullement compris M. Reinaud, qui n’attachait de prix qu’aux patientes collections philologiques que j’ai faites sur quelques points. Il ne pouvait par exemple me savoir assez gré d’avoir prouvé par des nuées d’exemples et par des passages décisifs des auteurs anciens que l’r et l’s permutaient dans une foule de circonstances. Il est revenu plus de vingt fois sur cette misérable vétille, parce qu’elle fournissait une preuve décisive en faveur d’une dissertation où il avait essayé de prouver que le Kanisca des Indiens est identique au Kanerkès des Grecs, personnages qui sont, je crois, nommés l’un et l’autre sur de vieilles médailles indéchiffrables !!! Cet exemple peut te faire comprendre sous quel jour cet homme, si excellent du reste, et auquel je dois tant de reconnaissance, avait envisagé mon travail, ce qui ne l’avait pas empêché de lui donner les plus grande éloges. Mais les éloges sur les points accessoires nous touchent peu, quand nous croyons les mériter par des côtés plus importants. Juge donc combien ceux de M. Burnouf ont eu pour moi de prix, quand je les ai vus porter sur ce qui fait le fond de ma pensée la plus chère. Il a donné le dernier coup de marteau à tout mon système intellectuel, et l’a consolidé dans les parties où il pouvait être encore ébranlé. Il y a joint d’ailleurs les offres de services les plus obligeantes, l’invitation à lui faire part de tous les travaux que j’entreprendrais désormais, et enfin les sollicitations les plus pressantes de persévérer dans la branche d’études où mon premier essai me posait d’une manière si honorable (ce sont ses expressions). C’est surtout en cette circonstance que j’ai compris, chère amie, ce qu’il y a dans les savants de notre pays de bienveillance, d’affabilité dans l’accueil, d’empressement à soutenir les timides efforts de celui qui entre dans la carrière. J’ai aussi compris que la meilleure recommandation pour plusieurs carrières, et spécialement pour celle des langues orientales, était d’être jeune.

J’ai fait part cet après-midi à M. Quatremère du jugement favorable dont mon travail a été l’objet. Sans quitter sa froideur habituelle, il en a paru surpris, et m’a témoigné en être satisfait ; j’ai remarqué immédiatement une grande différence dans sa manière d’agir à mon égard. Il m’a témoigné le regret de n’avoir point été membre de la commission, et a semblé agréer avec plaisir la proposition que je lui ai faite de lui porter le manuscrit, quand il serait à ma disposition. Veux-tu que je te dise toute ma pensée, chère amie ? je ne puis expliquer les divers traits de la conduite de M. Quatremère jusqu’ici à mon égard, et spécialement cette affectation qu’il mmettait à m’éloiguer en quelque sorte de ces études, et à me déclarer qu’elles ne pouvaient mener à rien, qu’en supposant qu’il a des vues sur quelqu’un, et qu’il verrait avec peine quoiqu’un qui pût entraver son candidat favori. Toutefois d’autres faits me prouvent aussi que ce choix ne doit point être chez lui entièrement arrêté, et j’ai la certitude qu’il ne l’a point manifesté dans le monde savant, puisque M. Reinaud, qui doit être le plus versé dans ces matières, m’a encore assuré de la manière la plus expresse qu’il ne voyait personne qui pût présenter un titre à comparer au mien.

Reste toujours, chère amie, la grave difficulté dont je t’ai parlé dans ma dernière lettre, et qui préoccupe toutes mes pensées. Tronquer mes résultats critiques me coûtera toujours outre mesure, d’autant plus que l’exposition nette et pleine de ma pensée, dans les formes modérées et respectueuses dont je ne sortirai jamais, sera, je le vois maintenant mieux que jamais, le moyen le plus sûr de m’acquérir les suffrages qui sont à mes yeux les plus honorables. D’autre part, M. Reinaud ne cesse de me prêcher le système des précautions, et je sens bien qu’il n’a pas tout à fait tort quant au fait des obstacles que cela pourrait me susciter. Je réfléchis beaucoup sur ce sujet, à propos du choix de mes sujets de thèses de doctorat, auxquelles je songe définitivement, et que je devrai prendre dans le monde des littératures sémitiques. Mon intention est de faire l’une d’elles, la thèse latine, exclusivement érudite ; et de faire l’autre philosophique et littéraire. Comme l’usage des dédicaces est passé en loi pour ces sortes d’ouvrages, il serait possible, si j’en voyais par la suite la convenance, que je dédiasse la première à M. Quatremère. Quant à la seconde, je la dois a M. Garnier. Les divers sujets qui se présentent à moi, sans qu’aucun d’eux fixe encore mon choix d’une manière définitive, sont : De la philosophie rationnelle chez les Sémites ou chez les Hébreux.Histoire littéraire et philosophique de Babylone (son influence sur le développement intellectuel de l’Orient et du monde). Comparaison de l’ancien génie poétique des Grecs et des Hébreux.Du commerce intellectuel et mythique des Grecs et des Sémites, etc. Quant à la thèse latine, si je l’offre à M. Quatremère, je prendrai probablement : Influence de la langue et de la littérature grecques sur la langue et la littérature syriaques. — Je ne puis arrêter mon choix avant d’avoir parlé à M. Garnier, à M. Le Clerc, et à plusieurs autres personnes. Or je ne dois point faire cette démarche avant la séance du 2 mai, c’est-à-dire aujourd’hui en trois semaines. — je m’occupe en attendant d’un travail assez intéressant dont on m’a chargé pour le Journal de l’Instruction Publique, et où j’ai trouvé moyen de raccoler un fragment considérable de mon ouvrage. Comme j’ai mis dans mon travail un peu de tout, ce sera pour moi un excellent répertoire, où je pourrai puiser au besoin. C’est un grand avantage d’avoir ainsi un travail en réserve ; car en vertu de la connexité de toutes les questions de la science, celui qui en a traité une seule à fond est déjà riche pour la solution de toutes les autres. Quelque temps après la séance, j’écrirai aussi au ministère pour présenter ma requête pour l’année prochaine. Je crois, chère amie, qu’une place dans une bibliothèque serait plus commode pour moi qu’une place subalterne dans un collège. Je me mettrai à la disposition du ministre, lui indiquant seulement mes vues et l’absolue nécessité où je suis de ne pas quitter Paris, ce qui serait renoncer à mes études orientales. A défaut de résultat de ce côté, je m’adresserai aux grands établissements particuliers, mais universitaires, et relevant des collèges, tels que Sainte-Barbe, l’institution Jauffret, etc., où les places de répétiteur équivalent presque à des places de professeur dans les collèges.

— J’ai reçu il y a quelques instants une lettre d’Alcide qui vient d’arriver à Paris, en poursuite de mariage, La même occasion m’a apporté des nouvelles de la famille de Saint-Malo. Elles sont satisfaisantes, sauf relativement au petit Henri, qui reste toujours très faible. — Mes longues narrations m’empêchent de causer plus longuement avec toi de plusieurs autres sujets importants. Adieu, chère amie ; j’attends incessamment une lettre de toi, je ne sais où te trouvera cette lettre ; puisse-t-elle au moins te causer quelque joie, et le faire comprendre toute l’affeclion et le dévouement de ton frère et ami,

E. RENAN.


13 avril, au matin.

Je reviens à l’instant d’une conférence gratuite de philosophie, dirigée par M. Jacques, un des meilleurs professeurs de Paris, a laquelle M. Egger m’a procuré entrée. On y a longuement parlé du nouveau projet de loi lu hier à la Chambre, et dont j’ai été prendre connaissance au cabinet de lecture. C’est incroyable, chère amie. Tout est bouleversé. La philosophie surtout est équivalemment rayée de l’enseignement, par l’arrêt du Conseil d’État qui accompagne ce projet. Tous les membres de la conférence ont paru mettre en question s’il valait la peine désormais de se préparer à l’agrégation. Et ce qu’il y a de pis, c’est que M. Cousin, dit-on, est résolu de donner les mains à ce fatal arrangement. Tout cela me fait beaucoup réfléchir. Je t’en parlerai, quand tout sera mieux dessiné.


MADEMOISELLE RENAN
chez Mme ta comtesse Zamoyska, Attmark, 2, Dresde (Saxe).


[Timbre de la poste, 23 avril 1847.]

J’aurais désiré attendre à te répondre, bonne amie, que la séance du 3 mai eût eu lieu, afin de t’en communiquer les détails. Mais mademoiselle Ulliac a voulu te répondre immédiatement, et aussi bien j’aurais craint moi-même qu’en attendant à cette époque, ma lettre ne t’eût plus trouvée à Dresde. Néanmoins, il est probable que je hasarderai encore quelques mots vers cette date, surtout s’il s’y passe quelque incident important. Je vois avec effroi approcher le moment où tu te rapprocheras de ce malheureux pays. Les détails que tu nous transmets m’ont fait frémir, quand je songeais que quelques lieues seulement allaient te séparer de ces cannibales. Oui, bonne amie, il faut ton dévouement pour te résigner à un pareil sacrifice, surtout quand ceux qui t’entourent font si peu pour l’adoucir. J’ai besoin de songer souvent aux promesses que tu nous fais relativement à tous les dangers éventuels, pour me rassurer sur une si alarmante position. Inutile, bonne amie, de te répéter à ces égards mes supplications. Tu as compris que c’était de la prudence la plus vulgaire, et que le dévouement cesserait d’en être dans une pareille circonstance.

Rien de bien important, bonne amie, ne s’est passé pour moi depuis ma dernière lettre. J’ai revu diverses fois M. Reinaud, qui m’a procuré plusieurs connaissances scientifiquement utiles, entre autres celle d’un savant allemand dont les écrits m’avaient beaucoup servi, et qui se trouve actuellement à Paris. Je ne répands point trop la nouvelle du résultat du concours, je préfère la laisser obtenir auparavant une publicité officielle. Une heureuse circonstance m’a préparé les voies, il y a quelques jours, pour la démarche que je compte faire au ministère. M. Egger m’y avait fait recommander, sans m’en rien dire, et j’ai été fort surpris lorsque j’ai reçu samedi dernier l’invitation de me rendre aux bureaux de l’Instruction secondaire. Il s’agissait de me proposer une chaire de rhétorique au collège de Vendôme. Les conditions qu’on y ajoutait relevaient beaucoup l’importance de cette offre. Car bien que cet établissement ne dépende pas directement de l’Université, la présentation des places a été dévolue au ministère ; et j’y aurais été comme membre de l’Université. Sur ce point donc, je n’avais rien à craindre, et à vrai dire de toutes les propositions qui m’avaient été faites jusqu’ici, celle-ci était de beaucoup la plus avantageuse. Mais j’ai tenu ferme à nos principes, chère amie ; j’ai déclaré que je ne pouvais accepter, et j’ai profité de l’occasion pour en exposer les motifs, et expliquer la nécessité où j’étais de demeurer a Paris. Mes raisons ont été goûtées, et l’on m’a conseillé de persister dans mon plan, tout en insistant sur la difficulté de trouver à Paris une position avantageuse dans l'enseignement. Néanmoins on m’a promis de songer à moi lorsque l'occasion pourrait se présenter. Ceci ne m’empêchera pas, chère amie, d’adresser directement ma demande au ministre après la séance du 3 mai, car il peut disposer d’un bien plus grand nombre de places que le bureau partiel auquel j’ai été adressé. Je consulterai sur les formes les plus avantageuses à suivre dans cette démarche les diverses personnes de ma connaissance qui peuvent être compétentes dans cet ordre de choses. Je persiste toujours, bonne amie, à faire passer ma thèse de docteur avant mon agrégation, peut-être même le premier titre pourrait-il me dispenser de prendre le second, ce qui serait avantageux ; car dans la carrière des langues orientales, ce dernier me serait plus nuisible qu’utile. D’ailleurs les bouleversements auxquels est soumis de nos jours le système universitaire, et surtout l'anéantissement presque total des études philosophiques, et par suite le rang secondaire de ses professeurs me font, je l’avoue, beaucoup hésiter. J’attends très impatiemment que je puisse voir M. Garnier pour m’ouvrir à lui sur tous ces points ; mais je ne puis le faire avant le 3 mai. Le moment présent est vraiment fâcheux, chère amie ; un esprit étroit, mesquin, exactement analogue à celui des dernières années de la Restauration domine toute l’administration de l’enseignement. Il se passe des choses incroyables à l’École Normale. On en viendra bientôt aux billets d’orthodoxie, délivrés par l’aumônier. On s’y confit de dévotion, disait devant moi M. Egger, et cela uniquement à cause d’un ministre qui veut paraître dévot. Une prompte réaction est, il est vrai, inévitable ; mais elle sera également fâcheuse et confondra bien des choses. Dans le moment actuel, tout cela ne peut, il est vrai, me porter aucun préjudice ; mais s’il s’agissait d’arriver plus haut, cette considération serait capitale. Attendons, bonne amie ; pour ce qui ne dépend point de nous, la patience est le seul parti raisonnable. Je suis du reste entièrement résolu à n’afficher aucun parti, et à n’attendre mon succès du triomphe d’aucun d’eux. Je ne demande que la liberté d’énoncer mes idées et leur appréciation impartiale.

J’ai reçu, il y a quelques jours, une lettre de notre mère, ou elle semblait exprimer le désir que je lui fisse quelque envoi d’argent. J’ai promis, bonne amie, de ne le point faire sans t’en parler, et j’y tiendrai ferme. Mais quand ce sera entendu entre toi, Alain et moi, il n’y aura, je crois, à cela nul inconvénient. Ce que fera l’un, l’autre le saura et le tieudra pour fait par lui-même. J’en écrirai aussi à Alain, et j’attendrai votre réponse à tous deux avant de rien faire. Mais par-dessus tout, ne dis pas un mot de tout ceci a maman.

Adieu, très chère amie, ta pensée me soutient et me fait attacher du prix au succès et le désirer. Il me serait presque indifférent, si je ne savais qu’il fait la joie de celle en qui se concentre toute mon affection la plus vive.

Ton frère et ami,

E. R.


MADEMOISELLE RENAN
chez Mme ta comtesse Zamoyska, Attmark, 2, Dresde (Saxe).


Paris, 3 mai 1847.

Elle s’achève, chère Henriette, cette journée que nous attendions depuis si longtemps, et qui laissera dans ma vie de si durables souvenirs. J’en consacre les dernières heures à en causer avec toi ; car au milieu de toutes les satisfactions qu’elle m’a procurées, un grand vide s’est fait sentir à mon coeur. Tu me manquais, chère amie, bien que je trouvasse autour de moi dans cette vaste salle des visages connus et amis, je m’y croyais seul, du moment où tu en étais absente. J’y voyais ta place à côté de moi, et je songeais combien ma joie eût été augmentée de la tienne. C’était la première fois, bonne amie, que j’assistais à un de ces brillants tournois littéraires, où toutes nos sommités intellectuelles viennent se donner en spectacle à un public raffiné et avide des jouissances de l’esprit. J’ai été frappé beaucoup moins de l’appareil extérieur, du cérémonial tout antique qui préside à ces solennités, que du ton exquis qui y règne dans les acteurs et les spectateurs, de ce vernis de bon goût qui ne se trouve qu’à Paris, et dans la société lettrée avec un cachet spécial. Ce n’est pas ce qu’on peut appeler le ton du grand monde ; au contraire, l’homme du monde trouverait cette manière pédante, vieillie, ennuyeuse. C’est quelque chose de beaucoup moins arbitraire que ce qui constitue la mode, résultant d’un degré avancé de culture intellectuelle, bien plus que de la longue habitude qui peut seule façonner au ton facile de la société. Tous ces vieux académiciens, avec leurs costumes et leurs formes d’autrefois, leurs manières d’un autre monde, leur originalité qui fait quelquefois sourire, sont loin de représenter le ton a la mode ; mais ils représentent quelque chose de mieux, la délicatesse dans les choses de l’esprit, la finesse, le tact exquis, et ce qui vaut mieux encore, la science, la pensée, la philosophie. La séance a été présidée par M. Tocqueville, qui est cette année président de l’Académie française : il était assisté de MM. Villemain et Rémusat, le premier secrétaire perpétuel, le second chancelier de l’Académie. Le président a ouvert la séance par un discours ou plutôt un court préambule académique sur l’objet de la séance et le sens élevé du mot Institut, envisagé comme une création éminemment française. — Immédiatement après, il a donné lecture du rapport du concours Volney. L’imprimé qui accompagne cette lettre, et qui, j’espère, te parviendra sans encombre, me dispense de te donner sur ce point de plus longs détails. Ce rapport, chère amie, est l’œuvre de M. Burnouf, secrétaire de la commission. Toutefois je suis porté à croire que M. Reinaud a mis la main même à sa rédaction, et que la formule qui me concerne est en grande partie de lui. J’y ai reconnu ses locutions, et surtout l’habitude qu’il a de confondre dans son langage la linguistique ou la science générale des langues et la grammaire générale, deux choses très distinctes, et que n’eût pas confondues M. Hurnouf, puisque à la Pin il recommande aux futurs candidats d’éviter les pures considérations de grammaire générale. Quant au rapport en lui-même, je n’ai vraiment qu’à m’en louer, et je puis dire que de tous ceux que j’ai vus pour les années précédentes, nul n’était aussi riche en éloges ; quant au laconisme, il est de règle, je ne m’attendais même pas à ce qu’on dît si explicitement que j’avais le prix, et je croyais qu’a cet égard en se contenterait de m’en faire la confidence. Tu comprends, chère amie, que les moindres petits détails devenaient ici importants. Cette feuille me servira de titre un jour, supposé surtout que je fusse obligé de faire valoir des titres, avant d’en pouvoir présenter qui soient connus de tous. — le prix Volney est le seul qui se distribue à la séance du 3 mai : la raison en est, je crois, que c’est le seul prix qui relève de l’Institut tout entier, et qui ne soit pas décerné par telle ou telle Académie. En effet, bien que ce soit l’Académie des Inscriptions qui domine dans la formation de la commission, toutes les autres, et surtout l’Académie française, y sont représentées. — J’étais bien décidé, chère amie, a suivre ton conseil, et à ne pas me présenter lors de ta proclamation : je n’ai point du reste fait en cela exception ; l’usage en a presque fait une loi, et c’est il vrai dire la seule manière convenable.

À la lecture du rapport, d’où l’on a, bien entendu, retranché la liste des ouvrages malheureux, ainsi que les dispositions qui terminent, ont succédé des lectures faites par divers membres de l’Institut, représentant les cinq Académies, et consistant en fragments plus ou moins longs d’ouvrages encore inédits ou composés pour la circonstance. M. Brongniart, représentant l’Académie des Sciences, a lu un aperçu rapide sur les révolutions du globe avant son état actuel. — M. Amédée Thierry, représentant l’Académie des Sciences morales et politiques, une appréciation très délicate de la politique et de la vie de Constantin. — M. Victor le Clerc, représentant l’Àcadémie des Inscriptions et Belles-Lettres, un fragment sur quelques lettres familières en langue vulgaire du xiiie siècle, par lui découvertes dans la poudre des bibliothèques. — M. Raoul Rochette, représentant l’Académie des Beaux-Arts, a lu une notice biographique et artistique sur le célèbre graveur Tardieu. — Enfin M. Vienhet, de l’Académie française, a terminé par la lecture de quelques fables inédites, et qui ont beaucoup plu par leur finesse et leurs allusions délicates.

Quelques jours avant la séance, j’ai reçu une énorme masse de billets ; il y en avait jusqu’à 21, pour toutes les parties de la salle ; mais trois seulement pour le centre ; c’est-à-dire pour les places réservées ; l’un était pour moi, l’autre pour les deux personnes qui devaient m’accompagner. J’ai dû proposer l’un à mademoiselle Ulliac, qui l’a accepté avec un grand nombre d’autres, mais sans en disposer pour elle-même. Sa surdité l’empêche de prendre aucun intérêt à ces séances. J’ai donné l’autre à Alcide, qui souhaitait m’accompagner. Quant à la médaille d’or, chère amie, voici ce qui en est. Comme presque tous les lauréats ne manquaient pas de l’échanger pour du numéraire, on a trouvé plus simple de ne plus la faire frapper d’avance, vu surtout que les frais de façon étaient en diminution pour le lauréat de la valeur intrinsèque. On verse donc les douze cents francs en espèces, et je suis invité à aller demain matin les toucher au secrétariat de l’Institut. Chacun peut ensuite ou faire frapper la médaille d’or, s’il le désire ; car il existe pour cela des matrices spéciales à l’hôtel des monnaies  ; ou en faire frapper une en argent ou on bronze, ou d’un moindre volume, ou s’il le préfère, tout conserver en monnaie plus cursive. Je suis très décidé, chère amie, à prendre ce dernier parti : que me servirait une malheureuse médaille en bronze qui girait au fond de mon armoire ? S’il ne s’agit que de souvenir, je puis te jurer que je le conserverai bien sans cela. Ce premier événement de ma vie littéraire a fait en moi de trop vives impressions pour que je l’oublie de sitôt

Oui, chère amie, j’éprouve une bien vive satisfaction, bien moins pour un succès que je n’apprécie pas au delà de ce qu’il vaut que pour l’approbation donnée à mes vues par des hommes compétents et habiles, et surtout pour avoir déjà fait et terminé quelque chose. Tu me croiras, chère amie, quand je t’assurerai que j’éprouvai une satisfaction bien plus vive encore que celle que m’a procurée le succès, au moment où le 15 mars, à trois heures du matin, j’écrivis les derniers mots de ce travail, pour lequel j’avais dû surmonter tant de mouvements de doute, d’hésitation, de défiance. L’exercice moral que cela m’a donné vaut bien mieux que les avantages qui peuvent résulter du succès. Quand je pense que ces lignes, je les ai tracées les doigts gelés, et désespérant presque du succès, ici, dans cette froide et triste chambre, n’étant encouragé de personne, si ce n’est de mon pauvre ami Berthelot, qui venait de temps en temps me demander à quelle page j’en étais, lire ce que j’écrivais, et m’apporter les tisanes qu’il me préparait, je me félicite d’avoir été capable de ne pas abandonner une œuvre une fois entreprise, et de la pousser à bout, malgré tout, malgré moi-même. Le souvenir de tout cela est ma vraie jouissance, la seule à laquelle j’attache quelque prix.

Tu avais fort bien deviné, chère amie, en supposant que sémitiques venait de Sem. C’est une dénomination très fautive, comma je l’ai montré dans mon introduction. Mais enfin elle est consacrée par l’usage de tous les savants, et ja n’ai pas dû m’en écarter. Elle est fautive, dis-je ; car d’une part, elle est fondée sur une pure hypothèse, celle de l’ethnographie mosaïque ; et de l’autre, elle est même fausse au point de vue de cette hypothèse, puisque plusieurs des descendants de Sem, Élam, Lud, Arphaxad, ou plutôt las peuples dont ils sont les éponymes ne parlaient pas de langues sémitiques, et que d’autre part des peuples sortis de Cham, comme les Chananéens et plusieurs tribus arabes, parlèrent des langues sémitiques. C’est ce que j’ai longuement prouvé dans mon introduction. Leur vrai nom, formé sur l’analogie de celui de la famille indogermanique, où le tout est désigné par le nom des deux extrêmes, eût été araméo-arabiques, mais l’euphonie ne le permettait pas, et d’ailleurs l’autre dénomination n’a pas d’inconvénient, du moment ou l’on s’entend sur sa vraie valeur.

Tu seras peut-être curieuse de savoir le sens de l’épigraphe que j’ai mise à mon manuscrit. Le voici, mais dénué de l’élégance qui en fait le charme, et qui ne peut pas se traduire : Elles n’ont pas toutes tes mêmes traits, et pourtant n’ont pas des traits divers, comme il convient à des sœurs. Ces vers qui dans Ovide[4] s’appliquent aux trois Grâces, je les applique aux langues sémitiques, qui ont toutes entre elles un air évident de parenté, bien que chacune ait sa physionomie distincte. Je vais consacrer les jours qui vont suivre, chère amie, à toutes les démarches dont je t’ai parlé dans mes dernières lettres. Un heureux hasard a voulu que, sans le chercher, je me sois trouvé placé à la séance tout près de MM. Garnier et Egger. Ils connaissaient du reste ma réussite avant la proclamation par les programmes qui se distribuaient à la porte à tout entrant. M. Garnier a très bien pris la chose, et m’a amicalement reproché de ne pas lui en avoir parlé. Je suit ravi de n’être pas obligé de prendre avec eux l’initiative de le leur annoncer, chose toujours fort embarrassante. Adieu, chère Henriette  ; la nuit est bien avancée, mais je ne veux pas retarder d’un jour la joie que pourra te causer ce courrier. D’ailleurs qui sait si un jour de retard n’empêcherait pas toutes ces bonnes nouvelles de t’arriver avant ton départ. Adieu, chère amie.


MADEMOISELLE RENAN
chez Mme la comtesse Zamoyska, Attmark, 2, Dresde (Saxe).


[Timbre de la poste, 19 mai 1847.]

J’ai tardé quelques jours, chère amie, à t’envoyer la lettre ci-jointe de mademoiselle Ulliac, parce que je voulais attendre que les démarches que je fais en ce moment au ministère eussent amené quelque résultat, ou au moins se fussent nettement dessinées. Mais je craindrais, en reculant plus longtemps, que ma lettre ne te trouvât plus à Dresde. Aussi bien, attendrais-je peut-être longtemps, si je voulais attendre la solution complète de toute cette affaire, à peine encore entamée. Je n’ai pas été fâché de voir s’écouler quelques jours entre la séance et ma pétition, afin de laisser les journaux officiels en parler, et surtout le Journal de l’Instruction Publique et des Débats. Ils l’ont fait de la manière la plus favorable que je pouvais espérer, c’est-à-dire on copiant textuellement et sans retranchement le rapport de la commission. M. Philarète Chasles, en rendant compte de la séance dans le Journal des Débats, a ajouté au nom de M. Pillon une longue série d’éloges qui contraste singulièrement avec la brièveté du compte rendu du premier ouvrage. Mais il est trop clair qu’il en devait être ainsi, et je me tiens fort honoré des témoignages d’estime rendus à mon rival. Il vient de recevoir la décoration de la Légion d’honneur. Du reste, ce nom et col ouvrage inconnus ont, à ce qu’il parait, intrigué plusieurs personnes ; car plusieurs sont venues trouver M. Reinaud pour lui demander où ils pourraient se le procurer, croyant qu’il était publié. Une de ces demandes m’a spécialement flatté ; c’est celle qui a été faite au nom du Comte de Paris, c’est-à-dire sans doute des personnes chargées de son éducation. Plusieurs personnes m’ont aussi demandé le manuscrit, et je ne m’en rends pas avare. Il est en ce moment entre les mains de M. Egger, à qui M. Burnouf en avait parlé de la manière la plus favorable, et qui m’en a fait toutes sortes de compliments. Il en lit les passages les plus intéressants aux élèves de l’École Normale, à qui il fait un cours de grammaire générale, et je l’ai rencontré ce matin s’y rendant, mon manuscrit sous le bras. Je trouve quelque chose de si bon goût à cette demi-publicité de lectures et de ouï-dire que j’attendrai probablement longtemps avant de lui en donner une autre bien plus redoutable.

Quant à M. Quatremère, chère amie, il m’est arrivé un tour fort singulier. J’ai ou la maladresse de dire à M. Reinaud que je comptais lui présenter mon manuscrit ; à ce mot il s’est récrié d’un air presque comique, me disant que c’était un homme terrible (ce sont ses curieuses expressions), qu’il ne me rendrait pas mon manuscrit, etc., et il me citait à ce propos des histoires à faire pour. J’ai beaucoup ri de ces naïves hyperboles par lequel le bon homme cherchait à me dissuader d’une démarche, par laquelle j’avais l’air de me mettre sous le patronage d’un autre. M. Quatremére est assez mal avec la plupart de ses confrères de l’Institut, de la Bibliothèque Royale et du Collège de France, et spécialement avec M. Reinaud, à qui il ne pardonnera jamais d’être le successeur de M. de Sacy, qui semblait l’avoir désigné, lui M. Quatremère, comme seul capable de lui succéder. Que de petitesses et de coteries, chère amie, là où on croirait qu’il y en a le moins ! Quoi qu’il en soit, j’hésite beaucoup à présenter mon manuscrit à M. Quatremère, non pas sans doute à cause des épouvantails de M. Reinaud, mais bien plutôt parce que je suis persuadé qu’il abordera très mal disposé un ouvrage que d’autres ont approuvé tandis qu’il semblait de son ressort, qu’il ne songera qu’à le critiquer, et qu’à ce point de vue il prendra fort mal les vues philosophiques, qui sont tout à fait en dehors de sa manière, et auxquelles il est toujours possible de se refuser, quand on y est décidé d’avance. Quant à M. Burnouf, chère amie, la manière pleine de distinction et de bon goût, dont il agit avec moi me ravit. Il fait actuellement son séjour à la campagne, mais il m’a donné rendez-vous pour les vendredis à l’Institut, et là nous avons ensemble de précieux entretiens de philologie, de littérature, etc. C’est vraiment un esprit de premier ordre, chère amie, et pour l’érudition et pour la portée philosophique. Il y joint cette bienveillance, cette suavité de mœurs qui complète l’idéal. Avec cela, il est jeune encore, plein de vie et d’ardeur, de foi en la science et d’amour désintéressé pour elle. Enfin, chère amie, j’ai trouvé en lui l’homme que je cherchais, le vrai philosophe savant, qui me représente ce que je voudrais être, ce que joyeux m’efforcer d’être, selon la mesure de mes forces.

Toutes ces digressions, chère amie, m’ont presque fait perdre de vue l’objet principal dont j’avais à te parler, mes démarches au ministère. Je me suis déterminé à les faire dans la forme que je t’avais indiquée, c’est à dire sans spécifier absolument la place que je désirais. M. Egger, que j’ai consulté, m’a fortement conseillé cette forme, Ce n’est pas du reste que je n’ai trouvé contre elle une grave autorité, en fait d’administration ; c’est celle de M. Soulice[5], qui m’a engagé à spécifier davantage ma demande, me disant que ces requêtes générales étaient souvent fort négligées et oubliées dans les bureaux, vu qu’elles n’en concernent aucun directement. Cela m'a fait modifier un peu mon premier tour, et voici celui auquel je me suis arrêté. J’ai laissé, il est vrai, la chose à l’arbitrage du ministre, mais j’ai ajouté que, s’il m’était permis de faire un choix, toutes mes préférences seraient pour une place dans une bibliothèque, bien qu’à défaut je fusse prêt à accepter toute autre place à Paris. En spécifiant davantage, j’aurais risqué d’insister sur la place qui me convenait le moins, ou qui est impossible a obtenir pour le moment, faute de voir tous les innombrables casiers dont peut disposer la volonté ministérielle. M. Egger a voulu mettre au bas de ma requête quelques lignes flatteuses, et m’a en outre engagé a la faire appuyer par quelque orientaliste et surtout par M. Burnouf, le premier de tous. J’y avais bien pensé, mais je ne sais si, indépendamment de ce conseil, je m’y fusse décidé, tant la convenance d’une pareille démarche me paraissait suspecte. Enfin je l’ai hasardée, et M. Burnouf y a consenti avec le plus grand empressement. Comme il est à la campagne, j’ai dû lui faire passer ma requête, et c’est aujourd’hui que je dois la recevoir. J’espère que je l’aurai avant l’heure du courrier et qu’ainsi je pourrai t’en parler. Les choses en sont là, chère amie. Tout cela va un peu lentement, mais au fond j’ai bon espoir, et je trouve que l’affaire prend une fort bonne couleur.

J’ai commencé à agiter avec les personnes compétentes une autre question importante, celle de mes thèses de docteur. J’en ai d’abord parlé à M. Garnier, qui m’a ensuite procuré la visite de M. Le Clerc. Je suis très content de cette dernière, chère amie ; je l’avais longtemps différée, parce que je désirais être précédé par quelque chose. Le témoignage de l’Institut et la recommandation de M. Garnier ont été plus qu’il n’en fallait. Nous avons longuement discuté ensemble les sujets des thèses. Le doyen a préféré ceux que je préférais moi-même, c’est-à-dire : les études grecques chez les Syriens, pour la thèse latine, et la philosophie rationnelle chez les peuples sémitiques, pour la thèse française. Je suis presque fâché pour le second, tant il est dangereux, et je suis à cet égard dans un grand embarras. Le choix des thèses qui d’ordinaire est si libre et si large est pour moi singulièrement restreint par ces trois conditions très limitantes : 1° de prendre un sujet dans la région de mes études orientales ; 2° de le faire pourtant accessible à la Faculté, qui ne s’occupe que d’études classiques, et de le prendre par conséquent limitrophe entre l’Orient et la Grèce ; 3° de ne pas choquer trop ouvertement l’orthodoxie. Sur ce dernier point tous se sont réunis à me recommander les précautions extérieures, surtout au moment où nous sommes, bien qu’ils m’aient avoué en particulier que pour le fond même, je n’aurais sur ce point à combattre aucun des membres de la Faculté, si ce n’est un seul, qui encore est assez tolérant pour ne voir en cela qu’une différence d’opinion. Je veux m’expliquer encore une fois avec M. Garnier et M. Le Clerc de ce que je veux mettre dans la périlleuse thèse précitée, pour qu’ils jugent si cela peut échapper à la censure, je ne dirai pas de la Faculté, celle-là, j’ai peu à la redouter, mais à une autre bien plus terrible et a laquelle rien de nos jours ne saurait échapper. — je ne puis te dire, chère amie, quelle exaspération il y a en ce moment dans le corps universitaire et surtout chez les professeurs de philosophie que l’on veut sacrifier pour tous les autres, contre les nouvelles mesures et tout l’esprit qui conduit en ce moment l’administration de l’Instruction Publique. Les professeurs de philosophie de Paris ont envoyé une réclamation au ministre, et elle a été fort mal reçue.

Très chère amie, l’espace manque encore à mes longues causeries, et j’ai la douleur de songer que désormais elles vont devenir plus rares, moins sûres, moins régulières. Que ce nouvel éloignement me remplit de tristesse ! L’espérance seule me soutient, chère amie. Ah ! que ne puis-je avancer les années !

Ton frère et ami,

E. RENAN


MADEMOISELLE RENAN
palais Zamoyski, Varsovie.


1er juillet 1847.

Je reçois avec bonheur, chère amie, la lettre si longtemps attendue, laquelle m’annonce enfin une halte dans ta vie voyageuse. Malheureusement je vois qu’elle ne sera pas de longue durée ; aussi m’empressé-je de te répondre, sans même attendre la réponse d’Alain relativement à la question que tu me chargeais de lui adresser. J’ai pensé que les demandes réitérées de promptitude que tu m’adressais à la fin de ta lettre abrogeaient sur ce point les recommandations des premières pages écrites à une date antérieure. J’écris à Alain par le même courrier, et le supplie de me répondre de même, supposé qu’il n’eût pas reçu le billet. Si cela était, chère amie, je te promets de t’écrire immédiatement après la réception de sa lettre, au risque de ne plus te trouver à Varsovie ; si tu ne reçois aucune lettre, interprète-le favorablement ; c'est que la réponse aura été affirmative.

Nous avons eu une inquiétude passagère à ton égard, chère amie, laquelle nous faisait encore désirer plus ardemment de recevoir de tes nouvelles. Maman lut dans le journal un article d’après la Gazette Universelle de Berlin annonçant un grave accident sur le chemin de fer de Varsovie à Czentochowa. La date coïncidait d’une manière effrayante avec celle que nous pouvions supposer à ton voyage, et la direction pouvait aussi bien être celle que tu suivais. Maman m’écrivit on toute hâte, et je fus assez heureux pour trouver un indice qui nous tira tous d’inquiétude. Je recourus à la Gazette de Berlin, où je reconnus avec bonheur que l’accident est arrivé en venant de Varsovie à Czentochowa, d’où je conclus que tu ne pouvais faire partie du convoi fatal. Si j’avais connu les lignes assez capricieuses que tu suis dans ton voyage, j’aurais beaucoup moins insisté sur cette induction, quelque évidence qu’elle me parût posséder.

Rien de décisif n’est survenu relativement à moi depuis nos dernières correspondances. J’envoyai ma pétition au ministère quelques jours après ma dernière lettre. Sur le conseil de M. Burnouf, je m’adressai aussi à M. Reinaud pour la faire appuyer. Non seulement il y consentit ; mais il voulut y joindre une lettre écrite en son propre nom au ministre, où il faisait lui-même la demande, en l’appuyant des recommandations les plus flatteuses. Je me suis servi pour faire parvenir ma lettre au ministre, et éviter les détours des bureaux, de l’intermédiaire de cet ami, dont je l’ai parlé, et qui remplit chez lui les fonctions de précepteur de l’un de ses fils, lequel y a joint les explications nécessaires, en insistant plus que je ne pouvais faire sur le choix spécial d’une bibliothèque. Je l’ai revu depuis, et il m’a assuré que la demande avait été parfaitement reçue, et que j’étais à peu près certain d’en obtenir une, aussitôt qu’il y aurait des vacances. Il ne faut pas se faire illusion sur ces places, chère amie, elles sont infiniment peu lucratives, surtout dans les commencements. Il se pourrait très bien, chère amie, que la place qui me serait offerte fût pécuniairement moins avantageuse que celle que j’occupe, et que j’évalue (y compris mes répétitions particulières, s’entend) à une place de dix-huit cents francs sans le logement et la pension. Mais ce serait une place officielle, par conséquent un titre à un avancement ultérieur, outre que ma position extérieure serait et plus convenable et plus agréable. Ce n’est pas du reste que depuis quelque temps j’aie ici à me plaindre sous le rapport des égards ; mais enfin à mesure que mes relations s’étendent, je sens de plus en plus l’inconvénient d’un pareil domicile, surtout pour les visites que je reçois. Ils semblent oublier qu’une impolitesse à l’égard d’une personne qui s’adresse à moi m’est bien plus sensible que si elle m’était faite à moi-même. Et ce qu’il y a de pis, c’est qu’on me supprime un grand nombre de visites, et qu’on ne m’avertit jamais de celles qui m’ont été faites durant mon absence. — Quoi qu’il en soit, chère amie, si je ne reçois pas de réponse du ministère avant quelques semaines, je commencerai à être fort embarrassé relativement à l’année prochaine. Cet homme me demande s’il peut compter sur moi pour le retour des vacances, et il est tout naturel qu’il en veuille être instruit d’avance. D’autre part il m’est difficile de prendre un engagement quelconque dans une autre pension, puisque au premier jour je puis recevoir une réponse du ministère. Il est probable, chère amie, que je me déciderai à demander une place de répétiteur dans quelque grande pension, comme Sainte-Barbe, ou la pension Jauffret, place qui ne serait pas incompatible avec celle que je peux attendre du ministère, et qui me ferait un fonds assuré. Ces places n’occupent guère qu’une heure et demie, et cela de très bon matin, de six heures à sept heures et demie, en sorte que tout le corps de la journée reste libre. On a son domicile hors de la pension.

La décision la plus importante qui soit survenue depuis ma dernière lettre, chère amie, est relative à mes thèses de doctorat. Elles sont définitivement cadrées et acceptées, et rien ne saurait plus désormais me les faire changer. Plus j’y ai réfléchi, chère amie, plus j’ai reconnu l’absolue nécessité d’y éviter tout contact avec les susceptibilités théologiques. Voici enfin les sujets auxquels je me suis arrêté, et qui ont beaucoup plu à M. Le Clerc, dans la transformation définitive que je leur ai fait subir. J’ai fait une thèse française de mon ancienne thèse latine élargie, avec le titre : Histoire des études grecques chez les peuples orientaux ; en voici le rapide sommaire : Premières études juives d’Alexandrie, Philon, Josèphe, etc. Études syriennes ; avènement d’Aristote à la royauté intellectuelle en Orient. — Études arabes ; ils ont pour maîtres les Syriens. Traductions innombrables d’auteurs grecs. De la philosophie grecque chez les Arabes, Avicenus, Averroès, etc. — Études persanes. Cour lettrée de Chosroès Noushirwan. Savants grecs réfugiés chez lui, lors de la persécution de Justinien contre les philosophes. — Études arméniennes : traductions nombreuses d’auteurs grecs actuellement perdus : possibilité de les restaurer. — Géorgie, idem — Inde ; influence du royaume grec de Bactriane, après le démembrement de l’empire d’Alexandre. — Coptes, Abyssins, etc. — J’ai déjà recueilli la plus grande partie des matériaux relatifs à ce travail, qui n’est pas aussi difficile qu’on pourrait le penser. — Quant à la thèse latine, chère amie, elle aura pour sujet une monographie sur Averroès, le célèbre philosophe arabe, envisagé comme commentateur d’Aristote, et surtout sur la destinée de l’Averroïsme et son influence en Occident dans la philosophie scolastique. C’est surtout M. Le Clerc qui m’a engagé à prendre ce sujet, m’assurant qu’il plairait beaucoup à M. Cousin, qui se plaignait à lui il y a quelques jours qu’il n’y eût sur ce point aucun travail accessible à ceux qui ne sont point initiés aux langues orientales. Dès lors je n’ai plus hésité, quelle que soit la difficulté du sujet. Averroès n’est pas publié en original ; il n’en existe que d’inintelligibles traductions hébraïques, et des traductions latines, faites sur l’hébreu et plus barbares encore. Les manuscrits arabes du texte sont excessivement rares ; la Bibliothèque Royale n’en possède que fort peu de chose, celles de Florence et de l’Escurial sont les seules qui en contiennent des parties importantes. Mais la partie relative à l’histoire de l’averroïsme en Occident est peut-être plus difficile encore, les matériaux en étant beaucoup plus dispersés. Mais aussi ce travail peut m’être tout a fuit utile, et influer d’une manière très importante sur toute ma carrière. Quant au succès des deux thèses, chère amie, je suis, je te l’avoue, fort peu inquiet ; une fois que les sujets ont été agréés du doyen, on a peu à craindre ; car le choix est ici presque tout. C’est peut-être de toutes les épreuves que j’aurai eu à subir, la moins périlleuse, bien que ce soit celle qui exige le plus long travail. Je dois pourtant excepter pour l'assurance du succès, mais non pour le travail, le baccalauréat ès sciences, que je passe dans quelques jours[6], mais qui est très peu à redouter.

Voilà donc, chère amie, le plan de mon travail pour l’année prochaine parfaitement arrêté, quelle que soit la position extérieure. Je serai content si j’ai pu passer mes deux thèses et me préparer à l’agrégation. Ce dernier concours, chère amie, demande peu de préparation spéciale, mais beaucoup de préparation générale. On pourrait voir en un mois toutes les matières indiquées sur les programmes ; mais ce qui ne peut s’improviser, et ce qui fait l’essentiel de cette épreuve, c’est l’habitude générale des matières philosophiques et la culture de l’esprit. Le travail de ma thèse sera donc loin de m’être inutile sous ce rapport, sans parler de l’appui extérieur prêté par le titre de docteur. Les expériences que je fais chez M. Jacques m’encouragent beaucoup. Ces messieurs s’étonnent que je ne me présente pas cette année ; et en effet je puis dire, sans vanité, que je ne suis pas inférieur à beaucoup d’autres, qui ont des chances raisonnables de succès.

Quant à mon ouvrage, chère amie, je reçois toujours les sollicitations les plus pressantes de le livrer à la publicité. Je persiste toutefois dans mon plan primitif, qui est d’attendre encore. On ne me reprochera pas d’avoir parlé trop tôt sur ces graves matières, quand je le ferai avec poids et mesure, et de manière à forcer les gens à le prendre en considération, et à ne pas s’en sauver par des fins de non-recevoir. D’ailleurs, chère amie, il est essentiel que ce travail soit imprimé à l'imprimerie royale ; nul éditeur français ne le pourrait faire avec les nombreux caractères orientaux qu’il renferme. Or pour ceci, chère amie, il faut un certain poids, indépendant de celui de l’ouvrage. Une commission spéciale est chargée de l’examen des ouvrages à admettre a ce privilège. Là, je retrouverai encore MM. Burnouf et Reinaud, dont l’appui m’est assuré. M. Reinaud m’en a précisément parlé. Je serai encore appuyé d’un autre membre de la commission, qui l’autre jour prit l’initiative de me faire a cet égard ses offres de services ; c’est M. Édouard Biot, fils du célèbre physicien, et lui-même sinologue distingué. J’ai fait sa connaissance en rendant compte dans le Journal de l’Instruction Publique d’un ouvrage fort savant qu’il vient de publier sur l’Histoire de l’Instruction Publique en Chine. Il est depuis quelques jours membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Quand je l’en félicitai, il ajouta fort poliment, qu’il espérait avoir un jour de manière ou d’autre a me donner son suffrage.

Tout en différant cette grave démarche, chère amie, je ne voudrais pourtant pas l’ajourner indéfiniment. Le titre qui peut résulter pour moi de ce travail n’aura toute sa valeur que quand l’ouvrage sera public. Au début, un prix décerné par l’Institut, même sans la publicité de l’ouvrage, peut avoir un poids réel ; mais à un âge plus avancé, et pour une place plus importante, ce serait peu de chose, sans une sanction plus générale et dont chacun pût être juge. Aussitôt que j’aurai tous mes titres, et que je serai convenablement placé, ce sera mon premier soin, mais pas auparavant.


2 juillet.

Très chère amie, que de fois dans ces jours je songe qu’il y a une année je te possédais auprès de moi, que nous parcourions ensemble ces mêmes rues, qui sont maintenant désertes pour moi[7]. Je m’en console on songeant que le temps passé n’a pas été inutile, et qu’il a contribué à avancer le moment où se réunissent tous nos désirs, et qui te verra enfin réunie aux objets de ton affection. Les vacances approchent, chère amie ; notre mère m’annonce qu’elle sera dans un mois à Saint-Malo, et m’invite à m’y rendre. Il ne sera pourtant guère possible que j’y sois avant la mi-août, et même tel arrangement pour l’année prochaine pourrait déranger tous ces plans. Nous en parlerons plus longuement dans notre prochaine lettre, chère amie. — J’ai vu hier soir madame Catry, dont la santé est assez bien rétablie. Elle a en effet éprouvé une pleurésie, mais dont il ne lui reste plus qu’un point de côté qu’on dit sans danger. Je suis fâché que l’espace me manque pour te raconter comment ils sont arrivés à savoir que j’étais leur voisin, et surtout comment je me suis retrouvé en rapport avec M. Descuret, actuellement à Paris. Ce sera pour notre prochaine correspondance, bonne amie. Adieu, excellente sœur ; appuie-toi sur ma tendresse, comme j’ai besoin de le faire sur la tienne. Ton frère tout affectueux.

E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
au château de Clemensow près Zamosc, Pologne.


Paris, 4 août 1847.

Ma chère amie, Te voilé donc parvenue au terme de ces longs voyages qui ont occupé deux années de ta vie. Bien que je puise dans cette pensée une sorte de sécurité, je ne puis songer sans un sentiment pénible, à l’impression d’ennui et de monotonie qu’aura dû causer sur toi le retour à ton ancienne vie, après la variété animée de celle que tu as menée depuis longtemps. Je crois sans doute, ainsi que tu nous l’as exprimé tant de fois, que la vie de voyage est plutôt pénible qu’agréable, au moment même du voyage ; mais enfin elle ne peut manquer d’avoir quelque charme pour l’esprit cultivé et capable d’observer. C’était donc un intérêt jeté sur la vie froide et uniforme. Que sera-ce maintenant, dans ce monde de glace, qui ne sait payer qu’en argent des services qui devraient avant tout être payés d’égards et d’affection ? Pauvre amie ! je ne me console de ce triste présent qu’en songeant à un avenir plus heureux. Mais hélas ! quand viendra-t-il ?

J’ai encore plusieurs jours à passer à Paris, chère amie, et il me serait impossible de préciser l’époque de mon départ ; car je suis résolu à ne partir que quand mes affaires auront pris un tour décisif, ou au moins quand ma présence sera tout à fait inutile à leur réussite. Elles ont beaucoup marché depuis quelques jours, chère amie, non pas aussi directement que je l’aurais voulu, mais enfin, dans ces sortes d’affaires, en l’on n’avance que par ricochets, le recul est quelquefois un progrès. J’ai reçu avant-hier, et M. Reiinaud a reçu ce même jour, la réponse officielle du ministère à la requête que nous y avions adressée. Bien qu’elle soit négative, et suppose un étrange malentendu, elle nous a peu déconcertés, parce que le refus porte sur ce que nous ne demandions ni n’espérions. En voici la première phrase, laquelle te fera comprendre avec quel soin on lit au ministère les pétitions qui y sont adressées. « M…, j’ai reçu la lettre par laquelle vous nous adressiez la demande d’une chaire de philosophie dans un des collèges royaux de Paris. » — Où ils ont pu trouver dans ma requête quelque chose qui ressemblât à une pareille demande, c’est ce dont je suis encore à me rendre compte. Ainsi que je te l’ai dit, je m’étais rigoureusement astreint à ne spécifier aucune demande ; ajoutant seulement à la fin que s’il m’était permis d’exprimer un vœu en particulier, tous mes souhaits seraient pour une place dans une bibliothèque. Je disais, il est vrai, que je me préparais à l’agrégation en philosophie. Mais il est trop clair que je ne pouvais demander une place, à laquelle, même avec le titre d’agrégé, je ne pouvais aspirer que par une faveur spéciale. J’ai tout lieu de croire, chère amie, que ce malentendu, que pour ma part je crois très volontaire de la part de celui qui l’a commis, est le fait du chef de bureau qui m’a répondu. C'est un moyen comme un autre de se débarrasser des gens que d’entendre à l’envers ce qu’ils demandent, et de tourner si bien leurs requêtes qu’elles ne puissent être accordées. Voici, chère amie, ce qui me confirme dans cette idée, et aussi ce qui va servir de correctif à ce malheureux début. Quelques jours avant la réception de cette lettre, j’allai voir M. Soulice, qu’un changement dans le personnel a porté précisément dans les bureaux où il peut m’être le plus utile. Je doute beaucoup qu’il ait vu ma pétition, mais il en avait eu certainement quelque connaissance par ouï-dire. Car il insista d’abord sur l’impossibilité d’obtenir une place réellement avantageuse dans un collège de Paris, et puis m’ouvrit comme une idée toute nouvelle le projet d’une bibliothèque. Quand je lui dis que tel était l’objet principal de ma demande, il en parut surpris, et lue dit que ma pétition avait été envoyée aux bureaux du personnel de l’instruction secondaire, que par conséquent elle avait été considérée comme une pure demande de place dans un collège, Continuant ensuite à m’indiquer les moyens de réussir dans ma nouvelle demande pour une bibliothèque, il m’engagea très fortement à m’enquérir moi-même des places vacantes et à faire la demande spéciale de telle et telle place, et non d’une place en général. Il me laissa du reste concevoir des espérances fondées sur le succès de démarches ainsi faites. Quelquefois en effet, en ces sortes d’affaires, un premier refus est un titre. Mieux vaut donc qu’il ait porté sur ce dont je me souciais assez peu.

Que me reste-t-il donc à faire, chère amie, dans cet état de chose ? J’ai cru d’abord devoir écrire au ministère, pour faire remarquer la méprise commise sur le sens de ma demande, et prier de faire passer mes pièces au bureau chargé de l’administration des bibliothèques, afin que les recommandations qui les accompagnaient et surtout la lettre de M. Reinaud ne restassent pas inutiles. Ensuite, chère amie, je m’occupe activement des recherches que m’a indiquées M. Soulice. Il n’est guère que trois bibliothèques, où je puisse trouver une place convenable, celle de Sainte-Geneviève, de la Sorbonnc, et la bibliothèque particulière de l’Institut. Celle-ci serait mon idéal ; mais le petit nombre des employés me laisse peu d’espérance. Quelque pénibles, singulières même, que puissent paraître des démarches de la nature de celles que je suis obligé de faire, je m’y résigne, chère amie ; seulement je les fais par écrit, m’adressant au conservateur comme pour un renseignement. Le conservateur n’ayant aucune influence directe dans la nomination du personnel, je ne puis me permettre une autre forme.

Quant à celle de l’Institut, je me réserve d’en parler à M. Julien, qui y a été employé, avant d’obtenir sa chaire du Collège de France. Que résultera-t-il de tout cela, chère amie ? il serait difficile de le dire. Mon incertitude a cet égard est telle que je ne puis entreprendre rien d’important d’un autre côté, pour me faire dans un établissement particulier une position plus acceptable. J’ai pris quelques renseignements sur Sainte-Barbe ; j’ai été surpris du bas prix dont les répétitions y sont payées. Ce que je fais dans cette maison ne me serait guère payé que sur le pied de six ou sept cents francs par an. Or j’évalue au moins à mille francs ce dont je suis défrayé dans cette maison. Quant à la question d’agrément, je suis bien décidé à ne la faire compter pour rien dans mes déterminations. Le gain d’une demi-heure par jour me fera passer sur toute considération de cette nature. Je te l’ai déjà dit : il est difficile d’être moins occupé que je ne l’ai été l’an dernier dans cette maison. Terme moyen, je ne donnais pas à la pension une heure par jour. Quant aux répétitions particulières, c’est mon affaire, et je règle leur nombre sur l’urgence de mes travaux. Ainsi donc, chère amie, du côté des occupations, je ne puis désirer rien de mieux que ce que j’ai ici : sous les autres rapports, je l’avoue, d’autres pourraient croire une amélioration tout à fait indispensable. Mais, je te le répète, je fais tellement dominer le premier point de vue sur le second, que celui-ci disparait presque à mes yeux.

Autant, chère amie, tout ce qui tient à ma position extérieure avance lentement et péniblement, autant mes études et le genre de réputation qu’elles m’ont fait, vont toujours prospérant. Je suis surpris des témoignages flatteurs que je reçois de personnes auxquelles je me croyais totalement inconnu. Ces articles que j’ai insérés au Journal de L’Instruction Publique sur l’ouvrage de M. Biot fils ont fait fortune. Comme M. Biot fils n’était pas à Paris lorsqu’ils parurent, j’en envoyai les épreuves à M. Biot père, qui me les renvoya, on y ajoutant quelques lignes des plus encourageantes, que j’ai conservées. L’autre jour, je le vois accourir vers moi avec de grands gestes selon sa coutume à la Bibliothèque de l’Institut, et m’adresser les compliments les plus flatteurs. Ce fut une énigme pour moi, quand il vint à me parler de ma sœur qui était en Pologne ; mais la suite de la conversation me prouva que tout cela venait de M. Julien. M. Biot qui s’est fait une si grande réputation comme physicien, a fini par devenir polygraphe. Membre à la fois de l’Académie des Sciences et des Inscriptions, professeur au Collège de France, etc., il s’occupe un peu de tout, avec une activité que l’âge n’a pas affaiblie, et qui en fait le type de ces esprits variés et féconds, qui ne peuvent maîtriser leur louable impatience de toucher à tout. C’est un des hommes les plus influents dans tous les corps dont il fait partie, par sa vivacité et sa prodigieuse souplesse d’esprit.

Vendredi prochain, 13 août, chère amie, je dois être reçu membre de la Société asiatique. Je dois cette faveur à MM. Reinaud et Burnouf, qui m’y ont présenté et fait agréer. Ils seront, suivant l’usage, mes introducteurs. Cette société, fondée il y a vingt-cinq ans par MM. de Sacy et Abel Rémusat, sous le patronage de celui qui était alors duc d’Orléans, est célèbre dans toute l’Europe par l’importance de ses travaux, et le nom des orientalistes qu’elle a comptés dans ses rangs. Elle publie une revue mensuelle, où les membres peuvent insérer leurs travaux, et leur offre en outre une riche bibliothèque spéciale pour les langues orientales, avec la facilité de correspondre avec toutes les autres sociétés analogues, fondées a son imitation dans les diverses parties de l’Europe. Les séances particulières ont lieu tous les mois. M. Burnouf veut a toute force, chère amie, m’avoir pour élève. Il voudrait même que, sans abandonner mes études sémitiques, je me consacrasse spécialement aux langues et aux littératures de l’Inde. Il prétend que je n’aurai pas fait du sanscrit pendant six mois, que ma vocation serait décidée, et que je ne voudrais plus être qu’indianiste. Il y met une insistance si bienveillante que je devrai l’an prochain suivre le cours de sanscrit au Collège de France. J’avais formé auparavant le projet de suivre le cours de persan de M. Quatremère à la Bibliothèque Royale ; mais si je ne puis faire les deux, je préférerai le sanscrit et M. Burnouf. Il est bien entendu que je n’entends pas par là renoncer à mes études précédentes, qui m’ont été et peuvent m’être encore très utiles. Le travail de mes thèses avance de la manière la plus satisfaisante. J’ai fait des trouvailles fort intéressantes, surtout dans les manuscrits de la Bibliothèque Royale. Tous les sentiers de la science sont si battus, que, bien que je suive les moins parcourus, c’est encore merveille d’y trouver quelque chose de nouveau. J’éprouve une bien vive tentation, chère amie. L’Académie des Inscriptions dans sa dernière séance publique du 30 juillet, a annoncé pour sujet de prix pour 1848 un sujet fort rapproché de celui que j’ai choisi pour thèse française. Les recherches que je ferai sur ce dernier travail m’amèneront à en faire sur le sujet proposé  ; il faudrait peut-être assez peu de chose pour les compléter et accomplir ainsi les deux fins à la fois. Le peu d’intérêt philosophique du sujet proposé (il s’agit de l’étude de la langue grecque en Occident durant le Moyen Age), et la crainte de ne pouvoir en une seule année faire mes deux thèses, qui seront longues et difficiles, préparer mon agrégation et achever ce travail, pourraient seuls me détourner de ce projet. Quant au sujet proposé pour 1849, il est très probable que je l’entreprendrai  ; mais nous avons le temps d’y songer. Ce sujet est l’histoire de la ruine du paganisme en Orient depuis Constantin. Ce point ne peut être bien traité qu’en consultant les historiens syriaques, que fort peu de gens en France lisent commodément. Adieu, chère amie, l’espace me manque pour continuer notre causerie : tu connais mieux que je ne saurais l’exprimer la vivacité de mon affection. Ton frère et ami,

E. R.


Laisse-moi te faire compliment, chère amie, des articles de voyages que tu as publiés dans le Journal, et surtout du dernier. C’est dit et senti à merveille. Tu as dans le style quelque chose de ferme et de mâle, bien rare chez les femmes. Tu parles français comme quelqu’un qui sait le latin.


MADEMOISELLE RENAN


Paris, 21 octobre 1847

Qu’il y a longtemps, chère amie, que nous ne nous sommes entretenus ensemble ! et avec quelle joie je reprends l’ordre accoutumé de notre correspondance interrompue par la vie toute nouvelle que j’ai menée depuis quelques semaines ! Ce n’est pas, chère amie, que j’aie à t’annoncer de ces heureuses nouvelles, dont il m’aurait été si doux de te faire part à mon arrivée. Les choses en sont à peu près au même point où elles étaient à mon départ, et c’est dire assez qu’elles ne sont pas fort avancées. Mais c’est là même ce qui m’inspire un si vif besoin de converser avec toi, et de te confier toutes les peines que j’éprouve, comme je l’ai fait, hélas ! trop rarement, pour les courtes joies que j’ai ressenties. Jamais ta pensée, chère Henriette, ne m’a été plus présente que depuis mon retour à cette vie extérieurement si triste, si défleurie, et rendue maintenant si pénible par le contraste de la vie que je viens de quitter.

Mes vacances, chère amie, ont été fort douces et fort agréables. J’ai trouvé dans la famille de notre frère un accueil affectueux et vrai. Leur union, leur prospérité toujours croissante, la vue de leurs jolis enfants ont été pour moi un spectacle vraiment délicieux, et qui me laisse de très chers souvenirs. J’ai aussi retrouvé notre mère telle qu’elle fut toujours. Pas un nuage, pas un retour pénible sur le passé ; tout au contraire, une certaine joie du nouvel ordre de choses, depuis qu’il se colore plus avantageusement. Je pensais toujours qu’il en serait ainsi, chère amie, et que maman oublierait tout, sitôt qu’elle me verrait réussir dans ma nouvelle carrière. Mais la vraie difficulté à mes yeux était d’opérer la transition, et de couvrir à ses yeux les premiers instants, qui devaient avoir dans son esprit de si fâcheuses couleurs. Enfin c’est chose achevée, qu’il n’en soit plus question. — Je ne me suis pas cru obligé dans cette circonstance, chère amie, par la promesse que je t’avais faite relativement aux envois d’argent. Faisant séjour chez maman, il était juste que je la défrayasse de toute chose ; elle m’avait d’ailleurs témoigné qu’elle s’y attendait, et c’était encore un moyen d’achever de tout cicatriser. Je suis persuadé que la gestion des finances sera maintenant plus régulière, et qu’ainsi ce que l’un fera sera autant de moins à faire pour l’autre.

Tu vas être surprise d’apprendre, chère amie, que la malheureuse démarche que j’avais faite au ministère, et à laquelle on avait fait une réponse négative, a failli se renouer de plus belle, dans le sens même où on l’avait d’abord interprétée, et qui l’avait fait ajourner. Le fait est que dans le courant du mois d’août, et quelques jours après la lettre qui me notifiait l’ajournement, mes pièces (à l’exception de la lettre de M. Reinaud) ont été transmises à M. Auvray, inspecteur de l’Académie de Paris, afin qu’il en fît son rapport au ministère. Comment une demande refusée dans un sens pouvait-elle encore être objet de rapport dans le sens même où elle était refusée (car j’étais présenté à M. Auvray comme demandant une place dans un collège de Paris), c’est ce que je ne me charge pas d’expliquer, chère amie ; toute cette affaire est un vrai labyrinthe dont le fil en certains endroits est pour moi tout à fait rompu. Quoi qu’il en soit, M, Auvray désira quelques renseignements précis sur mon âge, le lieu de ma naissance, etc. et s’adressa pour cet effet à M. Crouzet, car j’étais déjà parti à cette époque. M. Crouzet promit de m’écrire, et prétend qu’il la fait en effet. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’ai rien reçu, et que la lettre n’a pourtant pu être égarée à Saint-Malo. C’est un nouveau procédé ajouté à tant d’autres, qui m’imposeront envers cet homme une éternelle reconnaissance. Il dit pour s’excuser qu’il ne sait pas s’il a mis l’adresse à Saint-Lô ou Saint-Malo !!! Enfin, chère amie, aussitôt mon arrivée a Paris, c’est-à-dire quelques jours avant la rentrée des classes, je me rends chez M. Auvray. Celui-ci avait déjà expédié son rapport, mais défectueux en quelques points par suite du manque de renseignements. Il l’a immédiatement complété sur mes indications, en insistant sur les mêmes conclusions, qui, à ce qu’il m’a assuré, étaient très favorables. En effet, il m’a semblé très bien disposé, et m’a écrit deux ou trois jours après une lettre fort obligeante où il me conseillait d’insister par moi et mes connaissances pour une place dans une bibliothèque croyant qu’elle me conviendrait mieux qu’une place dans un collège. Quoi qu’il en soit, j’espère peu de chose, chère Henriette, de ce prolongement inopportun d’une démarche avortée. Je les laisse faire, mais vraiment je compte très peu sur toute cette administration paperassière, où les formalités étouffent la véritable appréciation des choses. Quant aux bibliothèques, il m’a encore été impossible d’obtenir aucun renseignement exact, M. Constant Berrier, chef de ce bureau, n’étant pas de retour de la campagne. Voilà donc une année qui commence assez mal, chère amie. Il est inutile de te dire que provisoirement j’ai dù reprendre mes fonctions de l’an dernier, malgré les motifs sérieux qui rendraient un changement urgent pour tout autre. Mais je trouverais, je crois, difficilement ailleurs une place qui me donnât si peu d’occupations, à causo surtout de la diminution continuelle du nombre des élèves. D’ailleurs, chère amie, il n’est que trop vrai que tous ces établissements particuliers se valent, et que ceux qui ont quoique renom n’offrent pas à ceux qui y sont employés des avantages beaucoup plus grands que ceux qui sont placés au dernier rang. Il était dans les données des choses et probablement aussi de mon caractère, que ma position extérieure serait longtemps disproportionnée à ma vie intérieure. J’accepte comme une fatalité cette loi pénible, et quoique dure qu’elle soit pour le présent, je ne m’en effraie pas trop, je te l’avoue, pour l’avenir. Cela devait être du moment où, tout bien balancé, je me décidais à ne pas suivre la voie commune, qui est celle de l’agrégation le plus vite possible, et du séjour en province. Mais ce que nous avons fait, nous l’avons fait avec réflexion, et nous n’en sommes pas à le regretter.

Quelque position que je doive occuper cette année, le plan de mes études est désormais, chère amie, très décidément arrêté. Je suis décidé à me présenter à tout prix au prochain concours d’agrégation. Supposé même que ce titre ne me soit pas directement nécessaire, comme dans le cas où je serais appelé à une bibliothèque, il peut m’être néanmoins fort utile, comme donnant accès à plusieurs autres places de l’Université, dont quelques-unes ne sont que d’honorables sinécures, et que l’on peut facilement cumuler avec d’autres. Enfin, chère amie, ma position est telle que je dois parer à tout événement, et me ménager mille issues. Il est du reste bien entendu que le travail de mon agrégation ne sera pas ma seule occupation, surtout dans ces premiers mois. Après bien des délibérations, je me suis décidé à exécuter le projet que je t’avais confié relativement à la question proposée par l’Institut. Il y avait bien à cela, je l'avoue, de graves inconvénients. Cette question, quoique intéressante, n’est pas des plus importantes, elle ne rentre pas directement dans le cadre de mes études, elle me force à reculer le travail de mes thèses, etc. Mais une raison décisive l’a emporté dans mon esprit. J’ai fait durant mes vacances, chère amie, des trouvailles fort curieuses, et même importantes, lesquelles assureraient au moins à mon travail le mérite de la nouveauté. Je savais que la bibliothèque du Mont-Saint-Michel, riche en très anciens manuscrits, avait été transportée a Avranches. Or l'abbaye du Mont-Saint-Michel, comme celle du Bec, de Conches, et tant d’autres de la Normandie, était une abbaye savante, où surtout l’étude du grec parait avoir été assez, florissante. J’ai donc eu la curiosité de voir ces manuscrits, et à mon retour j’ai passé à Avranches deux journées que j’ai employées presque uniquement à compulser ces précieux monuments. Mon attente n’a pas été trompée, j’ai même fait des découvertes tout à fait inattendues, et auxquelles, je crois, on n’aurait guère songé. Ainsi par exemple, j’ai rencontré un ouvrage inédit du célébré helléniste et philosophe Jean Scot Erigène, qui vivait du temps de Charles le Chauve, un autre manuscrit avec des gloses autographes de ce même personnage, un dictionnaire grec-latin totalement inconnu, du xe siècle, et ce qu’il y a de plus curieux peut-être, la copie d’un thème grec de quelque écolier du xie siècle, servant de couverture à un manuscrit. J’ai transcrit ce curieux document, remarquable par les solécismes et les barbarismes qui lui donnent un nouveau prix, et nous introduisent, pour ainsi dire, dans les écoles du temps. Ces documents joints à une foule d’autres également précieux, sont, je crois, de nature à assurer à mon travail un rang à part. — Tous les ouvrages doivent être remis au 1er  avril. Je n’emploierai pas tout le temps qui doit s’écouler jusque-là à ce travail, et je pourrai avancer en même temps les recherches de mes thèses. Toutefois il est encore douteux pour moi si je pourrai en exécutant ce travail, et me préparant à l’agrégation et commençant l’étude du sanscrit, achover et surtout faire imprimer mes thèses avant ce concours. C’est là, je l’avoue, un inconvénient, qui renverse tous mes plans primitifs. Mais aussi, si le jugement de l’Institut m’était favorable, ce serait un antécédent qui équivaudrait sans doute aux yeux des juges, au titre de docteur. Le résultat sera proclamé les premiers jours d’août, c’est-à-dire quelques jours avant l’ouverture du concours. J’entremêlerai à ces travaux d’autres essais moins importants pour diverses revues. J’achève en ce moment mon travail sur l’origine du langage, qui doit paraître dans le premier numéro de la Revue Philosophique. Je ne sais si je t’ai parlé de cette nouvelle publication entreprise sous l’influence de M. Cousin par ses élèves les plus distingués. Ce fut M. Jacques, l’un d’eux, qui me demanda la rédaction d’une leçon que j’avais faite sur ce sujet à la conférence que nous tenions chez lui l’an dernier. Tiré à part, cet article formera une brochure de longueur raisonnable, qui me sera d’autant plus utile que je pourrai ne la communiquer qu’à qui je voudrai. J’ai affaire à des personnes si différentes que ce qui convient aux unes ne convient pas aux autres. L’important, c’est qu’elle m’introduira définitivement chez M. Cousin. — je viens aussi d’être admis comme collaborateur pour la partie orientale dans la Revue Encyclopédique, publiée chez Firmin-Didot.

Que je te dise maintenant, chère amie, une inquiétude qui depuis quelque temps me tourmente cruellement, et me fait suivre les feuilles publiques avec une pénible anxiété : ce sont les rapides progrès du choléra dans la direction fatale qu’il avait déjà suivie, et qui le mènerait dans les contrées que tu habites. Tantôt ou le dit à Odessa, tantôt à Jassy, tantôt à Moscou, on parle de précautions sur la frontière de Galicie. Grand Dieu ! on regarde donc l’au-delà comme sacrifié. Chère amie, songe bien qu’aucun calcul ne devrait tenir, si le fléau recommençait ses premières fureurs, qui, je me le rappelle, furent terribles en Pologne. J’ose croire quelquefois que les opulents chez qui tu habites calculeraient peu dans une pareille circonstance pour avoir la vie sauve. Je t’assure que je suis bien tourmenté de ces fatales nouvelles. Ce serait manquer cruellement à notre affection, chère amie, que de ne pas fuir le danger. Songe donc, ma sœur bien-aimée, ce que je serais sans toi ! Mon imagination se trouble quand j’y pense. Adieu, chère amie.

E. R.


MADEMOISELLE RENAN
au château de Clemensow près Zamosc, Pologne.


Paris, 5 décembre 1847.

Chère amie, bien que la lettre de mademoiselle Ulliac m’ait été remise il y a quelques jours, j’ai différé ma réponse jusqu’au dimanche, afin de pouvoir y consacrer un loisir que ce jour seul peut m’offrir. En effet les cours auxquels j’assiste et les recherches que je fais dans les bibliothèques me laissent dans la semaine bien peu de moments disponibles. Je ressentais pourtant le besoin de m’entretenir longuement et d’une manière suivie avec toi des mesures que tu me proposes relativement à la position difficile où je me trouve.

Les offres que tu me faisais dans ta lettre, chêre amie, m’ont profondément touché, et m’ont fait mieux comprendre que jamais combien j’avais été privilégié dans mon malheur même, en trouvant à mon entrée dans la vie un appui comme le tien. Toi seule, excellente sœur, ne te fatigues jamais de sacrifices  ; mais c’est une raison de plus qui doit m’imposer la plus grande délicatesse quand il s’agit de les accepter. Eh bien ! chère amie, après avoir mûrement réfléchi aux considérations que tu me présentes, je suis loin de les croire suffisantes pour déterminer un changement de position, qui amènerait une si forte augmentation dans notre budget. Sans doute, il y a dans ma position actuelle des inconvénients réels, et non seulement des désagréments, car pour ceux-ci, je me ferais conscience d’en tenir compte. Le plus grave est sans doute celui qui rend difficiles et souvent très embarrassantes mes relations extérieures. Mais bien qu’il devienne tous les jours plus sensible, comme il est au fond le seul qui mérite une considération sérieuse, je ne pense pas qu’il doive l’emporter sur les graves raisons qui me détournent d’un changement. Mes occupations dans la maison sont si peu multipliées et disposées si commodément pour moi, qu’elles n’apportent pas le plus léger obstacle à mes travaux ; je l’ai dit, et je le répété, nulle part, je ne trouverai mieux sous ce rapport, toute proportion gardée. Ce point capital sauvé, qu’importent, chère amie, des incommodités, des manques d’égard, auxquels je suis souverainement indifférent ? Ma pensée, je t’assure, est trop occupée, pour s’arrêter un instant sur ces misères. Je vis plus haut, et j’ai le privilège de ne songer guère à ce triste monde qui m’entoure. Puisque donc, chère amie, rien ne nécessite absolument un changement si onéreux, patientons encore. Déjà, en me bornant au strict nécessaire, mon entretien que je ne puis plus négliger, et surtout mes frais de livres m’entraînent dans des dépenses qui m’étonnent. Celles-là, je les regrette peu, parce qu’elles sont nécessaires ou fructueuses. Mais pour celles que je puis éviter, elles me seraient trop pénibles. Viendra peut-être un jour où ce sacrifice sera plus nécessaire ; sachons nous réserver pour tout événement. Sois persuadée, chère Henriette, que je saurai apprécier au juste le moment où un changement deviendra réellement nécessaire, et qu’alors je ne tarderai plus un jour.

Rien de nouveau, chère amie, relativement aux événements qui seuls pourraient rendre ce changement agréable et avantageux. J’ai à peu près la certitude qu’il n’y a pas de place vacante dont je puisse faire la demande, et quand il y en aurait, en vérité je ne sais si je devrais espérer sous l’administration actuelle, où l’incurie et le désordre sont portés à un point incroyable. J’appris l’autre jour sur ce sujet des choses étranges de la bouche même d’un membre du conseil royal. Voilà ce que c’est que d’avoir pour ministres de grands hommes qui regardent ces soins de ménage comme au-dessous d’eux. Quand on est chargé de réorganiser l’instruction publique en France, on a bien autre chose à faire qu’à s’occuper de pareils détails. Et ce qu’il y a de curieux, c’est que les bureaux déclarent qu’ils ne peuvent rien faire sans le ministre, et que d’autre part le ministre n’est jamais au ministère, et cela pour bonnes causes[8]. Du reste, mon plan, chère amie, est toujours le même. L’agrégation m’est définitivement nécessaire ; et lors même que je ne pourrais avoir immédiatement une place en titre à Paris, j’aurai toujours mon traitement fixe, et je pourrai être attaché à quelque collège comme agrégé divisionnaire. Il est une autre place, chère amie, à laquelle je pourrai offrir quelque titre et pour laquelle le titre d’agrégé me sera nécessaire. C’est la conférence de grammaire générale à l’École Normale, laquelle sera vacante dans une ou deux années. Elle est maintenant occupée par M. Egger, que je connais particulièrement, et qui m’a dit lui-même qu’il ne la conserverait plus longtemps, désirant l’échanger contre une autre. Si cette vacance survenait après ma thèse de doctorat, et supposé que j’ajoute une nouvelle couronne académique à celle qui m’a déjà été décernée, le succès sur ce point ne serait pas impossible, grâce surtout à M. Egger dont l’appui m’est assuré, et avec qui je suis en rapports scientifiques très intimes. — le programme de l’agrégation est publié ; il est le même que les années précédentes. J’espère trouver moyen de faire quelques classes comme suppléant, afin de m’exercer à la manière. Un de mes amis, professeur au collège Rollin, m’en a fait entrevoir la possibilité dans ce collège, que du reste je n’aurais point choisi, si j’avais eu à choisir.

Ainsi que je te l’ai dit, chère amie, je pousse activement mes recherches pour mes thèses et le travail que je dois présenter à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres[9]. Le travail simultané a de grands avantages, et m’a donné une foule de résultats auxquels je ne fusse point arrivé par un travail isolé. Je continuerai mes recherches sans rien rédiger jusqu’aux environs du premier jour de l’an ; alors je commencerai la rédaction de mon travail académique, laquelle ne m’occupera pas si exclusivement jusqu’au 1er avril, terme fixé, que je ne puisse encore faire simultanément plusieurs recherches pour mes thèses. En somme, à cette époque, j’aurai à peu près rassemblé tous les matériaux qui devront me servir à composer ces dernières. A partir du 1er avril, je les complèterai encore, et surtout, je donnerai une attention spéciale à mon agrégation. Ce ne sera qu’après cette épreuve, que je m’occuperai de la rédaction définitive de mes thèses ; je pense que dans un an a cette époque, je serai bien près de les soutenir. Voila pour mes travaux suivis. En seconde ligne, et comme variété, j’ai mes différents cours de langues orientales. J’en aborde cette année deux nouvelles, le sanscrit sous M. Burnouf, et le persan sous M. Quatremère. J’avais d’abord cru que l’étude de la première me forcerait de renoncer à la seconde ; mais ensuite je me suis décidé à les faire marcher de front. Enfin je suis encore un autre cours d’une nature toute différente, mais dont j’ai souvent ressenti le besoin : c’est le cours de paléographie à l’école des Chartes[10]. Tous nos manuscrits importants datant du Moyen-Age, il est indispensable pour les déchiffrer de posséder des notions spéciales, qui font l’objet de ce cours. Du reste il ne réclame absolument que l’assistance. Tu trouveras, peut-être, chère amie, que j’entreprends bien des choses à la fois ; mais j’ai pour cela mes raisons. Aborder une nouvelle étude, en commençant, est toujours chose pénible, et dans telle position, c’est presque impossible. Il est donc avantageux de profiter des premières et jeunes années, où nul respect humain ne peut arrêter. D’ailleurs qui sait jusqu’à quand je pourrai disposer ainsi librement de mes heures ? Ma grande maxime, c’est de profiter du moment, pour parer à toutes les éventualités de l’avenir.

M. Garnier m’a procuré, il y a quelques jours, une jouissance des plus délicates en me faisant dîner et passer la soirée avec les hommes les plus distingués, MM. Patin, Saint-Marc Girardin et plusieurs autres, dont la conversation fine et animée m’a ravi. M. Saint-Marc Girardin, surtout, est encore plus spirituel en société qu’à son cours. Il a été question de mes thèses et on les a trouvées fort bien choisies. Le sujet de la thèse française a plu surtout à M. Saint-Marc.

Parlons maintenant économie domestique. Maman m’a parlé du nouvel arrangement, et en a paru sincèrement très contente. Et a vrai dire, chère amie, il n’en pouvait être autrement. Il semble que tu cherches, excellente sœur, à te disculper, quand tu parles de ces choses. Mais, ma pauvre Henriette, nous sommes tous de ton avis ; ce que tu dis, c’est le simple bon sens, et il faudrait être bien malheureux pour ne pas le comprendre. Jamais, je t’assure, je n’ai vu dans ta conduite à cet égard que la prudence et la raison même. Il est trop évident que l’ordre et l’entente étaient la condition nécessaire pour ne point faire de folies, et je me réjouis de voir établi un système qui concilie toute chose. Crois bien, chère amie, qu’autant qu’un autre je sens le prix de ce qui coûte tant à gagner, et forme une condition si indispensable de la vie. La position où je me suis trouvé durant les vacances était exceptionnelle ; rien n’était encore établi, et d’ailleurs comme cet argent a été employé aux frais de déménagement et d’installation, ç’aura été autant d’épargné sur le fonds commun. Du reste le nouveau règlement coupera court à l’avenir à cet abus, puisque abus il y a. — J’ai eu beaucoup de dépenses au commencement de cette année, en livres surtout. Les livres sanscrits sont d’un prix fabuleux. Croirais-tu que pour un dictionnaire, en un seul volume, le seul complet qui existe, on m’a demandé trois cents francs ! Bien entendu que je m’en passe. Mais je n’ai pu faire de même pour les livres usuels, et surtout pour le texte d’explication du Collège de France, le Ramayana, lequel m’est revenu tout juste à quatre-vingt-dix francs. Encore trois livraisons seulement ont paru sur six qui doivent composer l’ouvrage total. Pour le persan, même cérémonie, quoique à des taux moins élevés. J’espère bien, chère amie, que le billet que je tire sur l’Académie viendra combler ces déficits. J’ai bien, il faut l’avouer, quelque probabilité de succès, et j’y compte plus que l’an dernier à pareille époque. Le prix est, je crois, de deux mille francs ou au moins de mille cinq cents francs.

Les progrès du choléra m’alarment toujours, chère amie. Il parait décidément qu’il est à SaintPétersbourg. D’autres même le disent en Galicie, c’est dire qu’il est dans le pays que tu habites. Je te rappelle à ta promesse ; ta raison suffira, j’espère, pour le faire éviter un danger que toi seule peux apprécier. Sinon pour toi, du moins pour les tiens et pour moi surtout, chère amie, n’épargne aucun sacrifice dans une telle circonstance. Si tu pouvais voir, chère amie, combien ta pensée fait partie essentielle de ma vie, combien elle influe sur toute ma direction et mes plans ! Grèce à toi, je forme encore des rêves, et je les fais bien beaux, je t’assure. Adieu, très chère amie, pense a ton frère et ami, et conserve-toi pour son affection.

E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
au château de Clemensow près Zamosc, Pologne.


Paris, 2 janvier 1848.

J’ai encore retenu quelques jours, chère amie, la lettre de mademoiselle Ulliac, par l’impossibilité absolue ou j’ai été ces jours-ci de trouver un moment pour t’écrire. Admis depuis quelque temps à emprunter des livres à la Bibliothèque Royale, j’ai profité des quelques jours de vacances qu’amène le nouvel an pour emporter chez moi et dépouiller en vue de mes divers travaux les grandes collections bibliographiques, qui, aux termos du règlement, ne doivent jamais sortir de la Bibliothèque, mais que l'on m’a permis par exception d’emporter durant ces jours fériés, où ils ne sont point nécessaires au service du public. Je viens de terminer ce long et pénible travail, et veux te consacrer les restes de cette soirée. Ma première lettre de la nouvelle année aura été pour toi, chère amie. Que de réflexions sur le passé et sur l’avenir n’a point éveillées chez, moi ce passage qui ne laisse personne indifférent ! L’année qui s’ouvre sera-t-elle plus heureuse ? Amènera-t-elle dans ma vie quelque révolution importante ? Avancera-t-elle notre commun bonheur ? Réjouissons-nous, chère amie, que l’obscurité qui nous cache l’avenir, nous permette l’espérance, et ne laisse pas une vue trop précise glacer nos efforts. J’éprouve un sentiment de tristesse en voyant ainsi les années s’accumuler ; elles sont déjà bien avancées pour moi, celles qu’on a coutume d’appeler les belles années. Chose singulière, chère amie, qu’une moitié de la vie doive être employée à acheter l’autre ! Et encore celle-ci, la possède-t-on ? Ah ! que la vie est triste, prise sous certains jours ! J’aurais bien besoin de toi, ma bonne Henriette, dans ces moments où elle me parait si défleurie. Car ma philosophie est triste, et le point de vue scientifique qui me commande ne fait guère encore que critiquer et détruire. Il construira sans doute plus tard ; mais en attendant nous aurons souffert.

J’aurais désiré attendre à t’écrire, chère amie, jusqu’au dénouement d’une tentative, qui, d’après certaines apparences, paraîtrait devoir amener le résultat après lequel nous avons fait depuis longtemps d’inutiles efforts. Mais j’ai éprouvé tant de déceptions que je suis devenu, comme tout homme qui a été souvent trompé, très sceptique sur les réussites éventuelles. Une place de surnuméraire est venue à vaquer à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Cet ami que j’ai auprès du ministre, et qui remplit chez lui les fonctions de précepteur, en a eu connaissance et lui a rappelé ma demande. Le ministre m’aurait d’abord accordé la place en question, en exprimant le regret de n’avoir que si peu de chose à m’offrir, En effet ces places n’ont point d’appointement, et d’autre part il est reçu que le surnuméraire ne va jamais à la Bibliothèque  ; mais elles donnent droit aux prochaines places vacantes. Quoi qu’il en soit, le ministre contremanda le lendemain son premier dire, sons apparence qu’une telle place ne pouvait me convenir, et annonça qu’il allait me nommer employé en titre à la Sorbonne. Il y a dix ou douze jours de cela, et depuis je n’ai reçu aucune nouvelle. Il est certain, chère amie, que de toutes les bibliothèques de Paris, celle-ci serait celle qui me conviendrait le mieux. Elle est très peu fréquentée, et tout le service actif de recherche des livres y est fait par des employés inférieurs ; en sorte que les bibliothécaires n’ont jamais à se déplacer, et que tout leur service se réduit à consulter le catalogue ou à donner des indications dans les cas difficiles ou douteux. Enfin, chère amie, une foule de raisons me feraient désirer la réalisation de cette promesse. Malheureusement je n’ose l’espérer. Je soupçonne dessous encore quoique machine, et je n’y croirai que quand j’en aurai l’acte officiel en bonne et due forme. J’avais d’abord résolu de ne point te parler d’une possibilité aussi chanceuse ; mais pourquoi te cacherais-je, chère amie, les moindres espérances qui viennent me sourire ? En tout cas, la place serait assez minime ; les appointements, bien qu’on n’ait pu me les fixer précisément, ne dépasseraient guère mille francs. Mais aussi je n’aurais de service que trois fois par semaine, et ce service, je le répète, loin de m’être une charge, serait une facilité pour mes travaux. Je fais maintenant des séjours bien plus longs dans cette bibliothèque ou dans d’autres, et avec bien moins de commodités que je ne le ferais comme bibliothécaire. Une circonstance à laquelle j’avais peu songé jusqu’ici, a failli modifier considérablement mon plan d’études pour cette année. On vient de publier le programme d’un concours d’agrégation devant la Faculté des Lettres de Paris, lequel s’ouvrira le 1er octobre prochain. Cette agrégation est toute différente de l’agrégation des collèges, à laquelle seule j’aurais songé, sans les instances de M. Garnier, qui de lui-même m’a engagé à choisir la première, et qui y met une insistance qui m’étonne. Quant au fond des matières, cette épreuve n’est pas plus difficile que celle des collèges ; au contraire le programme proposé pour la première me conviendrait beaucoup mieux que celui de la dernière. La difficulté vient uniquement de la force des antagonistes, qui naturellement doit être ici bien supérieure. M. Garnier, qui connaît la plupart de ceux qui doivent se présenter, m’assure qu’aucun d’eux n’est réellement redoutable, et que je trouverais difficilement une occasion préférable. La seule considération qui me fasse impression, c’est la rareté de ces concours, qui ne se présentent qu’à d’assez longs intervalles. Il est toutefois bien difficile que je suive ce conseil. Car le titre de docteur est requis pour se présenter à ce concours. Or je ne pourrais en neuf mois achever le travail que j’ai commencé pour l’Académie, faire mes deux thèses et me préparer à cette difficile épreuve. Quelquefois je songe à sonder le terrain pour voir s’il ne serait pas possible d’obtenir une dispense sur l’article des deux thèses, surtout en faisant valoir mes titres académiques. Dans la Faculté des sciences, il est reçu que deux mémoires insérés au recueil des savants étrangers à l’Académie des Sciences équivalent au titre de docteur. Deux mémoires couronnés n’en pourraient-ils faire autant dans la Faculté des lettres ? Je ne demande pas le titre, je passerais plus tard mes thèses, mais seulement à subir l’épreuve sous condition. Je pourrais même passer une de mes thèses avant le terme fixé ; car rien n’oblige à passer les deux simultanément. Ces considérations seraient, ce me semble, d’autant plus fondées, que c’est par mon choix que j’ai pris des sujets de thèse aussi difficiles, et qu’il eût dépendu de moi d’en choisir d’autres, qui au bout de quelques mois de travail m’eussent valu le même titre. Toutefois je comprends que ces motifs qui seraient décisifs, s’il ne s’agissait que d’un examen, souffrent de graves difficultés pour un concours ; car ici vient se mêler une question de justice pour les autres candidats. Après tout, le travail des deux agrégations est à peu près le même, et je ne m’engagerais à rien en essuyant la première.

La Revue dont je t’avais parlé a éprouvé bien des traverses pour son apparition. Les patrons ont trouvé la jeune école trop explicite pour les circonstances ; la jeune école a accusé ses maîtres de timidité. MM. Cousin et Rémusat ont déclaré que si l’article prospectus restait tel qu’on l’avait fait d’abord, ils retiraient leur concours et leur patronage. Enfin un virulent article de politique qui terminait le premier numéro a achevé de tout gâter. J’ai cru prudent de retirer mon article qui devait d’abord paraître en ce premier numéro qui a soulevé tant d’orages, et j’ai prié ces messieurs de l’ajourner à un ou deux mois, c’est-à-dire au temps où la marche régulière et calme aura commencé. Le premier numéro a paru il y a quelques jours.

Adieu, très chère amie ; j’attends sans tarder une lettre de toi. Je te ferai part immédiatement du dénouement de l’affaire dont je t’ai parlé, s’il on vaut la peine. Appuie-toi, chère amie, sur ma constante affection ; espérons l’un et l’autre qu’un avenir plus heureux succédera aux épines du présent ; soutenons-nous l’un par l’autre, et continuons de nous aimer,

Ton frère et ami,

E. RENAN.


J’ai lu avec un extrême plaisir ton article sur Rollin et l’Histoire ancienne. C’est parfait, chère amie. Je lisais il y a quelques jours dans le Moniteur un article sur le Journal des J. P. où l’on parlait de la série d’articles que tu vas y insérer, avec des éloges sur leur auteur, auquel il ne manquait qu’un nom propre.


MONSIEUR RENAN,
rue de l’abbé de l’Épée, 8, à Paris (France).


22 janvier 1848. — Clemensow.

Qu’il me semble y avoir longtemps que je ne t’ai écrit, mon Ernest si cher et si aimé, et qu’il me serait douloureux que (u entrevisses quelque chose qui m’accuse dans ce silence si pénible et si involontaire ! Ma vie, tu le sais, est toujours un enchaînement de nécessités, et dans ces jours-ci un changement de résidence, un très prochain départ pour Varsovie, m’a obligée à des prévisions qui sont toujours une nouvelle cause de tracas. Pour tout compléter, dans le même temps, mademoiselle Ulliac me demande avec instances et promptement le travail ci-inclus, et quoique ce soit chose très peu importante, il fallait encore trouver le temps de le faire. — Oh ! sois-en certain, mon Ernest, ma pensée du moins ne te quitte jamais, et ce qu’il y a de plus affectueux dans mon coeur est sans cesse prés de toi !

Je le parlerai d’abord d’une vive contrariété que j’ai ressentie, qui dure encore, et qui a aussi contribué à retarder cette lettre. Je ne puis, très cher ami, m’empêcher de penser souvent que les fonds que tu avais à ta disposition doivent être certainement épuisés ; et cette idée, tu n’en saurais douter, me jette dans les plus pénibles inquiétudes. J’avais donc pris la résolution de joindre une remise de cinq cents francs à ma lettre de fin d’année. Il me fallait, il est vrai, compter sur la présence du père de mes élèves à Varsovie, pour avoir le billet que je désirais si vivement ; mais comme il devait se rendre dans cette ville vers le 15 décembre, tout me permettait de continuer à rêver mon cher projet… Hélas ! ce voyage qui devait se faire en décembre n’a lieu qu’à la fin de janvier ; le comte ne part qu’avec nous… Je n’ai pas, pour insérer dans ma lettre, le billet que j’aurais été si heureuse d’y joindre. Je l’obtiendrai certainement dans quelques jours ; mais je crains trop de te tourmenter réellement pour attendre jusque-là à t’écrire. — Mon Ernest, ne me dis pas non, ne me refuse pas, je t’en supplie. J’espère devancer la réponse où je crains de trouver des objections ; j’espère, dans dix ou douze jours, être plus heureuse que je ne l’ai été depuis six semaines. Il est impossible, absolument impossible que cette faible somme ne te soit pas nécessaire. La saison est cruellement rigoureuse ; je te demande, au nom de la plus vive amitié, de ne pas exposer tu santé en ne prenant aucune précaution contre ce froid si redoutable. Soigne aussi un peu ta toilette, cher ami. J’ai lu avec bien du plaisir dans ton avant-dernièro lettre, que M. Garnier avait ou l’aimable et bienveillante pensée de t’inviter chez lui avec une société d’élite. De pareilles circonstances peuvent se reproduire, cher Ernest, et je le désire de toute mon âme ; il faut donc que tu sois toujours en mesure de n’être en pareil cas différent de personne. J’ai souvent pensé que, pour des circonstances semblables, il serait peut-être bon que tu eusses un habit noir ; remarque si les autres invités sont en redingote, et mets-toi comme eux, je t’en supplie. Quelle que soit l’élévation des choses dont on s’occupe, il faut, dans des petitesses de cet ordre, tenir strictement à être comme tout le monde. C’est bien futile, mais c’est indispensable, surtout dans la jeunesse. Remarque la mise des autres, et aie soin, je t’en conjure, de t’y conformer. Quant à des vêtements chauds, je ne saurais croire que tu aies envers moi l’ingratitude de t’en refuser. — J’ai aussi pensé, mon bon ami, que, sur cette somme, il serait peut-être possible d’acheter le dictionnaire sanscrit qui te serait utile (ce dictionnaire de trois cents francs). Pourquoi non, mon Ernest, si cela peut t’épargner quelques travaux et donner quelque allégement à mes inquiètes sollicitudes ? — Je m’épouvante à la pensée des études si diverses que tu entreprends à la fois ; les alléger en quelque chose serait pour moi une si douce consolation ! Encore une fois, ne me refuse pas, mon bon ami, comme tu l’as fait pour la demande que t’adressait ma dernière lettre. Les joies sont clairsemées dans ma vie, ne me prive pas de celle-ci qui sera si bien goûtée ! — Au reste, je n’insiste plus, étant bien décidée à agir sans attendre ta réponse, ce sera pour moi le plus sûr moyen de remporter la victoire.

Les diverses et nombreuses vicissitudes d’espérance et de déceptions par où tu viens de passer, très cher ami, la tristesse que ces cruels mécomptes t’imposent, m’affligent profondément. Oui, l’expérience des choses de ce monde est rude et épineuse ! mais pourquoi faut-il que tu le saches déjà ? — Il paraît que le ministre en question n’a pas oublié ce qu’on appelait jadis l’eau bénite de cour, et que sa dernière promesse n’était pas autre chose. C’est triste à penser et à dire, mais je crois qu’il faut envisager la nécessité d’espérer ailleurs et par conséquent d’espérer différemment. — Qu’as-tu résolu, très cher ami, pour le concours supérieur d’agrégation auquel M. Garnier te conseillait de te présenter ! Il s’agit ici de choses si délicates, si difficultueuses, que je ne puis même l’aider du plus léger conseil. Pauvre Ernest ! comprendras-tu ce qui se passe en moi quand je te vois triste, découragé, retombant sur toi-même, et que je sens l’impossibilité de te relever par un avis positif et éclairé ! je n’ai à t’offrir qu’une amitié inaltérable, et que cette amitié est souvent stérile, malgré tous mes efforts ! — Il me semble peu probable ; cher ami, qu’en un concours si important on accorde une dispense, même momentanée, du grade de docteur, ceci serait alors un obstacle matériel. Tu le sais peut-être maintenant. — Sûre de la prudence et de la raison que tu mets a décider toute chose, je ne le fais qu’une recommandation, mon bien bon Ernest ; c’est de songer quelque peu à ta santé et a tes forces, et de ne pas entreprendre au delà de ce qui est humainement possible. S’il faut attendre un peu plus, sachons le faire, quoique ce soit bien douloureux, mais n’exposons pas ce qui est si nécessaire et qui ne se retrouve jamais une fois détruit. Pense, ami, pense quelquefois à mes craintes pour tempérer ton courage. — Je n’ai pas besoin de te dire, cher Ernest, que recevoir tes lettres est ma plus vive, presque exclusivement ma seule joie. Je ne veux pourtant point la ressentir, cette satisfaction chère et désirée, aux dépens de tes forces et de ta vie. Ne m’écris donc point, mon bon et précieux ami, quand il faudra pour t’occuper de moi ajouter à les veilles et:i tes fatigues. Je ne puis hésiter entre un sacrifice personnel, et une atténuation quelconque à tes immenses et continuels travaux. Je ne douterai jamais de ton cœur, même quand tu paraîtras me négliger ; — mais aussi avec quelle ardeur d’affection je lis tout ce qui me permet d’entrer dans ce pauvre cœur froissé et souffrant !…

Voici, cher ami, la nouvelle adresse sous laquelle il faut maintenant me faire parvenir tes lettres. Mademoiselle H…, chez M. Le comte André Zamoyski, — Nouveau Monde, — à Varsovie. — Cette fois nous n’habiterons point le vieux palais Zamoyski, qui appartient au grand-père de mes élèves ; nous allons prendre domicile dans une magnifique demeure que le comte André a fait bâtir pendant l’absence de sa femme. Cela s’appelle, je crois, le nouveau palais Z.  ; mais il vaut mieux s’en tenir à ce que j’ai écrit plus haut. Le Nouveau-Monde est le nom du plus brillant quartier de Varsovie. — Envoie, je te prie, celle adresse à notre frère ou à notre mère, en leur annonçant mon nouveau déplacement. Nous partons le 20 ou le 27, à moins qu’il ne survienne un de ces revirements auxquels je dois toujours m’attendre ; mais il est bien positif que je serai a Varsovie quand cette lettre te parviendra. On dit que nous y resterons jusqu’au mois de juillet. — Nous avons éprouvé ici des froids atroces, de vingt et vingt-cinq degrés au-dessous de zéro, et cela pendant si longtemps ! Il y a plus de deux mois que le thermomètre n’a pas été à moins de dix degrés, et plus de trois que, sans interruption, la glace n tout envahi. Oh ! que Dieu éloigne de toi et de notre patrie de pareilles calamités, qui sont ici toutes naturelles ! — Remets, je te prie, l’envoi ci-inclus à mademoiselle Ulliac, et prie-la de m’excuser si je ne réponds pas aujourd’hui à son affectueuse et bonne lettre. Non seulement le temps me manque complètement pour le faire ; mais l’espace aussi m’oblige de finir. Je ne pourrais rien ajouter à ce courrier sans m’exposer à payer douze ou quinze francs à la poste exigeante en l’on dépose mes lettres. Depuis mon retour, on me fait payer des prix si exorbitants pour les lettres que je fais partir, qu’il m’eût fallu prendre la triste résolution d’écrire moins souvent si nous n’étions pas allés à Varsovie. À l’occasion du premier de l’an, on m’a remis un mêmoire qui m’a consternée ; heureusement qu’où nous allons, c’est un peu moins exagéré.

J’envoie vers toi, ami excellent et apprécié, les plus affectueux, les plus fréquents souvenirs. Redis pour moi mille tendresses à notre mère. Tu es presque le seul, mon Ernest, qui me donnes des nouvelles de notre famille ; de Saint-Malo je n’en reçois que très rarement. Je comprends au reste, que maman devienne paresseuse à écrire. — Adieu, ami, adieu ! Tu es la joie, l’orgueil, toute l’espérance de ta vieille sœur, de ta constante amie.

H. R.


MADEMOISELLE RENAN
chez monsieur le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


[Timbre de la poste : Paris, 21 février 1848]

Cette fois encore, chère amie, j’ai retenu quelques jours la lettre de mademoiselle Ulliac. Huit jours se sont écoulés sans que j’aie pu trouver un moment de loisir. A mesure que le terme où je dois remettre mon travail approche, mes instants deviennent plus rares. J’en trouverai cependant toujours, chère amie, pour m’entretenir avec toi. Si quelque délassement est nécessaire, nul assurément ne peut m’être plus doux. Mon travail avance d’une manière fort satisfaisante ; mais il me prend beaucoup plus de temps que je ne pensais. Je n’ai rigoureusement que le temps nécessaire pour l’achever : je pense toutefois qu’il ne serait pas impossible d’employer cette année le procédé qui m’a valu l’année dernière une prolongation au delà du terme fixé. Je n’en ai encore parlé à personne. Ce travail est difficile, minutieux, pénible, peu dans mes goûts et dans mes habitudes d’esprit ; je suis quelquefois fâché de l’avoir entrepris : mais il m’en eût trop coûté de laisser inutiles les documents curieux et en grande partie inédits que j’avais rassemblés sur ce sujet. Quelques bonnes fortunes sont encore depuis survenues, et m’ont fait un devoir de continuer. Je t’ai, je crois, déjà dit que M. Egger m’avait remis les notes qu’il avait lui-même recueillies sur ce sujet, pendant qu’il songeait à le traiter. Un heureux hasard m’a fait hériter encore les recherches bien plus précieuses de M. Ozanam qui avait songé aussi à le traiter de compagnie avec M. Egger. Ayant eu besoin de quelques renseignemonts sur les études classiques au Moyen-Âge dans les Îles britanniques, sujet dont il a fait une étude spéciale, je me suis trouvé amené à lui dire que je traitais le sujet de l’Académie. C’est alors qu’il m’a invité à aller prendre tous les documents qu’il avait lui-même recueillis. Ils sont d’un très grand prix, et portent sur les points les plus obscurs et les plus difficiles. Quelques-uns aussi (et c’est là ce qui fait le prix en ces sortes de travaux) sont inédits, provenant d’un voyage qu’il a fait dernièrement en Italie, en remplissant une mission scientifique dont le but était fort analogue au sujet proposé, et tandis qu’il était encore dans l’intention de le traiter. Ces secours, dont je ne fais pas un plagiat, donnent de la valeur au fond du travail. Je suis loin toutefois de compter sur le succès avec certitude, vu que je ne suis pas ici dans ma spécialité. Heureusement l’anonymat est de règle pour ces concours. On joint à son travail une lettre cachetée portant la répétition de l’épigraphe avec le nom de l’autour. On l’ouvre d’office pour le prix  ; les autres restent à tout jamais scellés  ; la mention honorable n’est même publiée nominalement que du consentement de l’auteur.

Comme tu le prévoyais, chère amie, j’ai de très fortes objections à te faire contre l’envoi d’argent dont tu me parles dans ta dernière lettre. Et d’abord, bonne Henriette, la somme que j’ai chez Alain est loin d’être épuisée. Sans pouvoir dire au juste, combien il reste encore, je présume que la somme s’élève au moins à trois ou quatre cents francs. Or cette somme m’est largement suffisante pour le reste de cette année scolaire, en supposant même que rien ne vienne la grossir. Je n’ai plus de dépenses considérables à faire. J’ai pris un autre moyen pour le dictionnaire sanscrit. Alain m’a procuré une excellente occasion pour Calcutta, où ces livres se vendent a beaucoup meilleur marché. J’ai depuis longtemps un habit. Effectivement, chère amie, il m’a été nécessaire pour les réunions dont tu me parlais, et qui se renouvellent, M. Garnier m’ayant invité en général pour tous les jours où il reçoit le soir, et qui sont le premier et troisième mercredis de chaque mois. Le costume de règle est l’habit noir et le gilet blanc, et je m’y étais conformé du premier coup. Tu vois donc, chère amie, que je n’ai devant moi aucun déboursé important à faire. Je te supplie donc de retarder cet envoi maintenant inutile, et qui, je l’espère, le sera encore plus tard. Tu comprends bien, chère amie, qu’au jour où j’en aurai besoin, je ne ferai nulle difficulté de te le dire. Tu me répètes souvent que nos comptes ne font qu’un ; j’accepte, chère amie, et j’espère qu’un jour aussi j’aimerai à te le rappeler.

Explique-moi dans ta prochaine lettre les règlements de la poste polonaise relativement aux lettres. Le poids accordé est-il le même qu’en France ? Comment se fait-il que tu paies des prix exorbitants pour les lettres que tu envoies, tandis qu’on paie en France le port entier ou une partie du port ? Entendons-nous, pour ne pas enrichir le Trésor à nos dépens. Vaut-il mieux affranchir chacun de son côté ou ne pas affranchir ? explique-moi tout ce matériel, bonne amie.

Si tu voyais dans l’histoire de Pologne, que tu connais nécessairement mieux que moi, ou dans ses antiquités, quelque fait qui allât au sujet de mon travail (grec au M. A.), tu me ferais un extrême plaisir en m’en faisant part. Les races slaves ayant été converties au christianisme par des apôtres grecs, il faut bien que cette langue joue un grand rôle dans leurs annales religieuses et littéraires. J’ai fait peu de recherches sur ce point : car il ne rentre dans mon sujet que comme appendice. Le programme ne parle que de l’Occident. Or la Pologne se rattache déjà au monde gréco-oriental. Néanmoins j’aimerais à avoir sur ce point quelques documents.

Paris est fort agité ces jours-ci. On craint beaucoup pour demain, jour du banquet du douzième arrondissement, que le ministère s’est engagé à arrêter. Sois sans inquiétude, quoi qu’il arrive. D’une part des forces si formidables sont accumulées à Paris que tout mouvement sérieux est impossible. D’autre part, au fond de ce tranquille quartier, on est aussi à l’abri qu’au fond d’une province. Adieu, excellente amie ; appuie-toi sur mon amitié, comme je m’appuie sur la tienne. Tu connais la tendresse et le dévouement sans bornes de ton frère et ami,

E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez monsieur le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 26 février 1848.

Ta dernière lettre, chère amie, réclame une prompte réponse, et d’ailleurs les graves événements qui viennent de se passer à Paris me font un devoir de te rassurer. Des raisons que tu devines sans doute me défendent la moindre réflexion. Les faits, tu les connaîtras d’ailleurs ; je ne te parlerai donc que de ce qui m’est personnel.

Inutile de te dire, chère amie, que je n’ai couru aucun danger dans la révolution dont Paris a été le théâtre. Je ne suis sorti que pour aller au Collège de France, où l’admirable M. Burnouf continuait encore ses cours, au milieu des cris, des attroupements et des barricades. Notre quartier (j’entends la rue Saint-Jacques et la rue d’Enfer) a été fort agité, et servait de passage aux bandes armées qui se précipitaient vers le centre de la capitale. Mais on ne s’y est point battu : quelques coups de fusil ont seulement été tirés au Val-de-Grâce et au Panthéon. Paris est maintenant fort bruyant, mais la sûreté y est parfaite. La garde nationale nous sauve. Quant à l’avenir, les plus prévoyants n’osent en rien dire. En toute hypothèse, sois tranquille, chère amie. Tu connais mon caractère : quand il s’agit de lutter contre une force brute, je suis d’une prudence qui approche de la timidité. Je réserve ma force d’âme pour d’autres combats. Chacun ne cherche à lutter que par le côté où il se sont fort. Dans le cas où des levées extraordinaires auraient lieu on France, tu seras peut-être bien aise de savoir qu’un prix de l’Institut est expressément mentionné parmi les motifs d’exemption de la conscription. Ces réflexions ne sont pas lâcheté, tu le comprends ; je vaux très peu par mon bras ; mille autres me surpassent sous ce rapport ; il est clair que je dois préférer servir mon pays par les dons qui me sont spéciaux.

Je suis loin d’être aussi rassuré sur ton compte, chère Henriette, que tu dois l’être sur le mien. Dans quelques mois peut-être, des armées rivales nous sépareraient, si tu ne le prévenais par un prompt retour. Je regarde une guerre européenne comme imminente. Au nom du ciel, chère amie, fais-y réflexion. J’accepterais une place en province et nous vivrions. Peut-être le séjour de Paris ne sera-t-il plus longtemps désirable. La science va être bien troublée. M. Burnouf paraissait désespérer d’elle ; et quand en arrivant hier, nous avons trouvé notre paisible salle transformée en poste militaire, et gardée par des misérables en haillons, il me dit avec une grande tristesse que de longtemps nous n’y rentrerions point. Je ne partage pas toutes ses craintes au même degré. Toutefois, il est incontestable que tous ces mouvements sont fort préjudiciables à la science, et peut-être dans quelque temps le séjour d’une ville tant soit peu lettrée de province sera-t-il sous ce rapport préférable à celui de Paris. Ma résolution, quoi qu’il arrive, n’en restera pas moins fixe de poursuivre à tout prix mon développement intellectuel. Je ne vis que par là : sentir et penser, c’est tout mon être, c’est ma religion, c’est mon Dieu. La scène désolante dont tu me parles dans ta dernière lettre, chère amie, est un nouveau motif ajouté à tant d’autres pour embrasser le parti que je te propose, et que je ne regarde pas après tout comme impraticable. Plût à Dieu qu’il dépendît de moi de le rendre plus facile. Oui, excellente amie, il te faut un courage à toute épreuve pour supporter de pareilles injustices ! Quand pourrons-nous nous en consoler ensemble, et en parler comme de misères d’autrefois. Cela viendra, excellente sœur, j’en ai la douce espérance. Le moment actuel sera dur peut-être, mais après tout je ne sais si au point de vue de mon intérêt personnel (j’évite soigneusement de mêler ici toute autre considération) je dois me réjouir ou être fâché de ce qui s’est fait. On a souvent fait la remarque que les capacités trouvaient un débouché beaucoup plus facile à l’époque de notre première Révolution, que durant l’époque de calme que nous venons de traverser. Il va y avoir de terribles revirements dans la haute Université, il me serait téméraire de viser si haut, mais ceux qui remplissent les places vides laisseront eux-mêmes des vides. J’épierai, sois-en sûre, le moment favorable. Mais Dieu me garde d’avoir l’air d’entrer dans les dépouilles de personne ! Les personnes sur lesquelles je pouvais compter vont malheureusement être jetées dans l’ombre, A moins d’un retour aux formes constitutionnelles, lequel n’est pas, il est vrai, absolument impossible. Je continue toujours mon travail pour l’Institut. Peut-être travaillé-je pour moi seul. Arrivera que pourra. Il me faut, je t’assure, de la force de volonté pour appliquer ma pensée à des recherches aussi spéciales au milieu de ces profondes émotions. Tandis que la fusillade retentissait de tous côtés, je discutais l’intéressante question, si Abélard avait su le grec ; des politiques me trouveraient bien petit, mais il n’y a rien de petit pour la science bien entendue. — Le concours d’agrégation aura-t-il lieu ? Le litre de docteur conservera-t-il une valeur officielle ? Tout cela peut être mis en question par le temps qui court. Quelques membres du nouveau gouvernement ne voudraient pas moins que changer toute la forme de l'enseignement. Mais il est à croire qu’au moins dans les premiers temps rien ne sera innové.

Il n’est plus besoin, chère amie, que je le prie de ne pas m’envoyer le billet de cinq cents francs. Les dangers qu’il pourrait courir en route, et plus encore le besoin que tu en peux avoir selon les éventualités, seront des raisons que tu comprendras sans doute. Ma dernière lettre a dû te prouver d’ailleurs qu’il m’était pour le moment parfaitement inutile.


27 février.

Tout est fort calme. Le gouvernement fonctionne : un autre est déjà formé, Lamartine en tête : l’ancienne gauche s’y rallie. Je regarde comme très regrettable l’union du ministère des Cultes et de l’Instruction publique. La tolérance et le respect commandés dans la première de ces divisions, pourront amener dans la seconde des mesures fort intolérantes. Ajoutez que le parti religieux triomphe et parait tout disposé à confisquer à son profit tout ce qu’il pourra. D’ailleurs, le peuple comprend si peu la liberté de la science ! Ce sera peut-être la dernière qu’on obtiendra, et d’autant plus que les savants ne prendront pas le fusil pour la conquérir.

J’attends sans tarder une lettre de toi, excellente amie. Les circonstances présentes m’en font un besoin. Parle-moi surtout de ce qui te concerne. En cas de guerre, le dernier moment où tu pourrais fixer ton départ serait, ce me semble, celui où le consul français quitterait Varsovie, si tant est qu’il la quitte. Ce serait à ta prudence à voir si tu devrais le devancer. Songe qu’en prenant tes précautions, tu fais pour nous plus que pour toi. Adieu, excellente sœur ; ton ami tout affectionné,

E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez monsieur le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 10 mars 1848.

Excellente amie,

La date de ta lettre me fait croire que celle que je t’ai écrite le 27 février ne te sera pas parvenue. Que celle-ci te rassure, ma bonne Henriette, si ma précédente ne l'a déjà fait. Je n’ai couru aucun danger, je n’en puis courir aucun. Laissons ce point qui ne peut faire difficulté, et parlons de toi, excellente sœur.

Ton retour me semble désormais tout à fait indispensable. Peut-être même les choses sont-elles bien avancées, et un jour de retard pourrait-il désormais être funeste. Je viens de voir dans les journaux d’aujourd’hui que les sujets russes ont tous quitté Paris. Veux-tu que j’aille au-devant de toi, excellente amie ? Il est dans les devoirs du comte de te faire reconduire jusqu’à une certaine limite. Ne serait-il pas nécessaire que pour le reste du chemin un homme t’accompagnât ? Il est vrai que par ma mine et mon inexpérience, je puis à peine m’appeler un homme. Mais je suis ton frère, cela me donnera de la force. Réponds-moi immédiatement sur ce point important. Mais quelle que soit ta décision sur cette question secondaire, maintenons comme définitivement arrêté le point capital, le retour, et le retour sans délai. Il me semble maintenant que tu ne dois pas attendre le départ du consul  ; les événements qui se pressent et se préparent sont de telle nature qu’il n’y a qu’à se serrer le plus vite possible, sans compter sur quoi que ce soit. Au nom du ciel, ma bonne amie, ne me cause pas de mortelles angoisses, ne m’expose pas à une éternelle douleur. Que ferons-nous ensuite ? C’est ce que nous examinerons, chère amie. Sois persuadée que nous trouverons quelque honorable moyen d’existence. Et quand même notre état serait moins que de l’aisance, la sécurité avant tout. Je suis bien inquiet sur le mode de paiement des sommes qui te sont dues. Sans doute tu n’auras point à les emporter en espèces ; mais toutes les relations sont devenues difficiles dans le moment où nous sommes. Au nom de tout ce que tu as de plus cher, n’expose pas par des retards imprudents des intérêts plus précieux encore. Il est d’ailleurs si évident qu’il faudrait tôt ou tard, et dans un terme rapproché, en venir de force à ce parti extrême.

Sois absolument sans inquiétude sur moi, bonne amie. Paris est dans ce moment le lieu le plus sûr de la France, peut-être du monde. Ne crains pas, je te répète, de m’appeler auprès de toi, si tu crois qu’un compagnon te soit utile ou nécessaire dans ce long et périlleux voyage. Qu’aucune considération ne t’arrête. Tu ne dérangerais même pas mes travaux : celui qui m’occupait depuis quelques mois est achevé dans ses parties essentielles, et pourrait être remis dans quelques jours. D’ailleurs, que sont de telles considérations en présence de telles circonstances ? Réponds-moi immédiatement, chère amie, je ne veux qu’un oui, parce qu’il n’y a pas de discussion possible. Adieu, peut-être à bientôt, ma bonne et bien-aimée sœur ; mon Dieu ! que de choses ! et n’en pouvoir parler ! Tu connais ma tendresse et mon dévouement sans bornes,

E. RENAN.


A MON ERNEST.


12 mars 1848.

Les quelques lignes que je t’ai adressées par l'entremise de mademoiselle Ulliac, celles que j’ai écrites à notre frère en le priant de te les faire parvenir, te prouveront une fois encore, mon Ernest, à quelles souffrances mon cœur est ou proie quand c’est pour toi qu’il est réduit à craindre. J’ai reçu ta lettre quelques heures après le départ de la dernière de mes missives. Merci, mille fois merci, bon et très cher ami, d’avoir aussi vite que possible allégé mes terreurs, adouci mon cruel supplice. J’ai vu promptement que ce n’était pas toi qui te trouvais en retard ; c’est la lettre qui a été plus longtemps que de coutume à venir de tes mains dans les miennes. Pardonne-moi ce qui pourrait ressembler à un reproche dans le peu de mots que j’ai écrits pour toi à notre bon Alain ; j’étais si malheureuse !… Dans ces deux lettres, mon ami, aux premiers bruits des événements qui donnent à tous une si profonde et si juste émotion, je te suppliais de te rendre près de notre mère, de chercher près d’elle une sécurité que je ne croyais pas possible à Paris. Quoique peu de calme (d’apparence de calme au moins) ayant depuis succédé à la grande tempête, je doute que tu aies accédé à ma prière ; cependant j’adresse encore ces lignes à mademoiselle Ulliac : je serai ainsi certaine qu’elles te parviendront.

Les détails de la terrible explosion qui vient une fois encore d’ébranler notre patrie ne me sont que très imparfaitement connus. Je ne puis plus avoir de journaux français, et tu comprendras facilement que ceux de l’Allemagne me laissent beaucoup à désirer dans un pareil moment. Quel coup de foudre, mon Ernest ! quel profond bouleversement en toutes choses ! Impossible, mon pauvre ami, de rien entrevoir dans ce sombre et redoutable avenir. Attendre est tout ce que nous pouvons en cette conjoncture, attendre dans notre très modeste sphère, en nous félicitant presque d’être si petits, de n’avoir par conséquent qu’une moindre chute à redouter… Au nom de la dignité de ton avenir, mon Ernest, je te supplie de ne point continuer en ce moment les démarches que tu avais commencées avant la crise ; bien plus : j’ai envie de te prier de ne rien accepter, lors même que l’occasion de le faire viendrait à se présenter. Quel fond y a-t-il à espérer sur un sol de lave brûlante ?… ne vaudrait-il pas mieux prolonger ta situation présente, quoiqu’elle soit si remplie de tristesse, plutôt que de se fier à une amélioration qui ne serait peut-être, hélas ! que de courte durée ?… Pourquoi, mon Ernest, craindrais-tu de disposer, pour un ou deux ans d’attente, du peu que nous possédons ?… Ce peu nous restera-t-il longtemps ? Ne le verrons-nous pas disparaître dans quelque faillite, dans quelque nouvelle tempête, dans quelque nouveau système ? car nous ne sommes pas au bout… Réfléchis à tout cela, mon Ernest si cher et si aimé : j’ai foi, tu le sais, foi souveraine en ta haute et calme raison ; je ne fais donc que t’exprimer mes craintes, en avouant que ma tendresse pour toi peut les exagérer, mais je ne puis manquer d’appeler ta pensée sur le sujet même de ces craintes. — Relativement à moi, mon bien cher ami, ne conçois aucune inquiétude, je t’en prie. Si la guerre éclatait sur les territoires qui nous séparent, je ferais en sorte de ne pas mettre d’infranchissable muraille entre moi et ceux que je chéris si vivement ; jusque-là je dois aussi tout laisser dans l’état actuel, lors même que cet état serait plus pénible encore. Tout disparaît devant les nuages menaçants qui viennent de se former au-dessus de toutes les têtes. Quel moment, grand Dieu ! J’ai bien de l’inquiétude pour notre frère : ses affaires qui prospéraient si heureusement vont être, je le crains, bien fatalement ébranlées. O Ernest, que de fois en ces derniers dix jours, en ces dix cruels jours, j’ai trouvé une pensée consolante à considérer que nous du moins avons en nous-mêmes nos principales ressources ! que sont aujourd’hui toutes les autres ?… Quoi qu’il arrive, mon frère bien-aimé, nous pourrons toujours nous procurer le nécessaire, nous vivrons enfin ;… peut-être pas à Paris, si le bouleversement était trop profond ; mais s’il le fallait absolument, si la force devenait encore la loi souveraine de l’Europe, notre affection et l’étude ne pourraient-elles pas nous faire soutenir l’obscurité et la retraite ?… J’espère que, grâce au ciel, il n’en faudra pas venir là ; je le demande à Dieu de toutes les forces de mon âme : voir dans l’ombre les admirables qualités de ton esprit serait, ce me semble, le complément de ma triste vie ; mais que n’envisage-t-on pas quand des commotions semblables à celles qui agitent le monde viennent à se faire sentir ?… Je t’écris tristement, mon bien cher Ernest, parce que. Je suis profondément triste. J’aime ardemment notre patrie, et je la vois sur le bord d’un abîme ;... Je ne vivais que dans ton avenir, et je le sens retardé comme toute chose qui ne peut s’établir par la violence… Cependant je ne perds pas tout courage, sois-en bien certain. Je ne puis croire, je ne puis admettre que l’humanité se guide par elle-même, qu’il n’y ait pas une force supérieure qui l’agite et la fait agir. Espérons donc en cette main divine qui nous a été si souvent propice. Si l’histoire de l’univers doit nous faire frissonner, la destinée qui semble dévolue à la France ne peut-elle pas aussi nous donner quelque assurance ?

Je m’oublie à l’exprimer mes tristes impressions, mon Ernest, et je viens me résumer en te disant encore une fois qu’il me semble préférable de ne pas poursuivre dès à présent tes démarches au ministère de l’Instruction publique. Avant la fin de l’année scolaire quelque éclaircie se laissera peut-être apercevoir, et il y aurait alors plus de convenance réelle à avoir attendu. Quant à ton travail pour l’Institut, en admirant la force de ton esprit et de ta volonté, je t’engage fortement à le poursuivre. Le concours pourrait être retardé ; mais, à moins de nouveaux et prochains bouleversements, je ne crois pas qu’il manque d’avoir lieu. D’ailleurs, mon ami, tôt ou tard un pareil travail te sera certainement utile. Dans mon chétif petit cercle, je n’ai jamais fait la moindre recherche qui, directement ou indirectement, ne m’ait été fructueuse… Ce que je dis, mon ami, de l’ouvrage que tu prépares pour le concours de l’Institut, je l’entends aussi pour tes thèses de doctorat. Poursuis donc, si tu le peux ; comment d’ailleurs remplacer l’étude pour quelqu’un qui sait s’y livrer ?

Donne-moi de tes nouvelles, mon bien cher ami ; tu pressentiras sans doute que j’en ai besoin. Donne des miennes à notre mère. — As-tu vu M. Garnier depuis les grands événements ?

Je reçois à l’instant de mademoiselle Ulliac une lettre qui me tranquillise un peu. Elle parait elle-même rassurée ; elle me dit que tu es bien portant ; elle m’affirme que Paris revient continuellement à un état moins agité. J’augure de là que tu n’en es pas sorti. Oh ! puissent mes sombres prévisions n’être que les rêves d’une imagination attristée ! Adieu, mon Ernest !… Par quels mots te dirai-je jamais ce qu’il y a pour toi de tendresse et de sollicitude dans mon cœur ?

H. R.


Je prie mademoiselle Ulliac de permettre que tu lui rembourses le port de cette lettre  ; je te l’aurais certainement adressée si je n’avais la pensée des sollicitations que je t’ai faites pour que tu te rendisses prés de notre mère. — Les cours du Collège de France sont-ils de nouveau ouverts ? as-tu revu M. Burnouf ?


MADEMOISELLE RENAN
chez monsieur le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 19 mars 1848.

Encore pour le supplier de revenir, excellente amie. Plus un jour, plus une heure de retard. Indique-moi la ville où je te rencontrerai ; car il me semble indispensable que tu sois accompagnée. Si tu le préfères, nous ferons partir Alain. Son âge et sa pratique le rendent plus apte que moi à ce voyage. Mais sa famille et ses affaires seraient pour le moment un sérieux embarras. Insiste pour que le comte te fasse accompagner jusqu’à la frontière du pays que tu habites ; car j’ai appris qu’il est difficile aux étrangers d’y entrer, et qu’ils doivent attendre la frontière que leurs passeports aient été à Varsovie et en soient revenus. Tu préférerais, je pense, la voie du nord par Berlin. Je t’annonce, très chère Henriette, que si dans vingt jours à partir d’aujourd’hui je n’ai reçu de réponse ni à cette lettre ni à celles que je l’ai précédemment expédiées, je pars, sans plus rien attendre, par la route susdite. J’écris à Alain aujourd’hui même, pour lui parler de tout ceci, et le prie de préparer doucement notre mère sans l’inquiéter.

Adieu, excellente amie, à bientôt peut-être. Tu connais la tendresse, et le dévouement sans bornes de ton frère, de ton meilleur ami,

E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez monsieur le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 21 mars 1848.

J’ai reçu hier ta lettre du 15 mars, chère amie, et ç’a (été) une grande joie pour moi de voir que nos communications ne sont point encore interrompues. J’admire ton calme et ton courage, excellente sœur ; mais je pense que depuis le départ de cette lettre tes dispositions auront changé, relativement à ton retour et à la nécessité d’en hâter l’époque. Je ne puis que te répéter aujourd’hui avec des motifs plus pressants encore ce que je te disais il y a deux jours. S’il s’agissait en ce moment de guerres qui se déclarent régulièrement, à la bonne heure ; on pourrait prévoir huit jours d’avance le moment extrême. Mais le moyen d’échapper à une éruption volcanique, est-ce de l’attendre ? Les nouvelles de Vienne et de Berlin, que tu as sues avant nous, me causent les plus vives inquiétudes, et me font craindre qu’il ne soit déjà bien tard. J’espère quelquefois que cette lettre ne te trouvera plus à Varsovie. Mon excellente amie, il ne s’agit ici, tu le comprends, que de la prudence la plus vulgaire. Les motifs que je pourrais t’exposer sont si faciles à deviner, tu dois les comprendre si bien, que je m’abstiens de te les développer. Aussi bien les détails où ils me forceraient d’entrer, pourraient compromettre le sort de cette lettre. J’attends impatiemment la lettre où tu m’annonceras ton retour, et tes dispositions à cet égard. Plus que jamais, il me parait indispensable que tu ne sois pas seule.

Comme toi, je pense, chère amie, que notre patrie devra traverser une époque de bouleversement avant d’arriver à une forme stable. Toutefois l’accélération du mouvement de l’humanité et l’admirable logique du peuple français me font espérer que nous verrons la société nouvelle, qui, je n’en doute pas, sera plus avancée que celle qui s’est écroulée. Mais pour arriver là, il faudra traverser des jours bien durs. La scission est déjà parfaitement caractérisée, et elle se trahit par des démonstrations publiques. Il y a des Montagnards et il y a des Girondins, et ils ont des représentants dans le gouvernement provisoire. L’Université est il peu près désorganisée. Dans une immense réunion de tout l’enseignement de Paris qui a eu lieu il y a quelques jours à la Sorbonne, elle s’est reniée comme corps, tous les mots qui pouvaient rappeler la moindre idée de corporation étaient repoussés et hués par la plèbe (maîtres d’études, etc.) qui ici comme partout forment la majorité. Les têtes sont désolées, consternées. Nulle part, la démocratie n’est plus complète. Plusieurs collèges sont licenciés, tous le seront probablement sans tarder. Je m’abstiens de tout. Relativement aux démarches au ministère, mes vues sont exactement les tiennes. Mon travail de l’Institut est presque terminé ; je n’aurai besoin de sursis que pour faire quelques appendices. M. Burnouf réunit chez lui son studieux auditoire. Il n’y a plus de place pour les cours au Collège de France. Toutes les salles sont affectées à des clubs ou à des corps de garde ! Mais nous nous retrouvons toujours les mêmes. Adieu, excellente amie, une lettre le plus tôt possible, et surtout un prompt retour.

E. R.


J’ai été dîner il y a quelques jours chez M. Garnier. C’était une profonde tristesse. Tous les habitués du salon étaient les satisfaits du passé ; quelques-uns même attachés personnellement à la cour ; M. Garnier, du reste, s’occupe peu de politique ; M. Saint-Marc-Girardin, qui devait faire partie du ministère Molé, est désolé. M. Cousin parle déjà du sort de Socrate.


MADEMOISELLE RENAN
chez monsieur le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 3 avril 1848.

Tes deux dernières lettres m’ont un peu rassuré, chère amie, bien qu’elles soient loin d’avoir calmé toutes mes inquiétudes. Je ne serai tranquille, que quand tu seras près de nous. Dans ces jours de bouleversement, il ne reste qu’à se serrer l’un contre l’autre, et à attendre le sort commun. Je sais, chère amie, combien l’éloignement grossit les terreurs, et nos journaux, il faut l’avouer, exercent terriblement sous ce rapport nos imaginations. Il y a quelques jours, on nous contait avec détail comment Varsovie avait été bombardée et était en cendres. Par un rare bonheur, j’avais ton avant-dernière datée du jour même ou avait dû se passer cette terrible catastrophe. Je fais justice de ces bruits sans autorité qu’on sème pour éveiller notre public, ou promettant la confirmation au lendemain ; mais avoue toutefois, chère amie, que sans être alarmiste, il y a de quoi s’effrayer. Je persiste, chère Henriette, à regarder comme impossible la prolongation de ton séjour dans le pays que tu habites. Le voyage s’effectuerait-il plus facilement en ce moment qu’un peu plus tard ? je reconnais que tu es sur ce point meilleur juge que nous. Je te l’abandonne ; mais au nom du ciel, bonne amie, ne te laisse arrêter par aucune considération dans de pareilles circonstances, et ne laisse pas arriver les choses au point extrême, oh les difficultés seraient peut-être insurmontables. Il est trop tard pour échapper au tremblement de terre, quand on ressent déjà les premières secousses. Ce qui me rassure, excellente amie, c’est que tout cela n’est que du simple bon sens, et que tu le comprends tout aussi bien que moi.

Notre patrie continue à être calme, au moins en apparence. La situation financière et commerciale est seule des plus alarmantes : les capitaux se cachent, et on ne conçoit que trop pourquoi. C’est pourtant là un fort mauvais calcul. L’atteinte à la propriété viendra le jour où le peuple se fâchera décidément de cette mauvaise humeur trop peu dissimulée, et ira chercher sous les verrous l’or qu’on y recèle. La plus grande difficulté vient des promesses imprudemment fuites aux travailleurs, promesses qu’il sera également impossible et de retirer et de réaliser. Le dissentiment de la province et de Paris est fort sensible, mais ne se traduit par aucune hostilité. Les élections de Paris seront des plus démocratiques : l’aristocratie et le clergé ont pris une immense influence sur celles des provinces : tu ne saurais croire à quel point le second de ces corps est redevenu puissant. Il est indubitable qu’un grand nombre d’évêques et de prêtres siégeront à l’assemblée. Il n’est aussi que trop vraisemblable que cette assemblée ne sera pas du goût des clubs de Paris, et qu’elle sera traitée comme le furent nos premières assemblées délibérantes par la commune. Qu’en résultera-t-il ? Une pétition se couvre de signatures dans l’Ouest, à l’effet d’obtenir que l’assemblée ne siège pas à Paris, et qu’elle soit protégée par des délégués de toutes les gardes nationales du pays. C’est une bien malheureuse idée : mais il est sûr qu’il y a là un danger réel et une difficulté presque insoluble. L’enthousiasme du peuple de Paris est impossible à décrire. C’est un délire, auquel rien ne résisterait.

Ces circonstances sont bien mauvaises pour nous tous, chère amie. Je suis aussi fort inquiet des affaires de notre frère. Ses lettres sont sur ce point très laconiques : il me dit seulement qu’il n’a ressenti aucun contre-coup des sinistres commerciaux qui ont affligé le pays, mais que toute affaire est impossible. Ce que me dit maman est moins rassurant, et sans qu’il ait fait de pertes directes, la position de notre frère serait fort difficile, les capitalistes retirant leurs fonds, et les débiteurs ne pouvant payer. J’espère toutefois que si la crise ne continue pas trop, la prudence de notre ami le préservera de tout malhaur. — L'enseignement continue à se désorganiser de la manière la plus déplorable. La philosophie est très sérieusement menacée dans les collèges, où déjà il avait été question de la supprimer. L’agrégation aura pourtant lieu comme d’ordinaire. Je vais commencer bientôt ma préparation immédiate. Lors même que la philosophie serait supprimée, il serait pourvu d’une façon équivalente à la position des agrégés. Si la désorganisation était complète, chère amie, que forions-nous ? Une pensée m’est souvent venue, et bien que je m’y arrête peu, je te la communiquerai. Un établissement particulier, où se continuerait la tradition des bonnes études et de la culture libérale au milieu du bouleversement, serait sans doute une noble et honorable création. Les fonctions de chef d’institution dans l’état ordinaire des choses seraient sans doute celles qui me seraient le plus antipathiques : mais tu conçois que dans de telles circonstances le point de vue serait tout autre, et que de telles fonctions pourraient être singulièrement relevées aux yeux de la morale et de l’intelligence. Pourquoi ne nous réunirions-nous pas pour cela ? Tu dirigerais la maison, et moi je dirigerais les études. Si tes fonds ne suffisaient pas, nous trouverions, je pense, des actionnaires parmi les hommes instruits. M. Garnier, j’en suis sûr, nous arrangerait cela. Mais tout ceci ne serait qu’au cas où l’enseignement classique serait entièrement interrompu : car en toute autre. circonstance, ces sortes d’établissements ne sont qu’une vile exploitation de cuisine.

J’ai porté aujourd’hui moi-même mon mémoire à l’Institut. Je suis le seul, non seulement pour le concours prorogé, mais pour le prix courant de cette année, Je ne sais trop quels sont dans ce cas les règlements ; mais il est bien probable que l’Académie décerne le prix au concurrent quoique unique, lorsqu’elle juge la question suffisamment traitée. J’ai donc de nombreuses chances de réussite. J’ai été admis d’ailleurs à présenter un supplément après le terme. Tout sera terminé dans quinze jours ; encore ce qui me reste à faire est-il fort peu important. Le prix est de deux mille francs. — Mon article sur la philosophie du langage sera inséré dans le prochain numéro de la Liberté de Penser. Tiré à part, il formera une brochure d’une quarantaine de pages compactes. — Les cours ont recommencé la semaine dernière d’une manière à peu près régulière. M. Burnouf est membre de la nouvelle commission des études. Mais l’esprit de ceux qui la composent est si peu libéral, les tendances du ministre sont si grossièrement populacières qu’il s’abstient d’y aller. Je le vis le jour de la fameuse circulaire qui a soulevé ton indignation, ainsi que celle de tous les esprits éclairés : il était hors de lui. Ce M. Carnot[11] est un homme fort ignorant et sans idées, ne voyant d’autre but à l’instruction publique que de républicaniser les masses.

Adieu, excellente et bien chère amie : écris-moi fréquemment : à bientôt peut-être ; tu connais ma tendresse.

E. RENAN.


Le médecin français de la maison du comte est-il parti ? Et le consul de France ?



MADEMOISELLE RENAN
chez monsieur le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 23 avril 1848.

Excellente amie,

A combien d’angoisses je suis encore livré sur ton compte, et combien je regrette que tu aies cru devoir différer ton départ ! Ce n’est pas que j’ajoute une foi entière à tout ce qu’on nous raconte. Mais c’est précisément ce qui fait ma peine  ; je ne sais à la lettre à quoi m’en tenir. Mon Dieu ! ma sœur bien-aimée, réfléchis-y pendant qu’il est temps encore. Ne vaut-il pas mieux faire dès à présent ce qu’il faudra faire dans un délai assez court, et peut-être avec beaucoup plus de difficulté que maintenant ? Je sais que toi seule, chère amie, peux porter un jugement sur tout ceci avec connaissance de cause : mais je redoute que ton dévouement ne t’aveugle et ne te fasse oublier la prudence. Que veux-tu dire, chère amie, quand tu me dis dans ton dernier billet que tu ne peux que partager le sort de cette famille ? Qu’y a-t-il sous ces mots ? Veux-tu exprimer un fait malheureusement trop vrai pour le moment, ou une résolution pour l’avenir ? Les assurances que tu m’as données dans tes lettres précédentes me font espérer que ce n’est pas ce dernier sens que tu y attaches. Plus encore, ton bon sens m’assure que tu n’as pu nous oublier à tel point. Je comprends parfaitement, chère amie, tout ce que peut avoir d’inconvénients le retour dans un pareil moment. Je ne te l’aurais peut-être pas conseillé, si je n’avais eu d’autres motifs que ceux tirés de la conduite du comte à ton égard, bien que ceux-ci fussent sans doute plus que suffisants pour décider ton départ. Ce sont d’autres considérations qui me déterminent, tu le comprends, et contre celles-là nulle autre ne peut tenir. Qu’il me tarde de savoir si de nouveaux événements n’ont pas changé à cet égard tes résolutions ! Nos journaux ont parlé d’arrêtés concernant les Français dans le pays que tu habites, mais d’une manière si contradictoire et si obscure, que je ne sais que croire. Selon quelques-uns, les Français qui n’auraient pas profité immédiatement de la facilité de départ qui leur était offerte, devraient être à l’avenir considérés comme sujets russes. Tu ne m’as pas encore répondu sur cette question que je t’adressais : Le consul français et le médecin sont-ils partis ?

Un événement assez heureux pour moi s’est passé depuis ma dernière lettre. M. Jacques, qui se porte comme candidat à l’assemblée nationale dans le département de Seine-et-Oise, et qui, pour soutenir cette candidature, a été obligé de quitter Paris, m’a choisi pour son suppléant dans sa chaire de philosophie au Lycée Descartes (Collège Louis-le-Grand), et je remplis cette fonction depuis quinze jours. S’il est élu (ce qui malheureusement me semble peu probable), je pourrai obtenir une nomination officielle pour cet emploi et par conséquent le traitement fixe. Il me l’a lui-même assuré, bien que cela ne dépende pas uniquement de lui. Quant à la difficulté dont tu m’as souvent parlé et dont je suis tombé d’accord, celle d’accepter quoi que ce soit sous l’administration actuelle, elle n’existerait pas, tu le comprends, pour une fonction où j’aurais été porté par le titulaire, et où je n’aurais besoin que de l’agrément du ministre, lequel dans ce cas suit presque toujours celui du proviseur. En tout cas, j’aurai toutes les suppléances éventuelles, et M. Jacques, qui s’occupe beaucoup des affaires, ne se fera pas faute de m’en laisser. Cela m’exerce pour la prochaine agrégation. Mes élèves, dont quelques-uns sont fort intelligents, paraissent très contents, et moi, de mon côté, je suis bien aise de voir levée une appréhension que j’avais toujours eue et qui m’inspirait de l’aversion pour le professorat des collèges ; celle de ne pouvoir maintenir la discipline dans une classe de cinquante grands gamins. Je n’ai pas ou le moindre sujet de plainte, et pourtant la position du suppléant est sous ce rapport dès plus épineuses, et le collège susdit était, il y a quelques jours, en pleine révolte.

Cette occupation m’a empêché de remettre aussitôt que je l’aurais voulu le supplément à mon travail de l’Institut. J’en suis pourtant à mes dernières pages, et j’irai le porter demain ou après-demain. Un autre travail de circonstance dont je suis chargé pour notre Revue Philosophique, et qui doit être fini de toute nécessité dans dix jours, me tient en haleine, et m’oblige encore bien malgré moi à réduire les proportions de cette lettre. — Pas de nouvelle bien entendu du travail envoyé ; le bureau n’est pas encore formé. Il est question d’une réorganisation de l’École des Langues Orientales sur un pied plus satisfaisant. Que je regrette de ne pouvoir te parler plus longuement de ce qui s’est fait pour le Collège de France ! Je ne puis résister répondant au désir de t’en faire au moins l’historique. Dès les premiers instants de la nouvelle organisation, on conçut le plan et on annonça la réalisation prochaine d’une École d’administration, ayant pour but de fournir aux carrières administratives, comme l’École Polytechnique fournit au génie militaire, aux Ponts-et-chaussées, etc. Jean Reynaud, le président de la commission des études, homme assez distingué, et qui est beaucoup plus ministre que le ministre lui-même, fit à ce sujet un rapport ou il proposait d’annexer la nouvelle école au Collège de France, mais sans détruire le caractère libre et scientifique des cours actuels. Ces cours seraient suivis faculttativement par les élèves, et on y adjoindrait sept nouveaux cours, qui constitueraient à vrai dire la nouvelle école. Cela était sans doute attaquable ; c’était briser l’unité de cet établissement célèbre ; mais aussi c’était le sauvegarder contre l’inintelligence, peut-être la barbarie populaires, en lui donnant un air officiel et pratiquement utile. Car on ne conçoit plus que cela. M. Burnouf, qui connaît intimement Jean Reynaud, m’a assuré que cette pensée conservatrice avait été celle qui en effet l’avait dirigé. Malheureusement M. Carnot n’a pas été aussi intelligent : quelques jours après le projet, parut un déplorable arrêté, dans lequel tout l’esprit de la proposition était faussé. Ce n’est plus une école annexée au Collège, mais c’est le Collège qui devient école d’administration. Des cours sont supprimés (cours de poésie latine, d’économie politique, de législation comparée, de turc) sous les prétextes les plus frivoles ; mais en réalité par animosité personnelle contre les professeurs qu’on ne pouvait briser qu’en brisant leurs chaires ; les nouveaux cours sont établis, et remplis presque tous par des membres du gouvernement provisoire. Enfin l’institution nouvelle est présentée comme une réorganisation, c'est-à-dire une désorganisation de l’ancien établissement. L’enseignement scientifique n’est plus là évidemment qu’une superfétation, un appendice inutile qu’on conserve pour la forme. Il n’y a plus de Collège de France. Un règlement ultérieur a cherché, il est vrai, à rattacher l’une à l’autre ces deux parties trop disparates. Il a été réglé que tous les professeurs de littératures anciennes feraient un nombre déterminé de leçons (quinze pour le sanscrit, cinq pour le persan, quinze pour l’hébreu, etc.) accessibles au commun, et où les élèves de l’école pussent assister. Mais ce n’est qu’un expédient ridicule, dont on s’est moqué. Que signifie d’obliger des futurs employés du ministère, à écouter quinze leçons sur Rama et Vischnou ? Évidemment, cela n’est établi que pour mettre un lien artificiel entre les deux parties de l’école, dont l’une tendra toujours à expulser l’autre. Pour ma part, chère amie, je serais désolé de cette nouvelle institution, si je croyais qu’elle dût durer. Mais je ne le pense pas, et peut-être aura-t-il été utile que le Collège de France ait traversé l’orage sous le couvert d’un nom protecteur aux yeux de nos barbares.

Adieu, excellente amie, tu sais avec quelle affection je suis ton frère et meilleur ami.

E. RENAN.


MONSIEUR RENAN,


1e mai 1848.

Que de soupirs, mon Ernest bien-aimé, après le moment qui m’apporte une lettre de toi ! quelle joie encore, au milieu de tant de douleurs, lorsque ta voix se fait entendre à ta vieille amie ! — Merci, mon bien bon, merci de tes soins à me donner de les nouvelles, à me dire les impressions dans cet épouvanteble moment. Tes deux dernières lettres me sont régulièrement arrivées, mais il parait que l’une des miennes à notre frère a été perdue. J’ai enfin reçu de ses nouvelles et de celles de notre mère. Tout ce qu’il me dit, surtout ce qu’il me laisse entendre, est bien triste ; cependant j’ai été comparativement heureuse en recevant de lui quelques lignes. Oh ! quel coup nous a tous frappés, mais lui surtout !… Cher et malheureux ami ! je ne dirai jamais ce que je souffre de sa peine. Dis-moi, mon Ernest, dis-moi, je t’en supplie, tout ce que tu sauras de ses affaires. Je n’ose lui demander de réponse, je n’ose en attendre, et cependant je suis sans cesse pour lui dans les plus cruelles anxiétés. Toute l’Europe est tellement bouleversée, que je ne puis même mettre à sa disposition une année de mes appointements, que j’ai presque intacte entre les mains du père de mes élèves : on ne trouve plus un banquier, un seul, qui veuille donner une lettre de change sur Paris, tant il est certain qu’elle ne sera pas payée. Voilà où en est notre France !… J’offre à Alain d’employer la voie d’Angleterre, je lui propose de lui faire une remise sur Londres, s’il croit que ce moyen présente sécurité et puisse lui être utile. Malheureusement ce que je puis est si peu de chose ! — Il faut, mon Ernest, il faut que dans ma dernière lettre j’aie bien mal exprimé ma pensée, pour que tu aies pu croire que je séparais ma destinée de la tienne, afin de l’associer a des âmes indifférentes qui m’environnent. Non, non très cher ami, non : dans la phrase dont tu me parles, il ne s’agissait nullement de l’avenir ; il ne s’agissait même du présent que pour te rassurer relativement a ce qui se dit et se passé dans ce triste moment. Quand je t’ai écrit que je ne pouvais que partager le sort de cette famille, j’entendais qu’il ne pouvait m’arriver plus de mal qu’à eux ; que le comte ne laisserait pas ses enfants dans un danger manifeste, et que je ne puis pas en être séparée ; en un mot qu’ils ne m’abandonneront jamais à un péril qu’ils ne partageraient point. Voila, mon bon Ernest, la seule idée que j’ai voulu exprimer, que j’ai pu ressentir. Ah ! mon ami, en pareilles choses ce n’est pas sur mon bon sens que je te supplie de compter ; c’est surtout sur mon cœur, sur ce cœur si plein de toi, si rempli du besoin d’améliorer ton existence ! Que de fois, mon bon frère, avant ces événements cruels et subversifs, que de fois j’ai été sur le point de t’offrir notre réunion immédiate, de te proposer de vivre ensemble, pendant tes années d’attente, avec ce que le père de més élèves me devra au moment de notre séparation !… Une seule chose (et Dieu sait qù’elle ne m’était en rien personnelle), une seule chose, dis-je, mais bien grave, m’a toujours retenue : je ne voulais pas que tu sentisses ta destinée irrévocablement fixée à la mienne ; je désirais te laisser au fond de l’âme le sentiment qüe j’avais séparément du pain si tu songeais quelque jour à te créer une autre famille. Tu vas te récrier, mon Ernest…, ce n’est pas non plus que je le croie ;… mais enfin je ne voulais pas que par ta vieille sœur quelque obligation te fût imposée. Voilà, mon cher, mon bien cher Ernest, les seuls motifs qui m’ont fait prolonger mon exil, jusqu’à l’heure foudroyante où tout a, une fois encore, changé dans ma vie. Maintenant, je dois rester, mon Ernest, par ce motif toujours, et malheureusement par beaucoup d’autres, parce que ton avenir s’est assombri, parce que celui de notre frère est presque brisé, parce que le fruit de mon travail est à peu près la seule de nos ressources qui ne soit pas anéantie. — ne crois pas tous les bruits des journaux, mon ami ; je ne suis nullement inquiétée. Relativement à nos compatriotes, je n’ai entendu parler que d’un seul ordre, et tu vas voir qu’il ne pouvait nullement m’atteindre. Tout Français arrivé dans cette contrée depuis 1830, devait justifier les motifs qui l’y retenaient ; faire valoir une industrie ou une occupation quelconque, ou encore trouver des personnes connues qui répondissent de sa moralité. J’ai une occupation honorable, le père de mes élèves eût répondu pour moi devant le ciel et la terre, dès lors cette mesure ne me regardait en rien ; je n’en ai même entendu parler que vaguement, et je ne crois pas qu’il ait été question de l’exécuter. Sois donc tranquille, je t’en supplie. Notre consul est toujours ici ; nous ne sommes en rien tracassés, moi du moins qui ne me mêle des affaires de personne. Le médecin français de la maison du comte s’est marié, il y a peu de temps, à une Polonaise, et ne songe plus par conséquent à retourner en France ; cependant il ne voudrait pas plus que moi perdre sa nationalité… mais il n’est question de rien de semblable. Je voudrais être assurée que les journaux exagèrent autant la situation de notre patrie, qu’ils amplifient celle de cette contrée. — La mesure qui a frappé le Collège de France m’a causé une inexprimable douleur, quoiqu’il me semble souvent que mon âme doit être émoussée par l’excès de la souffrance. Où marchons-nous, grand Dieu ! où précipite-t-on notre belle et infortunée patrie !… Oh ! les misérables qui l’ébranlent ! Oh ! les barbares, quel compte ils auront à rendre à Dieu, à l’univers et à la postérité !… Ce que tu me dis pour la chaire de M. Jacques m’a fait au moins quelque plaisir, m’a apporté quelque consolation. Oui, c’est chose très importante pour toi, mon ami, que d’avoir fait cet essai, d’avoir franchi ce premier pas, ce début. Dis-moi si tu as pu continuer à n’en avoir aucun désagrément, car il n’y a plus ni ordre ni discipline en rien. — je ne réponds point, mon ami, à l’idée de pension dont tu me parlais dans ton avant-dernière lettre, parce que tu t’y arrêtes peu toi-même, et que j’ai encore besoin d’espérer qu’il n’en faudra pas en venir à une extrémité si douloureuse. Ces mots te diront, mon ami, qu’il faudrait encore bien des malheurs pour me gagner à un pareil projet, malheurs généraux, destruction complète de toutes mes espérances pour toi ; cependant je ne le repousse pas complètement, car aujourd’hui on ne peut se permettre de rien repousser. — Adieu, mon bon Ernest, adieu ! À toi en tout et toujours.

H. R.


MADEMOISELLE RENAN
chez monsieur le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 9 mai 1848.

Que je le remercie, chère Henriette, de ton assiduité à m’écrire, dans ce moment de cruelle perplexité. Sans me rassurer complètement (car qui peut ne rien craindre dans les jours que nous traversons), elles adoucissent au moins mes inquiétudes, et calment mes alarmes présentes. J’ai toujours pensé, chère amie, que les journaux de l’ouest de l’Europe ne comprennent pas et exagèrent les affaires du pays que tu habites. Toutefois en faisant les réserves nécessaires, que de motifs encore à de trop justes craintes. Celles que tu conçois sur l’état présent de notre pays, sont, je t’assure, moins fondées. Non pas que je sois des plus optimistes ; mais on ne peut nier qu’il n’y ait maintenant autant de chances pour que contre un rétablissement satisfaisant des affaires. Les élections ont occasionné beaucoup de troubles, même sanglants, en province ; mais rien de tout cela ne pouvait avoir de conséquence. La majorité est centre-gauche, gauche et légitimiste. Le clergé à la lettre a fait les élections en province. Il y a beaucoup plus à craindre la réaction que l’ultra. Cette assemblée paraît fort nulle ; des esprits faibles, légers, sans entente des affaires, des jeunes gens dont chacun se croit seul capable de régénérer son pays. Ils n’ont pu encore s’entendre sur les choses les plus simples. Attendons… Des explications postérieures ont un peu corrigé ce que la nouvelle organisation du Collège de France avait d’alarmant pour la science. L’adjonction de la nouvelle école a été présentée comme quelque chose d’analogue à l’organisation de l’ancienne École Normale, organisation d’après laquelle elle était annexée à la Sorbonne, et n’avait d’autres cours que ceux de la Faculté. Dans ces termes, on n’aurait rien à dire, si ce n’est que l’École Normale et la Sorbonne allaient tout naturellement ensemble, au lieu qu’on ne voit aucun rapport entre une école administrative et une école toute scientifique, — La réorganisation l’École des Langues orientales vivantes, qui, il faut l’avouer, était tombée très bas dans les dernières années, est en bonne voie. Nous ayons rédigé et présenté au ministre un nouveau projet, à la rédaction duquel j’ai eu quelque part. L’École dans ce nouveau plan offrirait quelques places de plus. Mais comme on s’y propose surtout l’usage pratique des langues actuellement parlées on Asie, et que ce point de vue m’a très peu occupé, je n’ai jamais songé bien sérieusement à cette École pour mon avenir. — Tout mon travail est à l’Institut : la commission est nommée depuis quelques jours ; je n’en connais encore que deux membres, MM, Victor Le Clerc et Hase. — Le travail de mon agrégation me préoccupe surtout en ce moment. J’ignore totalement quelle sera la couleur des juges du concours, ce qui en philosophie forme un véritable embarras. Le programme de l’agrégation est tout cousinien ; il se compose presque exclusivement de questions qui n’ont de sens qu’au point de vue de la philosophie éclectique. Ceci toutefois m’inquiète peu. Si M. Cousin est remplacé dans la présidence et la direction, ce sera par le parti qui l’a abandonné comme arriéré, et non par ceux qui l’anathématisent comme novateur. Il faut le dire, cet homme si intelligent et si élevé s’était endormi dans son fauteuil de satisfait. Il est détrôné avec les autres. Il serait aussi inopportun de vouloir prolonger son règne qu’injuste de méconnaître les services qu’il a rendus. Il a d’ailleurs assez de vie pour fournir une nouvelle carrière intellectuelle, et je crois qu’il le fera. Dans cet interrègne de la philosophie, que je regretterai peu de voir se prolonger, ma résolution est prise de ne pas me gêner pour la libre manifestation de mon esprit et de mes opinions. Dans le temps où nous sommes, les calculs et la politique sont devenus à peu près inutiles ; car le calcul fait en vue d’aujourd’hui sera un embarras pour demain. Ce qu’il y a de plus court, c’est de jouer cartes sur table. Que je suis heureux d’étre resté complètement à l’écart des faveurs officielles de l’ancien régime ! Ce sont maintenant de mauvais précédents.

J’imprime beaucoup en ce moment. La prodigieuse surexcitation de la presse quotidienne laisse les revues et les autres publications scientifiques dans une sorte de pénurie. Je n’ai qu’à leur couper des tranches dans les travaux divers que j’ai dans mes cartons. Sans m’occuper directement de questions pratiques, je ne fais pas difficulté de me mêler un peu de l’actuel, en ne sortant jamais, bien entendu, des principes. Si j’avais du loisir, je grouperais sous ce titre : De l’avenir de la science, une foule d’idées qui me travaillent sur ce sujet, depuis le grand éveil. Somme toute, chère amie, ne t’alarme trop ni pour notre patrie ni pour moi. Je ne puis te parler ici que de ce qui m’est personnel : mais je t’assure que je me demande encore si, au point de vue de mon intérêt, je dois regretter ou accueillir avec joie ce qui s’est fait. — M. Jacques n’est pas nommé, ainsi que je le prévoyais ; je n’ai donc que les suppléances éventuelles ; mais elles sont assez fréquentes. — Notre frère ne m’écrit guère ; mais, d’après les lettres de notre mère, il ne souffrirait que de la cessation absolue des affaires. Depuis quelques jours, tout reprend vie, la Bourse est bonne ; je pense qu’il en est de même au fond de notre province. Excellente amie, ne t’inquiète pas trop pour nous, et songe davantage à toi-même. Je ne suis pas encore content de ta dernière lettre ; tu ne dis pas assez catégoriquement qu’un danger seulement probable suffirait pour déterminer ton départ. Au nom du ciel, songe à moi, songe a nous tous. Adieu, excellente sœur. L’heure me presse, j’ai déjà tardé d’un jour, et je crains même d’être encore aujourd’hui en retard. J’aurais eu pourtant bien des réflexions à te communiquer sur ta dernière lettre, et des protestations sur les éventualités que tu y supposais sur ma vie à venir. Non, chère amie, si tu ino manquais, ma vie serait à jamais solitaire. Quelle autre au monde que toi, comprendrait mes goûts, mon caractère, mes pensées ? Toi seule, et pour toujours, délicieuse amie,

E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN


Paris, 6 juin 1848.

Je commençais à être inquiet de ton silence, excellente amie. La lettre que viont de recevoir mademoiselle Ulliac m’a rassuré. Les mois s’écoulent, sans que les événements auxquels se lie notre destinée, se tranchent d’une manière définitive. J’accorde bien, chère amie, que durant cette période d’hésitation, tu doives rester dans ta position, mais je ne doute pas en même temps que le moment ne vienne, et bientôt peut-être, où tu devras la quitter. C’est alors, excellente sœur, que je te supplie de ne plus tarder un moment. Plus j’avance, chère amie, plus je me convaincs que, même sans quitter Paris, nous pourrions trouver à vivre honorablement, surtout si j’obtenais à la fin de l’année le titre d’agrégé. Lors même qu’avec ce titre je ne pourrais obtenir immédiatement à Paris de position officielle, le traitement fixe qui y est attaché, des suppléances dans les collèges, quelques préparations pour le baccalauréat et l’école administrative, et enfin des articles donnés de temps en temps à la presse périodique pourraient, je t’assure, nous dispenser de toucher durant les premières années à notre fonds de réserve. Il ne serait là que pour parer à toute éventualité, et nous rassurer sur ce qu’une telle position aurait nécessairement de précaire. Quelques places de bibliothèque viennent d’être supprimées : il reste donc peu d’espoir de ce côté ; mais d’autre part le cumul est aboli de fait, et le sera bientôt légalement. Il est à peine croyable à quel point ce fléau des carrières savantes était poussé sous le régime de favoritisme et d’achat qui a disparu. On se jette maintenant dans l’extrémité opposée ; et non content de poser des limites pour l’avenir, on fait dégorger un peu brutalement ceux qui avaient trop pris des faveurs de l’ancien régime. Je n’aime pas ces effets rétroactifs ; mais le mal était extrême, et le principe est excellent, pourvu qu’on ne l’exagère pas.

Depuis quelques jours nos affaires marchent assez petitement. La folle tentative du 18 mai a fait beaucoup de mal. Je commence à me détacher de l’ancienne gauche, qui dans les premiers jours de la révolution obtenait mes sympathies. Ils se conduisent avec un égoïsme et une petitesse de vues vraiment singuliers dans des esprits aussi cultivés. Ce qui manque au parti plus avancé, ce sont les hommes. Là, je l’avoue, je crois voir l’avenir. Un nouveau tiers-état est formé ; la bourgeoisie serait aussi folle de lutter contre lui que la noblesse le fut jadis de lutter contre elle. Liberté et ordre public ne suffisent plus. Il faut l’égalité dans toute la mesure possible ; il faut qu’il n’y ait plus de déshérités ni dans l’ordre de l’intelligence ni dans l’ordre politique : si l’inégalité des fortunes est un mal nécessaire, au moins faut-il que la vie de chacun soit garantie, que les voies soient élargies, cela est juste, par conséquent cela triomphera, quoi qu’on « lisent les boutiquiers. L'inintelligence des libéraux d’autrefois me fait peine ; elle ressemble à l’aveuglement volontaire des privilégiés qui ne veulent rien lâcher de ce qu’ils possèdent, et préparent ainsi d’épouvantables catastrophes.

Que nous sommes heureux, chère amie, de pouvoir dire avec ce vieux sage : « Je porte tout avec moi ! » il est certain que par le temps qui court, c’est là l’espèce de fonds la plus portative et la plus assurée. La pensée de notre frère m’est beaucoup plus pénible. La nature de son commerce est si intimement liée à la forme actuelle de la société, que tous les coups portés à cette forme m’affligent d’un côté par le contre-coup qu’ils ont sur lui. Après tout, il se peut que le mode de transaction actuellement usité se prolonge au delà du temps où il restera dans les affaires ; et d’ailleurs son expérience et son intelligence le rendront toujours propre à tout.

Que j’aurais besoin de toi, chère Henriette, de ta parole et de tes conseils, dans ces difficiles moments ! Que je comprends bien maintenant la fatalité des temps de révolution, et l’effrayante force d’attraction de ce gouffre ! Sans rien modifier au plan général de ma vie, ces événements ont exercé sur moi une prodigieuse influence, et m’ont fait apercevoir tout un autre monde. Je regrette bien, chère amie, que l’éloignement t’empêche d’assister au remarquable mouvement des esprits dont nous sommes les témoins. Ce n’est pas comme autrefois une simple affaire de coterie entre gens du même parti ou au moins de mêmes principes ; il y a de la doctrine là-dessous, et peut-être plus encore.

Il y a vingt ans, M. Jouffroy écrivait un admirable morceau : Comment les dogmes finissent ; il y en aurait un autre non moins de circonstance à écrire aujourd’hui : Comment les dogmes se forment.

Adieu, excellente amie, écris-moi bientôt, et continue-moi celle affection qui fait le charme de ma vie. Que de fois ta pensée m’est nécessaire pour tenir ferme le gouvernail, et ne pas tout confier au vent qui souffle ! Tout pour toi, excellente soeur.

E. RENAN.


POUR MON FRÈRE.


Paris, 18 juin 1848.

Oh ! que j’ai besoin de l’écrire, mon Ernest bien-aimé ! que j’ai trouvé long et pénible le silence que je me suis si sottement imposé envers toi le mois dernier ! Vingt fois avant la réception de la seconde lettre, j’ai été sur le point de le rompre, tant me semblait douloureux ce retard à chercher près de toi quelques forces, et tant aussi il me paraissait déraisonnable de me causer une telle peine sans une nécessité absolue. Je te promets bien que je ne retomberai plus dans la même faute ; elle m’a coûté un trop grand surcroît de tristesse pour que je l’oublie.

Tu ne me parles point du concours de l’Institut, mon bon Ernest ; c’est sans doute parce que tu n’avais encore reçu aucune réponse. Hélas ! tout ce qui touche à la science est désormais dans l’ombre ! Comment en effet se préoccuper d’abord de la culture de l’intelligence, quand il faut chaque jour tout défendre contre des attaques forcenées ? — La journée du 15 mai m’a de nouveau plongée, très cher ami, dans un état de terreur et d’angoisse que je ne saurais jamais t’exprimer. À quoi tient donc la dernière ombre de sûreté qu’il y ait dans notre malheureuse patrie ? À quelles épreuves est-elle réservée ? Ma vie est tissue d’épouvante… à peine même si les lettres peuvent me rassurer. Il vivait, me dis-je, au moment où il traçait ces lignes, mais maintenant ?… Qui sait si Paris n’est pas au pouvoir des destructeurs ? si la flamme et le fer n’en ont pas fait un immense tombeau ? — Et c’est le Paris que je parcourais si paisiblement avec toi il y a deux années, où je suis réduite à entrevoir de telles scènes ! Pauvre, pauvre France ! — ne crois pas, mon ami, que mes cheveux blanchissants soient les principaux inspirateurs de la cruelle tristesse que j’éprouve et dont je laisse échapper quelque partie dans notre correspondance. Non, très cher Ernest, non  ; ce n’est pas seulement parce que je vieillis que je vois des tempêtes à l’horizon ; avec toi je saluerais de grand cœur un nouvel avenir, si j’y voyais poindre ce qu’on y promet, ni, vu du présent, il paraissait devoir renfermer autre chose que des ruines ; mais, à en juger par ce qui se passe, je n'y puis raisonnablement placer aucune espérance, nul ne le peut encore. Ce beau mot de fraternité qui semblait à tous les grands cœurs devoir être la base du nouveau dogme, ce mot que mon âme aussi est capable de comprendre, qu’a-t-il produit depuis quatre mois ? Des spoliations, des pillages, la mise en action de l’ancien væ victis (excuse mes fautes de latin, si j’en fais), les querelles journalières et personnelles de l’Assemblée nationale, la nécessité, pour le père de famille laborieux, d’avoir sans cesse l’arme au bras pour défendre la vie des siens et le fruit de ses peines. Je ne saurais mieux résumer la situation actuelle qu’en te mettant sous les yeux le fait suivant. Après sept années de séparation des miens, d’éloignement de tout ce que j’aime, de travaux incessants, d’exil douloureux, j’étais parvenue l’an dernier à réunir la très modeste somme de deux mille cinq cents francs que notre frère a pour moi placée sur hypothèque. Grâce à un décret que tu connais sans doute, je suis forcée de donner le cinquième des intérêts que je devais recevoir cette année pour entretenir l’oisiveté des ateliers soi-disant nationaux. Étends ce qui est ici personnel à toute la partie laborieuse de la société, et tu auras une juste idée de la manière dont la fraternité fait son entrée dans le monde.

L’égalité est aussi une bien belle chose à proclamer ; mais s’il s’agit, comme jusqu’à présent, d’amener tout le monde au niveau de la misère ; s’il s’agit uniquement de faire descendre les uns et non d’élever les autres ; s’il s’agit, comme depuis février, de faire prédominer la force des muscles ou des poumons sur l’intelligence, de créer une société où un fort de la halle vaille mieux que toi ; alors, mon pauvre ami, je n’ai encore qu’à pleurer, car ce n’est pas la ce que j’espérais. Et malheureusement c’est là ce qui est. — Tu regrettes, mon Ernest, que je ne puisse juger de près l’immense mouvement de cette transformation sociale. Assurément c’est là un grand et instructif spectacle ; mais en le voyant de loin je le juge aussi beaucoup plus comme la postérité le jugera. J’ai eu souvent occasion de remarquer que la distance des lieux fait une grande partie de l’effet que produit la distance des temps : je ne vois point les rouages ; comme nos successeurs, je ne vois que les faits, et la plupart de ces faits sont au moins navrants quand ils ne sont pas honteux. À la distance ou je suis, je puis connaître l’impression produite sur les autres nations par la crise effroyable où notre patrie a été jetée, et je dois dira que là encore je ne trouva que sujets de douleur. Notre France infortunée inspire une pitié profonde à tous ceux qui ont pour elle quelque sympathie, et une joie sans égale à ceux qui la haïssent (ces derniers sont très nombreux). Là-dessus toute illusion serait folie ; mais comprends-tu ce que je souffre en voyant la France inspirer de la pitié ? en entendant prononcer les mots de dissolution et de pourriture ? — O mon Ernest, que nous avons besoin de force, car nous ne sommes qu’au début ! que nous aurons à passer par des jours cruels !… Tu es jeune, très cher ami ; tu peux espérer de voir l’ordre et la prospérité sortir de ce chaos ; mais s’ils doivent luire encore pour notre patrie, ce ne sera certainement que sur ma tombe : [voilà] la justification de ma souffrance. — Pardonne-moi, mon Ernest, de n’avoir à l’exprimer que des appréhensions  ; je suis loin de les donner pour des prophéties, et je n’ai jamais plus désiré avoir tort dans ma manière d’entrevoir l’avenir. Comme toute l’espèce humaine, je ne puis juger qu’un moment, qu’un coin du tableau ; puisse l’Esprit éternel qui voit le tout, conduire notre chère patrie aux jours libres et prospères que je n’ose plus espérer, mais que je n’en désire pas moins vivement ! J’ai prononcé plus haut le mot de transformation ; peut-être la convulsion actuelle n'est-elle qu'un inévitable passage pour arriver à un ordre meilleur ; mais je n’en suis pas moins excusable d’avoir peur de l’effrayant inconnu où l’on nous précipite d’une façon si peu rassurante. Aux yeux de l’homme intérieur, la mort aussi n’est qu’une transformation ; et pourtant qui a vu mourir sans terreur ?

Je te remercie, mon Ernest, de m’avoir donné des nouvelles de notre frère ; il est dans ces jours agités l’objet de mes plus pénibles sollicitudes. J’ai reçu sa lettre du mois de mai ; j’y ai vu que pour le moment sa situation n’est pas trop mauvaise ; mais comme le mal est loin d’être à terme, il est toujours bien à craindre qu’il ne recueille la ruine pour prix de ses courageux travaux. Et l’infortuné a des enfants auxquels il avait eu la juste espérance de laisser un avenir souriant et prospère.

Quant au tien, mon bon Ernest, qui m’apparaissait aussi sous de rassurantes couleurs, il faut nécessairement se résigner à attendre. Aux bibliothèques il n’y a plus à penser : je voyais dernièrement dans les journaux, que pour trois ou quatre places vacantes, il y avait je ne sais combien de centaines de candidats. Garde-toi, mon ami, de faire figurer ton nom sur ces listes ; encore une fois, il s’agit de la dignité de ton avenir, de ta vie tout entière. On a crié à toutes forces (peut-être même justement) contre la corruption du régime déchu ; et la curée recommence comme de plus belle : il n’y a que les noms de changés. S’il ne s’agissait, pas de la France, je trouverais ce spectacle parfois amusant. Tous les jours, c’est le frère, la sœur, le cousin d’un gouvernant qu’on voit arriver à quelque poste bien lucratif. Sur un autre air, c’est toujours le même refrain… Attends, mon pauvre ami, attends ; c’est triste, mais pour nous il n’y a pas autre chose à faire. Le concours de fin d’année peut seul désormais être notre boussole. — Avec toi, mon Ernest, j’applaudis hautement au système d’organisation qui doit dispenser sur plus d’individus les places de la science ; rien n’est plus juste, et rien ne serait mieux si l’on procédait avec modération et surtout si l’on se gardait d’attaquer le passé : malheureusement c’est la seule chose qu’on ait faite jusqu’ici, et comme toi, j’ai horreur des mesures rétroactives. — Dis-moi, très cher ami, dans quelles publications tu insères les articles détachés que tu fais paraître ; dans quelque circonstance favorable, je pourrais peut-être me les procurer, du moins celles qui sont à ma portée. Dis-moi aussi si je dois continuer à t’envoyer mes lettres sous le couvert de mademoiselle Ulliac, comme je l’ai fait depuis les grands événements, ou si tu préfères que je te les adresse directement. Parle-moi franchement, mon bon Ernest ; je ne suis jamais plus heureuse qu’en sentant que je lis ta pensée exempte de contrainte. Un tout, pauvre cher ami, n’es-tu pas mon premier but, l’objet de toutes mes prévisions et de toutes mes craintes ?


22 juin.

Encore des jours d’anxiété cruelle ! — encore de fatales nouvelles de Paris !… Oh ! mon Ernest, comprendras-tu jamais ce que j’éprouve en te sachant au milieu de cette ville malheureuse, qui après avoir touché l’apogée de l’éclat, de la richesse et de la civilisation, se précipita d’elle-même dans le gouffre de l’anarchie et du néant ? — Les dernières élections, les derniers événements de Paris sont à détruire toute lueur d’espérance. — Que le ciel veille sur toi ! et aussi sur notre pauvre patrie !... Donne de mes nouvelles à notre mère, cher et précieux ami, et demande-lui si elle a reçu une lettre que je lui ai adressée le 29 mai par l’intermédiaire d’Emma. Elle a dû la recevoir dans les premiers jours de juin. Adieu ! très cher Ernest, adieu !... Puisses-tu, au milieu de tant de difficultés, trouver quelque force dans la pensée d’une affection qui ne te manquera jamais. — A toi, comme toujours !

H. R.


MADEMOISELLE RENAN,
chez monsieur le comte Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie (Pologne).


Paris, 25 juin 1848

Quel affreux spectacle, chère amie ! Durant une journée entière, n’entendre que le sifflement des balles et le bruit du tocsin, ne voir passer que des morts et des blessés ! Sois toutefois bien rassurée. Bien que notre quartier, surtout les environs du Panthéon et de la rue Saint-Jacques soient la centre de l'émeute, un crains rien, chère Henriette. La propriété privée est scrupuleusement respectée.

Du reste, en en moment, tout semble assoupi, et il n’est pas douteux que la force ne reste au gouvernement établi. On devait le désirer, et pour ma part, alors même que l'insurrection semblait triomphante, je n’en ai jamais douté. Le nombre des morts et des blessés est incalculable. Je ne puis t'en dire davantage, chère amie, je profite d’une éclaircie, pour aller jeter cette lettre à la poste, n’espérant pas toutefois qu’elle puisse partir aujourd'hui. Je l’écrirai quand nous aurons un résultat. A toi tout entier, ma soeur bien-aimée. Ah ! que j’ai besoin de songer à toi dans ces tristes moments.

Ton frère et ami,

E. RENAN.


26 juin

Il m’a été impossible, chère amie, de mettre hier ma lettre à la poste. A peine avais-je fait quelques pas que j’ai entendu la fusillade recommencer tout près d’ici. D’ailleurs toute communication était interceptée entre ce quartier et le reste de la ville et les postes n’y fonctionnaient pas. La soirée et la nuit dernières ont été plus terribles que jamais ; il y a eu un massacre à la barrière Saint-Jacques et surtout à la barrière de Fontainebleau. Je t’épargne les détails. Sans doute ils sont coupables, ces pauvres fous, qui versent leur sang, sans savoir même ce qu’ils demandent, mais ceux-là le sont bien plus à mes yeux qui les ont tenus dans l’ilotisme, qui par système ont abruti en eux les sentiments humains, et qui, pour servir les intérêts de leur égoïsme, ont créé une classe d’hommes dont l’intérêt est dans le désordre et le pillage. Laissons ces réflexions, chère amie. Qu’il est cruel de vivre entre deux partis qui nous condamnent à les haïr également ? je ne désespère pas néanmoins ; je verrais l’humanité en lambeaux et la France expirante, que je dirais encore que les destinées de l’humanité sont divines, et que c’est la France qui marchera la première pour leur accomplissement.

Aujourd’hui tout parait fini. On circule dans quelques rues, mais moyennant les précautions les plus minutieuses. Je reçus à l’instant même une lettre de mesdames Ulliac. Elles me chargent de te dire qu’elles n’ont couru aucun danger, et qu’Emma t’écrira à la fin de la semaine. Je le ferai aussi, et suppléerai alors à ce qui manque à ces lignes qui ne pourront t’apprendre que le désordre de ma pensée. Oh ! qui peut voir de tels spectacles sans pleurer sur les victimes, fussent-elles les plus coupables des hommes ! Adieu, chère amie, à quelques jours. Mon Dieu ! que j’ai besoin de penser à toi ! Voulant parer à toute éventualité, j’ai mis ces jours-ci dans une cassette à part tous les papiers que je voudrais sauver à tout prix. Je suis tombé sur tes lettres, et j’ai passé presque une nuit entière à les relire, L’étude m’a beaucoup servi à maintenir la pensée en état, au milieu de ces affreuses scènes, dont le bruit retentissait à mes oreilles.

Adieu, excellente sœur,

Ton meilleur ami,
E. RENAN.


Midi. La nouvelle officielle de la pacification complète et de la capitulation du faubourg Saint-Antoine vient d’être apportée dans tous les quartiers.


MADEMOISELLE RENAN
chez monsieur le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 1er juillet 1848.

L’orage est passé, ma chère amie ; mais qu’il laissera longtemps après lui de funestes traces ! Paris n’est plus reconnaissable : les autres victoires n’avaient que des chants et des folies ; celle-ci n’a que deuil et fureurs. Les atrocités commises par les vainqueurs font frémir, et nous reportent en un jour à l’époque des guerres de religion. Une vraie Terreur a succédé à cette déplorable guerre, le régime militaire a pu déployer a son aise tout l’arbitraire et toute l’illégalité qui le caractérisent ; quelque chose de dur, de féroce, d’inhumain s’introduit dans les mœurs et le langage. Les personnes d’ordre, ceux qu’on appelle les honnêtes gens, ne demandent que mitraille et fusillade ; l’échafaud est abattu, on y substitue le massacre ; la classe bourgeoise a prouvé qu’elle était capable de tous les excès de notre première Terreur, avec un degré de réflexion et d’égoïsme de plus. Et ils croient qu’ils sont vainqueurs pour jamais ; que sera-ce le jour des représailles ?… Et pourtant, telle est la terrible position où nous a mis la force des choses, qu’il faut se réjouir de cette victoire, car le triomphe de l’insurrection eût été plus redoutable encore. Non pas qu’il faille croire tous ces contes à faire peur, inventés par la haine et par de ridicules journaux. J’ai vu de près les insurgés ; nous avons été un jour et une nuit entre leurs mains, et je puis dire qu’on ne peut désirer plus d’égards, d’honnêteté, de droiture, et qu’ils surpassaient infiniment en modération ceux qui les combattaient, et qui, sous mes yeux, ont commis des atrocités inouïes sur les personnes les plus inoffensives. Non, le pillage, l’assassinat, l’incendie n’eussent pas été à l’ordre du jour ; il y eût eu des vengeances, des mesures violentes ; les brigands soudoyés qui, cette fois comme toujours, formaient une bonne partie de la troupe insurgée eussent été difficilement retenus ; mais d’autres hommes fussent venus, et le mouvement eût été de nouveau dirigé. Je ne crois donc pas aux exagérations qu’il est de mode ces jours-ci de répéter partout, et que, bien entendu, je répète comme tout le monde. Mais la difficulté, l'invincible difficulté eût été du côté de la France, qui certes n’eût point consenti à la révolution de Paris ; et en supposant même que dans quelques grandes villes, comme Lyon, Rouen, etc., l’insurrection populaire eût eu des appuis, une épouvantable guerre civile eût été nécessaire pour faire triompher violemment et prématurément une cause qui doit tout attendre du temps. C’est donc un grand bonheur que l’insurrection ait été comprimée, et, je le répète, si la douzième légion n’eût point fait défection, il est probable que j’eusse travaillé avec elle, au moins à ramener ces insensés à la raison. Je ne suis pas socialiste, je suis convaincu qu’aucune des théories qui se posent comme devant réformer la société n’arrivera, dans sa forme absolue, à triompher. Toute idée nouvelle doit revêtir la forme de système, forme partielle, étroite, qui n’arrive jamais a une réalisation pratique. Ce n’est que quand elle a brisé cette première écorce, qu’elle est devenue dogme social, qu’elle devient une vérité universellement reconnue et appliquée.

Qu’y a-t-il de plus systématique que la politique du Contrat Social ? Et pourtant tout le régime constitutionnel, qui désormais est une vérité acquise, qu’est-ce autre chose que cette politique, au système près ? C’est ce qui arrivera au socialisme. Il est maintenant étroit, inapplicable, une pure utopie, vraie par un côté, fausse par l’autre, vraie dans ses principes, fausse dans ses formes. Le jour n’est pas loin où il deviendra une loi évidente et reconnue, dégagée d’exagérations et de chimères. Qui alors aura triomphé ? Seront-ce les partisans, qui soutenaient le faux comme le vrai, et voulaient réaliser l’impossible ? Seront-ce les adversaires, qui niaient le vrai à cause du faux, et voulaient entraver l’épuration de la forme nouvelle ? Ni les uns, ni les autres ; ce sera l’humanité qui aura fait un pas de plus, et conquis une forme plus avancée et plus juste. — Mettons de côté toute idée de justice et d’humanité ; prenons la question uniquement comme économistes et politiques. N’est-il pas évident que le seul, l’unique remède, au terrible mal que notre société renferme dans son sein, est de détruire cette classe qui fera une guerre éternelle à la richesse ; de la détruire, dis-je, non pas par des massacres, ce qui serait à la fois atroce et impossible, mais par l’éducation morale et un bien-être suffisant ? N’est-ce pas une chose affreuse que la majorité de l’humanité soit forcément déshéritée des jouissances intellectuelles et morales, forcément refoulée dans la crapule et le désordre ? Ces jouissances, dira-t-on, sont permises à tous. Non certes ; comment veut-on que le misérable qui a grandi dans cette hideuse atmosphère, sans éducation, sans morale, ignorant la religion, qui d’ailleurs serait sans force sur lui exposé a mourir de faim, et à qui il est absolument impossible de sortir de cet état, quelque effort qu’il fasse, comment veut-on que ce misérable se console par la vue d’un monde supérieur dont il n’a pas le sens, et qu’il ne cherche pas à acquérir par le crime ce qu’il ne peut obtenir par des voies légitimes ? Ce serait un ange de vertu, qu’on pourrait à peine l’attendre de lui, et la vertu lui est impossible !… Car l’honnêteté même est devenue chez nous un monopole, et on ne peut être honnête homme qu’avec un habit noir et un peu d’argent. Nous trouvons insoutenable le privilège de l’ancienne noblesse vis-à-vis de la classe bourgeoise. Mais n’est-il pas aussi affreux de voir une portion considérable de l’humanité, des enfants de Dieu tout comme nous, condamnés à l’avilissement, et fatalement réduits à ne pouvoir sortir de ce cercle de fer ? Il est prouvé physiquement que celui qui entre dans le monde sans avoir, ou sans que d’autres fassent des avances pour lui, ne pourra jamais vivre que du travail manuel le plus grossier ; c’est-à-dire ne vivra qu’à peine. Il est physiquement prouvé qu’une femme, qui n’a pas de secours extérieur, ne peut vivre du travail de ses mains, que par conséquent elle n’a qu’à choisir entre le vol ou la prostitution. Comment veux-tu après cela, ma pauvre amie, que nous n’ayons pas un peu de chaleur contre les égoïstes, qui refusent de faire entrer tout cela dans leur économie politique, qui s’obstinent à ne faire de cette science que la science de la richesse, et refusent de voir dans de pareils besoins un droit à des sacrifices ? Comment veux-tu que nous désirions le retour de cet âge d’or des agioteurs et des spéculateurs, où les soins mercantiles absorbaient tout, et où l’intelligence était étouffée sous les sacs d’or ?

Voila mes principes, chère amie. Je pense qu’il est temps de détruire le règne exclusif du capital, et de lui associer le travail ; mais je pense aussi qu’aucun des moyens d’application n’est encore trouvé, qu’aucun système ne les fournira, et qu’ils sortiront tout faits de la force des choses. Tout cela est certes bien loin de la Montagne et de la Terreur. C’est cette foi à l’humanité, ce dévouement à son perfectionnement et par là à son bonheur, que j’appelle la religion nouvelle. C’est au spectacle de cette solennelle et sainte apparition que je désirais te voir assister.

Je suis bien, chère amie, qu’il est des tableaux qui demandent à être vus de loin, et que les révolutions sont de ce nombre. Mais prends garde qu’il n’y ait un prisme entre toi et nous. Quel journal vois-tu ? Ou même vois-tu des journaux français ? Si c’était par hasard le Constitutionnel, je te supplie de ne croire un mot ni des faits, ni des appréciations. Ce journal est devenu une risée par les canards dont il remplit à loisir ses pages. Si c’étaient les Débats, je serais moins fâché. Il est au moins de bon goût, et respecte assez la France pour ne pas inventer des calomnies. Mais tu conçois que ce n’est guère lui qui doit être propre à apprécier le présent. Quant à la Presse, ce n’est qu’un petit homme dépité, qui dit des sottises. Je ne suis pas des plus optimistes, chère amie ; je suis surtout très peu enthousiaste des hommes, et en vérité c’est un peu leur faute. Mais je n’en persiste pas moins à croire qu’à travers toutes les petites passions, à travers les ambitions personnelles, à travers les malheurs et même les crimes, il s’accomplit une grande transformation, pour le plus grand bien de l’humanité.

Nous sommes, je crois, d’accord sur ceci, chère et excellente amie. Mais tu conçois des craintes exagérées, tu crois que cette révolution ne s’accomplira que par d’épouvantables catastrophes  ; tu dis (ce mot m’a percé le cœur) que si la prospérité doit sortir de te chaos, ce ne sera que sur ta tombe ! Non, ma fille bien-aimée ; toi-même tu en profiteras : ces beaux jours luiront pour nous tous ; bien plus, nous ferons mieux que d’en jouir ; nous y aurons travaillé, et nous aurons souffert en attendant. Et quoi ! Henriette, n’es-tu pas toi-même une triste victime de ce déplorable état social que nous voulons changer ? Si, avec tes rares et toutes viriles facultés ; si, avec ton instruction et ton caractère ; si, après tant de sacrifices et de si pénibles dévouements, l’avenir peut encore t’attrister, oh ! n’est-on pas endroit d’en accuser un peu une constitution sociale, où de telles injustices sont possibles ? L’organisation nouvelle, je te l’assure, ne peut que nous être favorable, lors même que nous devrions d’abord traverser de mauvais jours. Quant à notre frère, comme son commerce est fondé non sur les hautes spéculations financières, dont la saison est passée pour longtemps, mais sur le petit commerce et l’industrie honnête, je ne doute pas qu’il ne puisse arriver à une très belle aisance, sinon à l’opulence. Courage donc, chère amie, aimons-nous et ne désespérons jamais.

S’il était permis dans de telles circonstances d’on appeler au sentiment artistique, je dirais que Paris offre ces jours-ci le plus étrange, le plus indescriptible spectacle. Je visitai, quelques heures après la fin du combat, les lieux qui en avaient été le théâtre. Il faut avoir vu cela, chère amie, pour se faire une idée des grandes scènes de l’humanité. Dans la rue Saint-Martin, dans la rue Saint-Antoine et dans la partie de la rue Saint-Jacques qui s’étend du Panthéon jusqu’aux quais, pas une maison qui ne fût labourée de boulets. Quelques-unes en étaient à la lettre percées a jour. Toutes les devantures, toutes les fenêtres étaient criblées de balles ; de larges traces de sang, des armes brisées ou abandonnées marquaient encore les lieux en le combat avait été le plus acharné. Les barricades construites avec un art merveilleux, non plus de pavés, mais avec les pierres des trottoirs, présentaient l’aspect de forteresses à angles rentrants et saillants, et se succédaient tous les cinquante pas. La place de la Bastille surtout offrait l’image la plus effrayante du chaos. Tous les arbres en étaient coupés, ou tordus par le boulet ; ici, des maisons abattues et dévorées par les flammes  ; là, de vraies tours construites de madriers, de voitures renversées et de pierres entassées ; au milieu de tout cela un peuple étourdi et se possédant à peine au milieu de ces scènes qui dépassent l’imagination, des soldats endormis de fatigue sur le pavé presque sous les pieds du peuple, la rage des vaincus se trahissant sous une tranquillité affectée, le désordre des vainqueurs se frayant un chemin sur les barricades renversées, ailleurs la pitié publique réclamant l’aumône pour les blessés, et recueillant le linge qui convient à leurs blessures, tout se réunissait pour offrir un de ces spectacles d’une sublime originalité, ou tous les tons de l’humanité se font entendre à la fois dans un admirable désordre, avec cette vérité supérieure, qui écarte toute idée de convenance ou de convention, où l’homme est en face de l’homme à nu et avec ses seuls instincts primitifs. Jamais la nature humaine ne résonne plus vraiment que dans ces moments-là, et c’est là qu’il faut chercher pour la trouver sans ce voile artificiel dont la vie est enveloppée.

Je me suis fait inscrire il y a quelques jours pour l’agrégation, c’était la veille du jour où la liste devait être close, et j’étais le premier !… J’en conclus que nous ne serons pas fort nombreux. Il y aura deux ou trois élèves de l’École Normale ; peut-être seront-ce là mes seuls rivaux ; j’ai quelquefois peur que le combat n’ait pas lieu, faute de combattants. — Je n’ai pas de nouvelles de l’Institut. Tous ces événements ne sont guère propres à accélérer la décision. Comme la séance n’a lieu qu’au mois d’août, j’ai encore le temps d’attendre, d’autant plus que, ne connaissant intimement personne dans la commission, la confidence ne me sera pas faite avec autant d’empressement qu’elle le fut par M. Reinaud. — C’est surtout dans le Journal Officiel de l’Instruction Publique et dans la Revue Philosophique dont je t’ai, je crois, parlé, que j’insère des articles ; quelquefois aussi dans la Gazette de l’Instruction Publique publiée par Delalain et le Journal Asiatique, en je n’ai toutefois encore inséré que quelques notices anonymes peu importantes. J’ai aussi quelques articles manuscrits à la Revue Encyclopédique de Firmin Didot ; mais je crois qu’ils me reviendront ; car cette pauvre revue en est à ses derniers soupirs. La Revue Philosophique, qui depuis quelque temps s’intitulerait mieux Revue Politique, est la seule où je traite des questions actuelles. Ce n’est pas que sa couleur politique soit exactement la mienne. Ils sont plus républicains, mais moins favorables que je ne suis au remaniement de la constitution sociale. J’avoue que ce dernier point l’emporte de beaucoup sur le premier dans ma pensée, et que les formes politiques sont pour moi chose assez secondaire. Je ne jurerais pas aussi énergiquement sur l’avenir des formes républicaines, bien que j’y tienne, que sur la nécessité d’une réforme sociale et sa future réalisation.

Que cette longue conversation avec toi, excellente amie, m’a ranimé et consolé ! Tu es peut-être, avec un seul ami, mon fidèle et pénétrant Berthelot, la seule personne à qui je dise ma pensée. Avec tous les autres, je suis de leur opinion. Plus que jamais, j’aspire après ton retour, je l’appelle, je le rêve, je l’espère. Continue de m’aimer, excellente amie, et compte sur ma tendre et inaltérable affection.

E. RENAN.


POUR MON FRÈRE.


1er juillet 1848.

O mon Ernest, à quelle existence suis-je donc désormais condamnée !… Toujours trembler pour toi, ne plus connaître une ombre de sécurité ! La nouvelle des événements effroyables du 23, 24 et 25 juin arrive jusqu’à moi, essaierai-je de te dire dans quel état elle me laisse ?… Existes-tu, mon pauvre ami, et faudra-t-il que je sois encore plusieurs jours dans cet état d’atroces angoisses ? On s’est horriblement battu dans le quartier que tu habites ; qu’es-tu devenu au milieu de ces boucheries ?… Infortuné Paris !… Pauvre France !… Tout est donc fini pour elle ; — nous avons vu ses derniers jours de grandeur ; — le reste ne sera désormais que les convulsions de l’agonie, — de l’agonie du suicide. — Ah ! quel état social, grand Dieu ! Mort et pillage ! voilà désormais le cri de deux cent mille de nos concitoyens, et l’on ne peut s’applaudir d’une victoire que sur des flots de sang français ! — Jamais aucune expression ne rendra la douleur dont mon âme est saisie. — Mon Ernest, que ne puis-je obtenir de toi de t’éloigner de Paris ? — Que peux-tu faire au milieu de ces scènes de destruction et d’horreur ? Quelle place peut-il y avoir pour les travaux de la pensée, dans une malheureuse ville ou tout est chaque jour soumis a une question de force ou de hasard ?… Aujourd’hui l’ordre, ou plutôt l’esprit d’ordre, reste maître du champ de bataille, un autre jour ce sera le triomphe de la violence, et alors tout sera dit : de Paris, de la merveille de l’Europe moderne, il ne restera qu’un monceau de ruines. Quel problème que ces sociétés humaines qui tendent sans cesse à la grandeur, et qui ne semblent songer qu’à la détruire dès qu’elles l’ont entrevue ou atteinte ! — La province, me diras-tu, ne t’offre aucune ressource ; hélas ! Paris t’en offrira-t-il longtemps ? La plus épouvantable misère ne plane-t-elle pas sur celle qui était, il y a six mois, l’une des plus riches cités du monde ?… Je ne t’impose rien, mon Ernest bien-aimé ; je n’ai désormais foi qu’en ton cœur et en ta raison ; — mais laisse-moi te dire encore une fois que je suis bien a plaindre.

Je t’écris par une occasion que je n’ai connue qu’au moment de son départ ; aussi ne puis-je que t’adresser quelques mots a la hâte. Ai-je besoin de te prier de m’écrire ? Serait-il possible que je dusse attendre une réponse à cette lettre pour avoir de tes nouvelles ?… Je ne saurais le croire : ce serait, en vérité, trop souffrir… Adieu, mon pauvre ami, adieu ! Ton nom est toujours présent à ma pensée, et Dieu seul peut savoir ce qu’il y rappelle !

H. R.


Je le prie, très cher ami, de donner de mes nouvelles à notre pauvre mère, et de dire à notre bon Alain qu’il m’est absolument impossible de lui faire maintenant la remise dont je lui parlais dans ma dernière lettre. On me demande 12 % d’escompte pour une lettre de change sur Paris ; et encore on est loin de m’en garantir le paiement. Les maisons de banque d’ici n’offrent plus aucune sécurité en cas de retour ; et d’ailleurs il faudrait toujours perdre l’escompte, ce qui serait insensé. La maison de banque de Paris où le père de mes élèves avait des fonds, a suspendu ses paiements ; mais le comte m’a assuré que, dès que le dividende des créanciers serait fixé, il me ferait recevoir par cette voie, et sans frais, ce que je veux faire parvenir en France. Seulement, cela pourra être fort long ; car au lieu d’aller de mieux en mieux, les affaires de finance vont encore bien souffrir des derniers événements. — Quel temps ! quelle vie ! — Envoie, je te prie, ces mots à notre bon frère ; qu’il comprenne les obstacles qu’il y a sous mes pas, et l’état où sont les affaires dans toute l’Europe.

Mes chers amis, je vous conjure de n’être pas trop inquiets pour moi si les troupes russes viennent à passer la frontière prussienne, c’est-à-dire si la guerre éclate sur les territoires qui nous séparent[12]. J’espère toujours pouvoir vous donner de mes nouvelles par une autre voie ; et lorsqu’il n’y aura plus de communications possibles, je me rapprocherai, soyez-en certains. D’ailleurs rien de positif n’annonce encore que cette guerre doive éclater. Courage donc et résignation ! — A vous tous de cœur et toujours !

H. R.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 16 juillet 1848.

Que je te remercie, excellente amie, d’avoir immédiatement songé à m’écrire ! Jamais je n’avais eu un plus grand besoin d’entendre ta voix consolatrice que dans ces déplorables et cruelles circonstances. Il est des moments où la sensibilité est un grand supplice, et où les âmes égoïstes, qui rient de tout pourvu qu’elles ne soient point atteintes, sont singulièrement privilégiées. Au fond, chère amie, j’apprécie à peu près comme loi la circonstance présente. C’est un très grand malheur que l’insurrection ait été tentée, mais c’eût été un malheur plus grand encore qu’elle eût triomphé. Les principes ne sont pas mûrs, les hommes ne sont pas formés, les symboles ne sont pas arrêtés. Je ne regretterai pas la société présente quand je la verrai remplacée par une forme plus avancée ; mais en attendant que les nouvelles idées soient devenues acceptables et sociales, je veux qu’on conserve les bases actuelles, car cet état vaut encore mieux que le chaos ; et d’ailleurs il n’est pas impossible que, sans renversement radical, par la seule force des choses et en vertu de la réaction que les idées exercent sur ceux mêmes qui les combattent, la transformation s’opère légalement et sans secousse. Il y a une immense différence entre l’état actuel et celui de 89. Le progrès avait alors à combattre une caste parfaitement une et délimitée, se fondant sur la naissance et par là étonnamment vivace (elle vit encore !) Telle n’est pas la bourgeoisie. C’est un esprit, et non une caste. Il suffira de circonstances nouvelles pour détruire ce que cet esprit a de funeste au progrès de l’humanité. Tout n’y est pas d’ailleurs à détruire : la bourgeoisie est intelligente, instruite, spirituelle, active, industrieuse, animée de l’esprit d’ordre, possédant a un haut degré les vertus de la famille. Mais elle n’a pas d’originalité : elle n’a rien créé et elle ne créera rien en poésie ni en philosophie, elle n’est que critique, parce qu’elle n’est que fine et spirituelle. Elle n’a d’ailleurs aucune croyance, et ne fait qu’en simuler le dehors. Elle résistera cruellement à la religion nouvelle ; elle n’a pas d’enthousiasme, elle n’aime pas l’humanité, elle ne frémit pas en voyant l’avilissement nécessaire d’une partie de ses semblables, elle ne pense qu’à prolonger systématiquement cet état, qu’à empêcher la portion déshéritée de s’éclairer et de s’élever ; elle aime mieux avoir sous elle des bêtes que des hommes, sauf, quand la bête rompra sa chaîne, à se faire déchirer par elle. Elle comprend parfaitement la liberté, car elle la veut pour elle : ç’a été là sa mission ; c’était la milice qu’il fallait pour exalter cette idée dans le monde. Elle comprend quelques côtés de l’égalité, car elle en a besoin contre la noblesse ; mais elle ignore complètement la fraternité.

Le peuple est ignorant et grossier, paresseux (il ne travaille pas pour lui), mais est-ce sa faute ? Il ne comprend pas la liberté véritable, qui est une conséquence de l’esprit critique, il est très partiel et très dogmatique » plein de vie, d’enthousiasme, de passion, d’originalité. Il y a là mille fois plus de création que dans toute la littérature officielle. Le peuple est la force vive, vraie et naturelle, la matière du monde futur ; seul il crée encore. Il ferait la Marseillaise si elle était à faire. Que toutes les Académies, tous les littérateurs de la Revue des Deux Mondes, tous les rédacteurs du Journal des Débats se réunissent pour faire un chant comme celui-là ou comme le Chant du Départ, ou une chanson comme celles de Béranger (je veux dire celles où le peuple a été sa muse), on verra… Je le répète, je n’oppose pas une caste à une caste, puisqu’il n’y a pas de ligne de démarcation entre les deux, et que les représentants les plus éminents de l’esprit populaire appartiennent à ce qu’on, appelle la classe bourgeoise, j’oppose un esprit à un esprit, et je cherche celui auquel appartient l’avenir.

Le moment de l’histoire auquel je trouve la plus parfaite analogie avec l’état actuel est le moment ou le christianisme et le paganisme étaient en présence. D’un côté, des hommes simples, grossiers, des hommes du peuple en un mot, parlant en vrais massacres, sans finesse ni respect humain, vilipendés par les gens de bon ton, sans critique, ni études, mais pleins de croyance, d’enthousiasme et d’amour. De l’autre, tous les gens d’esprit, les heureux, les riches, les honnêtes gens, les littérateurs, les poètes officiels, soutenant pour la forme une religion vermoulue à laquelle ils ne croyaient pas, sans foi ni amour. Tu as lu Tacite, te rappelles-tu comme il parle de la race anti-sociale des chrétiens ou des Juifs (car tu sais qu’on les confondait). Tous les gens d’esprit des quatre premiers siècles ne firent-ils pas de même ? Porphyre, Julien, etc. Et pourtant qui a vaincu ? Qui a survécu ? Quel est a nos yeux le plus grand philosophe, de saint Paul ou de Sénèque, le plus grand poète, de saint Jean pu de ces versificateurs insipides, qui étaient couverts d’applaudissements dans les réunions littéraires de l’époque des empereurs ? Qu’aurait dit Tacite, si on eût soutenu devant lui que ces misérables sur lesquels il jetait en passant de si amères paroles devaient un jour posséder la terre, et qu’ils travaillaient pour la civilisation ?

Il ne faut pas voir de trop près ces grands enfantements de l’humanité. L’apparition du christianisme nous paraît exclusivement pure, sainte et surnaturelle ; elle le fut en effet, mais dans son ensemble : de loin, elle nous paraît toute blanche et belle ; mais si nous pouvions la voir de près, penses-tu que nous n’y trouverions pas bien des taches ? À côté du tronc principal, d’où sortent les Évangiles, les épîtres, etc., que de sectes folles, extravagantes, immorales, monstrueuses ! et pourtant à certains moments il n’y eut pas de démarcation nette entre ces rameaux empoisonnés et les rameaux vivants et sains. Tout coexistait dans la plus confuse unité : le gnosticisme a sa racine dans le Nouveau Testament tout comme l’orthodoxie. Ce n’est que plus tard que la séparation s’est opérée, que le pur et l’impur se sont opposés. De même dans l’apparition nouvelle, il y a des gnostiques (phalanstériens, communistes, etc.) ; comme on en est encore à la lutte, les sectes ne s’excommunient pas ; cela viendra après le triomphe. Mais en attendant, les infamies des sectes perdues, égarées, retombent en calomnies sur tout l’ensemble de doctrine dont elles ne sont que l’exagération ou la corruption. La plupart des bruits affreux qu’on semait sur la moralité des premiers chrétiens, n’étaient pas des inventions ; c’était réellement des pratiques gnostiques ; et pourtant c’étaient des calomnies ; car on attribuait à la doctrine essentielle ce qu’elle-même anathématisait.

Nous voila bien loin, chère amie, des tristes journées de juin et des spectacles affligeants que nous avons encore sous les yeux. Attache peu d’importance, je te prie, à l’amertume et aux accès d’humeur que j’ai pu laisser échapper dans mes lettres contre l’un des partis, contre celui-là même avec lequel je faisais au fond cause commune (et c’est précisément parce que je faisais cause commune avec lui, que j’étais plus révolté de ses actes blâmables). Tu les comprendras facilement, j’étais sous l’impression immédiate d’atrocités, d’horreurs. Je suis toujours pour ceux qu’on massacre, lors même qu’ils sont coupables. Ivres de sang, les gardes mobiles ont commis dans ce quartier des indignités, qu’on hésite à raconter. Postés sur la terrasse de l'École des Mines, après la bataille finie, ils s’amusaient à tirer à loisir et par forme de délassement sur les personnes qui se présentaient dans toute la longueur des rues adjacentes, où la circulation n’était pas encore interdite. Encore était-ce là un reste des fureurs du combat. Mais ce qu’il y a d’affreux, d’épouvantable, ce sont les hécatombes de prisonniers qui ont été immolés deux et trois jours après. Durant des après-midi entiers, j’ai entendu d’incessantes fusillades dans le jardin du Luxembourg, et pourtant on n’y combattait pas... Cela m’exaspérait à tel point que je voulus m’en éclaircir ; j’allai voir une de mes connaissances dont les fenêtres donnent sur le jardin. Hélas ! c’était trop vrai, et si je ne le vis pas de mes yeux, j’y vis quelque chose de plus affreux encore, quelque chose qui ne s’effacera jamais de ma mémoire, et qui, si je ne m’élevais A un point de vue plus général, laisserait dans mon âme une haine éternelle. Des malheureux entassés dans les combles, sous les plombs, étouffant, manquant d’air, mettaient la tête à une étroite lucarne pour respirer. Eh bien ! chaque tête qui paraissait servait de point de mire aux gardes nationaux placés en bas, et était accueillie par une balle. Je dis après cela que la bourgeoisie est capable des massacres de septembre, et encore… Les septembriseurs tuaient ceux qu’ils croyaient les ennemis de la France ; les épiciers tueront ceux qu’ils croient les ennemis de leur boutique. Je te conte ces horreurs, chère amie, pour m’excuser de l’aigreur que j’ai pu laisser percer, et qui, je l’avoue, était plutôt une affaire d’humeur que de raison. Ah ! je t’assure que j’ai enduré de cruelles agaceries intérieures, surtout quand j’entendais les personnes sages, les conservateurs, demander plus encore, parler de ces horreurs avec un certain contentement et des termes de raillerie pour les victimes, dire avec un air de mystère qu’on entendait de fortes fusillades dans les environs de Paris, et qu’il fallait se hâter ; car dans quelques jours cela ne serait plus possible… etc. Tout ceci te paraîtra incroyable, chère amie, et tu ne le verras sans doute pas dans les journaux par une raison fort simple. Nous n’avons pas la liberté de la presse, et tout journal qui consacrait quelques lignes à défendre les insurgés des crimes dont on aggravait celui dont ils sont coupables par leur rébellion, ou qui citait quelque fuit peu honorable aux défenseurs de l’état actuel était immédiatement arrêté et suspendu. De là ces monstrueuses calomnies, sur lesquelles l’opinion publique est du reste universellement revenue.

Mon Dieu ! j’en reviens toujours à ces tristes souvenirs. C’est qu’ils ont profondément ébranlé mon âme, et détruit les douces illusions que je m’étais faites sur la douceur de nos mœurs, et la civilisation de notre temps. Le travail de mon agrégation occupe heureusement ma pensée, et la soutient en l’empêchant de se dévorer elle-même, il est probable que M. Garnier sera président du bureau, et que M. Jacques en fera aussi partie. Je ne pouvais désirer mieux. Le concours s’ouvre d’ordinaire le 21 août. Il y a deux élèves de l’École Normale qui se présentent. Voilà tout ce que je sais.

Il est inutile de le répéter, chère amie, la prière que je t’ai déjà tant de fois adressée, de revenir parmi nous, sitôt que le moindre danger pourrait rendre notre jonction difficile. Les tristes pressentiments de ta dernière lettre m’affligent profondément. Mon Henriette bien-aimée, espère toujours ; cet hiver passera ; les beaux jours viendront. Que ne puis-je te dire quelque chose de plus réel ? Bientôt peut-être. Ne désespère pas surtout de notre patrie ; nous explorons le terrain ; comme toujours, nous nous chargeons à nos dépens des premières expériences. Il est très facile aux étrangers de rire ou de hausser les épaules de nos chutes dans ces chemins nouveaux, tout en se réservant d’y marcher après nous quand le chemin sera battu. [Ne firen]t-ils pas de même lors de la première Révolution, et maintenant ne profitent-ils pas eux-mêmes des résultats acquis par notre sang ? Après tout, il vaut mieux marcher, bien qu’avec quelque risque, que de rester éternellement stationnaire dans le mal ou le médiocre. Celui qui reste dans sa chaise ne fait jamais de faux pas. Adieu, chère et excellente amie ; continue de m’aimer, et toute peine, toute attente me semblera légère.

E. RENAN.


C’est moi qui effaçai quelques lignes de ma dernière lettre, craignant la censure française. On a exercé sur ce quartier une telle inquisition, que je n’ai osé compter durant quelques jours sur le secret de la correspondance.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 30 juillet 1848.

J’ai reçu ta lettre il y a quelques heures, chère amie. Elle me remplit d’une si profonde tristesse, et me suggère tant de réflexions, que je veux immédiatement consacrer à y répondre ma longue après-midi du dimanche, sauf à ne la faire partir que dans quelques jours. Non, excellente sœur, nos opinions ne diffèrent pas autant que tu le penses. Nos principes sont au fond les mêmes ; nous ne nous séparons que sur quelques questions de fait, sur lesquelles il serait bien difficile d’être complètement d’accord à une aussi grande distance. Tu comprends bien, qu’en acceptant la révolution qui s’est accomplie et les tendances nouvelles qu’elle a réveillées, je suis loin de faire l’apologie des hommes et des moyens qui jusqu’ici ont été mis en œuvre. Des barricades et des forçats sont sans doute d’étranges instruments ; mais tu sais bien, chère amie, qu’il ne faut tenir aucun compte dans l’histoire des moyens par lesquels sont conquises les améliorations successives de l’humanité. Ne jouissons-nous pas depuis un demi-siècle des bienfaits désormais incontestés, je pense, d’une première dévolution, qui employa bien d’autres moyens… La proscription, l’échafaud ? En accoptant les améliorations, avons-nous accepté les horreurs qui furent nécessaires pour les conquérir ? C’est la loi des révolutions.

Malheur à qui les fait, heureux qui les hérite !

a dit un illustre poète[13], qui a déjà dû se rappeler ce vers avec amertume. Faut-il reculer et rendre le bien impossible, par crainte des maux transitoires qu’entraîneront les réformes ? ce serait imiter cet empereur byzantin, qui pleurait à l’instant d’une bataille sur les morts qu’elle coûterait. Pleurer est très bien, l’humanité le veut, et certes plus qu’aucun autre je suis porté à écouter en révolution la voix de l’humanité. Mais il ne fuut pas que ces pleurs empêchent d’agir et de marcher en avant.

La question, chère amie, est ici toute théorique, elle se réduit a ces deux termes : 1° L’état social actuel renferme-t-il des abus et des injustices ? 2° Es t-il possible de remédier à ces abus et à ces injustices, sans renverser les conditions nécessaires de la société ? Qui peut nier la première question, chère amie ? Tu sembles supposer que dans la période qui vient de s’écouler, et qui peut-être doit durer encore, il suffisait de vouloir, pour sortir de la boue, lorsqu’on y était né ; tu me cites des exceptions, des hommes doués de facultés supérieures, et qui d’ailleurs n’étaient pas dès l’origine dans cet état complet de dénùment où naît au moins un cinquième de notre population. Sérieusement, chère amie, peux-tu dire que l’enfant abandonné des campagnes, le fils du journalier, de l’ouvrier manuel, auquel le père ne pouvait donner d’éducation, eût la moindre chance de sortir de son état, et de naître par l’aisance à la vie intellectuelle et morale ? N’est-il pas évident qu’il y avait au fond des campagnes et dans les faubourgs de nos villes toute une classe d’hommes condamnée aux carrières par le vice même de sa naissance, et qui ne pouvait jamais avoir l’espoir d’on sortir ? Faut-il trouver mauvais que ces gens n’aient ni moralité, ni intelligence, ni esprit d’ordre et de travail ? L’esclave ancien, qu’on ne regardait pas comme capable de vertu ou de vice, avait-il la responsabilité de ses actes ? Non ; on le punissait, comme une bête domestique, pour le dresser, mais non comme une personne morale. Il y a un verset du Coran, qui me frappa d’admiration la première fois que je le vis. L’esclave, y est-il dit, aurait-il fait les mêmes actes coupables qu’un homme libre, ne recevra dans l’autre vie que la moitié des châtiments que recevra l’homme libre. De même ces misérables étaient fatalement condamnés à n’être hommes qu’à demi. Ne crois pas, chère amie, que j’aime le peuple tel qu’il est ; que je veuille ramener la société à un type grossier et populacier, je l’aime pour ce qu’il peut devenir, je l’aime en vue de l’état à venir, dont il sera l’élément principal.

A l’époque où les Barbares renversaient la vieille société romaine, pouvait-on les aimer ? Fallait-il désirer que la société descendît à leur niveau ? Non sans doute ; et pourtant celui qui aurait vu l’avenir aurait dû dire : là est le germe de la fleur nouvelle. Certes, si les Barbares fussent restés tels qu’ils étaient, leur invasion n’eût été qu’un immense malheur ; mais ils étaient jeunes, pleins de vie et d’avenir, tandis que la vieille société serait morte de vieillesse, lors même qu’ils n’en eussent point accéléré la fin. Ce que nous voulons donc, ce n’est ni assimiler le peuple à la bourgeoisie, et pour cela le rendre raisonneur, prévoyant, économe, ni assimiler la bourgeoisie au peuple, et pour cela détruire sa culture, sa politesse, ses qualités pratiques, c’est former une société nouvelle, qui ne soit ni le peuple, ni la bourgeoisie, et qui soit composée de l’un et de l’autre, comme les civilisations modernes sont composées d’éléments romains et barbares. Nous voulons en un mot augmenter la masse de l’humanité et par là sa quantité de mouvement, en y introduisant tout ce surplus négligé jusqu’ici, et qui a droit comme tout le reste de trouver dans son sein la vie et les jouissances de l’intelligence.

Je t’avais parlé de la position des femmes, qui est à mes yeux la preuve la plus frappante de l’iniquité de la société actuelle. Il faut que je me sois mal exprimé, puisque à mon hypothèse d’une femme sans ressources extérieures et n’ayant pour vivre que le travail de ses mains, tu me réponds par ton propre exemple. Mais ton éducation, chère amie, n*’équivalait-elle pas à un fonds, puisque avec elle tu as pu dès ta première jeunesse suffire à toi et à ta famille ? D’ailleurs tes rares facultés, ta pénétration, ta force de caractère ne te placent-elles pas dans cet état exceptionnel, dont on ne peut jamais conclure à l’universalité des personnes ? Quelle femme peut être coupable de n’avoir ni ton iuntelligence, ni ton courage ? je parle uniquement, je le répète, de celle qui n’ayant pu recevoir d’éducation, n’ayant que les facultés très bornées des femmes du commun, et ne possédant aucun appui extérieur, n’a pour vivre que le travail le plus grossier. Eh bien ! sais-tu combien cette femme peut gagner par jour (sans compter les chômages forcés, maladies, etc.) ? le prix est réglé, universel à Paris. Elle reçoit trente-cinq centimes par jour. Et quand elle est vieille, qu’elle a les organes affaiblis, elle reçoit dix centimes ! Or, qui peut vivre avec cela ? Faut-il s’étonner ensuite que les statistiques témoignent qu’il en est quinze mille à Paris qui ont recours pour vivre à l’affreux moyen qui soulevait ton indignation ? Ces chiffres ne sont pas fictifs : ils se lisent dans tous les ouvrages d’économie politique ; je les tiens de M. Berthelot père, qui est employé fort activement au bureau de bienfaisance de son arrondissement.

Tu me diras, excellente sœur, que cela est triste, déplorable sans doute ; mais qu’on ne peut tenir compte de ces maux particuliers, qui après tout n’atteignent que la minorité de la nation. Je dis d’abord que si cette minorité forme un chiffre aussi élevé que dans l’état actuel, la simple prudence économique suffirait pour commander les réformes. Mais je vais plus loin, et dussé-je en ceci te paraître un peu philosophe, c’est-à-dire théoricien exagéré, je soutiens qu’un état social qui consacrerait légalement une seule injustice nécessaire, qui pourrait amener des circonstances où un seul individu se trouvât privé de ses droits d’homme (c’est-à-dire de la possibilité de vivre et de développer dans une mesure suffisante), et cela sans qu’il y eût de sa faute, et sans qu’il y pût remédier, je soutiens, dis-je, qu’un tel état social devrait être changé, coûte que coûte. Je n’y mets qu’une condition ; c’est que le remède fût possible et n’entrainât pas la ruine totale de l’humanité.

Or ceci n’est jamais à craindre. S’il y a dans la politique des problèmes insolubles pour le penseur solitaire, il n’y en a pas pour l’humanité. Toutes les fois qu’elle aborde une difficulté, soyez certain qu’elle en viendra à bout. Elle pourra adopter passagèrement des solutions fausses, et par suite beaucoup souffrir. Mais ce n’est pas acheter trop cher la solution définitive, si cette solution rétablit un droit et redresse une injustice. La meilleure preuve que la question est soluble, c’est donc que l’humanité se l’est posée.

Quant au mode de solution, il est certain qu’on ne l’aperçoit point encore. Je ne suis point économiste pour discuter les solutions proposées ; j’en sais seulement assez pour juger que pas une n’est praticable dans sa forme actuelle. Là-dessus, je n’ai point d’opinion. Mon erreur, si je me trompe, est purement théorique et spéculative. Je crois que les socialistes préparent de loin la solution, à peu près comme Robespierre préparait les constitutions modernes, mais je suis convaincu qu’ils ne la donnent pas. Quant au communisme, je le regarde non seulement comme une impossibilité, mais comme une folie, ou pour mieux dire comme une création fantastique. Le fait est qu’il n’y a pas en France un seul homme non insensé qui soit communiste, dans le sens vrai du mot. C’est un grand diable de paille que les partis ont élevé pour faire peur aux badauds. Quoi qu’il en soit, je regarde la propriété comme chose tellement essentielle à l’humanité, que je ne conçois même pas sa transformation ; et cette transformation pourtant, je la conçois pour tout le reste, religion, philosophie, morale même, dans une certaine mesure. Au nom du ciel, chère amie, ne fais pas sur ce point injure à mon bon sens ; rien ne me serait plus sensible. Les mots de socialisme et de communisme vont être maintenant exploités, comme l’ont toujours été certains mots-épouvantails, comme l’était autrefois, par exemple, le mot de panthéisme contre la philosophie de l’Université. Quiconque parlera de progrès le plus timidement du monde, sera immédiatement communiste, et les bonnes gens en passant à côté de lui remercieront Dieu de leur avoir donné du bon sens préférablement à ce misérable.

Tu sembles supposer, chère amie, que la facilité avec laquelle j’accepte les innovations tient à ce que je n’y ai rien à perdre, et que je peux espérer y gagner. Je reconnais tout le premier, chère amie, que celui qui est enchaîné dans la vie par des liens tenant à la réalité, ne peut pas avoir en révolution l’humeur aussi aventureuse ni aussi chevaleresque, que celui qui n’a pour tout bien que son casque et son bouclier. Celui-ci dit : Omnia mecum porto (tu connais sans doute ce latin-là), avec un stoïcisme admirable. La fortune et la famille rendent toujours un peu plus conservateur. Mais est-ce d’avoir quelque chose qui rend tel ; ou de n’avoir rien du tout qui rend novateur ? La question est délicate et subtile. Elle se réduit a savoir si tout homme naît conservateur ou réformiste, ce qu’il importe assez peu de résoudre. Du reste, ma chère amie, il faut entendre en quel sens je peux avoir à gagner en tout ceci. Ce n’est certes pas au point de vue pécuniaire. L’âge d’or du cumul, des sinécures, etc., est passé. Les traitements baisseront sans doute, et il ne sera guère plus possible de se faire ces fortunes universitaires ou bureaucratiques, dont nous avons vu des exemples. Je le regrette peu : pourvu que nous ayons l’honnête suffisant, avec de quoi donner un peu à la fantaisie, que nous importe ? Tout le somptuaire va évidemment baisser proportionnellement en toute chose en France.

Et la science, qui, avec l’affection des personnes qui me sont chères, fait tout le fond de ma vie, que va-t-elle devenir ? Ah ! certes, si je croyais que ces révolutions dussent lui faire tort, je ne le leur pardonnerais pas. Mais je suis loin de le penser. Sans doute les mauvais jours que nous traversons lui seront préjudiciables comme a tout le reste, mais elle ne pourra que gagner ultérieurement a un posé plus vrai de la condition humaine. La bourgeoisie la cultivait avec goût comme un passe-temps ou une curiosité, mais non comme un moyen philosophique, comme un besoin sérieux de notre nature. M. Cousin, par exemple, cet homme si éminent, que j’admire presque autant que ses disciples, est-il autre chose qu’un curieux de philosophie ? M. Villemain est-il autre chose qu’un curieux de littérature ? Je n’entends point faire une critique ; ces hommes ont une finesse d’aperçus à laquelle notre génération atteindra à peine. Mais la grande et profonde inspiration, la conviction élevée leur manque. Ce sont des surfaces qui se superposent, en se reflétant la lumière par mille jeux divers et agréables. Percez au delà, vous trouverez le vide du scepticisme.

Quant aux inquiétudes que tu as pu concevoir pour ma conduite au milieu de ces orages, sois parfaitement rassurée. Voici au clair et au net les principes dont je ne m’écarterai jamais. 1° Ne prendre le fusil pour aucun parti, lors même que je croirais voir dans l’un d’eux les droits les plus sacrés, les intérêts les plus précieux de l’humanité. Ce ne sont pas lu, chère amie, les armes qui me conviennent ; j’on ai de meilleures. Celui qui est habile dans l’escrime, ne va pas rechercher une lutte à coups de bâtons, quand il peut se battre à l’épée. Un gamin avec un fusil vaudrait sur ce terrain-là vingt fois plus que moi. Indépendamment de ma maladresse et de ma timidité, suites naturelles de ma première éducation, c’est là d’ailleurs chez moi un résultat philosophique. Dans ces luttes, on ne diffère d’ordinaire que par les moyens pour atteindre un même but ; en sorte qu’on risque de tuer celui qui pensa comme vous, et qui réaliserait mieux que vous votre pensée. — 2° En fait de manifestation quelconque d’opinion, m’en tenir aux principes théoriques ; ne toucher jamais aux questions de fait ou de personnes, pas même aux moyens d’application pratique. — 3° Dans le moment actuel ne manifester aucune opinion. Tu es (à l’exception de Berthelot) la seule personne au monde à qui je communique ma pensée sur ces sujets. Avec les autres, je suis exactement de leur opinion et de leur nuance. Cela ne m’est pas difficile ; car j’en ai une longue habitude. Longtemps encore je suivrai ce système. Il n’y a rien de plus mauvais goût que de s’engager jeune dans ces luttes, sans s’être fait une autorité à un autre titre. La première chose, c’est de se faire écouter ; autrement en perd son temps et sa peine. Cela convient surtout au genre d’influence que je veux exercer, si tant est que je me décide jamais à en essayer une dans cet ordre de choses. Toutefois dans ce que j’écris, je prends garde de ne rien mettre qui ne soit l’expression vraie de ma pensée. Mais en évitant ou en tournant les questions épineuses, cela n’a rien de compromettant. Voila certes un programme d’une extrême prudence ; n’est-ce pas, chère amie ? C’est qu’en effet, si je suis passablement hardi en pensée, je suis en pratique timide et cauteleux jusqu’à l’excès. Calme donc sur ce point toutes tes inquiétudes. Ce ne sera que dans une période bien ultérieure de ma vie que je changerai de conduite à cet égard.

Quant à l’agrégation, chère amie, maintenant comme autrefois, mais pas plus qu’autrefois, il m’en coûtera de m’assujettir à un programme officiel ; maintenant comme autrefois, je voudrais une liberté de l’enseignement bien entendue. Mais je le répète, là-dessus j’ai pris mon parti, et il me sera aussi facile d’annuler ma personnalité dans un enseignement de collège, dont je m’acquitterai toujours par manière d’acquit et comme d’une corvée, que cela m’est facile dans toute ma conduite actuelle. J’ai toujours voulu des réformes dans l’Université, mais non une révolution ; parce que là les réformes sont possibles sans révolution. J’avais vu avec dégoût dans les premiers jours qui suivirent la révolution de février, les criailleries des subalternes et des imbéciles s’élever contre elle ; je l’ai vue avec plaisir se raffermir. Pour le moment, la tendance est plutôt vers la stagnation que vers les réformes intempestives et exagérées. Je t’enverrai dans quelques jours deux ou trois articles que j’ai insérés au Journal de l’Instruction Publique et où j’ai touché incidemment cette question. Je ne sais s’ils te parviendront.

Je ne taris pas, ma bonne et aimable sœur, et pourtant la métaphysique est la qui m’appelle. Dans un mois, je serai en plein concours. Je ne puis croire toutefois que toutes les dissertations du monde eussent fait plus de bien à mon âme que cette longue causerie que je viens d’avoir avec toi. La désolante tristesse de tes lettres m’afflige, chère Henriette. Je t’assure que les choses ne sont pas si désespérées que tu penses. Alain, qui certes n’est pas dupe d’une imagination trop vive ou d’un optimisme passionné, m’exprimait la même pensée. « Notre amie, me disait-il, s’exagère peut-être le mal de notre situation, et l’infidélité des rapports qu’elle voit en est sans doute la cause. » C’est pour cela que je te voudrais parmi nous. Ce que tu dis du choléra me désole. Tu reviendras, amie chérie, s’il sévit dans le pays que tu habites ? J’espère que la guerre te le fera devancer. Enfin, si j’ai une pince honnête l’an prochain, qu’auras-tu à dire ? Au nom du ciel, ma fille, aime-moi toujours, et ne me traite pas de communiste. Entends-tu ? Ça me fait bondir. Je suis progressif, comme l’ont été tous nos hommes d’autrefois ; voila tout. Cousin n’a-t-il pas été carbonaro enragé ? Puis quand on est pair de France, c’est une autre histoire.

31 juillet. — Enfin une bonne nouvelle, chère amie. Je viens de rencontrer M. Le Clerc à la Bibliothèque de l’Institut. Il m’a parlé de mon mémoire de la manière la plus satisfaisante. Les quatre membres de la commission (MM. Le Clerc, Boissonnade, Letronne, Hase) lui ont été très favorables. Toutefois, aucune décision officielle n’est encore prise ; les trois membres du bureau annuel de l’Académie (parmi lesquels M. Burnouf, président) doivent se joindre à eux, aux termes du règlement, pour porter un jugement définitif. Mais tout cela n’est plus que formalité ; les paroles de M. Le Clerc étaient si formelles, qu’elles équivalent à une décision officielle. Souvenons-nous toutefois que ce n’en est pas une, et soyons discrets jusqu’au bout. Nous avons ensuite causé longuement de mon plan d’études, de la prochaine agrégation, etc. Il m’a dit expressément que mon travail y serait une excellente recommandation, surtout si M. Cousin présidait. Ce dernier en a eu quelque connaissance sur ouï-dire, et a été ravi du sujet ; depuis quelque temps, il ne rêve que philosophie du Moyen-Age. Supposé que j’en tirasse peu d’avantage pour le concours, ce serait au moins un puissant appui pour obtenir ensuite quelque chose a Paris. Tout cela va remettre mon esprit dans l’ornière officielle, d’où les barricades l’avaient un peu fait dérailler. Ce n’est pas un mal aux approches du concours. — J’oubliais de te dire qu’il était arrive après le mien un second mémoire, mais tout à fait inférieur. Il n’aura servi qu’à rendre possibles les conditions du concours.

1er août— Je te disais avant-hier qu’il n’y avait pas en France un seul communiste. La séance d’hier m’a, ce semble, donné un démenti. Mais non, cet homme est extravagant, et en vérité je trouve de mauvais goût la tactique de ceux qui ont agacé ce pauvre fou, pour lui faire dire des sottises à pleine tête. Cela est peu spirituel, et même peu philosophique. Nous sommes en face d’une immense difficulté : tout le monde la voit. Les habiles, n’y voyant pas d’issue, se croisent les bras. Les têtes plus faibles, capables de se laisser éblouir à la première bluette qui leur traverse le cerveau, proposent bravement leur petit expédient comme le remède à tous les maux. Puis les cauteleux s’amusent à rire de leur mésaventure, et à les embourber encore davantage. Je voudrais bien que ces messieurs proposassent à leur tour quelque chose. A ce propos, je me rappelle une découverte que fit il y a deux ou trois ans l’Académie des Sciences morales et politiques. Il s’agissait du remède au paupérisme. L’Académie ne trouva rien de mieux que de recommander par l’organe de M. H. Passy aux pauvres qui avaient beaucoup d’enfants de mettre le plus possible à la caisse d’épargne. Excellent conseil à donner à des gens qui peuvent à peine se suffire au jour le jour ! Cela rappelle ce préfet de police, qui, au temps du choléra, fit afficher au faubourg Saint-Marceau une affiche philanthropique, pour apprendre aux habitants que la Faculté ayant reconnu que l’insalubrité des logements était la principale cause de la maladie, il leur conseillait de se pourvoir de logements plus confortables.

2 août. — je viens de lire les excellentes pages sur le siècle des Antonins que tu as écrites et qui viennent de paraitre au Journal des Jeunes Personnes. Que tes réflexions sur les fortunes colossales et la mauvaise organisation sociale de cette époque sont justes et bien senties ! Eh ! que disons-nous autre chose ? Oui, je le répète, chère amie, si nous vivions dans le même pays, nous nous entendrions. Sans doute, il serait souverainement injuste de comparer notre ploutocratie à celle-là. Mais la tendance était de ce côté, et Dieu sait où l’on se fût arrête. De bonne foi, le gouvernement passé faisait-il autre chose dans ses mesures générales que favoriser ceux qui possédaient déjà et les mettre en position de gagner davantage ! Des penchants mercantiles n’ont-ils pas été ceux qu’il a développés de préférence à la morale, à l’intelligence et à la poésie ? L’argent n’était-il pas devenu le mobile de tout ? la grande originalité exclue du monde officiel ne se morfondait-elle pas dans la misère ? Tu n’as pas souffert de tout cela, chère amie ; tu n’as pas eu comme nous l’âme froissée par l’orgueil de ces banquiers sceptiques, qui croyaient avoir raison de l’humanité avec de l’or et des baïonnettes, tu n’as pas vu cette famille devenue orgueilleuse s’installer dans la France comme dans une terre féodale, une cour se dessiner d’une manière toujours plus insultante, et étendre déjà son influence sur toute chose, l’Académie par exemple, amenée comme malgré elle à donner la majorité de ses suffrages (et cela quand elle pouvait choisir Lamennais, Béranger, etc.) à un ignoble farceur[14], qui n’avait d’autre talent que d’amuser de ses bons mots et de ses chansons graveleuses les commensaux du château. Où était dans ce monde de glace la place du saint idéal, de ce qu’il y a de pur, de céleste, d’élevé dans notre nature ? Tu n’as pas souffert avec nous, ou pour mieux dire, tu as pu par comparaison avec le monde qui t’entourait nous trouver heureux. Il est tout naturel que tu ne t’expliques point encore une révolution, qui ne te parait point amenée par des causes suffisantes. Mon Dieu ! que je voudrais pouvoir causer à loisir avec toi ! Ce n’est que par l’habitude qu’on parvient à s’entendre. Je parie par exemple que mon aversion pour la bourgeoisie est pour toi une énigme. N’est-ce pas en effet dans cette classe que se trouvent les hommes que j’aime le plus, que j’admire le plus, auxquels je voudrais le plus ressembler ? Sans doute, et pourtant je ne puis appeler d’un autre nom l’esprit dominant du dernier règne, cet esprit tout préoccupé d’intérêts positifs, ne voyant rien au delà du réel, n’estimant que la richesse, ne comptant pour rien les idées. Voilà ce qui m’irrite ; voilà ce que je voudrais voir disparaître à tout jamais.

3 août. — Mademoiselle Ulliac a voulu te répondre immédiatement. Je me décide aussi à faire partir mon journal, sans attendre la nouvelle officielle de l’Institut. Je ne sais quand aura lieu la séance. C’est ordinairement dans les premiers jours d’août. Je t’écrirai quelques mots à l’ouverture du concours, où je l’informerai de tout. On vient de m’apprendre le président de la commission. C’est M. Ozaneaux[15], le même que l’an dernier, un homme nul, sans la moindre idée, mais bienveillant, dit-on, et assez tolérant. Du reste son titre de président ne lui donne que peu d’influence dans le bureau. Au contraire, quand c’était M. Cousin, il jugeait seul. Adieu, chère et excellente amie, songe souvent à ton frère bien-aimé, et ne désespère jamais de la France. Quoi les que soient du reste les épreuves auxquelles nous pouvons être réservés, que notre protection mutuelle, notre entente dans les choses supérieures, notre confiance sans réserve nous rendent l’épreuve plus douce à supporter.

Adieu, fille bien-aimée,
E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 21 aout 1848.

Excellente amie, Nous venons d’avoir notre première réunion pour l’agrégation. Elle a été purement préparatoire, et s’est bornée à l’exhibition des juges du concours, à la lecture du règlement et à l’appel nominal. Nous sommes beaucoup plus nombreux que je ne pensais. Il n’y a pas moins de vingt concurrents. Le nombre des places officiellement mises au concours est de dix ; mais jamais le nombre n’est atteint ; il n’est pas probable qu’il y ait plus de six admis. Le nombre des concurrents n’a rien du reste qui doive effrayer. A l’exception des deux élèves de l’École Normale et de moi, tous sont professeurs, et quelques-uns très vieux professeurs. Mais l’expérience a prouvé que les vétérans du professorat, ceux qui y ont usé des dix et quinze années de leur vie, apportent aux épreuves peu d’avantage. On voit qu’un grand nombre de ceux qui se présentent cette année l’ont fait par suite des réflexions que les derniers événements ont fait faire à chacun sur sa position. Ce sont des professeurs de province qui ont voulu se mettre en règle. J’en vois six ou sept qui peuvent être de sérieux candidats : les deux élèves de l’École qu’on dit fort distingués, un ancien élève de cette même École, qui en était sorti et que j’ai connu à la conférence de M. Jacques, deux ou trois autres, qui ont échoué aux dernières agrégations, mais on sont sortis avec d’honorables recommandations ; car, à la suite de la liste des admis, la commission ajoute toujours quelques noms qu’elle recommande la bienveillance du ministre, en attendant un meilleur succès.

Les juges du concours sont MM. Ozaneaux, président, Danton, Mallet, Jacques, Daunas. M. Ozaneaux est un homme d’une désolante nullité, et avec cela d’une très ridicule prétention. Il a écrit un livre de philosophie, qui est un prodige de ridicule. A tout risque, j’aurais préféré M. Cousin, malgré ses boutades et ses caprices. C’est au moins une haute intelligence et peut-être après tout serais-je tombé dans ses bonnes grâces. Car avec lui c’était une affaire de loterie et d’humeur. Quant à M. Ozaneaux, il ne voit que le professorat, et ne veut pas qu’on regarde au delà. — M. Danton (neveu du trop célèbre rival de Robespierre) est un inspecteur de l’Académie de Paris, homme estimable et éclairé. Je l’ai vu plusieurs fois chez M. Garnier. — Je t’ai parlé de M. Jacques, excellent homme, qui me porte beaucoup d’intérêt. — M. Mallet est un ancien professeur de Paris, maintenant inspecteur, auteur de bons travaux sur l’histoire de la philosophie ancienne. — M. Daunas est un jeune professeur de province, qui a eu le bonheur d’être persécuté par M. de Salvandy pour témérités de doctrines, et qui maintenant est en grande faveur. Je l’ai vu passer avant-hier sa thèse de docteur.

Les épreuves de l’argumentation sont de deux sortes : compositions écrites rendant admissible ; épreuves orales, formant la deuxième série et réglant l’admission définitive. Les compositions écrites sont au nombre de deux, une dissertation sur un sujet de philosophie théorique, une autre sur l'histoire de la philosophie ; nous les ferons demain et après-demain. — Les épreuves orales sont aussi au nombre de deux : 1° une argumentation sur un sujet indiqué, et durant de deux à trois heures. Tour a tour on attaque et on est attaqué sur le sujet proposé par un concurrent désigné au sort ; 2° une leçon d’une heure sur un sujet de philosophie. L’épreuve de l’argumentation est celle à laquelle je suis témoins préparé ; mais elle se passe toujours très mal.

Voila, chère amie, l’état des choses. Toutes ces épreuves sont longues et difficiles. Nous n’en saurons guère le résultat avant un mois. Je puis dire sans vanité que nul des candidats n’apporte des titres antérieurs comparables aux miens ; nul, je crois, n’a rien publié. Mais nul aussi peut-être n’apporte une préparation immédiate moins complète. Je me suis laissé préoccuper jusqu’à ces dernières semaines par des travaux accessoires, des articles de Revue etc., qui n’avaient qu’un rapport assez indirect aux matières du concours. Je ne sais si, somme toute, j’y aurai donné un mois ou six semaines. Enfin pour comble de malheur, ma santé, toujours si bonne, m’a fait défaut la semaine dernière, et c’est à peine si le travail de cette semaine pour laquelle j’avais réservé une foule de travaux spéciaux, peut équivaloir à celui d’une bonne journée. Il faut dire néanmoins que cette préparation de la veille ne sert guère pour ces épreuves, et que l’essentiel est la maturité d’esprit, l’habitude d’écrire et de professer, qui ne peuvent pas s’improviser.

L’Académie a enfin rendu son jugement définitif. Il est tel que je devais l’attendre. Le rapport de la commission est très favorable ; on me l’a dit du moins, car je ne l’ai pas entendu. Le jour de la séance publique n’est pas encore indiqué. J’en suis bien fâché ; car je suis ainsi presque dans l’impossibilité de faire valoir ce titre pour l’agrégation. J’envoie à chacun des juges du concours un petit dossier de ce que j’ai imprimé de meilleur, avec le rapport du prix Volney, et j’y joins un mot où je parle du prix de l’Académie des Inscriptions. Mais une pièce officielle eût fait meilleur effet.

Adieu, excellente et bien-aimée sœur, écris-moi bientôt ; ma prochaine lettre t’informera du résultat du concours. Compte toujours sur ma sincère et tendre amitié. C’est ta pensée, bonne Henriette, qui m’anime au milieu de tous ces travaux. Puissé-je contribuer à ramener la joie dans ta pauvre âme attristée !

Adieu, sœur bien-aimée,
E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 4 septembre 1848.
Ma chère amie,

Le succès a dépassé toute mon attente. Je suis le premier sur la liste des agrégés, et mes épreuves m’ont valu les témoignages les plus satisfaisants des juges du concours. Le rapport officiel doit être adressé aujourd’hui au ministre ; il sera publié dans quelques jours, et immédiatement je te le ferai passer. Les sujets des compositions écrites se rencontrèrent parfaitement avec ma manière et mes études spéciales. D’une part le Droit de propriété, sujet délicat, que j’ai pu et dû traiter avec la plus parfaite franchise sans me compromettre : « Droit fondé sur le travail, qui a semé doit moissonner. — Héritage, pure mesure de législation, non de droit naturel. — Limites de la propriété : le travail ne produit qu’avec tous et suppose la société, comme l’abeille ne fait pas seule son alvéole. Donc la société a un droit sur le travail individuel, droit qui ne peut jamais aller jusqu’à la spoliation. » Telle est, telle a été ma doctrine, laquelle n’a pas semblé trop hérétique. J’ai été le deuxième dans cette première composition. — L’autre sujet fut l’École écossaise et son influence sur la philosophie française. La philosophie écossaise est celle que je connais le mieux » Mais la seconde partie de la question étant toute d’histoire contemporaine, devenait fort délicate. J’ai encore été le second. Mais comme le premier de chacune des compositions était assez bas dans l’autre, je me suis trouvé de fait le premier sur la liste des admissibles.

Sont venues les argumentations. Ici, chère amie, je le dirai franchement, je suis très mécontent de moi-même. Le sort m’a peu favorisé. Il m’a donné des antagonistes peu aimables et peu capables, des questions d’un médiocre intérêt et ne prêtant pas à la discussion (la morale de Locke et la logique d’Aristote). D’ailleurs cette guerre simulée ne m’allait pas, cette forme me gênait ; enfin pour comble de malheur, j’étais à ce moment fort découragé. Toutes les fois que j’ai fait quelque chose, il est immanquable que le lendemain je le trouverai détestable. Cela m’arriva pour mes compositions, je croyais être mal placé. — Enfin est arrivée l’épreuve de la leçon. Ici, chère amie, laisse-moi te dire avec franchise des choses qui, dites à d’autres, ne seraient que ridicule et fatuité. Cette leçon, je t’assure, m’a révélé à moi-même pour la parole improvisée. Le sort m’avait donné pour sujet : la Providence et le gouvernement de l’univers. Ce magnifique sujet rentrait fort bien dans mes pensées habituelles, j’y ai rattaché toutes mes vues originales, surtout en ce qui concerne l’histoire et le développement de l’humanité. Ç’a été un vrai succès, et à ma sortie j’ai reçu les félicitations les moins suspectes de personnes qui pour la plupart ne me connaissaient pas. Une tirade demi-railleuse contre les partis qui exploitent à leur profil la Providence, qui veulent que Dieu ait aussi un drapeau et une cocarde, et font de leurs favoris des Joas et des Dieudonné, m’a valu de nombreux bravos. Enfin, chère amie, tous les juges du concours que j’ai entretenus, M. Jacques surtout, M. Ozaneaux lui-même m’ont exprimé la plus haute satisfaction. Cette épreuve, la plus importante de toutes, et où j’ai ou une très grande supériorité sur tous les autres candidats, a décidé ma primauté définitive. J’en suis moins touché, je te l’assure, que de la conscience de ce que j’ai fait ; car cette leçon m’est chère au cœur, et c’est ce que j’ai fait de mieux dans ma vie.

Voilà donc terminées à ma plus grande satisfaction, excellente sœur, ces épreuves qui me préoccupaient depuis si longtemps. Je n’ai réellement qu’à me louer de M. Ozaneaux ; ce n’est certes pas un génie, mais c’est un bon homme, dans toute la force de l’expression. Je l’ai vu longuement ce matin. Il ne voit rien au delà du professorat, et m’a fortement dissuadé de rester a Paris. Il m’a promis tout son appui (qui est grand en qualité d’inspecteur général) pour une place de province. C’est là maintenant la grande affaire. Je vais à l’heure même voir M. Soulice, puis tout mon monde. En qualité de premier, j’aurai le choix des places vacantes. Que faire ! Écris-moi immédiatement sur ce point important. M. Ozaneaux me parlait de Rennes, peut-être Strasbourg. La tentation est délicate. Je vais ces jours-ci agir de tous les côtés. Je te ferai connaître les premiers résultats quand le rapport sera publié.

Le temps me manque pour prolonger cette conversation, chère amie. Les journaux et le rapport que je t’ai expédié (l’as-tu reçu ?) te parleront de la séance de l’Académie. Excellente sœur, puissent ces bonnes nouvelles adoucir ta tristesse ; que ton désespoir m’afflige, excellente amie ! Que je voudrais pouvoir te rapprocher des faits, afin qu’ils te parussent moins effrayants ! Compte au moins, chère amie, sur l’éternelle amitié de ton frère ; quelquefois tu parais si désespérée que tu as l’air de douter de moi-même. O ma sœur bien-aimée, comment te dirai-je tout ce qu’il y a pour toi au fond de mon cœur d’amour et de reconnaissance ?

Adieu, amie chérie,
E. RENAN.


MONSIEUR RENAN.


Paris, 15 septembre 1848.

Bien vainement, mon Ernest, je chercherais des expressions pour te dire ce que j’éprouve on apprenant ton second, ton double et si beau succès. Le cœur plein de ta pensée et de la plus douce émotion, je ne sais, depuis deux heures que je relis ta lettre, que verser des larmes de joie, que remercier Dieu des dons qu’il t’a accordés, que t’adresser intérieurement tout ce que la tendresse la plus vive peut inspirer en satisfaction et presque en reconnaissance. Ah ! mon ami, ne te récrie pas à ce dernier mot : laisse-moi croire que souvent mon souvenir t’a animé dans tes cruelles angoisses, laisse-moi me dire qu’il t’a aidé à les soutenir et à les vaincre, laisse-moi par conséquent te parler de gratitude pour ton courage et tes affectueux efforts… Quels travaux, quelle persévérance ! mais aussi quelle réussite, quelle moisson ! — Ernest, mon frère chéri, que ne puis-je te voir dans de pareils instants ! que ne peux-tu lire dans tout mon être ce que je ne saurais rendre ici, l’impression de bonheur qui m’agite, et qui te ferait certainement du bien si tu en pouvais comprendre l’étendue !… Ah ! que le ciel place dans ta vie de pareils dédommagements ! Il me semble que c’est aujourd’hui la meilleure prière que je puisse lui adresser. Que notre vieille mère va être heureuse ! — Jouis, mon Ernest, jouis pleinement de ces joies que tu nous donnes, car elles sont bien réelles ; elles sont, sois-on sûr, bien senties. — Depuis que je savais le concours ouvert, un tel poids m’oppressait en prévoyant tes fatigues et tes craintes, que je faisais des vœux continuels pour en voir arriver le terme, pour en connaître le résultat, quel qu’il pût être. Juge par là ce que je ressens en voyant tout terminé plus tôt que je ne l’espérais, et d’une manière si brillante, si heureuse, que je n’eusse jamais permis à mon imagination elle-même de s’y arrêter… Merci, mon Dieu, de m’avoir donné quelques joies ! Merci surtout d’avoir choisi mon Ernest si cher pour en être l’instrument !… Oh ! pourquoi dois-je passer seule la soirée de ce jour ?

Il m’est bien difficile, mon ami, de te donner un conseil juste, et surtout éclairé, sur la question de savoir si tu dois tenir invariablement à habiter Paris, ou si tu dois accepter une place en province. Il y a un an, mon premier cri eût été certainement : Paris, Paris ! Mais ce qui s’est passé depuis cette époque a nécessairement beaucoup modifié mes idées à ce sujet. La ville qui a fait ou laissé faire ce dont nous venons d’être les témoins, ne peut plus m’inspirer la moindre confiance, la plus légère sécurité. Je crois d’ailleurs, quoique ce soit avec une douleur profonde, je crois, dis-je, qu’elle a connu ses plus beaux jours,… Que la province terrifiée n’accordera plus une si grande force, ni morale, ni matérielle, à celle qui a fait un si triste usage de l’immense ascendant qu’on lui avait laissé prendre. — Donc je prévois que les départements garderont désormais chez eux, autant que possible, ce qu’ils donnaient depuis longtemps à Paris, et puiseront dans ce principe une plus grande dose de vie… Je n’ose dire ni oui ni non jusqu’à ce que tu aies pris quelques avis encore et que tu me les aies communiqués.

Que pense de ceci M. Soulice ? N’y aura-t-il aucune place vacante à Paris ? je pense que s’il y en avait, toute incertitude serait finie. — que pense aussi M. Burnouf de cette question ? — Il doit, lui, t’engager à rester à Paris, et ceci est à mes yeux un grand argument. — Oui, je conçois que s’il faut en province se concentrer tout entier dans l’enseignement, ce serait à refuser ; jamais, mon ami, je n’aurai l’odieux courage de t’imposer le sacrifice de tes études de choix, de ta vie de goût… Ainsi, mon Ernest, si les départements te répugnent, s’il t’en coûte de quitter Paris, restes-y, mon bien-aimé : nous ne vivons qu’un temps, qu’un temps fort court, pourquoi nous torturer quand cela n’est pas nécessaire ?… Avant tout, je te demande de faire ce qui te sourit le plus ; en pareille matière, le goût personnel est très fort à consulter. J’ai, tu le sais, une foi entière dans ta raison ; je serai bien convaincue. Que tu auras choisi le meilleur parti, quel que soit celui qui t’arrête. Je crains qu’il ne soit difficile d’obtenir quelque chose à Paris, lorsqu’une fois l’on a été envoyé dans les départements ; et je ne voudrais pas entrevoir la province pour toujours. Rennes et Strasbourg seraient, après Paris, des villes propres à tenter ; ce sont de grands centres d’instruction ; elles possèdent l’une et l’autre des Facultés ; — et pourtant je m’arrête quand il s’agit de t’y envoyer, tant j’ai peur de nuire à ton avenir en t’éloignant de Paris… — Écris-moi en détail, mon ami, le résultat de tes recherches et de tes démarches ; tout ceci me préoccupe beaucoup. — Pauvre esprit humain ! pauvre cœur de femme ! il faut toujours qu’ils s’agitent de quelque chose : hier, c’était le concours, — aujourd’hui, c’en est la suite, — Tâche de voir MM. Garnier et Burnouf ; sans les connaitre, j’ai une grande confiance en leur jugement ; n’ont-ils pas été les premiers à comprendre ce qu’il y a de supérieur et de distingué dans ton esprit, toi si modeste, toi qu’au premier instant il faut presque deviner ! je souffre en pensant qu’il te faudra peut-être t’éloigner de pareils hommes. — Au nom de notre amitié, mon Ernest, je te supplie une fois encore de ne pas t’imposer là-dessus de pénibles sacrifices. Consulte tes goûts, et pour le présent et pour l’avenir ; en le faisant tu seras bien certain de compléter les grandes joies que tu me donnes en ce moment et dont je te remercie avec une si rare et si vraie affection. O mon Ernest, que n’as-tu pas été dans ma vie ! Non, non, non, sois-en bien assuré, je n’ai jamais douté de toi !

J’ai reçu, très cher ami, le rapport de l’Académie ; ai-je besoin d’ajouter que ç’a été avec un bien sensible plaisir ? — Les barbares au milieu desquels je vis, avaient pesé cet imprimé comme si c’était une lettre, et me l’ont fait payer en conséquence ; mais n’importe, envoie-moi toujours le rapport de la commission du concours : j’obtiens de moi d'être économe en toutes choses, excepté quand il s’agit des joies qui me viennent de mon Ernest. — Le Journal des Débats a reproduit le rapport de l’Académie, ce qui m’a valu pour toi d’aimables compliments de tout mon entourage ; il en sera certainement de même du rapport de M. Ozaneaux. Très cher Ernest, qu’est-ce qui luirait dans ma vie si tu n’y étais pas ? qu’ost-ce qui animerait mon cœur si tu ne le remplissais ?

J’ai passe à l’écrire, mon ami, cette soirée qu’il m’eût été pénible de consacrer à d’autres soins : depuis que j’ai ta lettre, toutes mes actions ont été purement mécaniques, car ma pensée ne t’a pas quitté un instant. Viendra-t-il un temps où nous partagerons de moins loin et nos satisfactions et nos craintes ? Oh ! Dieu le veuille ! — En attendant, aimons-nous toujours, car il n’y a que cela de stable et de consolant dans ce pauvre monde. Encore une fois, mon Ernest bien-aimé, merci de ta tendresse, merci des joies que tu me donnes.

H. R.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Timbre de la poste, 30 septembre 1848.

Mon Dieu  ! ma sœur bien-aimée, dans quelles angoisses me jettent les quelques lignes que je reçois à l’instant. Je savais bien, excellente amie, que le choléra était à Varsovie ; mais nos journaux étaient loin de nous le représenter comme aussi terrible, et en voyant sa marche rapide vers l’Occident, je ne savais si, en te suppliant de revenir, je ne te ferais pas quitter un pays où il cessait pour un autre où il allait commencer. Que ta lettre me terrifie ! Et encore qui sait si tu nous dis tout ! Voilà, chère amie, ce à quoi aboutissent ces fatales réticences que tu gardes envois moi pour ne pas m’effrayer. Maintenant, durant des semaines, je vais être dans des angoisses sans remède, puisque tes lettres elles-mêmes, j’en suis sùr, ne seront pas l’expression pure de ce qui est. Au nom du ciel, ma fille bien-aimée, au nom de notre amitié, ne me cache rien, jure-moi que tu n’adoucis pas de cruelles vérités, tu serais coupable de me le refuser, et après me l’avoir promis, de m’abuser encore. Écris-moi tous les trois ou quatre jours, quelques lignes seulement, mais n’y manque pas, à moi directement ; je t’en prie. Comment t’exprimer, ma chère fille, l’état d’esprit où je me trouve ! Te voir dans un état maladif, analogue à la contagion régnante, dans un pays infesté de cette contagion !… Fais-moi écrire, si tu ne le peux, si cela te fatigue ; mais que j’aie des nouvelles et des nouvelles vraies, durement vraies, s’il le faut, n’importe. Il est trop tard pour te dire de partir. Mais veux-tu que je parte ? je suis libre, rien ne me retient ; je t’en conjure, ne m’épargne pas. Oh ! si je venais a ne plus te revoir, Henriette bien-aimée, ma vie serait empoisonnée à tout jamais, je ne me le pardonnerais pas, je ne te le pardonnerais pas à toi-même. Faudra-t-il attendre une réponse à cette lettre ? Non, jamais les maux de l’absence ne m’avaient paru plus cruels.

Il est parfaitement faux, chère amie, que le choléra ait éclaté parmi nous. Quelques cas de choléra sporadique, tel qu’il s’en présente en tout temps, mais qui dans cette circonstance ont attiré davantage l’attention, ont seuls donné occasion à ce bruit. Que nous l’ayons tôt ou tard, c’est assez probable ; mais mon bon tempérament, ma sobriété habituelle, la salubrité de ce quartier, la bonté de la nourriture ici (et ce ne sera pas une des moindres raisons qui m’engageront à ne pas changer de domicile), les précautions que je peux prendre, grâce à Dieu, me mettent dans la position la plus favorable relativement à ce fléau. S’il sévissait d’une manière tout à fait exceptionnelle, je ferais le voyage de Saint-Malo, que maman me supplie de faire immédiatement, et que je m’efforce d’ajourner à Pâques ou au delà par tous les moyens possibles. Confie-toi à ma raison. Notre vie n’a-t-elle pas un double prix, du moment où par l’amitié elle se rattache intimement à celle de l’autre ?

Je ne te parlerai pas cette fois en détail de mes affaires. Tout va bien, très bien même. Je resterai à Paris, comme agrégé suppléant des collèges, et spécialement de ceux de la rive gauche. Ces classes sont bien payées ; j’aurai en outre mes six cents francs ; si un professeur s’absente pour un trimestre ou plus, j’aurai le traitement fixe, mais non l'éventuel du collège. Tout cela est peu déterminé, mais enfin suffisant pour cette année. J’ai fait une foule de connaissances depuis quelques semaines, soit par mon prix de l’Institut, soit par mon agrégation ; M. Guigniaut, sécrétaire général du Conseil de l’Université, Jules Simon, avec qui je suis devenu fort intime du premier coup, en qualité de collaborateur dans la Liberté de penser (il est député des Côtes-du-Nord, tu sais), M. Cousin, même, quoique d’un peu loin encore. Je te conterai tout cela plus tard. — J’avais d’abord songé au concours pour les Facultés qui aura lieu en novembre prochain. J’en ai parlé à M. Guigniaut, qui m’en a dissuadé par d’excellentes raisons, et en m’assurant expressément que dès à présent je pourrais obtenir ce à quoi ce titre donne droit, une suppléance de Faculté de province. — Mon plan est désormais irrévocablement fixé. Rester à Paris cette année, achever mes thèses ; puis, s’il n’y a pas de place vacante à Paris, demander une suppléance de Faculté en province. J’y aurai alors tout droit. Ces places sont de toutes les sinécures les plus agréables : parler deux heures par semaine devant cinq ou six désœuvrés, voilà tout. D’ailleurs les cours de Faculté ne durant que six mois environ, je serai libre de faire de longs séjours à Paris. Et quant à mes travaux favoris, j’aurai tout loisir. Mon travail sur l’histoire des études grecques peut parfaitement se revoir en province, d’autant plus que je ne tiens pas de cœur à cet essai comme à mon ouvrage sur les langues sémitiques. Si je peux éviter la province pour quelques années, assurément ce sera là, je crois, le meilleur moyen d’utiliser ce temps d’attente. Que dis-tu de ce plan ? Mais tu vois qu’il est de rigueur pour cela de rester à Paris cette année. Ce n’est pas certes sans y avoir sérieusement réfléchi que je m’y suis déterminé, tant les positions y sont précaires par suite des circonstances où nous sommes. Mais il faut risquer quelque chose : je ne pouvais en aucune façon achever mes thèses en province, et en supposant même (ce que j’ai peine à croire) que j’eusse pu obtenir ce que me disait M. Guigniaut, il m’eût été pénible d’ajourner ce travail. — Le rapport de M. Ozaneaux n’est pas encore imprimé. — J’ai touché les deux mille francs de l’Institut, et les ai déposés chez Alain. Excellente amie, je t’épargne tous les détails, j’aurais tant à te dire. Mais la tristesse où m’a plongé ta lettre ne me permet qu’une pensée. Faudra-t-il, grand Dieu ! rester quinze jours en cet état, jusqu’à ta prochaine lettre ! Oh ! mon Henriette chérie, que nous aurons chèrement acheté les jours de repos et de calme, si tant est que la Providence nous les destine. Pense à moi, ne me cache rien, aime-moi toujours.

E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 22 octobre 1848.

Enfin, excellente amie, je puis m'entretenir avec toi en toute liberté d’esprit et te parler d'autre chose que des terribles inquiétudes où j’ai passé les dernières semaines, par suite de ta maladie. Que je te remercie de venir au-devant de mes craintes par tes lettres fréquentes ! je ne puis croire d’ailleurs que tu sois assez cruelle envers moi pour me jouer de fausses espérances, et me présenter ton état comme plus satisfaisant qu’il n’est en effet. Je vais cette fois te raconter avec détail tous les faits dont je ne t’ai présenté la dernière fois que les résultats. Dirai-je même que, pour ne pas l’affecter dans ton état maladif, je t’avais caché plusieurs circonstances qui m’ont fait bien souffrir ? Cette fois au moins je vais être complet, et te dire les phases diverses par lesquelles a passé notre affaire pour arriver au point ou elle en était quand je t’écrivis et où elle est encore. Ainsi que je te l’ai déjà dit, chère Henriette, aussitôt que le résultat du concours eut été connu, je consultai sur les démarches à faire toutes les personnes dont le conseil pouvait m’être utile. Le premier résultat fut de connaître l’impossibilité absolue d’obtenir cette année une chaire à Paris, au moins comme titulaire. La plupart des chaires de Paris avaient été dédoublées dans les années précédentes, à cause du nombre des élèves : les rentrées ayant été cette année très faibles, la plupart des classes ont été réunies en une seule, en sorte que, bien loin qu’il y eût des places vacantes, plusieurs professeurs divisionnaires de Paris ont dû refluer en province ou n’obtenir que des places provisoires. La question était donc : Faut-il accepter en province, ou demander à rester à Paris en disponibilité ? Tous les universitaires purs, les inspecteurs qui présidaient le concours, et autres, n’ayant en vue que le professorat, m’engageaient très fortement à aller en province, et semblaient même me faire entendre que la demande contraire pourrait être mal interprétée. J’aurais l’air, disaient-ils, de vouloir garder mon titre pour moi seul, et de refuser mes services à l’Université. Depuis quelques années d’ailleurs, on montre la plus grande rigueur pour exiger que tous les agrégés passent par la province durant un temps plus ou moins long, et cela, à cause des vives réclamations des professeurs de province eux-mêmes. — D’ailleurs, me disait-on, l’administration actuelle n’admet aucune considération littéraire ou scientifique : elle regarde le titre, le temps de services, voilà tout ; elle classe ensuite d’une façon toute mécanique. Tout se fait par le chef de bureau (M. Lesieur) ; le ministre, à qui il serait bien difficile de prendre au sérieux des fonctions qu’il n’exercera plus dans quelques jours, ne fait que signer. Les inspecteurs, les membres du conseil n’ont aucune influence. Ah ! si nous étions au temps de M. Villemain ou de M. Cousin, me disait-on, à la bonne heure !… Tout cela m’attristait profondément — Cependant toutes les personnes vraiment éclairées et comprenant la science me conseillaient de rester à Paris à tout prix, et mieux que personne j’en voyais l’absolue nécessité. Mes thèses ne peuvent s’achever qu’à Paris ; leur succès peut décider de tout mon avenir. Avec le titre de docteur, l’École Normale peut s’ouvrir ; je suis presque assuré d’une suppléance de Faculté en province ; je me place au moins dans un rang distingué et tout à fait à part. Enfin, excellente amie, après bien des hésitations, il fut décidé que je resterais. — je vis M. Soulice. Avec les meilleures intentions du monde, je dois dire qu’il me leurra un peu. Il me détourna d’adresser une demande directe pour rester à Paris, et obtenir une suppléance : il me promit de tout faire par lui-même. J’obéis, et ce fut une grande faute. Soit qu’il n’ait pas exercé toute l’influence qu’il aurait souhaitée dans une affaire qui n’était pas de son ressort immédiat, soit toute autre cause, il s’ensuivit un incident fort désagréable. Mon nom tomba dans la machine administrative : il fallait me placer, on m’appliqua au premier vide qui se présenta, et je fus nommé professeur de philosophie au lycée de Vendôme. Vendôme, lycée de troisième classe érigé depuis un an seulement à la place de l’ancienne institution de plein exercice, avec deux mille cinquante francs d’appointements, et sans espérance d’éventuel ! Tous ceux à qui je l’ai dit (et je l’ai dit le moins possible) en ont jeté les hauts cris, et en ont ri comme d’une très comique aventure, et d’un charmant exemple de la loterie des nominations. Ni moi, ni personne, ni les bureaux eux-mêmes ne primes la chose bien au sérieux. Les uns me disaient d’accepter : je serais à quelques heures de Paris, j’aurais trois ou quatre élèves, que je confierais à quelque maître d’étude, et je passerais mon temps à Paris. Des personnes sérieuses me disaient cela. — D’autres (les universitaires purs) me disaient de réclamer en province une place plus convenable. — D’autres enfin me disaient de profiter de cette offre ridicule pour demander à rester en disponibilité. Je suivis ce dernier parti ; toutefois on m’avait tellement effrayé des difficultés que cela pourrait offrir que je crus devoir intéresser à mon affaire M. Guigniaut, M. Jules Simon, et enfin M. Cousin lui-même. Ce fut bien inutile pour ma demande ; mais ce fut une excellente occasion pour entrer en relations avec ces hommes distingués. J’y reviendrai bientôt. — Ma demande fut accordée sans difficulté  ; mais, comme si cette chicaneuse bureaucratie eût voulu pousser jusqu’au bout les tracasseries, en me disait dans la lettre que je n’aurais pas mon traitement d’agrégé. C’était une illégalité. — La règle est que tout agrégé, qui n’est point on possession d’un titre officiel, a droit à un dédommagement de six cents francs. Il est vrai que la législation universitaire est sur ce point assez peu définie. L’agrégé, qui a refusé une place qu’on lui offrait, ou qui abandonne le professorat, y a-t-il droit ? ou bien l’administration est-elle libérée envers lui par les offres qu’elle lui a faites ou qu’elle est censée lui faire ? Il n’y a pas d’arrêté précis sur ce point : mais la pratique constante, surtout des dernières années, a été favorable aux agrégés. J’ai immédiatement réclamé, et il a été fait droit à ma demande. Ainsi, chère amie, me voilà définitivement arrivé au but que je m’étais d’abord proposé, mais après bien des tourments et de pénibles expériences. J’ai vu depuis M. Lesieur. Je n’ai qu’à me louer de son accueil, il a été on ne peut plus honorable : on lui avait depuis parlé de moi. Il m’a exprimé ses regrets sur les embarras qu’on m’avait causés et m’a demandé si j’accepterais un lycée de seconde classe (Amiens, Angers, Dijon, Orléans, Tours, Grenoble, Besançon, etc.), avec trois mille francs au moins d’appointements. J’eusse fait mentir toutes mes démarches antérieures et les raisons que j’avais alléguées, en disant : oui. J’ai répondu non résolument. Du reste il a été expressément convenu que mes services commençaient à compter dès cette année. — je lui ai parlé ensuite des suppléances à Paris. On peut obtenir le titre officiel de suppléant, soit pour un collège, soit pour plusieurs collèges de Paris. Ce titre est rare et n’a aucun avantage réel. M. Lesieur n’a pas eu l’air très disposé à l’accorder, et je n’ai pas insisté. Mais il m’a assuré qu’il ne nommerait pas de suppléant officiel pour les collèges de la rive gauche (lycée Corneille (Henri IV) ; Descartes (Louis-le-Grand) ; Monge (Saint-Louis), et m’a autorisé A me présenter aux proviseurs. La chose était toute faite pour Descartes, où j’ai déjà suppléé M. Jacques, et pour Corneille, où je suis connu : elle s’est faite sans difficulté pour Monge, où j’ai également été accepté. Il est bien probable que quelque cause viendra rendre permanente une de ces suppléances, et alors ce sera avantageux. Les classes volantes sont rétribuées à raison de huit francs. Elles sont peu nombreuses dans les premiers mois. — J’ai de plus été chargé il y a quelques jours de la préparation littéraire à l’école de Saint-Cyr dans une des écoles préparatoires de ce quartier. Ces leçons me sont très bien payées. En ajoutant tous ces gains éventuels à mes six cents francs fixes et à ce dont je suis défrayé ici, et que j’évalue à mille francs, j’atteindrai presque le chiffre que j’aurais eu dans une place en province, et cela avec aussi peu d’occupations que possible. — M. Crouzet, sachant que je restais à Paris, m’a vivement sollicité de demeurer chez lui. Toute l’année dernière, je n’ai eu réellement qu’à me louer de ses procédés. Il a été au-devant de la principale difficulté, en m’offrant une clef du salon, situé au premier, afin d’y recevoir les personnes que je ne voudrais pas faire monter dans ma chambre. Grâce à quelques réparations que j’ai demandées pour ma chambre, elle a cessé d’être une glacière. Enfin ma pension a été fort améliorée. Je mangeais auparavant avec les maitres d’étude, en même temps que les élèves, et des mets semblables aux leurs. Quelques jeunes gens étant venus cette année à titre de pensionnaires libres, nous formons avec les maîtres de la maison une nouvelle table beaucoup mieux servie (on ne peut réellement désirer mieux) et surtout à des heures plus commodes. Sois donc complètement rassurée sous ce rapport, bien futile sans doute en lui-même, important dans une année où les précautions sanitaires seront de rigueur.

Au milieu de ces préoccupations, la plupart pénibles et humiliantes, j’ai eu, chère amie, la plus vive consolation que j’aie éprouvée, depuis que je suis entré dans la carrière scientifique. Je t’ai dit, que j’avais cru devoir en appeler à M. Cousin pour le succès de mes démarches au ministère. Bien que je ne le connusse pas, cette démarche n’avait rien d’inconvenant. C’était le prendre pour ce qu’il a été et ce qu’il méritait d’être, le chef de l’enseignement philosophique. Dans ma lettre, je parlais de mes thèses, de mes travaux. M. Cousin habite maintenant la campagne : il ne vient à Paris que le vendredi pour le conseil. On tarda à lui remettre ma lettre ; dans l’intervalle je reçus réponse du ministère ; mais huit jours après, je reçus de M. Cousin la lettre la plus bienveillante, où, tout en s’excusant de la façon la plus piquante sur son impuissance dans l’état actuel de l’administration, il me faisait ses offres et m’invitant à aller en conférer avec lui, au conseil, le vendredi suivant. J’en étais là lorsque je t’écrivis ma dernière lettre, je ne soupçonnais pas quelle pourrait être cette entrevue. Elle a dépassé toutes mes espérances. Ni M. Garnier, ni M. Burnouf, ne m’avaient dès le premier abord reçu d’une façon aussi distinguée. Cet homme est ravissant dans sa parole abandonnée  ; je comprends maintenant ce que tous ceux qui le connaissent appellent la verve admirable de M. Cousin. C’est le mot : il se lance avec une naïveté charmante, et vous prend de suite sur le plus haut ton, sans aucun égard aux banalités des formes convenues. Dès les premières phrases, il est question de la philosophie et de Platon, ou de l’idée qui ce jour-là le possède ; et cela sans aucune emphase, avec une sorte de ton familier très pénétrant. Enfin il est difficile d’aborder son homme de plus près, qu’il ne le fait. Je ne puis te répéter toutes les délicieuses choses qu’il m’a dites. J’ai vu qu’il me connaissait fort bien : il est ravi de ma thèse sur Averroès, surtout : il a beaucoup travaillé ce sujet, et m’a promis tous les renseignements qu’il a recueillis, et dont plusieurs sont tirés de sources complètement inédites, qui lui avaient été communiquées. Il m’a plusieurs fois répété d’aller souvent le voir, et je ne m’en ferai pas faute, sitôt qu’il sera de retour. Enfin, chère amie, c’est une bonne fortune ; car, je t’assure, il m’est impossible de te donner une idée de l’excellent ton de cette première entrevue.

Il parait que le rapport détaille de M. Ozaneaux ne sera pas publié cette année. Je ne sais pas du tout pourquoi : aucun rapport sur les concours d’agrégation n’à encore paru au Journal de l’instruction Publique et ce qui me fait croire qu’il n’en paraîtra pas, c’est qu’on y a inséré les jours derniers un article non officiel, où le concours de philosophie était apprécié dans ses caractères généraux. A un seul endroit, l’auteur, que je ne connais pas, a mêlé des noms propres. Il a loué dans mon argumentation la finesse et la variété d’aperçus.

Parlons d’autre chose, excellente amie. Non certes, ce n’est pas moi qui ai songé à un remboursement avec toi, chère Henriette. Ce mot est trop prosaïque ; jamais la chose ne s’est ainsi formulée dans mon esprit, et à vrai dire, je serais fort embarrassé, s’il me fallait te rembourser, puisque rembourser il y a, ce dont je te suis redevable. Non, non ; jamais il ne sera question de telles platitudes entre nous. Tu comprends toutefois qu’il n’y avait aucun inconvénient, et qu’il pouvait y avoir quelques avantages à ce que je fisse passer quinze cents francs à ton compte. Puisque nos comptes sont en commun, cela ne pouvait, dis-je, avoir le moindre inconvénient, et c’est à ce point de vue que je l’ai envisagé. Mais la preuve que j’y tenais fort peu, et que je n’y voyais qu’une pure affaire de forme, c’est que j’y ai renoncé d’après des réflexions ultérieures que je t’ai communiquées.

Comme la tienne, chère amie, ma pensée se porte sans cesse vers la question désormais permanente de ton retour. Je suis convaincu que la grande commotion qui agite en ce moment l’Europe ne se terminera que par une vaste guerre, qui, dans un espace de temps plus ou moins rapproché, viendra trancher nos délibérations. Toutefois, lors même que tant de nationalités ébranlées et de principes mis en lutte parviendraient à se faire leur place respective sans ce terrible moyen, il y aurait lieu, chère amie, d’agiter entre nous cette grave question ; et pour ma part, je la trancherais, comme je l’ai toujours fait, dans le sens du retour le plus prompt. Il est trop clair, chère amie, que si nous n’écoutions que nos sentiments, toute délibération serait inutile ; il s’agit de savoir si ce parti est aussi sage aux yeux de la raison qu’il est désirable pour notre amitié. Je n’hésite pas à répondre oui, chère amie. Je sais bien que les circonstances sont loin d’être favorables. Mais c’est surtout en vue de l’avenir que je commence à croire que ton séjour en France devient rigoureusement nécessaire. Le jour viendra, je n’en doute pas, où l’éducation des femmes recevra une organisation officielle et générale. Si, après tes longs travaux, tu ne voulais pas encore te réduire à un repos absolu, ce serait là seulement que je verrais pour toi des dispositions convenables. Or tu comprends, chère amie, qu’un séjour trop prolongé à l’étranger, en t’empêchant de te faire connaître parmi nous, ne pourrait t’être que préjudiciable ou vue de cet avenir. Un ouvrage serait le meilleur titre : les excellents articles que tu donnes à mademoiselle Ulliac, complétés par d’autres, coordonnés entre eux, et enrichis au moyen des nouvelles sources que tu trouverais parmi nous, n’auraient-ils pas une unité suffisante ? As-tu quelques idées à toi, sur la possibilité de l’organisation de l’éducation des femmes, sur quelque chose qui fût pour elles ce que l’Université est pour les hommes ? Que cela serait actuel, et dans quelle pénurie nous sommes à cet égard ! Tu tracerais le programme, tu dessinerais les traits généraux, sans entrer bien entendu dans trop de détails. Tu sais que le ministre Carnot avait annoncé une réforme sur ce point. Il est permis de croire que la nouvelle institution n’eût pas été des plus libérales ; l’intention du moins était bonne, et je suis convaincu qu’on la reprendra. C’est une chose désolante qu’il n’y ait dans le système actuel aucune place officielle pour l’enseignement des femmes, que tout soit livré au caprice et à la mesquinerie des établissements particuliers. J’ai feuilleté quelques recueils de législation universitaire, et n’ai rien trouvé. Les maisons de la Légion d’honneur sont, je crois, dirigées par des congrégations religieuses, et les dames inspectrices, à ce que l’on m’a dit, ne reçoivent pas de traitement. Un vérité, s’il y avait eu quelque possibilité de ce côté, nous eussions pu tenter. Tu comprends au moins que pour faire naître et saisir les occasions, il faut que tu sois parmi nous.

Ce sera moi toutefois, chère amie, qui pour le moment t’engagerai à attendre quelques mois. Le pays que tu habites vient de payer sa dette au fléau qui nous menace à notre tour. Il serait malavisé de courir en poste avec le choléra, et de sortir du pays où il vient de sévir pour entrer dans le pays où il va peut-être sévir. Je dis peut-être ; car, à voir la progression toujours décroissante de son intensité en Angleterre et en Hollande, on pourrait croire ou qu’il ne nous atteindra pas ou qu’il ne se montrera que comme une de ces maladies de saison, auxquelles on est exposé en tout temps. Quoi qu’il en soit, chère amie, il faut attendre que le fléau ait nettement exprimé ses intentions. Ce ne doit plus être entre nous qu’une question de quelques mois. Il est tout à fait décidé, que de manière ou d’autre, je prendrai l’an prochain une position définitive, qui avec le simple revenu de tes fonds pourra nous suffire. Quant aux fonds, il faudra poser en principe de n’y pas toucher. Quoi que soit l’avenir qui nous est réservé, je ne puis croire que le fruit du travail soit jamais atteint. Ne t’imagine pas, je t’en supplie, que les extravagants qui veulent bouleverser pour bouleverser, soient réellement forts, comme on pourrait le croire à leurs cris, et aux alarmes des bons bourgeois. Le parti fort est celui qui veut l’amélioration du sort de tous et la réhabilitation du travailleur par des moyens vraiment sociaux, et par le changement de nos tuteurs ploutocratiques. Voilà ce qui se fera à travers bien des oscillations et peut-être aussi, il faut le dire, car c’est la loi fatale des révolutions, par l’emploi transitoire de moyens regrettables. Certes, bien des choses vont mal et très mal parmi nous ; mais déjà l’amélioration est grande. Déjà ce petit parti, qui n’était que l’incapacité exclusive, et qui prenait la France comme une mine de places à exploiter, est profondément percé. Un parti a pu prendre une initiative ; mais la France seule, j’entends les capacités de la France, feront la vraie révolution, celle qui n’aura pas de nom exclusif, celle qui n’appartiendra pas aux républicains ni aux socialistes, mais sera la conséquence naturelle de la marche de l’humanité. Rassurons-nous donc sur l’avenir. Notre fonds est assez léger pour qu’il puisse traverser les mauvais jours, et quant à notre position sociale, elle ne peut que s’améliorer, quand les résultats définitifs seront acquis.

J’ai reçu les trois mille francs eu ton nom, et les ai fuit passer à Alain, qui m’en a accusé réception. Notre mère me parle dans toutes ses lettres de ton retour. Adieu, excellente amie, quelles que soient les épreuves qui nous attendent, appuyons-nous sur notre affection réciproque. Celle-là au moins ne nous manquera jamais.

Adieu, excellente Henriette,
E. RENAN.


MONSIEUR RENAN.


Paris, 5 novembre 1848.

Oui, mon bien cher Ernest, ce que je t’ai dit de ma santé est de la plus scrupuleuse exactitude. Je suis tout à fait remise du choc que j’ai éprouvé, et de tant de souffrances, il ne me reste qu’un peu d’irritation dans les voies digestives ; fait qui est la conséquence infaillible du genre de mal que j’ai ressenti. Cette irritation, d’ailleurs, disparaît aussi graduellement, et des qu’il ne sera plus question ici de choléra, je cesserai de m’en occuper. Je continue à manger peu, mais je digère bien ce que je mange ; et la preuve, c’est que je souffre presque toujours plus quand j’ai l’estomac vide qu’après mes repas. Je t’assure, mon bon Ernest, qu’il n’y a plus a penser a cette secousse. — Quant au fléau qui me l’a attirée, j’en ai peu de nouvelles, mais je sais qu’il ne disparaît pas encore entièrement. On en était, il y a une semaine, à plus de vingt cas par journée, et cela après trois mois de ravages, dans une population qui est a peine le dixième de celle de Paris. Pendant très longtemps il y avait plus de deux cents cas par jour, l’armée non comprise. — Non, mon ami, l’Europe occidentale ne verra pas de tels désastres : d’abord parce que la contagion est encore plus faible ici qu’en Russie, et qu’elle perd toujours de son intensité en s’éloignant de son berceau ; ensuite parce que l’on a dans ces deux contrées, en général, l’habitude de nourritures horribles, des choux aigris et crus, des concombres verts, d’affreux mélanges ; et enfin parce qu’il y a dans le caractère des habitants de ce pays une indifférence si prodigieuse, qu’ils ne prennent pas la moindre précaution pour éloigner le mal ou le rendre moins violent. On attribue à la religion des Turcs leur apathie en pareille matière ; je ne crois plus qu’elle dérive entièrement des préceptes du Coran : je vis au milieu de chrétiens fort zélés, et quand je parle de quelque très simple mesure sanitaire, du danger qu’il y a en ce moment à faire telle ou telle imprudence, ou me répond tranquillement : « Il n’en sera ni plus ni moins ; à la volonté de Dieu ! et là-dessus on laisse tout aller. — C’est une étude curieuse que d’observer, dans ces peuples divers, combien est insensible la gradation qui conduit à des systèmes fort opposés. Qu’on aille directement de Paris à Constantinople, on reste sans doute ébahi ; je ne doute pas qu’on ne le fût infiniment moins si l’on prenait la route de l’Allemagne, de la Pologne et de la Russie, en séjournant dans chacune de ces contrées. Il arriverait certainement un jour en l’on s’apercevrait plus que les autres qu’on est en Turquie ; mais la différence ne serait pas énorme. — Me voilà loin de l’horrible calamité dont je te parlais, mon ami. J’espère que le froid va bientôt la faire complètement disparaître. Jusqu’à présent il s’est peu fait sentir, et une grande humidité a laissé l’atmosphère d’une douceur phénoménale sous celle latitude  ; cependant les froids rigoureux ne peuvent plus tarder : j’ai vu une fois, à la Toussaint, treize degrés Réaumur au-dessous de zéro.

Que de soucis, mon Ernest, que de tracasseries tu as eus à supporter avec ces bureaux de l’Instruction Publique ! Pauvre cher ami ! il faut donc que ton entrée en ce monde soit obstruée de milliers d’épines ! et n’était ta haute prudence, ton admirable capacité, il y en aurait encore bien d’autres ! Tes décisions et ton plan sont remplis de sagesse ; je ne sais en quoi on y pourrait trouver à redire. — J’apprends avec une grande joie, cher ami, que ta vie d’intérieur s’est améliorée ; mais prends garde d’avoir cherché de riantes couleurs pour calmer des appréhensions que tu sais, j’en suis sûre, justement pressentir. Du feu dans ta chambre, je t’en supplie, mon Ernest bien-aimé. Quels arrangements y a-t-on faits pour qu’elle soit moins froide ? La cheminée y est-elle bonne ?… Au nom de ta vieille sœur, chauffe-la au moins tous les soirs. — je vois que pour la table tu es dans la situation où j’étais la dernière année que j’ai passée à l’institution de la rue Saint-Jacques. Ces tables d’exception sont ordinairement bien servies dans de pareils établissements ; du moins celle où je m’asseyais l’était-elle à un haut point. Puisse-t-il en être ainsi pour toi, mon bon et si cher ami ! — je suis tout heureuse de ce que tu me racontes relativement à ton entrevue avec M. Cousin ; tes joies me font tant de bien, et j’ai compris que celle-ci devait être si vive  ! — Ceux des ouvrages de ce grand homme qui s’abaissent jusqu’à ma hauteur, me causent un inexprimable plaisir, même quand je les relis pour la vingtième fois. Il y a dans tout ce qu’il écrit une clarté, une raison, une verve, un entrain, qui me font passer des heures délicieuses. Qu’est-ce donc de l’entendre ? — Ah ! je me réjouis bien de voir sa maison s’ouvrir pour toi, mon ami ! La société des esprits d’élite a un charme auquel il me semble que je ne deviendrai jamais insensible, et que je crois devoir exister pour tout le monde ; pour toi surtout, mon judicieux Ernest, pour toi si supérieur en tant de choses !

Tu me parles de mon retour. Que de questions, cher ami, sont renfermées dans ce seul mot, et qu’il serait imprudent de les résoudre en présence de l’obscurité qui couvre l’avenir ! — L’avenir, ai-je dit ? qui ose désormais y jeter les yeux, et en particulier suis-je capable de m’en préoccuper fortement, après l’avoir vu si restreint et sous mes pas et sous ceux de tout ce qui m’environnait ? — Je crois comme toi qu’une guerre européenne surgira de toutes ces tempêtes. Si cette triste prévision se réalisait, si les territoires qui nous séparent devaient être le théâtre des événements, ou si le passage pouvait m’être fermé, alors je n’hésiterais point, mon Ernest : je t’ai promis et j’ai pris la résolution de ne pas mettre entre nous de barrière infranchissable. Mais en dehors de cette limite, je dois rester, finir mes dix années, mon bon frère. Avant ce terme, quelque explosion aura mis fin, d’une manière quelconque, à l’effroyable incertitude qui pèse sur les trois quarts de l’Europe. Alors, si je suis encore de ce monde, (pardonne cette supposition qui se retrouve souvent sous ma plume ; je viens de voir tant mourir !) alors je saurai entrevoir ce que je pourrai ou devrai faire ; aujourd’hui je l’ignore absolument. Si, avec l’incertitude qu’on fait peser en France sur toute possession, grande ou minime, acquise ou reçue, si, dis-je, j’étais en ce moment à commencer mon séjour à l’étranger, je n’y viendrais point : on peut s’imposer de pareilles douleurs pour être utile aux siens, pour se préparer des ressources dans la vieillesse ; on ne le pourrait jamais pour vivre, rien que pour vivre… Mais il ne s’agit pas de commencer, il s’agit de poursuivre, et je dois rester. — Je ne saurais trop te redire qu’il y aura dans mon âme un inguérissable regret d’avoir supporté dix années d’exil, s’il ne doit m’en rester aucun fruit. Toute souffrance passée s’oublie ordinairement fort vite ; eh bien ! celle-ci a été telle que je frissonne chaque fois que je pense aux huit ans qui vont bientôt finir… C’est pour ne pas perdre entièrement le résultat de tant d’angoisses, que je veux rester jusqu’au bout. Si je rentrais maintenant, le père de mes élèves me remettrait nécessairement de suite ce dont il me sera redevable au moment de notre séparation ; et je jetterais mon pauvre petit pécule dans un gouffre sans fond, en le portant maintenant en France. Puisque tu n’en avais pas besoin, j’ai bien regretté de ne pouvoir arrêter le paiement des trois mille francs qui t’ont été comptés et que tu as fait passer à Saint-Malo ; mais c’était une affaire depuis longtemps entamée, et le comte était bien aise de retirer au moins cette somme des fonds énormes qu’il a à Paris, et qu’il regarde comme à peu près perdus. — Je ne puis, mon Ernest, partager ta sécurité en présence de ce qui se dit et se passe dans notre malheureuse France. Pardonne !… en vieillissant on se méfie outre mesure, parce qu’on a souvent et beaucoup souffert… Les banquets de l’an dernier nous ont jeté dans l’abîme où nous nous débattons ; ceux de cette année nous jetteront dans quelque chose que nul esprit sensé ne peut comprendre, mais qui amènera certainement une misère qu’il est permis de redouter. — Où irais-je maintenant dans notre patrie, cher Ernest ? — Paris ne peut de longtemps m’inspirer qu’une répulsion profonde ; d’ailleurs de quoi y vivrais-je quand tout s’y meurt ? — Je ne connais pas Saint-Malo. Notre ville natale ne m’offre aucune ressource. Je dois donc rester. — Quant à ce que tu me dis de la possibilité de trouver pour moi une place dans une organisation quelconque de l’enseignement des femmes, c’est plus que vague, mon pauvre ami. Cette organisation viendra-t-elle ?… Quel en sera l’esprit ?… Je crois peu que cette pensée se réalise bientôt ; on a bien autre chose à faire : il s’agit de vivre avant tout. Ensuite s’il s’y trouvait du Carnot ou plutôt du Jean Reynaud, soit de nom, soit en principe, je n’y voudrais pas prendre la plus petite, la plus infime part. — Si cette organisation ôtait faite, si l’esprit en était élevé, j’y entrerais très volontiers ; mais s’il est question de canaillocratie, comme dit Joseph de Maistre, — « qu’on me ramène aux carrières » ; — j’aime encore mieux l’exil. — même à ce point de vue, je dois donc encore rester, mon ami, puisque la chose n’existe pas, et que par conséquent je n’en puis juger. — Si elle se créait quelque jour et que je dusse y entrer, ce serait comme tout le monde, par la voie d’examens ou de concours ; par conséquent ma présence maintenant en France n’y ferait absolument rien. C’est un argument que t’a inspiré ton bon cœur pour me décider, et comme témoignage d’affection, je t’en tiens grand compte ; mais tu n’y peux croire toi-même, mon excellent Ernest, tant il est dénué de fondement. Je n’ai rien de propre à attirer sur moi les regards, et posséderais-je des dons brillants, je serais encore incapable de les mettre au jour uniquement pour me donner quelque relief. Il y a là, très cher ami, un sentiment que tu ne peux apprécier avec exactitude, un sentiment que je serais très malheureuse de voir en toi, parce que dans un homme ce serait un grand mal, ce serait une source certaine d’infériorité ; mais aussi un sentiment que toute femme doit conserver avec soin, sous peine de perdre, à mes yeux du moins, ce que rien ne remplace pour elle, sa véritable dignité.

Cette lettre est inachevée.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 24 novembre 1848.

Quelle joie m’ont causée, chère amie, tes longues et fréquentes lettres ! De quel poids mon esprit est soulagé, en apprenant que définitivement ta santé est rétablie et que le fléau qui nous a causé tant d’alarmes s’éloigne enfin du pays que tu habites ! Oui certes, ma bonne Henriette, c’est la dernière fois que tu seras exposée à ses rigueurs dans cette contrée, et s’il revenait l’an prochain, ce serait un motif déterminant de retour. Si je voulais cette fois entrer dans une discussion approfondie de tout ce que tu me dis dans ta dernière lettre sur cette importante question, j’aurais bien à dire, et tout en convenant de bien des points, il y en aurait plusieurs autres, sur lesquels je ne serais pas entièrement d’accord avec toi. Mais au fond, ma chère amie, je crois toute discussion sur ce point frivole et oiseuse au moment où nous sommes. La question ne sera pas résolue par nos délibérations ; elle le sera plus brutalement, et cela bientôt peut-être. Le cas de guerre dans le pays qui nous sépare, serait, dis-tu, un motif péremptoire de retour. En vérité, je me demande si ce qui se passe en Prusse n’équivaut pas à cette condition suprême que tu nous poses. Quel temps que le nôtre, chère amie ! Ne crois pas, je l’on prie, que je me livre à un fol optimisme, parce que je cherche parfois à diminuer tes craintes. Je ne mets pas de bornes à mes espérances en ce qui concerne l’humanité et la France en particulier. Le passé m’apprend que toute catastrophe est pour elle la condition d’un perfectionnement ultérieur, et cet étal meilleur, qui sera a la société française durant les cinquante premières années de ce siècle ce que cette société elle-même était a l’ancien ordre de choses, j’ai confiance non seulement que notre génération le verra, mais qu’il ne tardera pas au delà de quelques années. Mais j’ai toujours dit que nous l’achèterions bien cher, et plus je vais, plus je conçois la possibilité de terribles catastrophes ; une vraie barbarie temporaire, une guerre de gladiateurs, une invasion de barbares, un despotisme militaire, des folies comme celles de Caligula, des imbécillités comme celles de Claude, tout cela est possible. Je conçois qu’à un certain âge une telle perspective doit faire mourir de tristesse. Mais nous autres, jeunes et rêvant un long avenir, nous nous consolons facilement en regardant au delà ; la pensée même que nous pourrions en être la victime, ne fait que nous intéresser au drame. Quand je dis victime, je le répète, excellente amie, ce que je t’ai mille fois déclaré, qu’à aucun prix ni dans aucune circonstance, je ne m’exposerai à des dangers matériels. Cela serait chez moi de très mauvais goût. J’ose croire que je saurais sacrifier ma vie à mon idéal, si l’occasion s’en présentait ; mais ce ne serait jamais dans une lutte brutale, avec une populace ameutée ou des soldats fanatisés. D’ailleurs pour m’exposer à un danger pour ma conviction, j’exigerais une certitude telle que ma cause est la vraie et la seule vraie, que j’attendrai vainement, je crois, toute ma vie qu’une telle occasion se présente. Toujours est-il que dans aucune des circonstances périlleuses que nous avons traversées, je n’ai vu la chose assez nette, pour que j’eusse voulu m’exposer à une égratignure. L’homme de parti, qui ne voit qu’une face des choses, se jette à corps perdu sans y regarder de si près ; l’homme critique et philosophe voit si bien en toute chose le pour et le contre, qu’il est toujours tenté de rester les bras croisés, ne trouvant pas la chose assez claire pour se faire tuer.

Il est souverainement désirable pour nous tous et pour moi en particulier, que Cavaignac soit élu. Tout mon entourage, surtout la Liberté de Pensée où je suis fort engagé, s’est attaché à lui de la façon la plus exclusive, la plus compromettante même, s’il n’est pas élu. Je suis presque fâché d’avoir inséré un article, tout scientifique du reste (sur le tome II du Cosmos de M. de Humboldt) dans le dernier numéro, qui d’un bout à l’autre n’est presque qu’un manifeste en sa faveur et une diatribe contre l’autre, et dont on s’est en effet emparé comme d’une manœuvre électorale, en en reproduisant à cinq cent mille exemplaires la partie politique. J’ai vu hier soir Jules Simon, qui est engagé à tel point que je ne voudrais pas pour mon honneur l’être autant. Aussi est'il dans des transes pour le résultat du grand duel qui doit se livrer demain. C’est un vrai fanatisme cavaignaquiste, que je ne partage pas, bien que je sois pleinement et complètement pour lui, puisqu’il n’y en a pas d’autre à opposer à l’idiot. Avouons toutefois que celui-ci a les plus grandes chances. Il a pour lui les paysans, les portiers, et, ce qui est plus capital, les orgues de Barbarie, qui le jouent sur tous les airs. Ces innocents instruments sont devenus les grands agents électoraux du nouveau système. Un homme qui a pour lui tous les chanteurs en plein vent d’un pays ne peut manquer d’être élu.

Rien du reste de nouveau dans mes affaires. Je n’ai pu encore revoir M. Cousin. Il a été gravement malade, et maintenant, quoique à peine rétabli, il préside le concours d’agrégation pour les facultés. Ce concours est bien faible, nous faisions aussi bien que cela. Aucun rapport sur les concours d’août ne sera publié cette année ; j’ignore absolument pourquoi.

Adieu, excellente amie ; conserve-moi cette précieuse affection qui fait le charme de ma vie, et m’est si nécessaire pour traverser ces jours pénibles. Compte à jamais sur la mienne.

Ton frère et meilleur ami,
E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 16 décembre 1848.

Excellente amie, que les intervalles de notre correspondance me paraissent longs, depuis que je m’étais habitué à voir chaque semaine quelques mots de toi ! Ton silence et la lettre récente de mademoiselle Ulliac m’ont fait conclure que ta santé était enfin rétablie ou du moins que l’amélioration dont tu m’assurais dans chacune de tes lettres, continue lentement. Et pourtant nos journaux parlent toujours du choléra comme sévissant à Cracovie. Quant à Varsovie, si quelque chose pouvait faire comprendre le mur de séparation qui existe entre le pays que tu habites et le nôtre, c’est le silence qu’ils ont tenu, faute de renseignements sans doute, sur les ravages du fléau dans cette ville. À peine parlaient-ils d’un fait, qui ou temps ordinaire et dans un pays européen, eût été un événement.

Voilà donc la grande folie accomplie, chère amie ! Louis-Napoléon Bonaparte est président de la République française. Il est certes difficile d’être plus désintéressé que je ne le suis dans cette affaire. J’avais une antipathie naturelle pour Cavaignac, à tel point que je n’ai pas voulu le faire bénéficier de ma voix, et que j’ai préféré me donner le plaisir innocent de voter pour Lamartine. J’en suis presque fâché à la vue de ce qu’on nous prépare. Quel avenir, grand Dieu ! Cela va être pis que sous la Restauration. On donne pour certaine la nomination de M. de Falloux au ministère de l’Instruction Publique. Imagines-tu la portée d’un tel acte ? M. de Falloux, tu le sais, n’est qu’à une nuance de M. de Montalembert. Ce qu’il y aurait de plus désirable, ce serait qu’ils fussent assez imprudents pour frapper un grand coup ; alors nous leur ferions une croisade en règle. Mais ils s’en garderont ; ils nous mineront sourdement, ils nous épargneront des persécutions, qui seraient des titres à valoir à la prochaine révolution. Rien ne peut dépeindre la débâcle du parti Jeune Université (École Normale, Liberté de Penser, etc.). La plupart de ces jeunes gens avaient voulu faire les personnages publics, et s’étaient fort avancés en articles de journaux, brochures, discours de clubs, etc. Certes, je peux m’en laver complètement les mains ; car j’ai toujours trouvé cette misérable petite action de détail indigne de l’homme intellectuel. Le vrai penseur a sa mission bien plus haute. Il doit s’adresser aux idées, chercher a modifier le tour d’imagination généralement répandu, mais mépriser ces misérables questions de personne. Je souffre vivement toutefois de voir l’échec que vont recevoir de cette plate restauration les idées libérales. Et si un tel régime devait durer, j’en souffrirais plus que personne ; car je suis engagé, et je suis résolu à marcher hardiment, sauf les conseils de prudence, pour lesquels tu peux compter sur moi. Si la réaction intellectuelle (je parle de celle-là seulement) était trop forte, il se pourrait que je rompisse le silence, et qu’interrompent mes arides recherches, je reprisse un cadre que je manie et remanie depuis fort longtemps (je t’en ai parlé, je crois, je le désigne par ces mots : de l’avenir de la science) afin de dire hautement et largement ma pensée. Je ne le ferais qu’au cas où je serais sûr qu’un vif écho me répondrait dans un monde assez étendu. — Une nouvelle société d’actionnaires vient d’être formée pour notre Revue, l’ancienne ayant été dissoute, par suite de dissentiments sur la direction » M. Lamartine est en tête de la nouvelle liste. Ces messieurs m’ont proposé d’y figurer, en changeant en une action de cinq cents francs les sommes qui m’étaient dues pour les articles que je leur ai donnés. J’ai accepté ; c’est, je crois, un très mauvais placement au point de vue financier ; mais je n’y devais point regarder avec ces messieurs qui m’ont accueilli avec tant d’empressement et de bienveillance. On se réunit tous les jeudis soirs chez Jules Simon. J’y vais quelquefois. Ce n’est pas précisément une société de mon goût ; Jules Simon lui-même n’est pas l’homme idéal que j’aime, et dont je trouve tant de traits dans M. Cousin et M. Burnouf et même M. Garnier ; mais enfin nous sympathisons sur une foule de points, et je trouve parmi eux une franchise et un libéralisme de très bon aloi, joints à beaucoup d’esprit.

L’avenir, ces jours-ci, m’attriste beaucoup. On a mis les rênes de la France, la direction de la pensée entre les mains d’une masse aveugle, arriérée de deux ou trois siècles, et la sotte bourgeoisie, qui a peur de ses propres principes, laissera faire. Car elle préfère ses écus à ses principes et à la culture intellectuelle. Je crains beaucoup plus la barbarie cette fois que je ne la craignais en face du débordement démocrate-socialiste. La majorité est trop lourde pour gouverner ; la majorité ne veut que repos, bien-être, sécurité. Or repos, bien-être, sécurité sont inconciliables avec le progrès. Celui-ci ne s’obtient qu’en sacrifiant un peu des premiers. Pour faire marcher l’humanité, il faut la traîner ; elle est naturellement lourde et endormie. Le rôle des minorités est de la secouer, de l’empêcher de prendre trop ses aises ; car elle s’y corromprait. C’est ce rôle des minorités qu’on a rendu terriblement difficile par cette grande absurdité du suffrage universel. Rendre l’humanité digne d’une telle institution devrait être le but de tout gouvernement, et le crime du régime déchu est d’avoir fait tout le contraire ; mais la lui donner avant le temps, c’est pure folie, et nous allons en éprouver les tristes conséquences.

Je continue activement mes thèses : c’est un immense travail et des plus arides ; mais je suis certain qu’il aura du prix au moins aux yeux des personnes qui en seront les juges. Il m’en coûte infiniment de renfermer dans ce cadre étroit mon activité intellectuelle, qui est maintenant à sa plus grande énergie. Les travaux accessoires dont j’entremèle mon œuvre du moment ne me soulagent même pas suffisamment. Que je te voudrais auprès de moi ! Cette pensée me poursuit sans cesse ; elle résume tous les besoins de mon cœur. J’ai éprouvé ces jours-ci une affliction des plus vives. Il vient d’arriver un terrible accident à mon excellent ami Berthelot. Il travaillait cette année au laboratoire de chimie de M. Pelouze ; mais cette ardeur à chercher, qui est le trait de son esprit, ne put se contenter des heures régulières. Il voulut faire dans sa chambre une suite d’expériences fort dangereuses. Après s’être blessé plusieurs fois, et malgré mes supplications (car je connaissais sa maladresse), il s’obstina à continuer. Enfin un accident plus grave que les autres a failli, il y a quelques jours, lui coûter la vie. Il est maintenant rétabli, mais un de ses yeux est presque perdu, et il est bien à craindre que peu à peu cet œil ne s’éteigne entièrement. Cet admirable jeune homme me parlait encore sur son lit de souffrances des découvertes qu’il croyait avoir faites dans l’expérience qui lui a coûté si cher, et ne paraissait préoccupé que du soin de les continuer ! Adieu, excellente amie. Écris-moi bientôt ; j’ai besoin de ta voix douce et chérie ; car je ne sais pourquoi, je suis triste,

Tout à toi, chère sœur,
E. R.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 29 décembre 1848.

Excellente sœur, Tu me demandais une prompte réponse pour calmer les inquiétudes que t’avaient fait concevoir sur l’état de notre pays des nouvelles inexactes. Bien que des récits plus véridiques aient dû les faire cesser, je ne veux pas tarder néanmoins à t’écrire. C’est d'ailleurs, je t’assure, une de mes joies les plus vives de trouver une affection comme la tienne dans le sein de laquelle je puisse épancher sans réserve ma pensée et mon cœur. Que je souffre de te voir, en ce qui concerne l’état de notre patrie, le jouet du premier nouvelliste extravagant ou ennemi ! Au nom du ciel, ne crois rien que ce que tu verras dans le Journal des Débats. Je suis loin sans doute de te donner cette feuille comme un juge impartial ; mais enfin sa publicité lui interdit les canards trop excentriques. J’en suis à me demander ce qui a pu faire voir au voyageur qui t’a alarmée quelque symptôme analogue aux fatales journées dans le grand acte que la France vient d’accomplir avec tant de calme et si peu d’enthousiasme. Depuis juin, l’esprit politique est mort dans le peuple ; il ne songe plus qu’à vivre. Sans doute il s’opère en ce moment un immense mouvement d’idées. Mais nul, je t’assure, ne songe à tenter de sitôt l’expérience des armes. Le premier coup d’État, la première illégalité (pour parler au point de vue sur lequel tu insistais avec tant de vérité dans ta dernière lettre) viendra, j’en suis sûr, du parti conservateur ou rétrograde. Malheur à lui, s’il réussit ! L’expérience a prouvé qu’un gouvernement qui agit en son nom personnel est, en France, la chose la plus facile à renverser, mais qu’un pouvoir qui n’est que la représentation nationale elle-même est invincible. Quel gouvernement eût résisté aux journées de juin ? et la République y a résisté. Si j’étais Montagnard, je souhaiterais un empire ou une restauration, car il est certain que dans un ou deux ans, plus peut-être, on en aurait beau jeu ; au contraire cette majorité personnifiée est un roc inébranlable, une vraie borne. Pour peu qu’un gouvernement ait d’autocratie, il est si facile de faire croire qu’il ne représente pas le pays  ; au lieu que dans l’état actuel, il n’y a pas moyen d’argumenter là-dessus. Je souhaite vivement pour ma part qu’on renonce à l’agitation de la rue et à l’émeute (qui est bonne aussi à son jour) pour ouvrir la lice à la lutte des esprits. Le grand effet de la révolution de février aura été de poser des problèmes auparavant inaperçus, (réveiller les esprits, de faire éclore des idées nouvelles. Rien de tout cela n’est encore mûr : il y a plus ; les idées d’avenir se sont, comme lors de notre première révolution, présentées avec un cortège repoussant, en mauvaise compagnie et sous des formes hideuses. Par un étrange contre-sens, les idées d’humanité et de fraternité se sont alliées à des souvenirs de terreur. De pauvres fous ont cru se montrer avancés en reculant à 93, je dis aux jours néfastes de 93, et on a confondu avec eux les vrais avancés, ceux qui sont pénétrés de la sainteté de l’humanité, et aspirent à substituer à l’iniquité actuelle un état plus juste et plus heureux. Je me creuse la tête pour trouver ce qu’il y a de commun entre de telles idées, toutes pleines de religion, de douceur, d’amour, et les tristes souvenirs de l’époque passée. L’œuvre de tout ce qu’il y a maintenant d’intelligent en France doit être de changer ce tour superficiel d’imagination, de détruire cette fatale association, de faire qu’en montrant l’avenir on ne se reporte plus effrayé vers le passé. Ce doit être de montrer les idées nouvelles, non plus sous l’image du cynisme, de la haine, d’une populace ameutée, mais sous les traits de l’idéal et de la morale, embellies par la poésie, appuyées sur la raison, et de montrer dans cette veine nouvelle une littérature nouvelle, une philosophie nouvelle, une morale nouvelle, un idéal nouveau, et pour les initiés, un Dieu nouveau. Le jour n’est pas loin ou le vieux parti conservateur-égoïste, celui que quelquefois je me laisse aller à appeler (improprement, je l’avoue), le parti bourgeois, autrement dit, les satisfaits matérialistes et financiers du vieux régime, le jour, dis-je, n’est pas loin où ce parti sera réduit à une telle nullité, à une telle incapacité de produire quoi que ce soit, qu’il tombera de lui-même comme une bourse vide, qu’il mourra de bêtise bien plus que de mort violente. Nul plus que moi ne respecte les générations de leur vivant, si elles consentaient au rôle de momies. Je ne trouve même pas mauvais qu’elles ne prennent pas le ton nouveau  ; nous autres, nous aurons un jour à réclamer la même indulgence. Le vieillard n’est pas ridicule pour conserver le costume de son temps ; au contraire, cela lui donne un air original et vénérable qu’on aime, et qu’il perd, s’il cherche à prendre des airs de jeunesse et à suivre les modes du jour. Celui qui s’est moulé dans une forme roide et cassante ne peut s’en débarrasser, et (quoique nous ne concevions pas comment cela pourra arriver) il est bien probable qu’un jour nous aussi nous prononcerons l’anathème contre l’avenir au nom de ce que nous aurons considéré comme la perfection. Ainsi donc, respect à tout ce qui a été beau, à tout ce qui a servi le progrès ! Mais que ce respect ne soit pas une chaîne ! Où serions-nous, si les Cousin, les Villemain, les Guizot n’avaient poussé à la roue ? Pourquoi nous refuserait-on ce qu’on leur a accordé ? Combien d’ailleurs parmi les hommes de cette magnifique couvée qui prit la loge virile en 1815 ont continué à marcher sans s’arrêter ? Michelet, Lamartine, Lamennais, Quinet, Pierre Leroux lui-même (à ce nom, je crains tes anathèmes ; mais je respecte tout ce qui est original et pur, lors même que je suis dissident) ! Mais malheur à qui avait vingt ans en 1830 ; celui-là est entré dans le monde sous les influences de Mercure, et si son âme n’a noblement réagi et ne s’est formée dans la tristesse et la colère, celui-là ne peut comprendre le beau, le divin, le désintéressé, celui-là est exclu du royaume du ciel. Que ne puis-je te faire assister au prodigieux mouvement qui s’opère maintenant dans les esprits ! Sans doute il y a une puissante résistance, organisée par des hommes dont je ne nie pas la capacité, tous enchaînés au passé par leurs intérêts pécuniaires ou par des théories préconçues. Mais toute la jeunesse intelligente, comme tous les hommes indépendants, entre à pleine voile dans les idées d’avenir. Parmi mes connaissances, je n’en vois qu’un ou deux qui se rattachent au passé et songent à la résistance. Un jeune homme, appartenant à une famille aristocratique, à qui j’ai donné des leçons et qui fait maintenant son droit, m’assurait hier encore que tous les jeunes gens sérieux entraient dans la voie nouvelle avec enthousiasme, et que c’étaient seulement la jeunesse des estaminets et des cafés, ceux qu’on appelle en langage d’école les viveurs, qui se refusaient au dogme nouveau de la fraternité. Cela se conçoit. Il y a quelques jours, chez M. Garnier (qui est lui-même fort prononcé pour le sage progrès), je voyais le même fait se dessiner d’une manière frappante. Mais là il y avait d’un autre côté une résistance acharnée, haineuse, et avouant avec cynisme le plus hideux égoïsme. J’y ai entendu une femme distinguée soutenir, je dirai presque prêcher les idées nouvelles avec l’entrainement d’une foi religieuse, et produire sur tous ceux qui l’écoutaient une vive impression. Pour le dire en passant, les femmes seront le plus puissant appui du socialisme ; elles seront pour lui ce qu’elles ont été pour le christianisme naissant, plus que les apôtres. Car elles sentent plus vivement, elles ont plus de vérité ; quand un homme prêche une doctrine, il faut se demander avant tout s’il ne joue pas un rôle ; cela n’a pas lieu pour la femme. — C’est avec peine sans doute que je vois le socialisme prendre une forme religieuse, et par conséquent étroite, contre laquelle il faudra ultérieurement réagir. Ma conviction est qu’une religion durable est impossible en face du développement de l’esprit critique, si puissant chez les modernes. Au bout de quelques années, la forme dogmatique, qui autrefois résistait des siècles, sera percée à jour. Nous autres, philosophes, nous voudrions que tout se fît rationnellement et grandement. Mais les masses ne sont pas philosophes, il faut leur laisser ces formes étroites, mais puissantes, nécessaires au moins pour créer. Ensuite viendra le travail épuratoire et critique.

Si tu étais parmi nous, que tu étudierais tout cela avec intérêt ! Ta force de raison te rangerait sans doute parmi les philosophes ; tu resterais en dehors de toute forme sectaire ; comme nous tu refuserais de porter aucun nom ; un nom est une limite, et quand on me demande si je suis socialiste, je réponds résolument : Non. Je suis homme raisonnable et sensible ; tout ce qui est raison et humanité est ma loi. D’ailleurs, parfaitement d’accord avec les socialistes pour les tendances et les principes théoriques, je crois tous les moyens qu’ils proposent chimériques et contraires au but qu’ils veulent atteindre, l’avenir résoudra le problème d’application, ou plutôt (disons-le, quoique ce soit triste à dire), la brutalité des faits s’en chargera. Voilà comment se tranchent les questions de l’humanité. Nous voudrions abattre les obstacles tout doucement et sagement. Mais la sotte résistance provoque un effroyable déluge où ceux qui attaquent, ceux qui résistent, ceux qui détruisent, ceux qui bâtissent sont roulés pêle-mêle. Dieu soit loué ! quand l’orage a cessé, l’obstacle est détruit, et le champ est libre pour recommencer. Que tous les raisonnements et toutes les politiques sont faibles contre ces forces-là !

La vertu les conçoit, le crime les consomme ;
L’ouvrier est divin, l’instrument est mortel ;
L’un veut changer le Dieu, l’autre brise l’autel ;
L’un sur la liberté veut fonder la justice ;
L’autre sur tous les droits fait crouler l’édifice ;
Puis vient la nuit fatale où l’esprit combattu
Ne sait plus où trouver le crime et la vertu ;
Chaque parti s’en fait d’horribles représailles ;
Les révolutions sont des champs de bataille
Où deux droits violés se heurtent dans le temps ;
Quel que soit le vainqueur, malheur aux combattants !
L’un, possesseur jaloux d’un héritage inique,
Se fait un titre saint d’une injustice antique,
Veut que l’oppression consacre l’oppresseur,
Et croit venger le ciel en défendant l’erreur ;
L’autre, le cœur aigri par une vieille offense,
Dans la raison qui luit ne voit qu’une vengeance,
Et s’armant à sa voix d’un droit ensanglanté,
Brûle, pille et massacre à coups de vérité ;
Aussi l’abîme appelle un plus profond abîme ;
Qu’y faire ? La raison n’a que le choix du crime ;
Faut-il que le bien cède et recule à jamais ?
Faut-il vaincre le mal à force de forfaits ?
Devant ces changements, le cœur du juste hésite ;
Malheur à qui les fait, heureux qui les hérite ![16]

O Jocelyn ! Jocelyn ! ton âme est la mienne. Un de mes plus sensibles déplaisirs est de songer que tu vois un journal qui apprécie M. de Lamartine comme un vulgaire intrigant. En général, ma bonne amie, je souffre beaucoup de voir un prisme entre toi et nous. Je ne te demande pas d’être d’un avis, mais de suspendre tout jugement, Ceci est de la pure critique. Je conçois que nous devons être souverainement ridicules quand nous jugeons d’après nos vues personnelles les affaires d’Allemagne ou de Pologne. En vérité, chère amie, es-tu dans une meilleure position pour juger de nos affaires ? Car enfin le meilleur œil du monde ne peut bien voir à travers des verres qui déforment les objets.

Je me suis laissé aller à te dire tout, chère amie, même dans une forme que je me permets rarement, comptant sur ta haute intelligence. N’y a-t-il absolument aucun moyen de te faire parvenir des imprimés, sous forme de commission, ou par l’entremise du consul ? J’ai plusieurs choses que je veux te faire lire, et je vois que le Journal de l’Instruction Publique ne te parvient pas. — je t’enverrais entre autres un article sur le Cosmos que j’ai inséré dans la Liberté de Penser et où j’ai rendu compte du deuxième volume, traduit par un de mes amis, M. Caluski. — L’objet du deuxième volume est tout historique. C’est le Cosmos dans la conscience humaine, ou l’histoire des idées que l’homme s’est faites de l’univers, aux diverses époques de son développement, « Reflet du monde extérieur dans l’imagination de l’homme. Poésie de la nature chez tous les peuples. — Peinture de paysage, son histoire. — Histoire du goût de la nature, du site pittoresque. — Phases diverses du développement progressif de l’idée de l’univers. Bassin de la Méditerranée, point de départ ; commerce et navigation antiques ; Alexandre ; les Ptolémées ; l’empire romain ; les Arabes ; — découvertes du xv° et xvi° siècles, achevant l’idée du Cosmos. » Ce deuxième volume est inférieur au premier pour l’unité et la majesté de l'ensemble et de l’exposition. Mais il est plein de documents inappréciables et de vues particulières pleines d’originalité.

J’ai vu M. Cousin il y a quelques jours, Cet homme est si étendu, si multiple qu’il ne se ressemble jamais à lui-même deux jours de suite. Cette fois il m’a fait une impression tout autre. Il venait d’obtenir de M. Freslon de très importants arrêtés relatifs aux agrégés des Facultés, et était tout préoccupé de ses plans d’organisation : il ne m’a parlé que de cela une heure durant, avec sa verve habituelle. Dieu me garde de le regretter. J’aime cet homme comme un père, bien plus certes que ceux qui sont ses disciples officiels. La Liberté de Penser ne s’est pas, à mon avis, montrée assez reconnaissante envers lui. Dans un article regrettable, M. Jacques a presque renié sa paternité, la trouvant compromettante pour le moment. C’est moi qui dans un article philosophique ai parlé de lui de la façon la plus convenable, et qui ai hautement avoué toute l’admiration que je professe pour ce grand homme. Ces passages ont été remarqués. — Adieu, excellente amie ; l’espace me manque, mais tu sais combien je t’aime.

E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 27 janvier 1849.

Je n’ai point encore achevé la lecture de ta lettre, chère amie, et je srns le plus impérieux besoin de répondre aux premières pages, quii font naître en mon âme un sentiment que jamais, non jamais, je n’avais éprouvé. Quoi ! tu as douté de mon cœur, tu as pu prendre pour toi et pour notre excellent frère, cette âme si rare, des mots trop durs peut-être pour ceux mêmes à qui ils s’appliquent, mais qui certes ne peuvent se rapporter aux deux âmes qui me sont les plus chères, A celle surtout que, seule entre toutes les femmes, j’aime et j’admire. O Henriette, ma bien-aimée, ce qui m’afflige, je t’assure, ce n’est pas ce contre-sens en lui-même, mais ce qui me désole, c’est qu’il ait été possible, c’est qu’après de si longues années du commerce le plus intime que deux âmes puissent avoir l’une avec l’autre, un tel malentendu ait pu survenir entre nous, c’est que tu n’aies pas trouvé dans la conscience que tu dois avoir de mon cœur de quoi suppléer à ce que mon expression avait de défectueux. N’est-il pas trop évident qu’en frappant d’anathème les hommes qui sont entrés dans la vie politique on 1830, je n’ai pu parler que de ceux qui ont eu une vie politique ? Grand Dieu ! est-ce de l’âme la plus sympathique que je devais attendre cette judaïque littéralité, qui ne sait pas suppléer au demi-mot, et rectifier ce qui serait inexact dans son sens trop général ! En sommes-nous donc sur le terrain de ces sottes controverses, où on ne cherche qu’à prendre son interlocuteur dans ses mots, et à rétorquer contre lui des paroles incomplètes, dont le supplément se devine ? Quoi ! tu as pu croire un instant que ton frère, auquel tu as bien voulu parfois accorder quelque bon sens et quelque pénétration, ait pu dire une sottise comme celle-là : Tous ceux qui ont eu tel âge à telle année sont de mauvais cœurs. O Henriette ! Henriette ! quelle exégèse ! N’est-il pas plus clair que le jour que l’année 1810, comme les autres, a vu naître de pures et belles âmes, que les influences du régime de juillet, quelles qu’elles aient pu être (ce n’est pas la question) ont été nulles et par leur bien et par leur mal sur l’immense majorité de ceux qui ont traversé ce régime ? Enfin, ma bonne amie, comment as-tu pu appliquer à des personnes complètement étrangères à la politique des mots qui ne s’appliquent trop évidemment qu’aux hommes politiques ? Notre frère par exemple… certes cet excellent ami, avec sa vie retirée, son esprit droit et peu inquiet, aurait pu traverser des régimes de toutes les couleurs sans qu’il en fût rien résulté pour sa belle et bonne âme. Et tu me reproches son affection ; tu me rappelles ses larmes, comme si j’avais besoin de preuves de son amitié. Et toi, ô amie bien-aimée, toi sur qui se concentra en moi tout ce que Dieu a mis dans le cœur de l'homme pour la femme, tu m’argumentes ton amitié. O Henriette, Henriette, et moi je suis obligé de t’argumenter pour te dire que je ne crois pas que ton cœur soit un cœur de Mercure. Et tu restes sur ce thème trois pages durant, et du premier instant, tu n’as pas compris ma proposition sous sa forme exagérée, comme c’est un peu mon défaut. Eh bien  ! écoute : voici tout ce que j’ai voulu dire, crois-moi au moins cette fois : Mon opinion est que 1830 a été une époque défavorable pour entrer dans la vie intellectuelle et politique (et par là je n’entends pas l’acte d’avoir une opinion dans les choses intellectuelles ou politiques, mais pour parler net, le rôle d’écrivain et d’homme d’État) ; oh bien donc ! je crois que 1830 a été un mauvais moment pour débuter dans la carrière d’écrivain et d’homme d’État. Car on n’a eu sous les yeux dans les années suivantes rien de fort et d’original, mais seulement quelque chose de calme, pâle, peu élevé ; une petite vie, assez peu propre à agrandir, cette opinion, prise comme une pure vue critique, ne renfermerait même pas de blâme contre le régime de juillet ; car ce sont souvent les régimes calmes, réguliers, les régimes qui donnent sécurité et attirent l’esprit sur les petits soins et les petits intérêts, qui sont les moins favorables au grand développement intellectuel, qui ne végète puissamment que sous l’orage (voir Athènes, Rome, les républiques italiennes, Dante, notre XVI° siècle). Mais au fond, cette assertion n’est pour moi qu’un fait, celui-ci : tous nos hommes éminents sont de la portée de 1815, nous ne voyons pas que celle de 1830 ait rien produit ; de là, la mort complète de notre littérature, et l’affaissement général des esprits qui se manifeste de toutes parts. Et ce sont des idées de cet ordre que tu as été tourner en reproches personnels ? Mais tout le contexte n’était-il pas assez clair ? Voici un tour plus sérieux peut-être, et sur lequel je vais m’expliquer avec plus de sang-froid, car la question de cœur et d’amitié est désormais mise de côté. Ton esprit, me diras-tu, a été formé sous ses influences : or je n’hésite pas à te dire que je te place dans cette sphère plus élevée où de hautes influences peuvent agir ; oui, je te place parmi les pensées qui comptent. Ma proposition s’appliquait donc à toi ? — Non, mon Henriette, non, mille fois non, et si tu me le permets je vais te faire l’analyse psychologique de ton attachement au régime de juillet. Tu as embrassé ce régime comme le représentant des idées libérales, comme le résultat naturel de la noble révolution qui renversa la Restauration. Tu n’as jamais envisagé ce régime que par son beau côté, en tant que représentant la liberté et l’ordre, critiquable certes même à ce point de vue sur une foule d’actes de détail (cela est inévitable de l’aveu de tous), mais enfin dessinant assez, bien sa ligue générale. Puis quand sont venues les mauvaises années, quand le vieillard s’affaissant sur des espérances surannées ne vit plus, devant lui qu’un soin de dynastie, quand il devint sourd à tous les conseils (et dis-je ici autre chose que les témoins les moins suspects, le prince de Joinville par exemple, dans ses lettres publiées ?) quand une cour, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus antipathique à la France actuelle, apparut tous les jours de plus en plus envahissante, enfin quand on vit reparaître traits pour traits la Restauration, moins cette espèce d’air de majesté qu’elle avait par droit de naissance, alors tu n’étais plus parmi nous, tu étais dans un pays où le régime qui nous étouffait eût pu passer pour un âge d’or. Rends-moi justice, longtemps avant la révolution de février, ne te parlais-je pas dans le même sens ? Certes voilà plus qu’il n’en faut, je crois, pour expliquer comment la plus belle âme et l’esprit le plus élevé a pu avoir de la sympathie pour un régime qu’elle n’a connu que par ce qu’il avait d’honorable. Et cette apologie n’est pas pour toi seulement, je me l’adresse pour tous ceux dont l’estime m’est chère. M. Garnier, par exemple, celui-là, grâce à Dieu, n’était pas et ne se vante pas d’avoir été républicain de la veille. Et pourtant M. Garnier est à mes yeux le type de l’inflexible honnêteté. Aussi je craindrais de passer à tes yeux pour un démocrate enragé, si je te citais les dures paroles que je l’ai entendu, avant février, lancer contre Guizot, devant ceux qui étaient les plus étroitement liés à la politique du ministre, Saint-Marc-Girardin, Nisard, etc., qui ne répondaient pas, mais riaient. M. Burnouf encore, le vendredi 28 février, le jour où nous nous rencontrâmes tous deux seuls devant la porte de notre salle au Collège de France, transformé en place de guerre, je l’ai vu verser des larmes, tandis que nous gravissions les barricades pour regagner notre domicile, et me dire d’un air triste, en lisant sur les murs des proclamations où on invitait le peuple a ne pas quitter ses armes : « Nous n’avions pas fait comme cela en Juillet. » Crois-tu donc que j’aie pu un instant maudire des hommes pour lesquels je professe la plus haute estime ? Non, mon amie, fais-moi la grâce d’apporter à mes paroles ces rectifications de la bonne foi, sans lesquelles tout discours n’est qu’un tissu de sottises. Si je disais : « Malheur à celui qui, né vers 1700, est mort quelques années avant la Révolution  ; car celui-là a vécu dans le siècle le plus radicalement dépourvu d’idéal, celui-là a pu croire que le mouvement de l’humanité n’est qu’intrigues de cours et tactique militaire, que la création poétique n’est qu’un mécanisme artificiel, etc., » je dirais certes une phrase acceptable ; et pourtant quelle absurdité, grand Dieu ! si on la prenait à la lettre, si on appliquait cette malédiction à ceux qui ont traversé ce siècle immoral sans le connaître, M. Rollin par exemple, à ceux qui ont noblement réagi contre lui, comme Jean-Jacques, ou même si on l’appliquait exclusivement aux vrais représentants de ce siècle, à Voltaire, par exemple, Voltaire dont pour ma part je reconnais la paternité, tout en faisant mes réserves.

T’ai-je prouvé mon étrange thèse, chère Henriette ? t’ai-je prouvé que je n’ai pu songer à lancer contre toi l’anathème des mauvais cœurs ? Se peut-il qu’une fois dans notre vie, tu m’aies mis sur un pareil terrain ? En vérité, je ne puis le prendre au sérieux, et le sentiment de profonde douleur que j’ai éprouvé en lisant tes premières pages se change en un rire inextinguible. En y réfléchissant, je trouve cela si drôle, que je ne puis croire que toi-même tu n’en ries de ton côté. Il est bien sûr au moins que nous en rirons un jour ensemble.

— J’ai achevé la lecture de ta lettre et j’y trouve encore, chère amie, de désolants malentendus, et toujours de ces malentendus qui me font peino, parce que j’y vois je ne sais quelle mauvaise humeur qui prend à dessein les choses de travers. Par quel monopole, par quelle iniquité, me demandes-tu, ai-je réussi a sortir de la misère ? Suis-je coupable d’avoir empêché ma vieille mère d’aller mourir à l’hôpital, d’avoir été pour mon frère la providence terrestre ? Et tu ajoutes : « Oui, me répondras-tu peut-être avec Pierre Leroux, puisque tu l’admires… » Réfléchis à ce mot, ma bonne amie, et demande-toi si jamais une sœur a adressé à un frère, une amie à un ami, un reproche plus dur. Car enfin supposer que j’aie pu répondre oui à une telle question, c’est me dire que je suis un fou et un méchant. Je ne discute pas sur ceci ; car en vérité ai-je posé le moindre principe qui ait pu t’autoriser a m’attribuer une telle absurdité ? — Il y a plus, j’ai lu Pierre Leroux un peu plus que tu n’as pu le faire, et, bien que je n’aie nul intérêt à faire son apologie, je dois dire que Pierre Leroux n’eût pas répondu oui à une telle question, que cet homme presque aliéné d’esprit, mais d’un si admirable cœur, n’aurait que de l’admiration pour ton dévouement. Et d’ailleurs eût-il ajouté cette folie à tant d’autres, je n’en serais pas, je crois, responsable. Tu prétends que je l’admire ; faut-il en conclure que je me fasse solidaire de toutes ses rêveries ? J’admire dans le passé bien d’autres fous sublimes, sans être tenté de me faire leur disciple. J’admire Platon, sans songer à réaliser son immorale République, bien pire assurément que celle de Pierre Leroux et même de Fourier. J’admire les fondateurs du christianisme, tout en haussant les épaules sur leurs rêveries théurgiques et leurs grossières superstitions. Je dois même dire que l’expression admirera st trop forte pour Pierre Leroux. Je l’estime comme une âme assez forte pour avoir préféré au réel ce qu’elle considère comme la vérité. Un homme qui a marché l’égal des Guizot, des Cousin, des Villemain, qui eût pu comme eux arriver à son jour, et qui a préféré rester dans la plus profonde misère pour le culte de sa pensée, (et cela sous le règne de l’argent ! !), cet homme-là, dis-je, est digne du respect de tous ceux qui attachent encore un sens au mot vertu. Que ses idées soient étranges, folles même, que sa critique et son érudition atteignent le dernier degré du ridicule (il en est ainsi), je respecte au moins une conviction assez forte pour absorber si puissamment une vie. C’est là l’apôtre ; l’apôtre est à moitié fou, les gens pratiques le regardent comme idiot, parce qu’il n’a d’œil que pour le ciel ; le critique, sans se faire son disciple, tout on reconnaissant l’égarement inséparable d’une telle position intellectuelle, le respecte profondément comme une des plus énergiques manifestations des puissances de la nature humaine.

Henriette, il te manque une certaine impartialité, une certaine largeur, ou tolérance, qui fuit à toute chose sa part, qui ne s’attache à rien exclusivement, qui n’est d’aucun parti (tu es d’un parti, toi), mais qui voit dans chacun une face de vérité à côté d’une part d’erreur, qui n’a pour personne ni exclusion ni haine, parce qu’elle voit la nécessité de tous ces mouvements divers, et le droit qu’a chacun d’eux par la part de vérité qu’il possède, de faire son apparition dans le monde. L’erreur n’est pas sympathique à l’homme ; l’erreur n’est pas dangereuse : elle ne peut rien : une erreur dangereuse est une contradiction aussi bien qu’une vérité dangereuse. Car une pure erreur ne provoquerait de la nature humaine, qui après tout est bien faite, que dégoût et sentiment du ridicule. Ce qui fait le prosélytisme, ce qui entraîne le monde, ce sont les vérités incomplètes, partielles, les choses envisagées par un seul côté, avec négation du reste. C’est cette négation qui est l’erreur. Ce qu’un système affirme, c’est sa part de vérité, ce qu’il nie, c’est sa part d’erreur. Il n’erre que parce qu’il exclut ce qui n’est pas lui. L’erreur n’est que l’exclusion, la partialité, la négation de ce qu’on n’est pas. Le critique est celui qui prend toutes les affirmations, et qui, embrassant toutes choses, n’a d’exclusion pour aucune ; et c’est pour cela que le critique est peu fait pour le prosélytisme. Car ce qui est partiel est plus fort ; les hommes ne se passionnent que pour ce qui est incomplet, ou pour mieux dire, la passion les attachant exclusivement à un objet leur ferme les yeux sur tout le reste. C’est l’éternelle duperie de l’amour qui ne voit au monde que son objot. Amour exclusif est le parallèle de haine et d’anathème. C’est là ce qu’on appelle l’éclectisme, dans le bon sens. Voilé ce que disait M. Cousin dans ses beaux jours de jeunesse. Voilà ce que tu embrasseras avec la puissance de ta ferme intelligence, sitôt que de retour parmi nous, tu seras rendue au commerce vivant de notre mouvement intellectuel.

Un autre malentendu qui me fait peine encore, c’est que tu me jettes toujours comme objection les noms et les actes de ceux qui ont paru depuis février sur la scène politique, dont quelques-uns sont des noms odieux. Tu as l’air de supposer que j’ai avec eux quelque solidarité. Or ne t’ai-je pas mille fois répété que je n’avais nulle sympathie pour ces hommes, que je n’envisagerais jamais la question sous ce côté ? Les questions de principe m’occupent seules, je n’ai pas le temps de m’occuper de ces misérables personnes. Il n’y a que Lamartine auquel je tienne, parce qu’il est la personnification de mon idéal.


Paris, Dimanche 28.

Je relis encore ta lettre, ma bonne amie, chacune de ces lignes demanderait de ma part une page de réponse. Mais voici encore quelques passages que tu vas me permettre aussi de te citer il toi-même. « S’il m’a plu de placer en autrui le but de toutes mes espérances, de faire de toi le centre de ma vie, cette douce et si chère imprudence ne t’engage à rien… » et ailleurs tu reviens à diverses reprises sur ces espérances déçues, cette confiance trompée. — Mais tu as donc résolu de me percer le cœur !… Mon exégèse, chère amie, n’est pas aussi sévère que la tienne. Je veux interpréter ces paroles, et suppléer de mon cœur à ce que ne dit pas la lettre. Je suis convaincu que tu n’as pu douter un instant de mon amitié, je dirai mieux, de ma probité. Car que serais-je si je t’étais infidèle !… Non, tu n’as pu le penser. Tu as voulu dire sans doute que tu n’espères plus entre nous deux une pleine harmonie intellectuelle. Eh bien ! cette pensée, excellente amie, je ne puis davantage l’accepter. Il y a sans doute entre nos deux esprits (et je m’en réjouis pour le temps où nous vivrons ensemble), il y a, dis-je, entre nos deux esprits, de grandes différences dans lesquelles l’âge et l’expérience du monde ont une large part. Ton esprit exact et ferme, ton caractère aristocratique (dans le bon sens), ton admirable netteté, ton sens pratique si éminent, te rendent peu sympathique aux innovations hasardées et à tout ce qui sent l’exagération. Tout ce qui est hardi, aventureux, peu raisonné te déplaît. J’ai vu d’ailleurs peu d’esprits aussi dogmatiques que le tien, c’est-à-dire affirmant avec autant de fermeté ce qu’ils tiennent pour vrai. J’ai moins de fixité dans l’esprit, mon imagination m’emporte fort souvent, tout ce qui me parait humain et sensible m’entrainerait sans examen, si je n’y prenais garde. Chez toi, l’examen est la première chose ; chez moi, il ne vient qu’après le premier jugement porté par le cœur. De là une exagération générale dans mon expression. Il m’est extrêmement difficile de ne dire que juste ma pensée. Cela a de l’avantage pour |o style, et a vrai dire combien d’écrivains ne valent que par là ! Je vaux par ailleurs, je le dis sans modestie ni vanité ; mais j’avoue bien aussi que ce petit côté d’exagération et de verve a une bonne part dans ma manière. Cela me passera probablement, et je jure du fond de mon cœur qu’il n’y entre aucun calcul de charlatanisme. Il y a donc entre nos deux natures d’esprit de grandes différences ; mais ces différences ne sont-elles pas précisément la condition d’un commerce vivant et intimé ? On n’aime pas son semblable, on aime son égal. Qu’est-ce qui attire l’homme vers la femme et la femme vers l’homme ? les qualités que chacun d’eux n’a pas. Cela est si vrai que l’homme aime d’autant plus la femme, qu’elle est plus femme, et que la femme aime d’autant plus l'homme qu’il est plus homme. D’ailleurs je ne crois nullement que quand nous serons réunis, nous demeurions en désaccord sur des questions essentielles. Notre dissentiment à quatre cents lieues de distance n’a rien d’étonnant, et d’ailleurs à vrai dire, nous ne nous rencontrons pas sur les mêmes objets. Tu blâmes ce que je ne loue pas, je loue ce que tu ne blâmes pas. Suppose que nous soyons tous deux sur la colline qui domine Tréguier, au pied de la tour de Saint-Michel. Tu regardes du côté de la mer, et moi du côté de la terre, « je vois des champs, des vallées, une rivière, une petite ville sur le penchant, une montagne dans le lointain, dirais-tu. » — Et moi : « Je vois un clocher, des couvents, des maisons entourées de jardins, des navires et la mer. » Si une altercation s’élevait entre nous, pour savoir qui voit bien et qui voit mal, un tiers survenant pourrait sagement nous conseiller de regarder du même côté. Il est infiniment probable que nous verrions alors de la même manière.

N’avais-je pas raison par exemple de te dire de te mettre en garde contre toutes les nouvelles que tu ne verras pas dans les journaux français, quand je vois par le supplément de ta lettre qu’on a pu t’alarmer sérieusement par des puff comme celui-ci : le canon tiré pour une dispute de marchands de vin, dont j’avais à peine pour mu part entendu parler. Tu ne veux juger que les faits, dis-tu ; oh bien ! chère amie, ce témoignage-là, je le récuse encore. Il faut juger le résultat final, ou pour mieux dire, il faut l’attendre. Les émigrés de 91 prétendaient aussi qu’ils ne jugeaient que les faits. Mais certes qui n’aurait jugé la révolution d’alors que par les faits, l’aurait bien mal jugée, et comment en effet la jugèrent tant d’hommes éminents de l’Allemagne ? Certes je suis loin de te comparer, excellente amie, toi qui adores la France, à ses plus mortels ennemis, exilés de leur patrie par haine contre elle. Je veux dire seulement qu’il ne faut pas juger les révolutions par les faits de détail. Ainsi jugée, que serait celle de 89 ? un amas de crimes. Que serait celle de 1830 ? des barricades suivies d’une curée. Que serait celle de 48 ? Des barricades élevées par des gamins, suivies de pitoyables pugilats et d’une pluie de sang. Voilà les révolutions vues à la loupe. Vues de haut, au télescope, quelle différence ! Ce sont les grands pas de l’humanité, les jours critiques de sa vie, les ébranlements d’Encelade se tournant d’un côté sur l’autre, quand l’Etna pèse trop fort.

Tu me recommandes la prudence dans ce que j’écris, excellent conseil, chère amie. Mais je vais, je t’assure, te rassurer. Je n’écris plus absolument que dans le Journal de l’Instruction Publique et la Liberté de Penser. Le premier étant le Journal officiel du ministère, je ne peux, tu penses bien, y commettre de compromettantes hardiesses. Et quant à la Liberté de Penser, ses rédacteurs ont tout intérêt à ne pas se rendre impossibles. J’y prends d’ailleurs fort souvent le pseudonyme ou l’anonyme. J’ai résolu de faire l’essai dont je t’avais parlé sous le titre de : De l’Avenir de la science, titre qui est devenu mauvais avec les modifications que j’ai fait subir à mon plan. Je l’ai soumis à M. Egger qui l’a fort approuvé. Si tu avais besoin d’être rassurée sur ce nouvel essai, voici le gage le plus sûr que je puisse t’offrir, chère amie. Je compte lui donner la forme d’une lettre adressée à M. Eugène Burnouf, comme à mon idéal scientifique, à celui qui a confirmé A jamais ma vocation à la science. Tu comprends bien que je n’irai pas lui débiter des impertinences. J’attends toutefois à lui en parler, que je puisse lui présenter plusieurs pages, afin qu’il prenne une idée de l’ouvrage. Cette question de forme n’est même pas, je dois le dire, tellement arrêtée, que je ne me réserve de revenir sur ce point, si quelques idées refusaient absolument de se prêter à ce cadre. Je te donnerai dans ma prochaine lettre la table analytique des paragraphes. Je suis assuré que Joubert, l’éditeur philosophique, avec qui j’ai eu plusieurs fois affaire pour des articles tirés à part de la Liberté de Penser, acceptera le manuscrit à de bonnes conditions. Et dussé-je faire les avances, elles ne dépasseraient pas cinq à six cents francs, que dis-je ? peut-être pas quatre cents francs, que je serai assuré de couvrir par la vente. M. Egger, qui s’entend très bien en librairie, m’a assuré que j’en écoulerais environ cinq cents exemplaires. D’ailleurs j’envisage ce premier essai beaucoup moins comme une spéculation commerciale que comme un premier titre, une première manifestation de ma pensée intime. C’est pour cela que je désire l’émettre avant mes thèses. Ma vie ne sera jamais absorbée par l’érudition aride et sans vie. Je ne veux pas être confondu dans la foule de ces grimauds de compilateurs, qui passent leur vie sans remuer une idée. Je veux dire dès le début le sens que j’attache à la science, comment elle est à mes yeux inséparable de la philosophie, comment elle n’a de valeur que par la philosophie qu’elle renferme, comment la science est une religion, sacrée au même titre qu’elle, puisque seule elle peut résoudre à l’homme le grand problème des choses, etc. Ce sera ma profession de foi scientifique, mon Discours de la Méthode, mon Novum Organum. Je voudrais que l’effroyable réaction intellectuelle à laquelle nous sommes en proie sous ce néo-féodal M. de Falloux continuât jusqu’au moment de la publication. Cela lui donnerait un petit vernis d’opposition et d’actualité fort prisé en France, Malheureusement cela ne sera pas, à moins que pis n’arrive. J. Simon, que je vis jeudi dernier, nous assura que les batteries contre le ministère auraient un immanquable succès les premiers jours de la semaine prochaine. Je ne puis le dire à quelle exaspération tout ce parti est en proie. On complote beaucoup, et des choses de toutes sortes. L’agitation est d’ailleurs assez vive dans Paris. Le légitimisme ne cache plus ses batteries, M. de Falloux marche à visage découvert, et c’est lui qui est l’âme du cabinet. Il se peut qu’avant un mois les coups de fusil recommencent. Je te répète, chère amie, quoi que tu apprennes, ne crains rien pour moi. Je serai pour les révolutions de l’avenir ce que j’ai été pour celles du passé, spectateur curieux, rien de plus. Et ce que je dis pour les coups de fusil, je le dis pour les manifestations de toute espèce et pour quelque but que ce soit, même contre Henri V. Ma petite nature retirée et peu communicative me rend insupportables ces masses où disparaît l’individualité personnelle.

Quelle longue et douce causerie, excellente sœur ! Oui, douce, en ces dernières pages, car le sentiment pénible qui résulte pour moi de la lecture de ta lettre s’efface aussitôt que j’ai causé quelques instants avec toi. Cela me fait penser aux jours de l’avenir ! L’espace me manque complètement pour te parler des faits importants survenus au département de l’Instruction Publique. D’ailleurs en peut se demander s’ils auront quelque suite.

Lundi soir. — Étrange journée, telle que nous n’en avions pas vu depuis les jours néfastes de juin. Partout des canons, des troupes se croisant, le rappel, l’alerte sur tous les visages, ces bizarres accoutrements qui ne nous font plus rire depuis que nous y sommes habitués, sabres suspendus sur de vieux habits râpés, mines grotesques, le fusil sur l’épaule, uniformes de fantaisie. Et pourquoi tout cela ? C’est une énigme. Je viens de voir le journal du soir. Il semble que ce soit un 18 brumaire avorté. Les sympathies pour l’assemblée et la république sont universelles. Ce soir toutes les troupes sont rentrées. Il n’y a ni exaspération, ni agitation trop forte. Le gai Parisien ne fait encore que rire. Il y a des groupes, et un lecteur au milieu qui lit le journal. Les commentaires ne sont que malins. Ce matin, la physionomie de Paris était effrayante. Il a passé dans la rue d’Enfer plus de vingt pièces de canon. Ce soir au contraire, elle n’est qu’animée. On ne sait le résultat de la séance. Je regretterai ce bon M. de Falloux. J’aime à avoir ainsi quelqu’un contre qui je m’aiguise ou je m’agace. Il me faisait l’effet de ces petits corps d’ivoire qu’on donne aux enfants pour s’irriter les gencives et aider les dents à percer.

Mardi. — Tout est calme. Évidemment on a supposé un complot, et voulu provoquer une émeute. Et puis on jette toute cette agitation sur ceux qui n’y sont pour rien et qui en souffrent. Et on dit que ce sont eux qui empêchent le commerce par le trouble qu’ils entretiennent dans la rue. Voilà les gens comme il faut à l’œuvre.

Berthelot va beaucoup mieux : la guérison est meilleure qu’on n’aurait pu l’espérer. Il ne lui reste plus qu’un point noir dans le champ de la vision, lequel pourra disparaître avec le temps.

Adieu, bonne et chère amie : réponds-moi le plus tôt possible, rassure-moi sur les dispositions de ton cœur. Le mien sera toujours à toi sans réserve.

E. RENAN.


Mercredi midi. L’agitation sourde s’accroît. Au nom du ciel, ne crois pas à ces complots. Il n’en est rien. Ce sont des machines du ministère pour faire perdre l’assemblée et faire retomber sur le parti républicain l’odieux du désordre. J’y suis bien désintéressé, car je le répète mille fois, je n’ai pas de parti politique. Si Henri V pouvait rendre la France plus éclairée, plus morale, et par là plus heureuse, je serais pour lui.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 24 février 1849.

Que ta lettre m’a fait de bien, excellente amie ! Avec quelle impatience je l’attendais, non pas certes pour rassurer mon cœur, qui n’a pas douté un instant du tien, mais pour entendre de toi-même ce mot qui était devenu pour moi un si impérieux besoin : Eh bien ! oui, il y a eu un malentendu. Cela une fois dit, excellente sœur, n’insistons plus sur ce singulier débat, qui n’aurait pas dû commencer entre nous. J’avais bien raison de te dire qu’au fond nous étions d’accord, et ta dernière lettre est venue me le prouver. J’y souscrirais comme à ma profession de foi, et, à part quelques très légères dissidences sur la manière d’envisager certains faits, je prétends bien n’avoir jamais dit autre chose. Que disais-je en effet : J’adopte les principes théoriques du socialisme (solidarité de tous dans la production, et droit d’intervention de l’État entre le travail et le capital) ; je crois qu’ils renferment pour l’avenir le germe d’une amélioration pour l’état de l’humanité ; mais je maudis les excès, les exagérations, les tentatives d’application de doctrines qui ne sont pas mûres ; je déteste quelques-uns des prétendus apôtres de la doctrine nouvelle et pour d’autres, je les respecte, sans être leur disciple aveugle. Et toi : Je maudis le socialisme, à cause des excès qu’on a voulu en déduire pratiquement ; toutefois je reconnais que quand on aura séparé le bon grain de l’ivraie, il en résultera un bien incontestable. En vérité, si la différence qui sépare ces deux énoncés, différence qui est toute, ce me semble, en ce que l’un met en phrase principale ce que l’autre met en phrase subordonnée, si, dis-je, cette différence méritait que nous nous fissions de la peine à cinq cents lieues de distance, il faudrait que le démon de la dispute eût de merveilleuses subtilités. Quant à la question politique, au jugement sur les hommes de février, je t’ai dit mille fois que je te les abandonne. Si cela pouvait te faire plaisir, je taperait sur eux encore plus fort que tu ne le fais toi-même. Je n’ai rien à faire avec ces gens-là. Tu te rappelles que l’an dernier, à pareille époque, je n’étais guère de bonne humeur. Si ensuite je me suis radouci, c’est quand j’ai vu l’abominable machiavélisme du parti Thiers, et cette apostasie sans exemple de toutes les idées libérales. Et je maintiens par exemple que ce triste gouvernement n’eût jamais commis une escobarderie comme celle du 20 janvier : supposer une conspiration, et pour y faire croire, opérer de nombreuses arrestations, et cela pour intimider la Chambre et rendre odieux le parti républicain. Puis refuser toute explication, sous prétexte que la justice est saisie, qu’il faut s’adresser à la justice. Puis la justice déclare non lieu sur tous les prévenus. Et ceux qui font cela sont des honnêtes gens ; et ces pauvres malotrus qui n’ont eu d’autres torts que de ne pouvoir et de ne savoir rien faire, sont traités de profonds scélérats. Je le répète, comme je n’ai rien de commun avec eux, cela me touche peu, toutefois ces curieuses injustices de partis me font beaucoup rire. Et pour te le dire franchement, un passage de ta lettre me laisse incrédule ; c’est celui ou tu m’assures que tu n’es d’aucun parti. Je ne doute pas que tu ne le croies, puisque tu me le dis. Mais je t’affirme que tu te trompes toi-même. Pose-toi vis-à-vis d’un fait arrivé il y a cinq cents ou six cents ans, et demande-toi si tu jugerais de même, décidée à enfler les peccadilles et les maladresses d’un côté et à tout pardonner de l’autre.

Ce que tu me dis sur la tolérance est très finement pensé. Je pense comme toi que toute doctrine qui dit : Hors de moi, point de salut, doit être intolérante par charité. Mais c’est précisément dans cette exclusion qu’est l’erreur : car il n’est pas de doctrine, du moment où elle arrive à un prosélytisme étendu, qui ne renferme des germes de salut, par cette raison, je le répète, que l’esprit humain n’est pas sympathique au faux ; il peut suivre, et de fait il suit toujours la vérité incomplète, jamais l’erreur. La comparaison de la mère chrétienne du xvie siècle, appelle deux observations : 1o En comparant le socialisme à la Réforme, je ne devrais pas être mis sur le même pied que les hommes qui à cette époque embrassèrent le culte nouveau ; mais je ressemblerais à la plupart des hommes distingués de ce siècle, Erasme, Robert Estienne, etc., qui, sans admettre le dogmatisme nouveau, en embrassaient les tendances. Je plains fort ceux qui de 1620 à 1660 sont restés purs catholiques, à moins qu’ils n’eussent plus de cinquante ans. — 2o C’est dur à dire : mais la mère avait tort, et le fils avait raison. Il faut marcher, marcher à tout prix, sans regarder ce qu’on brise et ce qu’on renverse. Où en serait l’humanité, si on s’était arrêté à ces scrupules ? La Révolution de 89 (celle-là au moins tu l’acceptes, j’espère) se fût-elle opérée, si on eût ainsi atermoyé ? A chacun son rôle : plus que personne je reconnais la nécessité d’un énergique contre-poids, dans la machine humanitaire. Un navire sans lest, qui n’a que des voiles, et un navire pesamment chargé, sans moyens de locomotion, sont deux machines également imparfaites, et encore la seconde est préférable, car au moins elle se tient sur l’eau. Ceux qui tirent en arrière rendent donc un véritable service à l’humanité ; mais il en faut aussi qui tirent en avant. Or, qui le fera, sinon la jeunesse ? C’est un triste sire, que celui qui, à vingt-cinq ans, boude son siècle, ou même qui n’est qu’à son unisson. Celui-là peut bien s’attendre à être au bout de quarante ans au rang des fossiles. Hélas ! viendra aussi le jour où nous serons dépassés ; laisse-nous jouir de notre petite verdeur, et de cet aimable moment où l’on s’indigne tout de bon contre le présent, sûr qu’on est de l’avenir. — C’est avec grand plaisir que je vois devant nous une perspective de trois ou quatre années de ronde et ferme opposition, surtout au point de vue intellectuel, le seul qui me regarde. La lutte est déjà engagée ; la Liberté de Penser est depuis quelques semaines sous le feu continu des journaux du parti Falloux. Nous avons de très spirituels collaborateurs qui ne laissent pas languir la riposte. Plus que jamais, je me renferme exclusivement dans la partie scientifique et littéraire, et toujours sous le pseudonyme, depuis que la lutte est devenue personnelle. Je viens de leur épicer une salade au plus haut goût, une série d’articles sur Strauss et les historiens critiques de Jésus. Ce va être un plaisir piquant de contempler à l’ombre les hauts cris qu’ils vont pousser. — Je le répète toutefois, je n’ai pour ces messieurs qu’une demi-sympathie ; et quand nous serons définitivement posés en face l’un de l’autre, nous ne resterons pas longtemps d’accord. Plus je vais, plus je découvre que ce J. Simon est une vilaine âme, qui ne croit et n’aime rien. Nos relations sont du reste les meilleures qui se puissent imaginer.

J’ai parlé à M. Burnouf de mon projet d’opuscule, où je voulais associer son nom. Il en a été ravi, et a trouvé l’idée excellente. Il m’a vivement engagé à le réaliser le plus tôt possible ; il faut, dit-il, saisir ce moment fugitif ; plus tard vous ne pourrez plus dire de pareilles choses, et il m’a fait confidence du regret qu’il avait de ne pas avoir profité de sa jeunesse pour certaines publications, qui ne sont plus maintenant au ton de son Age plus objectif, comme disent les Allemands. J’ai renoncé à la forme de lettre d’un bout A l’autre ; en tête seulement je mettrai une lettre adressée à M. Burnouf. Je ne puis te dire les choses délicieuses, fines, admirables, qu’il m’a dites. C’est un homme unique, unique sous tous les rapports. C’est un ton de morale, de vertu, une manière sérieuse de prendre la vie, qui m’enchante et pénètre mon idéal. M. Garnier l’égale presque sous ce rapport : c’est le type de l’honnête homme ; mais quelle différence pour la portée intellectuelle ! Je commence demain la rédaction définitive de mon opuscule. Je suis plein de vie et d’espérance à cet égard  ; je le tiens et le possède très fortement, je veux que ce premier essai me représente tout entier. Ce sera fini dans six semaines. Ne t’inquiète pas des fonds, chère amie ; supposé que je fasse les frais de la publication, j’aurai un recours direct sur les deux mille francs de l’Institut, auxquels je n’ai pas encore touché pour mes frais courants. Mes finances sont cette année dans un état très satisfaisant. Je suis toujours au-dessus de mes affaires, et il m’est dû, soit pour répétitions, soit pour rédaction au Journal de l’Instruction Publique, beaucoup plus que je ne dépenserai jusqu’à la fin de l’année. Resteront donc en dehors des comptes les six cents francs de l’agrégation sans compter l’action de la Liberté de Penser sur laquelle je spécule tout à fait peu ; car je crois que les bénéfices à partager seront très minces.

Plus je vais, chère amie, plus je reconnais l’absolue nécessité de rester à Paris à tout prix. Eh bien ! je t’affirme qu’une voie un peu exceptionnelle comme celle que je vais m’ouvrir par ce petit essai est un meilleur moyen que l’emploi exclusif de moyens légaux et officiels. Le cercle de mes relations s’est beaucoup étendu. M. Guigniaut est devenu pour moi un très chaud protecteur et ami. Un très savant homme de notre voisinage, dans la rue d’Enfer, M. Daremberg, à qui j’apprends l’arabe, me répand beaucoup. Il me revient de divers côtés des attentions et des bruits qui m’étonnent, et cela toujours dans les deux cercles qui m’importent le plus, l’Institut et le Collège de France. Il ne faut plus songer aux bibliothèques : M. de Falloux y déplace tout le monde pour y placer ses amis, rédacteurs de journaux légitimistes en province, littérateurs de sacristie, etc. Et puis, ces places ont peu d’avenir ; elles ne produisent pas dans la parole publique. Une conférence à l’École Normale serait mon idéal. Le titre d’agrégé est la condition de ces places, données sur la présentation du directeur de l’école, M. Dubois, que je ne connais pas, il est vrai, mais que je puis aborder de divers côtés. Si M. Egger est élu à l’Académie des Inscriptions pour remplacer M. Letronne, comme cela est possible, peut-être sa conférence resterait-elle vacante. C’est en pensant à toi, ma chère amie, que je tourne de ce côté une sérieuse attention. Sans toi, je serais d’une déplorable apathie pour ma position extérieure. Tu me disais bien des choses dans ta dernière lettre sur notre avenir que je ne comprenais pas très bien ; c’est pourquoi je ne te prends pas à partie sur ce chapitre. Écoute, chère amie, je n’y mets pas de finesse : j’entends purement et simplement que nous nous réunissions, aussitôt que nous pourrons ylvre honorablement ensemble. Ne vois pas en tout ceci d’arrière-pensée ni d’innocence d’ignorant. Je sais qu’il y a peu d’amour plus doux que celui du frère et de la sœur, je sais pourtant (ne fût-ce que pour l’avoir lu) qu’il y en a un autre. Mais celui-là me sera à tout jamais défendu, non que mon cœur n’y soit très sensible, mais par mille raisons extérieures et surtout par la vocation intellectuelle qui m’est dévolue, et qui exige la plus parfaite indépendance. M. Cousin, qui m’a prêché sur ce chapitre, me disait en déplorant la funeste habitude des élèves de l’École Normale qui en sortant n’ont rien de plus pressé que de prendre une femme et une place : Croyez-vous que si je m’étais marié, j’aurais pu me faire cette magnifique bibliothèque ? C’est un peu cru, et ce n’est pas ainsi que je dis. Mais dans l’état actuel des choses, plus que jamais, pour jouer un rôle intellectuel, il faut être libre, c’est-à-dire prêt à se briser soi-même le jour où l’intérêt de ce rôle l’exige. Il est indubitable que nous traverserons des circonstances où il faudra jouer sa vie, pour être libre. Cela n’est pas permis à une mère ou à un père. Certes ce n’est pas avec cette humeur aventureuse que j’irais m’imposer de tels devoirs, quelque doux qu’ils fussent. Ne t’imagine donc pas, excellente sœur, que tu m’imposes des chaînes ; c’est moi qui ne voudrais pas t’en imposer, car je sens que le célibat de la femme est fort différent de celui de l’homme. Mais moi te dire une fois pour toutes, que, soit que tu attaches ta vie à un autre, soit que tu me la laisses, je ne m’imposerai jamais de devoirs inconciliables avec ma vocation. Voilà des choses comme nous ne nous en étions jamais dites, mais il faut bien à un certain jour arriver à en parler.

Tu me désoles, chère amie, quand tu me répètes sans cesse dans tes lettres que tu n’oses songer à un long avenir. Et pourquoi ? grand Dieu ! Es-tu donc malade ? Dis-le, excellente amie. Mais au nom du ciel, pourquoi regarder aussi tristement l’avenir ? Non, ma bonne Henriette : nous sommes destinés à être heureux ensemble. Sachons attendre ; ne sacrifions pas l’avenir à de faux calculs  ; conservons notre stoïcisme et notre détachement de ce qui n’est que douceur et plaisir. Mais espérons, et surtout aimons-nous sans arrière-pensée. N’assemblons pas par jeu des images entre nous. Certes elles ne peuvent tenir longtemps ; mais n’est-ce pas trop déjà qu’elles aient pu tenir un instant ? Adieu, excellente amie ; une chose au moins sera toujours entre nous à l’abri des malentendus ? c’est notre amitié réciproque. A toi de toute mon âme.

E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Versailles, 23 avril 1849.

La suscripiion de ma lettre va assurément, chère amie, te paraître un mystère, et bien que j’eusse vivement désiré recevoir, avant de t’écrire, la réponse à ma dernière lettre, je ne puis tarder plus longtemps à te l’expliquer. Effectivement, chère amie, je suis depuis hier soir habitant de Versailles. M. Bersot, professeur de philosophie au lycée de cette ville, ayant obtenu un congé pour aller se mettre sur les rangs pour les élections de la Législative, j’ai été désigné du ministère pour le remplacer. Je n’ai pas cru, chère amie, devoir refuser, et toutes les personnes que j’ai consultées ont été unanimes pour m’en dissuader et me féliciter de cette nomination comme d’une bonne fortune. Assurément ce n’est pas au point de vue pécuniaire. Quelles que soient les conditions de traitement qui me seront faites (elles ne sont pas encore réglées), elles ne couvriront pas le surcroit de dépense où va m’entraîner jusqu’à la fin de l’année ma nouvelle position. La durée du congé de M. Bersot n’est que de six semaines ; ce temps écoulé, je me trouve sans place, ou du moins il est possible qu’il en soit ainsi. Je quitte donc une position assurée jusqu’à la fin de l’année, et qui, avec la leçon que je donnais en ville, suffisait à mes besoins pour un emploi temporaire et médiocrement avantageux. Tout cela m’a beaucoup fait réfléchir, et peu s’en est fallu que cette fois encore je n’aie refusé. Voici ce qui m’en a empêché. Je craignais d’abord d’indisposer au ministère par ces refus éternels ; M. Soulice m’a parlé dans ce sens, et m’a assuré qu’on me tiendrait compte de ma condescendance en cette circonstance, où il y avait visiblement un sacrifice de ma part. Ensuite c’est un premier pas dans un lycée d’un ordre élevé, ensuite il se peut que le congé se prolonge au delà des limites susdites ; enfin l’élection de M. Bersot, bien que très peu probable, n’est pas complètement impossible. M. Bersot se présente dans le département de la Gironde, où il est né et où il a professé : il avait eu vingt-trois mille voix aux premières élections. Ce n’est nullement une raison, je le sais, pour qu’il les ait cette fois-ci. Entre le parti blanc qui forme la grande majorité de ce département et le parti rouge qui y forme une minorité très compacte et très exaltée, nous ne lui voyons guère de place ; enfin il s’est vu de plus grands miracles. Que si cela arrivait, j’aurais des espérances bien fondées sur la chaire auquel il serait tenu de renoncer. Or pour mon plan scientifique, Versailles, qui, grâce aux chemins de fer, n’est qu’un faubourg de Paris, équivaut presque à Paris, et est d’ailleurs un acheminement immédiat pour obtenir une place dans cette dernière ville.

L’acceptation étant décidée, restait à décider si je fixerais mon domicile à Versailles, ou si je continuerais mon ancienne position, tout en faisant tous les jours le voyage. La considération de la perte de temps et celle des frais quotidiens (2 fr. 50) où ce dernier parti m’entraînait, auraient suffi pour me décider. Les convois des chemins de fer et les heures du collège concordaient si mal que, quittant mon domicile à midi et demi, je ne pouvais y être de retour avant six heures et demi, après quoi il fallait encore diner. Ce n’est pas moi qui, pour rien au monde, souffrirai un tel gaspillage de mon temps. D’ailleurs il y avait une autre considération décisive. Je ne pouvais être de retour à la pension qu’une heure après le dîner. M. Crouzet ne m’a pas proposé de faire garder mon dîner ; dès lors, obligé de dîner au restaurant, je ne trouvais plus aucun avantage à conserver ma position. J’allais donc élire un domicile à Versailles, quand M. Bersot, que je connais pour l’avoir rencontré chez J. Simon, et qui est un de nos plus zélés collaborateurs à la Liberté de Penser, et avec cela un des hommes les plus aimables que je connaisse, m’a fait offrir de prendre son appartement (il est garçon), en insistant avec une grande obligeance pour que j’acceptasse. J’ai accepté, et c’est de ce nouveau domicile que je t’écris. Il est situé au coin de la place d’Armes, en face du château, tout près de l’embarcadère, et pas trop loin du collège. Rue de Satory, 1. On ne peut rien imaginer de plus coquet ni de plus commode. Il se compose de trois pièces, chambre, cabinet A coucher, cabinet de décharge. Eh bien ! croirais-tu que j’ai encore le cœur gros d’avoir quitté les murs nus et la table de bois de ma pauvre chambre, et que j’ai une forte tentation, si après le congé je reviens A Paris, de la reprendre ? J’y ai tant vécu, j’y ai pensé et senti tant de choses ! M. Crouzet a été parfait, et chose merveilleuse, que j’avais toujours regardée comme impossible, nous nous sommes quittés on très bonne intelligence. Il a voulu que je laisse la partie de ma bibliothèque et de mes objets qui ne me sont pas ici nécessaires. Voilà donc une démarche importante accomplie, excellente sœur. Bien que le résultat définitif en soit encore douteux, il n’y avait pas, ce me semble, à hésiter. Mon travail actuel, bien loin de souffrir de ce changement, ne fera que gagner au calme et au repos que1 je vais goûter ici. Versailles est en été le plus ravissant séjour, M. Bersot m’a fait remettre sa clef des parterres réservés ; on y est comme dans un jardin particulier. J’ai déjâ fait la classe toute la semaine dernière, en faisant le double voyage, et je suis fort satisfait de mes élèves, ainsi que des procédés de MM. du lycée.

.   .   .   .   .   .   .   .   .  

Adieu, délicieuse amie, que j’aurais besoin de ta douce compagnie  ! Ce changement de vie m’attriste beaucoup. Et puis le départ de notre frère me laisse un vide pénible. J’ai oublié de te dire qu’il est parti hier matin pour le Havre. Il sera jeudi à Saint-Malo. Adieu encore une fois, chère Henriette ; écris-moi à l’adresse susdite.

Ton frère bien-aimé,
E. RENAN.


[En marge, 1re page :] J’irai au moins deux fois par semaine à Paris, mercredi et vendredi, pour le cours de M. Burnouf. Je rattacherai à ces deux voyages toutes mes autres courses et visites. Les lettres, dis-tu, te coûtent très cher. Entendons-nous donc une bonne fois à cet égard. Combien paies-tu ? Veux-tu que nous t’affranchissions jusqu’à la frontière ? Est-ce l’excédent qui te fait payer si cher ? Paies-tu quelque chose sur celles que tu nous envoies ? Il semble que la réforme postale ait élevé le prix de nos lettres.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Versailles, 15 mai 1849.

Je veux profiter, chère amie, de deux jours de vacances forcées qui me sont imposées pour m’entretenir à mon aise avec toi. Le manuscrit de mon essai (que j’ai achevé) est entre les mains de M. Egger ; en sorte que le principal instrument de mon travail me fait défaut. Les événements politiques de l’Europe centrale me paraissent d’ailleurs d’une si haute gravité que je ne peux tarder plus longtemps à t’en écrire.

Ces événements, ma bonne amie, me causent, je te l’avoue, de graves inquiétudes, d’autant plus graves que, comme tu nous l’as dit cent fois, et comme je le comprends à merveille, il nous est impossible d’en recevoir d’information exacte et de nous en faire une juste idée. Je me demande souvent s’il ne serait pas temps, et plus que temps, de partir chacun de notre côté, si nous ne voulons pas qu’une terrible tempête nous sépare. S’il s’agissait de ces guerres qui se prévoient et se déclarent ; à la bonne heure ; je dirais alors qu’il faudrait attendre le jour décisif. Mais en sera-t-il ainsi ? Je n’entre dans aucun détail, excellente amie, parce que sans doute tu les connais mieux que nous, et que d’ailleurs mademoiselle Ulliac m’écrit qu’elle a su que plusieurs lettres pour Varsovie ont été interceptées. Je ne sais où elle a pris cela, mais s’il en était ainsi, quelle position serait la nôtre ? Henriette, ma bonne amie, plus que jamais nous avons besoin de te dire : Au nom de Dieu, sois juge pour nous, vois pour nous ce que nous ne pouvons voir, et juge, non comme te l’inspirera ton dévouement, mais comme nous jugerions nous-mêmes. Songe que depuis le détroit de la Baltique jusqu’aux Dardanelles, depuis le Rhin jusqu’à la Vistule, il n’y a pas un pays qui ne soit en guerre ou sur le qui-vive. La position de l’Allemagne entre autres n’est-elle pas des plus propres à inspirer de sérieuses réflexions ? J’attends impatiemment ta prochaine lettre, qui m’entretiendra, j’en suis sûr, de ces graves incidents, et peut-être m’instruira de la résolution que tu auras prise. Songe bien que je puis partir le lendemain du jour où je recevrais ta lettre. Mes fonctions à Versailles ne seraient pas un obstacle et d’ailleurs elles touchent peut-être à leur terme. M. Bersot reviendra probablement la semaine prochaine, s’il n’est pas élu. En cas d’événement tout à fait imprévu et d’importance majeure, je partirais sans attendre d’ordre, en te donnant l’adresse où nous nous rencontrerions à Berlin. Sois bien persuadée que pour me décider à une démarche aussi grave, j’attendrais et que le fait qui l’aurait déterminée fût parfaitement et officiellement constaté, et que sa gravité fût aussi tout à fait indubitable. Si tout ceci ne devait aboutir qu’à nous réunir, je ne regretterais pas les inquiétudes que nous aurions éprouvées ; mais craignons de rendre cette réunion difficile ou dangereuse. Songe surtout que tu devras transporter des valeurs à la frontière, et que pour cela certaines conditions sont nécessaires dans l’état du pays. Il est temps définitivement, ma chère amie, et j’ai la confiance que cette fois tu le reconnaîtras comme moi-même, il est temps, dis-je, de mettre un terme à cette vie d’alarmes perpétuelles. Certes ces événements nouveaux n’étaient nullement nécessaires pour motiver une détermination, que depuis si longtemps nous aurions dû prendre ; mais enfin que ce soit le dernier coup. L’occasion est d'ailleurs bonne, ce me semble, pour que ta séparation du comte ait l’air de t’être imposée par la force des circonstances et non par un libre choix. J’ai la ferme espérance, ma chère amie, que ta prochaine lettre aura devancé mes propres réflexions à cet égard.

Quant à l’état de notre pays, c’est une énigme, ma chère amie, et tout en conservant mon optimisme pour l’avenir définitif, je ne vois point en beau la situation actuelle. Les élections vont dire le grand mot ; mais ce grand mot ne sera certes pas la pacification. Si la Chambre est favorable au pouvoir, le pouvoir ne résistera pas à la tentation hautement avouée de changer la constitution ; or les exaltés n’attendent que cela pour une épouvantable guerre civile. Si la Chambre est hostile au pouvoir ou du moins ferme dans ses droits, on verra d’étranges choses avec un esprit étroit et entêté a la tête du pouvoir exécutif, et une constitution qui n’offre aucune solution à de tels conflits. On verra… voilà tout ce qu’on peut dire, et je crois franchement que les plus fins, quelques vastes plans qu’on leur prête, n’ont pas eux-mêmes autre chose à dire. Le suffrage universel a mis dans les affaires une si forte portion de hasard et d’imprévu, que tout calcul est devenu impossible : il n’y a plus qu’à vivre au jour le jour. Ce qu’il y a de certain c’est que personne ne croit plus à rien en politique  ; chose singulière ! la constitution qui devrait être l’infaillibilité vivante et permanente d’une république, n’a la confiance de personne ; et il n’est pas un seul parti (sans excepter celui des républicains) qui ne soit suspect de conspirer contre elle ! L’étrange état de l’armée vient compliquer la position : on ne saurait s’en faire une idée à moins de l’avoir vu de près. Je le vois ici d’une manière frappante. La moitié de la population de Versailles est militaire ; dans les restaurants, aux chemins de fer, dans tous les lieux publics on un mot, on ne rencontre que soldats de toute arme et de tout grade. Eh bien ! il y a là pour l’observateur un fait unique peut-être dans l’histoire. C’est une armée qui raisonne, qui délibère, qui refuse de se laisser conduire en machine, mais veut avoir la raison de ce qu’on lui fait faire, qui ne croit plus à l’autorité. Je ne dis pas que l’armée est démocrate socialiste comme prétendent les adeptes, et pourtant s’il fallait la caractériser exclusivement par un nom de parti, ce serait celui-là qu’il faudrait prendre ; non, l’armée est sceptique, comme tout le reste, et n’est disposée à servir personne, si ce n’est la cause militaire de la France vis-à-vis de l’étranger. Pour comble de malheur, la malheureuse affaire de Rome[17] vient de blesser le seul sentiment vif et vrai qui lui restât.

Plus que jamais, ma chère amie (et c’est ici une des thèses que je développe dans mon essai), je pense que la question est transportée hors de la politique, qu’il n’y a plus rien à faire dans ce monde épuisé, que le remède viendra d’ailleurs. Évidemment la politique a fait tout ce qu’elle pouvait faire, nous avons la mesure de sa capacité ; n’espérons pas trouver des hommes plus habiles que M. Guizot ou M. Thiers, un chef de l’État plus avisé que Louis-Philippe. Eh bien ! les voilà tous déclarés impuissants. Ce n’est pas leur faute, c’est la faute du temps, et des besoins terribles qui s’agitent dans l’humanité, sans trouver à se satisfaire. La révolution à faire n’est pas politique ; elle est religieuse et morale. La politique n’est plus qu’une vaine agitation, une affaire de coteries et de partis, d’où ne peut venir le salut. La plus haute question de la politique est celle-ci : qui sera ministre ? Grand Dieu ! peut-on croire après tant d’expériences, qu’un changement de plus guérira le mal ! Évidemment il n’y a que des esprits étroits ou des intrigants qui puissent s’y laisser prendre. Voyez les philosophes du xviiie siècle : ceux-là assurément ont changé la face du monde ; se sont-ils mêlés de politique ? Nullement. Ils ont laissé la politique mourir en s’agitant inutilement dans son cercle épuisé, et pendant ce temps, ils jetaient les fondements d’un nouveau monde. Que sont maintenant Fleury, Choiseul, Richelieu, Maupeou, auprès de Voltaire, Rousseau, Montesquieu, je ne dis pas seulement au point de vue littéraire ou philosophique, mais au point de vue de l’action qu’ils ont opérée sur le monde ? Qu’est-ce que la guerre de Sept ans ou le pacte de famille auprès du Contrat social ou de l’Esprit des Lois ? Je me figure la politique comme ces moutons de nos maigres pâturages de Bretagne, de Bréhat par exemple, attachés à un pieu central par une corde, dans le rayon de laquelle ils ne peuvent brouter qu’une herbe rare. Le pâturage est épuisé, et ils n’ont pas la liberté d’aller chercher leur vie ailleurs. Non, l’esprit n’est plus là. Le mouvement nouveau, comme le christianisme, comme la philosophie du xviiie siècle, naîtra hors du monde officiel, grandira parallèlement à lui, sauf à devenir politique à son tour, quand le jour de son triomphe et de son action extérieure sera venu.

Mon essai, t’ai-je dit, est terminé. Mais il faudra bien du temps encore pour le revoir et le mettre définitivement on état d’être publié. Je suis fort content d’avoir réalisé ce plan, et je persiste à croire que j’ai bien fait. Le moment est bon : tous les esprits sérieux sont portés à la pensée, et l’activité intellectuelle est plus grande qu’on ne pourrait croire au premier coup d’œil. Je vois beaucoup M. Cousin depuis quelque temps. Nous sommes décidément tout à fait bien ensemble : il veut m’associer à une espèce de publication hebdomadaire qu’il médite, analogue aux traités de l’Académie des Sciences morales, et où, avec ceux de ses disciples qui lui sont restés fidèles, il essaierait d’une manière suivie une sorte de morale philosophique à l’usage du peuple. Bien que nos vues diffèrent à beaucoup d’égards* je prendrai part très volontiers à ce travail, pour les parties où mes opinions concorderont avec la rédaction générale, et en morale cela à lieu presque sur tous les points. M. Cousin est un esprit d’une extrême finesse et d’une admirable critique, mais un peu timide, quand il s’agit de créer. Il voudrait purement et simplement le catéchisme chrétien appuyé sur la raison. Eh bien ! nous autres, de la Liberté de Penser, ne pouvons nous arrêter là, et disons que, quant à prendre le christianisme, mieux vaut le prendre tout d'une pièce, tel que le donne l’Église, appuyé sur la révélation, etc., que de se faire un christianisme à sa guise, une trinité de fantaisie, une incarnation de même nature, etc. Voilà bien un peu ce que fait M. Cousin, et ce qui ne réussit à contenter personne. Mais il y a dans cet homme une ardeur philosophique vraiment admirable : ou dirait un jeune homme qui aspire pour la première fois la vie de l’esprit. Il ne rêve plus qu’à sa nouvelle entreprise, et nous réunit à tout propos pour nous on parler.


Jeudi, 17 mai
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Voilà encore des nouvelles de l’étranger qui m’atterrent, excellente amie. Au nom du ciel, si tu ne m’as pas écrit, ne tarde pas un instant à le faire. On dit que la grande ligne de chemin de fer qui nous aurait réunis en si peu de jours est rompue en plusieurs endroits, surtout dans la Prusse rhénane. Il n’y a plus à hésiter, chère amie, je n’attends de toi qu’une seule réponse. — Ici tout est calme ; les élections ne sont pas encore suffisamment dessinées. Le vote de l’armée seul fait beaucoup parler. Mon Dieu  ! ne parlons pas de tout cela ; car une seule chose est maintenant sérieuse pour nous ; c’est ton retour, et en vérité pour ma part, je n’ai pas le loisir de penser à autre chose. Adieu, bonne amie, compte sur l’affection éternelle de ton frère et ami,

E. RENAN.


M. Cousin m’a appris que c’était lui qui m’avait proposé a M. de Falloux pour Versailles.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Versailles, 15 juin 1849.

Ma chère amie, bien que l’échauffourée[18] d’avant-hier ait été bien peu sérieuse, elle donnera sans doute lieu à mille bruits exagérés et absurdes, qui pourraient te causer de vaines inquiétudes. Je m’empresse donc de te rassurer, et de t’apprendre que cette folie a passé comme tant d’autres, et même avec moins de suites fâcheuses que les autres. L’action a été si faible que la réaction se fait à peine sentir. Paris, que je viens de quitter, a repris ou plutôt n’a pas perdu un moment sa physionomie habituelle, on parle à peine de ce ridicule avortement, et, n’étaient les exploits des braves gardes nationaux de la première légion contre les presses, celle-ci pourrait s’appeler la victoire sans larmes. Quant aux imbéciles qui ont donné dans ce panneau, c’étaient des fous, le fait le prouve ; il ne faut donc pas le regretter. — Le choléra préoccupe beaucoup plus. Il sévit assez fortement depuis quelques jours ; mais il semble avoir atteint le terme de sa période d’accroissement, et même commencer à décroître. Le maximum a été de sept cents par jour. Je te dis tout ceci sans crainte de t’effrayer, chère amie ; car il n’y a pas eu à Versailles un seul cas qui appartienne précisément à cette ville ; en 1832 d’ailleurs, cette ville avait été à peu près exempte du fléau. Aussi s’y est-il opéré une vraie immigration de Paris. Tout y est comble, et l’Assomblée Nationale entre autres semble s’y être transportée au complet.

M. Bersot est arrivé depuis trois jours. Il m’avait fait demander s’il ne me contrarierait pas en dépassant un peu les limites de son congé ; à quoi je me suis hâté de répondre conformément à son désir. Je suis encore néanmoins à Versailles, et je suis bien tenté d’y rester encore quelques jours. J’ai pris une chambre à l’étage supérieur de la même maison, où je suis fort bien et à très bon marché. La pension d’ailleurs est à Versailles à très bon compte, en sorte qu’en comptant mes deux voyages hebdomadaires, ma vie est encore ici à meilleur marché qu’elle ne serait à Paris. D’ailleurs mon travail n’exige nullement ma présence à Paris ; le séjour de Versailles m’est même a beaucoup d’égards préférable sous ce rapport. Il serait donc possible que j’y restasse jusqu’à la mi-juillet, époque où finissent les cours du Collège de France. Alors peut-être j’effectuerai le petit voyage de Saint-Malo, que maman me demande avec tant d’instances et que je ne peux plus lui refuser. J’y resterai trois semaines ou un mois, après quoi je reviendrai à Paris, vers la mi-août, afin de presser mes affaires pour ma situation de l’an prochain.

Je suis tout à fait décidé, chère amie, à me faire l’an prochain une position plus lucrative et plus confortable que par le passé. Non pas assurément que mes goûts soient devenus plus positifs, ni que mon ambition ait changé d’objet, mais parce que le bien même de ma carrière intellectuelle le demande et que d’ailleurs c’est pour moi un devoir. C’est un bonheur que la suppléance de Versailles soit venue m’arracher de force de chez. M. Crouzet ; car tel est mon quiétisme pour ces sortes de choses que quand je me trouve casé bien ou mal, je ne songe pas à chercher mieux. Je ferai des efforts suprêmes et de grands sacrifices pour rester à Paris ; mais en désespoir de cause, je ne reculerai pas devant certaines places de province. M. Egger m’engage à demander une place de maître-surveillant à l’École Normale. Ces places sont peu assujettissantes, et sont données d’ordinaire à des agrégés qui veulent rester provisoirement à Paris. Tout ce qu’il nous faut, c’est de gagner du temps. Quoi qu’il en soit, sois certaine que je ne négligerai rien pour faire réussir ces démarches.

L’affaire importante pour moi est en ce moment mon ouvrage. Je revois ma première rédaction, qui, d’après mon habitude, est tout à fait négligée. Ce long travail, qui m’occupe depuis trois semaines, sera achevé vers la mi-juillet, c’est-à-dire vers l’époque de mon départ pour Saint-Malo. L’ouvrage sera alors complètement terminé et fixé dans toutes ses parties essentielles. Je l’emporterai en Bretagne, et je consacrerai mes vacances à la dernière révision et à ces interminables corrections dont on a tant de peine à se détacher avant l’heure suprême. L’ouvrage à mon retour à Paris sera donc scellé et parachevé. Le publierai-je immédiatement ? Très grave question, et qui préoccupe en ce moment toutes mes pensées. Je suis à peu près décidé toutefois à attendre qu’on ait réglé ma position de l’an prochain avant de le donner au public. Car d’une part la publication n’en pourrait avoir lieu avant le mois de septembre, et par conséquent je ne pourrais guère m’en prévaloir comme d’un titre ; d’une autre, les mois de vacances sont tout à fait défavorables pour toute publication ; enfin les circonstances ne seront pas encore à cette époque, ce qu’on peut espérer qu’elles seront dans quelques mois. Le temps qu’il me faudrait, ce serait un moment de calme et presque d’ennui, de réaction mesquine et tracassière, mais non pas violente, un moment aussi où la Montagne fût tout à fait vaincue et impuissante, où les idées libérales fussent en hausse par le triomphe de leurs adversaires et le silence de ceux qui leur font tant de tort en les faussant et les défendant mal. Or évidemment nous marchons là, et l’événement d’avant-hier ne peut être que favorable à mon point de vue. Le triomphe de la Montagne eût remis pour longtemps mon manuscrit en portefeuille ; car ces gens-là donnent mauvaise mine à tout ce qui sent un peu le mouvement et le progrès, et en parlant ainsi, on pourrait être soupçonné d’abonder dans leur sens. L’élimination de l’élément Dufaure serait aussi bien désirable pour créer la circonstance de mon livre : il faudrait pour le faire opportun et lui rendre les esprits favorables un gouvernement Thiers-Falloux. Je te transcrirai tout à l’heure un extrait de la table analytique des paragraphes, qui pourra te donner une idée du contenu.

M. Daremberg est de retour d’Oxford, et est venu a Versailles demeurer tout auprès de moi. Mon plus pressé a été de lui lire le passage de ta lettre relatif aux symptômes du mal que tu éprouves. Il m’a bien rassuré, chère amie. Ces symptômes lui paraissent, à n’en pas douter, ceux d’une névralgie intercostale, maladie qui n’attaque aucun organe essentiel. Toutefois il a désiré savoir : 1° si tu éprouves des palpitations en montant les escaliers, etc.  ; 2° si le retour du mal offre quelque caractère de périodicité  ; 3° si tu tousses et si en général tu es faible de poitrine. Voici l’ordonnance qu’il m’a donnée d’après les symptômes que je lui ai lus. Couvrir la partie souffrante d’un emplâtre d’extrait de stramonium, le laisser deux jours, et le renouveler deux ou trois fois. L’emplâtre devrait avoir environ six pouces de long sur quatre de large, sur peau de mouton. Réponds, chère amie, aux questions ci-dessus, surtout à celle qui est relative à la poitrine, ne fut-ce que pour me tirer d’inquiétude.

Que ton obstination à nous refuser ton retour me cause de peine ! Que puis-je te dire, si ce n’est te répéter ce que je l’ai dit mille fois, chère amie ? Le consul de France n’est plus à Varsovie, et tu m’avais promis que tu n’y resterais pas après lui. Je pense que mes raisons auront plus de poids, quand j’aurai obtenu une place pour l’an prochain, et ce n’est pas là, je l’assure, une des moindres raisons qui me décident à déployer du zèle de ce côté. Je persiste donc dans la pensée que tu as passé ton dernier hiver dans ce fatal climat, et que cette année ne finira pas que nous ne soyons réunis. Plaise à Dieu que quelque catastrophe ne vienne pas rendre notre réunion plus difficile !

Voici maintenant quelques extraits de ma table. Ne t’étonne pas de manques de suite tout à fait choquants. J’omets beaucoup, et d’ailleurs une table ne saurait présenter les transitions. — I. Une seule chose est nécessaire. Le sacré et le profane. Ascétisme chrétien. Sanctification de la vie inférieure. Unité de la vie supérieure. Possibilité de réaliser cette unité. Une trop riche nature est un supplice. — II. Savoir. Curiosité primitive des premières tentatives scientifiques. La science conçue d’abord comme un attentat. Des résultats et des applications de la science. Idée de la science pure. Tâche de notre temps  ; reconstruire par la science l’édifice bâti par les forces spontanées de la nature humaine. Comment un jour la philosophie gouvernera le monde, et comment la politique disparaitra. — III. La science peut seule fournir les vérités vitales. La science n’est sérieuse que quand en en fait l’affaire de l’homme. Esprit moderne. Il faut le continuer. Exemple tiré de l’islamisme. Symbole rationaliste. Qui sont les sceptiques ? Une nation rationaliste et réfléchie serait-elle faible ? Que si la civilisation succombait sous la barbarie, elle vaincrait encore une fois ses vainqueurs, jusqu’au jour où elle n’aurait plus personne à vaincre. — IV. Les frivoles. Jamais la frivolité ne gouvernera le monde. L’humanité est sérieuse. Des tendances utilitaires. De la science du bonhomme Richard. Noblesse de l’ascétisme. Défauts de notre civilisation bourgeoise, nécessaires et justifiés. La liberté ne sert de rien pour la production d’idées nouvelles. Le christianisme n’a pas ou besoin de la liberté de la presse ni de la liberté de réunion. Toute idée naît hors la loi. Une police tracassière nuit plus à l’originalité que l’arbitraire pur et la persécution. Si Jésus paraissait de nos jours, on le traduirait en police correctionnelle, ce qui est pis que d’être crucifié, pour le progrès de la doctrine. Le progrès de la réflexion ramènera la grande originalité. — V. Idée d’une science positive des choses métaphysiques et morales. Regret des illusions détruites. La réalité que la science révèle est supérieure à toutes les imaginations. Le monde d’Indicoploustès et de Humboldt. Le temps des sectes est fini. Couleur sectaire. Saint-Simonisme, Pierre Leroux. Impossibilité d’une nouvelle secte religieuse. La forme pure, grave et universelle de la science. — VI. La science mal comprise. La science n’est comprise qu’en vue du collège et de l’enseignement. Le ministère de l’Instruction Publique conçu à tort comme le ministère de la science. De la science d’amateurs. De la science de revues et de salons. Du pédantisme. — VII. De l’érudition. Elle n’a pas la conscience de son but. — VIII. De la philologie. Fournit les matériaux de l’histoire de l’esprit humain. La philosophie suppose l’érudition. Les recherches particulières n’ont de valeur qu’en vue des résultats généraux, mais les résultats généraux ne sont possibles que par. Les recherches particulières. La philologie constitue la supériorité des temps modernes. Les fondateurs de l’esprit moderne sont des philologues. — IX. Philosophie critique. Le philosophe, c’est le spectateur dans le monde. — X. Réforme de la psychologie par la science de l’humanité. — XI. Groupes de sciences qu’on doit appeler : sciences de l’humanité. — XII. De spécialités scientifiques. Les travaux généraux sont encore prématurés dans la plupart des branches de la science. Nécessité des monographies. Que les grandes histoires générales sont encore impossibles. Il n’y a rien de frivole dans la science. — XIII. L’état doit patronner la science. Liberté de la science. Ordres religieux, grands ateliers de travail scientifique. Nécessité des sinécures, etc. — XIV. Exemples de recherches érudites constituant une philosophie scientifique. Linguistique. Comment se fait-il qu’il n’y a pas une chaire de linguistique dans toute l’Europe ? au Collège de France ? — XV. La philosophie parfaite serait la synthèse de la connaissance humaine. — XVI. XVII. La science est une religion. Travailler à élever tous les hommes à la hauteur du culte pur. Différence de la condition du peuple relativement à la culture intellectuelle dans l’antiquité et dans les temps modernes. L’homme du peuple est chez nous déshérité de l’esprit. Une seule solution : élever tous à l’intelligence. Nos institutions supposent ce qui n’est pas, le peuple intelligent et instruit. Malentendu du libéralisme français : fermez les clubs, ouvrez les écoles. — XVIII. Le but de l’humanité n’est pas le bonheur, mais la perfection. Le but de l’humanité n’est pas son affranchissement, mais son éducation. Société qui a un dogme et société qui n’en a pas. La première, essentiellement intolérante : c’est le dogme qui gouverne. — XIX. Le fondateur de la plus haute école philosophique de l’antiquité fut un porte-faix (Ammonius Saccas), Pourquoi cela nous fait-il sourire ? Différence de l’antiquité et temps modernes. — XX. XXI. L’état habituel d’Athènes, c’était la Terreur. Besoin de sécurité que nous avons contracté. — XXII. Foi à la science. Il n’y a rien à faire on politique. La révolution sera morale et scientifique. — XXIII. Nous sommes avec les croyants. L’homme frivole et sceptique, c’est l’athée. Je te présenterai une autre fois avec plus de détail la pensée des sept derniers paragraphes, qui sont d’un intérêt plus général, et que je n’ai pu qu’indiquer ici. Je te répète que ce que je viens de transcrire ne fait que le vingtième de la table[19]. Adieu, bien chère amie. Compte sur mon éternelle affection, comme je crois à la tienne.

Ton meilleur ami,
E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Versailles, 25 juin 1849.

J’ai tardé deux ou trois jours à t’envoyer cette lettre, chère amie, parce que maman promettait dans sa dernière lettre de m’envoyer incessamment une lettre qu’elle doit t’écrire avec des nouvelles qu’elle attendait de madame Gaugain. Le tout serait parti ensemble ; mais la lettre de maman tardera peut-être, et tu me reprocherais de t’avoir privée plusieurs jours des nouvelles de ton amie. Je l’ai vue hier, et elle était presque remise d’une bronchite qui l’a tourmentée les jours derniers.

Que ce retour du fléau à Varsovie m’afflige, chère Henriette ! Quelles vont encore être mes transes ! Au nom du ciel, ne me cache rien, puisque par toi seule je puis savoir la vérité. Nos journaux ne m’apprennent rien sur ce point, le plus capital pour moi. Ah ! je te l’affirme, si le soin de tes élèves ne t’eût été en ce moment plus étroitement confié, nous eussions bien pressé ton retour. Mademoiselle Ulliac m’a parlé de je ne sais quels soins testamentaires dont tu traites dans ta dernière lettre, et cela m’a navré le cœur. Il est tout à fait impossible, chère amie, que tu restes plus longtemps dans ce malheureux pays où cette épidémie paraît définitivement devenir endémique. Je te le répète, octobre ne se passera pas sans que nous nous soyons embrassés ; mais je veux, avant d’insister, avoir à faire valoir de nouveaux et plus puissants arguments.

Je suis fort occupé Ces jours-ci. M. Jacques me demande pour juillet quelques pages de mon ouvrage pour la Revue et je ne sais encore que lui envoyer. Une note du directeur de la Revue expliquera que ce fragment est extrait d’un livre qui doit paraître bientôt. Ce qui sera une bonne annonce et vaudra mieux pour mes démarches que l’ouvrage paru. Ne t’imagine pas que l’opposition que fait cette Revue au ministère et spécialement à M. de Falloux, opposition à laquelle du reste je ne prends aucune part active, puisque je reste toujours dans la région pure, me crée des chances défavorables. Tout au contraire, j’ai été surpris devoir quelle considération cela me valait, même dans les bureaux du ministère et dans l’Université. Ces messieurs à grandes places ne peuvent faire de l’opposition, mais ne sont pas fâchés de voir la jeunesse libérale, qui n’a pas tant à ménager, se lancer un peu. Moins que jamais je suis décidé à me gêner pour l’expression de ma pensée. J’ai découvert qu’on ne taquine que ceux qui y vont timidement et sournoisement. Mais la manière franche, libre et originale, passe d’elle-même. Mon article, signé seulement des initiales, sur les historiens critiques de Jésus, dont l’anonymat n’a trompé personne, m’a valu d’unanimes compliments et pourtant jamais l’école n’avait été jusqu’à une telle hardiesse (profondément respectueuse, bien entendu, et plus respectueuse que l’adoration).

Jacques lui-même en était étourdi. On m’a porté de bien encourageantes paroles de M. de Rémusat. Causant avec Simon de mon article, qui a presque rempli deux numéros, et demandant qui j’étais : « Si c’est un homme âgé, ajouta-t-il, je ferai quelques critiques : si c’est un jeune homme, c’est parfait. » M. Cousin, qui a répudié Bersot, jadis son secrétaire intime, pour je ne sais quelle petite hérésie inaperçue dans ses pages d’un de ses livres, ne m’a qu’un peu grondé, et encore d’un ton très paterne, et en faisant mille compliments sur le talent de l’article. M. Quinet, qui avait déjà traité le même sujet il y a dix ans dans la Revue des Deux Mondes, lors de la première apparition du livre de Strauss, m’a reçu à bras ouverts. T’ai-je déjà dit que j’avais fait la connaissance de M. Michelet ? Cela me l’a fait renouveler, beaucoup plus intime. Enfin cet article, qui, fait à demi et avec une critique malingre et cauteleuse, m’eût valu une disgrâce, fait franchement et largement, ne m’a valu que des éloges. J’ai reçu par le bureau de la Revue plusieurs témoignages de sympathie des provinces et spécialement des parties allemandes et protestantes de la France.

J’ai passé hier l’après-midi avec M. Garnier à la campagne près de Sceaux. Il m’y invite fort souvent, mais hier j’étais presque seul avec lui et madame Garnier, et nous avons beaucoup parlé de toi. Madame Garnier surtout ne tarissait pas à ton égard et souhaitait beaucoup te connaître. M. Garnier te fera joliment causer. Il exploite àla lettre toutes les personnes qui peuvent lui fournir des observations nouvelles sur des sociétés différentes de la nôtre. Ne l’imagine pas, chère amie, que nous te laisserons inutile. Si ta modestie se refuse absolument à publier, eh bien ! tu traduiras, et moi je me ferai ton éditeur-préfacier. Il y a un ouvrage de M. de Humboldt, le plus important peut-être et qui renferme d’ailleurs l’œuvre des deux frères, Guillaume et Alexandre, que M. Burnouf et M. Egger m’ont souvent engagé à traduire. Mais hélas ! j’ai tant de choses commencées que je n’aurai jamais le temps de vaquer à celle-ci. Voudrais-tu t’en charger ? Tout ce qui est de M. de Humboldt se vend très bien en France, et celui-ci, je le répète, est l’ouvrage le plus capital de haute philologie comparée que l’Allemagne ait produit. C’est le volume d’introduction à l’Essai sur le Kawi de Guillaume de Humboldt (Uber die Kawi-Sprache auf der Insel Java) ; introduction qui a pour titre spécial : Einleitung über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaus und ihren Einfluss auf die geistige Entwickelung des Menschengeschlechts, Ce volume se vend à part et fait un ouvrage tout à fait distinct. Je t’éclaircirais pour ce qui est tout à fait technique, et je mettrais une introduction. Fais-le venir de Berlin, si tu veux, mais à condition de ne pas t’en fatiguer. J’ai reçu une lettre très longue et très intéressante d’Alexandre de Humboldt à propos de mon article sur son Cosmos. Il y a des détails intimes vraiment curieux sur ce bel ouvrage et des choses tout originales sur les opinions personnelles de l’auteur.

Adieu, chère amie, je suis un peu pressé cette fois. Je ne te parle pas de la déplorable loi de renseignement, qui détruit radicalement l’Université, et nous ramène aux plus mauvais jours de la Restauration. La haute Université est atterrée ; nous autres, nous disons : Tant mieux, car l’avenir est à nous. Adieu, encore une fois, bonne amie, écris-moi souvent durant le fléau.

Ton ami de cœur,
E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Versailles, 27 juin 1849.

Je le tiens ce mot, si longtemps attendu, amie bien-aimée : « Si le ciel t’a conservé à ma tendresse, quand la mère de mes élèves sera de retour, je serai prête à aller te rejoindre partout où tu voudras… Nous vivrons comme nous pourrons, mais nous vivrons ensemble. » Enfin, ma bien-aimée, le voilé prononcé, nous ne l’oublierons pas. Il ne s’agit plus que de gagner les jours. Songe que chaque heure de retard nous expose à des larmes éternelles et nous maintient dans de mortelles inquiétudes. Écris-moi donc sur-le-champ, chère Henriette, le jour ou nous pourrons nous rejoindre à Berlin, Nous chercherions en vain un moment plus favorable. Je suis absolument sans occupation extérieure, vivant purement et simplement à mes frais, sans travail bien pressé, puisque mon essai ne saurait paraître avant octobre ou novembre. Le temps des démarches actives pour l'an prochain n’est pas encore venu, Dans deux mois ou six semaines par exemple, le voyage ne me serait pas à beaucoup près si commode. Après notre retour, nous irons ensemble à Saint-Malo, où tu trouveras ton amie. Voilà, excellente sœur, un concours de circonstances tel que nous en chercherions en vain à un autre moment. Le lendemain de la réception de ta lettre, je suis prêt à partir. Au nom du ciel, ne prolonge pas d’un jour ces angoisses. Un vérité, chère amie, les circonstances sont si exceptionnelles, que je me demande si tu dois attendre le retour de la mère de tes élèves. A la bonne heure, si ce retour doit avoir lieu dans quelques jours, s’il n’entraîne d’autre retard que celui qu’auraient amené les préparatifs du voyage et l’échange de nos lettres. A cela près, je ne vois pas que tu sois obligée à t’exposer à un danger imminent, surtout le père de tes élèves représentant suffisamment la famille. Veux-tu que j’écrive ou que nous écrivions au comte, Alain et moi, pour lui annoncer que ta famillo exige impérieusement de toi un retour immédiat ? Enfin, ma bonne amie, les jours sont ici la chose capitale. Songes-y. Est-ce joie, est-ce inquiétude que je ressens, chère amie ? Je ne sais. Quand nous serons réunis, il me semble que je bénirai toute cause qui aura fait tomber les barrières élevées par ta volonté. À bientôt, chère Honriette.

Notre frère est très bien. Tes inquiétudes pour nous ne sont pas fondées, chère amie. Il n’y a pas eu un seul cas de choléra à Versailles, et à Paris le fiéau a presque cessé. Sois donc bien rassurée. Ah ! plût au ciel que nous eussions à ton égard la même assurance ! Nous ne l’aurons, bonne amie, que quand nous serons définitivement, réunis. Un seul mot résume maintenant toute ma pensée : au plus vite, au plus vite. Ton frère bien-aimé,

E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 21 juillet 1849.

Je tenais pour si formelle ta promesse de retour, chère amie, que m’attendant de jour en jour à recevoir l’ordre du départ, j’avais déjà transporté mon domicile de Versailles à Paris. Mon séjour à Versailles eût pu en effet être une cause de retard, surtout à cause de l'intention que j’avais de prévenir plusieurs personnes de mon voyage. J’avais d’ailleurs d’autres raisons que je te dirai tout à l’heure. Et voilà que cette fois encore tu trompes nos espérances, et tu échappes à nos prières ! Pauvre amie, que tu me fais peine ! Au moins, cette fois, il me reste l’espérance ; car j’ai conclu de tout ce que tu dis, chère Henriette, que tu consens enfin au retour avant l’hiver. Sans doute, si le choléra avait en effet disparu de Varsovie, s’il était vrai surtout qu’il fût très grave dans les lieux intermédiaires que nous devrions traverser, je concevrais un retard de quelques mois, pour tout arranger dans la famille que tu dois quitter. Mais si la maladie continuait encore ses ravages, aucune raison ne devrait tenir. Un mois par ce temps d’épidémie offre plus de dangers qu’une année de séjour en temps ordinaire. Je me fie sur ce point à ton jugement, chère amie ; mais ce à quoi je tiens par-dessus tout, c’est qu’il soit bien convenu que l’automne ne se passera pas sans que tu sois de retour parmi nous.

Avec quelle joie je t’ai entendu dire que la maladie de madame Gaugain déterminerait ton retour ! Ajouterai-je à ces motifs, chère sœur, les considérations tirées de mon propre avantage ? Quelque position que j’occupe l’an prochain, il n’est pas probable que je vive comme par le passé  ; dès lors, une foule de soins essentiels, où je suis complètement inexpert, et les nécessités de la vie ne me sont pas tolérables. Ma santé n’est pas mauvaise, chère amie, cependant le moindre dérangement suffit pour l’altérer. Mon estomac surtout est détestable, et sans me causer jamais de grave indisposition, m’accuse immédiatement la plus légère dérogation à mon régime. Le travail après les repas commence à me devenir impossible. Certes, je suis loin de te dire, chère amie, que ma santé soit altérée, mais tu conçois pourtant que cette vie nomade, celle pension de restaurant si artificielle, si irritante, n’est pas ce qu’il me faut. En outre, cette vie est à elle seule presque aussi dispendieuse que le serait celle de deux personnes. Les frais de mon entretien, par exemple, sont, j’en suis sûr, aggravés au moins d’un tiers par mon inexpérience du prix réel des choses, et le mauvais parti que je sais tirer de mes effets. Enfin, ma chère amie, cette vie m’est réellement préjudiciable sous tous les rapports. Je ne parle pas de ce qu’elle a de pénible, pour moi surtout qui me lie si peu, et ne peux jamais nie résoudre à nouer de ces relations vulgaires, qui trompent la solitude de la vie. Tu reviendras, n’est-ce pas, ma bonne Henriette ? Ce moment-ci eût été, je le répète, plus commode. Mais n’importe, pourvu qu’il ne s’agisse bien certainement que d’un retard de quelques mois.

Je suis donc de retour à Paris. Outre la raison de l’éventualité d’un prochain départ, Versailles cessait de m’offrir des ressources suffisantes pour mon travail. J’ai une foule de vérifications qui ne se pouvaient faire que dans les bibliothèques de Paris. En outre, il ddevenait essentiel de me rapprocher des personnes que je devais voir pour l’an prochain. Je n’ai encore rien fait d’efficace parce qu’un travail tout à fait spécial et d’un bon caractère[20] que j’insère en ce moment au Journal de l'Instruction Publique et que je veux présenter à diverses personnes, a éprouvé beaucoup de retard. Le tirage à part ne sera fini que dans huit ou quinze jours. J’ai inséré dans la Liberté de Penser du 15 juillet dernier un fragment de mon Essai futur, qui à fait fort bon effet. Mon travail de révision touche à sa fin, mais le tirage de cet article dont je te parlais tout à l’heure m’occupe beaucoup, et offre de grandes difficultés à cause des caractères orientaux.

J’ai pris une chambre dans mon ancien quartier, rue d’Enfer, 39, vis-à-vis l’École des Mines et par conséquent tout près du Luxembourg. M. Crouzet m’a indiqué cette maison meublée, ou l’on est parfaitement bien en effet. Je suis loin de la rue, au fond des cours, entre la cour et les jardins, qui sont fort spacieux en ce quartier. On ne peut désirer mieux pour la salubrité et l’agrément. J’en ai pour vingt-cinq francs par mois. Le choléra a totalement disparu et il parait qu’à Saint-Malo il est aussi à peine sensible. Comme il arrive d’ordinaire, le chiffre moyen des décès de toute sorte est, après la retraite de l’épidémie, fort au-dessous du niveau commun. Sois donc sans aucune inquiétude à cet égard, chère amie. L’époque de mon départ pour Saint-Malo est encore incertaine, et je ne sais en vérité si je dois faire mes plus actives démarches avant ou après ce voyage.

Quant à la phrase que je t’avais citée[21] et que tu as crue une réminiscence, je la prends dans un sens tout opposé à celui des Montagnards, et je ne crois pas d’ailleurs qu’ils aient dit exactement la même chose. Je me rappelle bien que Pierre Leroux me dit un jour une grosse bêtise, quand il fut question de savoir si les voleurs seraient éligibles, prétextant qu’a ce prix Jésus aurait été exclu de l’assemblée. Je ne me rappelle pas autre chose. Voilà du reste le passage entier, il faisait partie du fragment que j’ai inséré dans la Liberté de Penser : « Cette liberté formaliste, a dit M. Villemain, faisait naitre plus de tracasseries que de grandes luttes, plus d’intrigues que de grandes passions. » Ce n’est pas beaucoup dire que d’avancer que les libertés publiques sont maintenant mieux garanties qu’à l’époque où apparut le christianisme, et pourtant je mets en fait qu’une grande idée trouverait de nos jours plus d’obstacles pour se répandre que n’en rencontra le christianisme naissant. Si Jésus paraissait de nos jours, on le traduirait en police correctionnelle, ce qui est pis que d’être crucifié. On se figure trop facilement que la liberté est favorable au développement d’idées vraiment originales. Comme on a remarqué que, dans le passé, tout système nouveau est né et a grandi hors la loi, jusqu’au jour où il est devenu loi à son tour, on a pu penser qu’en reconnaissant et légalisant le droit des idées nouvelles à se produire, les choses en iraient beaucoup mieux. Or c’est le contraire qui est arrivé. Jamais on n’a pensé avec moins d’originalité que depuis qu’on a été libre de le faire. L’idée vraie et originale ne demande pas la permission de se produire et se soucie peu que son droit soit ou non reconnu ; elle trouve toujours assez de liberté, car elle se fait toute la liberté dont elle a besoin. Le christianisme n’a pas eu besoin de la liberté de la presse, de la liberté de réunion, pour conquérir le monde. Une liberté reconnue doit être réglée. Or une liberté réglée constitue en effet une chaîne plus étroite que l’absence de lois. En Judée, sous Ponce-Pilate, le droit de réunion n’était pas reconnu, et de fait, en n’en était que plus libre de se réunir, car par là même qu’il n’était pas reconnu, il n’était pas limité. Mieux vaut, je le répète, pour l’originalité, l’arbitraire et les inconvénients qu’il entraîne que l’inextricable toile d’araignée où nous enserrent des milliers d’articles de loi, arsenal qui fournit des armes à toute fin. Notre libéralisme formaliste ne profite réellement qu’aux agitateurs et à la petite originalité, si facile en ce qu’elle déprécie la grande, mais sert très peu le progrès véritable de l’esprit humain. Nous usons nos forces à défendre nos libertés, sans songer que ces libertés ne sont qu’un moyen, qu’elles n’ont de prix qu’en tant qu’elles peuvent faciliter l’avènement des idées vraies. Nous tenons par-dessus tout à être libres de produire, et en fait, nous ne produisons pas. Nous voulons être libres de penser, et de fait, on a pensé plus librement et plus hardiment, il y a un demi-siècle, à la cour de Weimar, sous un gouvernement absolu, que dans notre pays qui a livré tant de combats pour la liberté. Gœthe, l’ami du grand-duc, aurait pu se voir en France poursuivi devant les tribunaux. Le traducteur de Feuerbach, auteur d’un ouvrage intitulé : Das Wesen des Christianismus, n’eût pas trouvé d’éditeur qui osât publier son livre. Occupons-nous donc un peu plus de penser et un peu moins d’être libres d’exprimer notre pensée. Je le répète, l’homme qui a raison est toujours assez libre. Ah ! n’est-il pas bien probable que ceux qui crient à la liberté violée ne sont pas tant des gens qui, possédés par le vrai, souffrent de ne pouvoir le divulguer, que des gens qui, n’ayant aucune idée, exploitent à leur profit cette liberté qui ne devrait servir que pour le progrès rationnel de l’esprit humain. Les novateurs qui ont eu raison aux yeux de l’avenir ont pu être persécutés ; mais la persécution n’a pas retardé d’une année peut-être le triomphe de leurs idées, et leur a plus servi par ailleurs que n’eût fait un triomphe immédiat.

» Sans doute nous devons maintenir soigneusement des libertés que nous avons conquises avec tant d’efforts, mais ce qui importe bien plus encore, c’est de nous convaincre que ce n’est là qu’une condition avantageuse si l’on a des idées, funeste si l’on n’en a pas. Car à quoi sert d’être libre de se réunir, si l’on n’a pas de bonnes choses à se communiquer ! À quoi sert d’être libre de parler ou d’écrire, si l’on n’a rien de vrai et de neuf à se dire ? »

Rien de moins montagnard, ce me semble, que ce fragment. Tu remarqueras en général que libéralisme n’est pas mon mot, et que si je me dis libéral, c’est uniquement dans un sens plus large et comme opposé de rétrograde. Je trouve la liberté assez indifférente, le progrès rationnel est tout. Si le Napoléon qu’il nous faut, le grand organisateur scientifique, venait, je lui dirais : Usez de moi, si vous voulez. La liberté n’organise pas. Je ne blâme pas du tout l’ancien régime comme ayant comprimé la liberté, jamais on n’a été plus libre que de 1830 à 1848 et de longtemps on ne jouira d’une aussi grande latitude. Mais je le blâme de n’avoir pas eu d’initiative, d’avoir négligé la tutelle du peuple qui lui était confiée, de n’avoir songé (depuis 1840) qu’à un but tout égoïste, sa conservation, l’établissement d’une cour et d’une dynastie.

Adieu, amie bien-aimée. Songe à notre tendresse quand il s’agit de ta santé. Soigne-toi, et surtout commence dès à présent à préparer le comte à ton prochain départ. Que serais-je sans toi, amie chérie ! Ah ! puissé-je te prouver un jour la part que tu as tenue dans ma vie. En attendant, crois à toute ma tendresse.

E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 13 août 1849.

Je t’avais écrit quelques lignes, bonne amie, me réservant de répondre plus longuement à la lettre que j’attendais de toi, quand, en allant les porter à mademoiselle Ulliac, je trouve ta bienheureuse lettre du 5 août. Je ne puis résister au désir de causer plus longuement avec toi, et je retarde d’un jour pour le faire à loisir le départ de notre courrier. Comment t’expliquer, ma bien-aimée, toute la reconnaissance que j’éprouve pour la nouvelle preuve d’affection et de confiance que tu me donnes ? Non, aucune autre ne m’avait plus touché ni ne m’avait causé une plus vive joie. Ce sera donc pour moi, excellente sœur, que tu auras renoncé à de brillants avantages pour une vie qui ne pourra être que bien modeste ; et tu auras ou assez de confiance en mon avenir et en mon cœur pour t’y appuyer ; que je t’en remercie ! Oui, mon excellente sœur, j’ai bien besoin de toi, et pour la douceur de ma vie intérieure mille fois plus encore que pour ma vie extérieure. Je lis et relis ces pages bénies, ou se trouve enfin la promesse définitive de ce que depuis si longtemps nous réclamions de toi. Ce point une fois bien arrêté, je t’accorderai volontiers, chère amie, qu’il ne faudrait pas tenir à quelques mois plus tôt ou tard, si la circonstance de l’hiver qui approche et de l’impossibilité où nous serons de nous réunir durant ce temps, n’était un motif urgent de presser ton départ. Ce à quoi j’ai tenu par-dessus tout, c’est que tu ne passasses pas l’hiver prochain sous ce climat rigoureux ; car il n’est que trop évident que le froid et l’humidité sont la cause principale, unique même, du mal dont tu souffres. Ne serait-ce pas bien mal calculer que de rester, le départ étant résolu, pendant les mois défavorables, pour quitter au moment où le séjour aurait de moins graves inconvénients ? Dis-moi bien franchement si tu crois qu’un voyage au mois de janvier ou de février serait impossible par le midi (Vienne, etc.). Si cela était, je serais tout à fait d’avis, chère amie, que nous arrêtassions nos projets pour les mois d’octobre ou novembre. Mais il faut que je te parle d’une importante proposition qui vient de m’être faite, et qui se complique directement avec la question que nous traitons en ce moment. Je t’annonce du nouveau, et vais, pour ne pas t’étonner trop, reprendre la chose dès l’origine.

M. Baremberg eut il y a quelques semaines l'excellente idée qu’il serait utile de profiter du séjour des Français à Rome pour explorer les bibliothèques manuscrites de cette ville, lesquelles étaient presque inaccessibles sous l’ancien régime, et dont les Tedeschi, appuyés par l’Autriche, avaient le monopole exclusif. Tous les voyageurs savants attestent qu’il n’y a pas de ville en Europe où la communication fût plus difficile, sans parler des bibliothèques particulières de la Propagande et des couvents, où elle était presque impossible. De là l’idée de demander au ministère une mission spéciale pour cet objet. Le docteur me communiqua cette idée, à laquelle je donnai mon plein assentiment, et m’engagea vivement à faire la même demande conjointement avec lui. J’aurais pris dans mon département les langues orientales, si peu cultivées à Rome, où il y a pourtant de si précieux matériaux pour cette étude. Tu comprends, chère amie, toutes les difficultés qui s’élevèrent dans mon esprit : notre position vis-à-vis de M. de Falloux, notre désapprobation de cette expédition, le peu d’espérance de réussir, etc. Je m’arrêtai à un moyen terme, et sans faire aucune démarche, je laissai mon ami sonder les possibilités, en l’autorisant à associer mon nom au sien, pour voir quel effet cela ferait. Cet effet fut très satisfaisant. Il faut te dire que tout ceci se négociait non pas avec M. de Falloux, mais avec M. Génin, chef au ministère, pour les travaux scientifiques, les missions, etc. M. Génin est de nos amis. Avant février, il s’était mis au premier rang de l’Université militante : ce fut lui qui frappa les grands coups de bâton dans les controverses d’alors : cela allait même jusqu’au mauvais goût ; il devint type, une sorte de jésuitophobe, un soldat perdu de l’avant-garde. Quand février éclata, il entra de plain-pied et comme de droit naturel au ministère avec M. Carnot. Mais voici le miracle : depuis, il y est resté ! et aujourd’hui encore, sous M. de Falloux, il continue ses fonctions à la satisfaction de ses anciens et de ses nouveaux amis, si amis il y a. Cela s’explique de diverses manières, un peu, il faut l’avouer, par la délicatesse de M. de Falloux, qui eût craint de commettre par sa destitution un acte de vengeance personnelle. Quoi qu’il en soit, M. Génin accueillit parfaitement le projet, et témoigna vivement la satisfaction qu’il aurait à me voir y prendre part. Il nous demanda un programme de notre voyage pour l’envoyer a l’Académie des Inscriptions, et demander l’avis de cette savante compagnie. Ceci était sans inconvénient : je rédigeai ma pièce d’une façon très générale, disant seulement ce qu’il y aurait à faire, sans formuler aucune demande, sans une seule phrase qui révélât une affaire personnelle. Depuis M. Génin en a parlé û M. de Falloux, qui a complètement approuvé le projet et l’a embrassé même avec une sorte d’amour-propre, comme une façon de relever son expédition, et de prouver qu’il n’est pas aussi illibéral que l’on pense. Les choses en sont là : les pièces sont envoyées à l’Académie des Inscriptions, dont la décision n’est pas douteuse. M. Guigniaut nous a beaucoup servi, par sa position au ministère, ses rapports avec M. Génin, et son influence à l’Académie. Il s’est chargé de faire composer la commission dans le sens le plus favorable. M. Le Clerc a aussi très bien pris l'affaire. Je n’ai parlé à personne autre ; et en vérité si cette affaire réussit, ce ne sera pas par les frais que j’aurai faits. Je me suis tenu dans le rôle passif, laissant faire M. Daremberg. Je n’ai vu M. Génin que pour le remercier de son empressement, auquel en effet j’ai été très sensible. Maintenant, chère amie, voici quel serait le plan de notre voyage. Nous demandons une mission de cinq ou six mois, à cinq cents francs par mois (on nous rognera peut-être quelque chose), et transport gratuit de Marseille à Rome sur les navires de l’État. Nous explorerions non seulement les manuscrits de Rome, mais encore ceux des autres villes d’Italie qui en possèdent, Florence, Naples, le Mont-Cassin, la Cava, Venise même. Nous consentons à ce que notre solde soit échelonnée sur les exercices de deux années consécutives, parce que l’exercice de l’année courante est presque épuisé. Remarque bien que cette mission n’aurait absolument aucun caractère politique, et qu’elle ne suppose en aucune façon que ceux qui l’acceptent approuvent cette déplorable entreprise. Toutes les armées de Napoléon furent ainsi accompagnées de savants, et Geoffroy Saint-Hilaire ne se fît pas scrupule de mettre à profît pour la science la plus injuste des guerres, celle d’Espagne.

Je suis loin du reste, chère amie, de regarder cette affaire comme terminée. J’ai peine à croire que l’attention de M. de Falloux se soit encore portée sur mon nom, et je n’espère pas de lui la même faveur que de M. Gépin. Il est vrai qu’il ne s’occupe en aucune façon de son ministère : il est tout entier a la haute politique. D’ailleurs, le dirai-je, j’ai peine à souhaiter définitivement la réussite de cette affaire. J’y vois de très réels avantages, mais aussi de graves inconvénients. D’abord il faudrait encore renoncer pour l’un prochain à une position officielle, ensuite cette faveur ne me plait pas, plusieurs la comprendront mal, y verront coterie ou commérage, ou déloyale fluctuation. Cela pourrait nuire au caractère qui commence à se former de moi dans l’opinion de plusieurs. Et puis ce qui me tient le plus au cœur, c’est que mon cher ouvrage[22], l’os de mes os et la chair de ma chair, sera encore ajourné. A peine dans un an à cette époque serait-il publié. Sera-t-il alors de circonstance ? Correspondra-t-il encore à ma pensée ? Non : il est indubitable que ce voyage, s’il s’exécute, révolutionnera considérablement mes manières de voir et de sentir. Je voudrai le refaire, et je retomberai dans mon éternel défaut, qu’on commence déjà à me reprocher, d’être très vif pour le travail de première main, mais de ne pas savoir achever.

D’autre part, ce voyage aurait de réels avantages. D’abord il me mettrait en possession de documents inappréciables pour mes divers travaux, surtout pour mon histoire de la langue grecque au moyen Age, et mon averroïsme. Puis une mission de cette sorte est considérée comme un titre littéraire d’une assez grande valeur. Cela me poserait fort bien, et serait l’antécédent le plus assuré pour ne pas quitter Paris. Et puis cela m’apprendrait tant de choses : moi qui ne sais à la lettre que les livres, quel monde s’ouvrirait la devant moi ! On dit qu’on ne peut comprendre l’antiquité sans avoir vu cette mer, ces rochers, ces rivages. Et puis, je t’avoue, que je ne serais pas fâcbé de faire ce voyage au point de vue hygiénique. Ma santé n’est pas mauvaise, je ne fais jamais de maladies  ; mais un atome suffit pour me causer un dérangement, j’ai toujours quelque incommodité volante, à laquelle je pense a peine ; tout cela accuse fatigue et faiblesse générale. Ma vie a été jusqu’ici si exclusivement intérieure, que mon développement extérieur en a souffert. J’ai toujours vécu courbé sur moi-même ; jamais personne à côté de moi pour m’épanouir. Ce voyage, je crois, me dilaterait, me ferait vivre par le dehors, et ferait époque dans ma vie physique et intellectuelle. Eh bien ! croirais-tu que rien de tout cela ne balance la douce espérance que je me formais de me voir sous presse dans trois ou quatre mois ?

Maintenant si ce voyage s’exécutait, comment s’opérerait notre réunion ? Si, conformément à mes souhaits, tu arrêtes ton départ pour cet automne, rien de plus simple. M. Daremberg ne veut partir que vers le mois de novembre. Nous aurions donc octobre pour nous réunir. Que si tu persistes à ne pas fixer à ton départ un terme aussi rapproché, alors je déterminerai M. Daremberg à partir vers le commencement d’octobre ; nous nous trouverions donc, ou moi du moins, je me trouverais à Venise vers le mois de février. Qui nous empêcherait de nous réunir par le Sud, surtout si tu restes a Clemensow ? J’irais à Vienne, ou tu viendrais à Venise, et nous traverserions ensemble le nord de l’Italie. Évidemment les événements politiques peuvent considérablement modifier ce plan. Mais de manière ou d’autre, il ne semble pas impossible. Le seul inconvénient sérieux est de reculer si loin l’époque de notre réunion, de placer ton voyage au cœur de l’hiver et de te faire passer une grande partie de l’hiver dans ce mortel climat. Aussi préférerais-je de beaucoup le premier plan. Tu passerais les mois de mon absence auprès de notre mère qui, naturellement, voudra te posséder un peu de temps. Enfin cela sera à décider quand nous aurons quelque chose de définitif. Cela ne peut tarder. — J’ai demandé à M. Génin comme la première faveur une prompte décision. Elle m’est indispensable pour pourvoir, en cas de non réussite, [à mon] placement l’an prochain.

Quant à mon voyage de Saint-Malo, Dieu me pardonne  ! le voilà encore bien risqué, surtout si le projet ne réussit pas. Car alors il faudra rester ici pour de nouvelles démarches. Ah ! quel supplice ! J’espère pourtant trouver quinze jours ou trois semaines à donner à notre mère. Les affaires pour mon livre allaient à merveille. Mon spécimen a fait sensation  ; il a été reproduit en partie, avec éloges et commentaires, par le Semeur, revue sérieuse par excellence. J’ai parlé à Joubert, qui a paru très disposé à prendre le manuscrit, me l’a même promis, si la prochaine rentrée relève un peu la librairie. Je t’affirme que ce livre se vendra et que nous ne ferions peut-être pas une mauvaise affaire en le faisant publier à mes frais. Enfin, nous verrons. L’essentiel est que cette affaire d’Italie se décide le plus tôt possible.


14 aout.

Je ne rêve qu’à la bienheureuse lettre d’hier. Il est donc vrai, amie, que je vais te posséder, que nous allons vivre ensemble, que je ne serai plus seul, que j’aurai une maison ! Oh ! que ne ferais-je pour cela ? Sois assurée que nous trouverons bien moyen de couvrir nos frais courants sans entamer notre fonds, si ce n’est aux mauvais jours. J’ai bien vécu cette année de mes six cents francs d’agrégé et de ce que j’ai inséré au Journal de l’Instruction Publique. C’est à peine si j’ai donné deux ou trois mois de leçons particulières. Je déteste profondément cette manie de faire argent de la production littéraire ; toutefois, en l’acceptant comme une dure nécessité, on peut noblement s’y résigner. Tous les journaux ont l’habitude de consacrer des bulletins aux sciences physiques. Pourquoi les sciences historiques, l’érudition comme on dit, l’histoire savante, la linguistique, l’histoire littéraire, la haute critique, l’archéologie, etc., n’ont-elles nulle part de bulletins analogues ? Je voudrais essayer de fonder cela, et de relever ces sciences en montrant leur but et leur unité (sciences de l’humanité). Peut-être essaierai-je, après la publication de mon livre, quelques articles de ce genre dans la Presse, qui seraient à l’Académie des Inscriptions ce que les autres bulletins sont à l’Académie des Sciences. Je n’aime pas beaucoup Girardin, mais c’est un homme d’essais, et ouvert à toutes les idées neuves.

Nous voilé dans une situation assez satisfaisante, chère amie, et tu dois être contente. Certes il y aurait bien à dire sur le détail, et surtout sur cette croisade papale. Je te renvoie là-dessus aux Débats. Mais enfin nous avons le calme, une réaction tolérable, l’assurance contre les coups d’État durant les trois années ; enfin un état à peu près comme avant février. La seule chose déplorable, mais dont le public ne se soucie guère, c’est l’abominable camaraderie qui préside au ministère de l’Instruction Publique à toutes les nominations scientifiques, celles qui devraient être les plus sacrées. La science n’est plus rien : un jeune homme de mes amis, d’un mérite scientifique éminent, sollicitait la nomination officielle à une place à la Bibliothèque Nationale qu’il occupait depuis un an à titre provisoire. Il n’avait pas de concurrent. Quel est son étonnement quand il se voit évincé par un inconnu, précepteur des enfants de M. Passy pour les études élémentaires, et ayant a peine fait des études classiques ! M. Passy avait trouvé tout simple de se dispenser de lui faire une pension en le recommandant à son collègue de l’Instruction Publique pour une bibliothèque. Voilé ce qui se fait tous les jours. M. Letronne a été remplacé aux Archives par un individu qui n’a pas imprimé une ligne et ne serait pas capable de déchiffrer une charte. Adieu, bien-aimée ; adieu ; je t’écrirai bientôt, et j’espère, le résultat. Tout à toi,

E. R.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Saint-Malo, 5 septembre 1849.

J’ai reçu, il y a quelques jours, chère amie, une lettre de mademoiselle Ulliac, laquelle m’a appris que tu es encore a Varsovie. Je ne puis te dire combien j’en suis contrarié, surtout si tu n’as pu recevoir la lettre que je t’ai adressée à Clemensow. Cette lettre renfermait d’importants détails sur une proposition qui m’est faite pour l’an prochain, et qui est de nature à modifier considérablement, quant aux époques, nos projets réciproques. Comme je pense qu’elle t’est maintenant parvenue, ou du moins que tu as des moyens pour la faire arriver jusqu’à toi, je ne te répète pas ce que je t’y mandais sur les commencements de cette affaire et je reprends mon récit au point où je l’avais laissé.

Depuis ma dernière lettre, tout a marché à souhait. Notre projet a été présenté à l’Académie des Inscriptions dans la séance de vendredi, 28 août. J’étais déjà parti pour Saint-Malo à cette époque, je ne sais donc ce qui s’y est passé que par la lettre de M. Daremberg. Je te transcris purement et simplement ce qu’il m’écrit à ce sujet : « Notre affaire a été renvoyée vendredi à l’Académie des Inscriptions. Il y a eu une longue et animée discussion qui a mis notre projet en relief. D’abord la lettre ministérielle était très bien sous tous les rapports. Après la lecture, M. Dureau de La Malle (comme c’est son habitude) a fait quelque opposition ; ce qui a fourni à MM. Le Clerc, Naudet et Heynaud l’occasion de défendre vigoureusement nos idées. A la suite, on a nomme une commission, dont MM. Hase, Naudet, le Clerc, Burnouf font partie. M. Quatremère avait été désigné : mais cela a suffi pour qu’il refusât obstinément. Vous le reconnaîtrez à ce trait. M. Le Clerc sera le rapporteur. Je l’ai vu et remercié, il s’occupe activement de nos instructions ; tout cela ne sera pas achevé cependant avant la fin de septembre. Cependant vous ferez peut-être bien de revenir dans les derniers jours, afin d’être un peu sur les lieux ... Le Clerc a fait votre éloge direct à l’Académie. Il prend grand intérêt à tout ce que vous faites. »

Le sort en est donc jeté. Il semble que ce projet, que je n’ai jamais accueilli qu’avec une sorte de défiance et avec un demi-acquiescement, soit destiné à réussir. Plus que jamais pourtant j’en sens les inconvénients, en ce qui touche surtout la publication de mon livre. Il se peut d’un autre côté que l’exécution du voyage soit ajournée par des raisons extérieures. Le choléra sévit, dit-on, en Italie. Ce ne serait pas une telle considération qui m’arrêterait dans la réalisation d’un plan que je jugerais le meilleur. Mais Daremberg est peureux à l’excès, et m’a juré que pour rien au monde il ne mettrait le pied en Italie, tant que l’épidémie y sévira. S’il tient parole, cela seul suffirait pour rendre l’exécution de ce projet bien problématique ; car si notre départ était retardé jusqu’aux premiers mois de 1850, la saison ne serait plus propice ; et remettre le voyage à l’hiver de 1850-1851, ce serait bien le mettre dans l’incertain. Enfin, pour le moment, je n’ai qu’à laisser marcher les choses en soutenant jusqu’au bout ce rôle passif que, dès l’origine, j’ai voulu prendre en cette affaire.

Me voilà donc, chère amie, auprès de notre mère et de nos amis. Mon départ de Paris a été très précipité. Sitôt que j’ai vu que ma présence n’était plus nécessaire, j’ai jugé à propos de partir le plus tôt possible, incertain que j’étais de l’époque où mon retour serait de rigueur. En deux jours, mon voyage a été décidé et effectué. J’ai trouvé toute notre famille eu parfaite santé. Alain ne ressent plus absolument rien de son indisposition, et les fâcheux symptômes qu’il conservait encore lors de son voyage de Paris ont complètement disparu. J’espère pouvoir prolonger mon séjour jusque vers la fin de septembre. Ce projet d’Italie me met dans un grand embarras pour mon placement de l’an prochain. Je n’en ai encore rien dit à MM. Lesieur et Soulice. Je les laisse prendre l’initiative, et puis je leur opposerai au besoin cette mission. Tout cela ne peut donc être parfaitement éclairci que dans cinq ou six semaines.

De manière ou d’autre, chère Henriette, notre réunion ne peut être longtemps ajournée. Car si le voyage d’Italie manquait ou était remis à l’an prochain, j’insisterais vivement auprès de toi pour que notre voyage eût lieu en novembre. La prolongation de ton séjour à Varsovie par ce temps d’épidémie m’effraie et m’attriste plus que je ne saurais te dire. J’en reviens toujours à ma supplication. Ne passe pas l’hiver prochain sous ce climat meurtrier. Et puis ta présence m’est si nécessaire pour me rendre tolérable la vie extérieure ! je me trouve fort bien de mon séjour ici, bien que ce ciel soit d’une extrême atonie et que ce climat m’enlève presque toute capacité de produire. Tu ne saurais croire à quel point je dépends de ces circonstances extérieures, et c’est bien pour cela que j’envisage avec quelque joie la perspective d’un voyage vers ces belles rives qui, dit-on, révèlent tant de choses. J’ai dans la manière quelque chose de dur, de hérissé comme nos rochers, de cassant comme nos vagues, de gris comme notre ciel. J’ai besoin d’un air plus excitant et d’une lumière plus vive. Je songeais Ces jours-ci en voyant ces rochers durs et dentelés combien doit être différente l’impression produite par les rivages de l’Italie et de la Grèce, pour avoir inspiré la belle fiction de la poésie antique. Des sirènes sur nos rochers de la Manche ! Mais elles se mettraient en pièces, les malheureuses, nues sur ces pointes aiguës ! La mythologie inspirée par ces durs rivages a dû être rude, roide, rugueuse, il faut pour peupler ces rochers des dieux à écailles et à carapace, à la tête aiguë et aux formes anguleuses. Je suis pressé d’aller, comme Childe Harold, a la découverte d’un nouvel idéal ; mais que je voudrais pouvoir auparavant fixer et donner au public ma première forme abstraite et sévère !

Écris-moi tout de suite, si tu ne l'as fait, excellente sœur. Cette lettre sera pour toi une énigme, si tu n’as reçu la première ; mais je ne puis croire que nous soyons contrariés a ce point ! Adieu, excellente amie ; j’appelle avec impatience la solution de toutes ces affaires, en vue surtout de notre heureuse et désormais indubitable réunion.

Ton frère bien-aimé,
E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 24 septembre 1849.

J’ai quitté notre mère mercredi dernier, 19 septembre, ma sœur bien-aimée. Mes affaires me rappelaient à Paris de la manière la plus pressante. Depuis mon arrivée, j’y ai vaqué sans relâche et désormais la solution est à peu près acquise. Bien que nous n’ayons pas encore de signature ministérielle, le voyage est décidé, et il ne semble nullement probable qu’aucun obstacle vienne désormais l’empêcher. J’ai sous les yeux le rapport adressé par l’Institut au ministère. Il est impossible de désirer plus de bienveillance et une manière plus distinguée. Ce rapport est l’œuvre de M. Le Clerc ; mais la partie principale de ce qui me concerne est due à M. Burnouf. M. Génin à d’ailleurs dit aujourd’hui à M. Daremberg qu’il ne s’agissait plus que de quelques formalités officielles, et que nous devions considérer la chose comme terminée. Les cinq cents francs nous seront accordés dans leur intégrité, et payés d’avance par quartiers. MM. Le Clerc et Guigniaut m’ont vivement félicité, et m’ont fait envisager ce voyage comme devant exercer la meilleure influence sur mon avenir. Il n’en a pas été tout à fait ainsi de M. Cousin. Bien que son opposition ait été fort amicale, il eût souhaité que j’eusse pris de l’emploi en province, et m’avait déjà désigné pour le lycée de Bourges. Il a été jusqu’à me promettre de me faire obtenir par la suite une mission analogue de l’Académie des Sciences morales et politiques. Ç’a été une vraie bataille entre lui et M. Le Clerc. Mais ce dernier a tenu ferme et réponse expresse a été faite par l’Académie au ministère qu’il ne fallait pas compter sur moi pour cette année. Ne crois pas que ceci tienne à aucune malveillance de la part de M. Cousin ni qu’il m’en garde rancune. Tout au contraire ; il aime assez à se donner ainsi un air de pédant universitaire et de vieux bonhomme dur à cuire, et trouve bon qu’on l’agace sur ce point. Nous nous sommes quittés meilleurs amis que jamais, et je suis sûr qu’au fond il eût été fâché que j’eusse cédé à ses gronderies.

Les instructions de l’Académie sont fort détaillées. Les commissions et les indications que nous recevons de divers côtés suffiraient déjà à elles seules pour remplir un laborieux voyage. Nous ferons ce que nous pourrons : tel va être pour longtemps notre éternel refrain. La grande question est de savoir quelles dispositions nous rencontrerons à Rome. Les bibliothèques seront-elles rentrées sous la garde soupçonneuse du clergé ? La Propagande en particulier a-t-elle retrouvé ses anciens maîtres ? On raconte des faits inimaginables sur les entraves apportées autrefois aux recherches savantes par les scrupules de l’orthodoxie romaine. Nous fondons une partie de nos espérances sur quelque révolution diplomatique qui chasserait de Rome, ne fût-ce que pour quelques jours, les cardinaux, et remettrait les clefs en des mains françaises. Cela ne semble pas probable ; pourtant la politique suivie par le cabinet dans cette misérable expédition nous a ménagé assez de surprises pour que celle-ci ne soit pas tenue pour impossible.

Mes dispositions à l’égard de ce voyage sont toujours les mêmes. Pourtant, depuis ces derniers jours, j’y tiens un peu plus et je suis plus frappé des avantages qu’il présente. L’excellent accueil que j’ai reçu de l’Académie y est pour beaucoup. M. Quatremère pourtant m’a fait une assez vive opposition personnelle. On y a fait peu d’attention et lui-même s’est rallié, puisqu’une partie de mes instructions vient de lui. M. Littré est resté muet. T’ai-je dit que j’avais fait la connaissance de cet homme admirable, l’un de ceux qui, je crois, attireront le plus puissamment ma sympathie, et auront le plus agi sur moi, en me présentant le type de ce que je rêve ? Non que je partage entièrement ses opinions radicales ; mais c’est un sérieux, une conscience, une vertu, dans le sens le plus élevé du mot, vraiment sublimes. M. Littré était par la nature du sujet appelé à juger notre plan qui se rattache directement à la plupart des branches de ses études. Il n’a pas voulu on dire un mot, ne jugeant pas, dit-il, qu’il fût permis de participer à une expédition criminelle, ni par conséquent de contribuer aux instructions relatives à un voyage qui s’y rattache. « Tu es ridicule, Littré », lui dit sans se gêner M. Burnouf. M. Littré est un dévot scrupuleux dans son genre. C’est lui qui ayant eu besoin d’un manuscrit de Vienne, et sollicité par M. Villemain de permettre qu’on fît venir le manuscrit par la voie de la diplomatie, refusa constamment, disant qu’il ne voulait rien devoir à un tyran. M. Villemain fut obligé de faire copier le manuscrit aux frais du ministère, et eut encore toutes les peines du monde à le lui faire accepter.

J’attends impatiemment les conseils sur l’hygiène à suivre à Rome ; toutes les indications locales que tu pourrais nous donner nous seront précieuses ; car nous arriverons là entièrement neufs.

Adieu, mon amie bien chère, confie-toi à mon inaltérable tendresse.

Ton frère et ami,
E. RENAN.

M. Augustin Thierry vient de me faire savoir par M. Egger qu’il désire me voir.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Lyon, 19 octobre 1849.

Je quitterai donc la France, mon amie bien-aimée, sans avoir reçu une lettre de toi. Je ne puis te dire combien cette privation m’est sensible, et quelle amertume elle jette sur ce départ. Quand je calcule les jours nécessaires à l’échange de nos lettres, bien assuré que je suis que tu n’as pu mettre de retard à me répondre, je ne puis m’empêcher de concevoir quelque inquiétude. Une lettre de mademoiselle Catry nous a appris que tu étais encore malade au moment de ton départ. Tout cela m’alarme, chère amie, d’autant plus que Dieu sait maintenant quand je recevrai une lettre de toi au milieu de cette vie nomade que je vais mener durant quelques mois.

J’avais d’abord résolu de t’écrire le dernier soir de mon séjour à Paris. Les embarras de départ qui déjouent toujours un peu les prévisions, m’en ont empêché, et je me suis réservé ce plaisir pour la soirée que j’aurais à passer à Lyon. Jusqu’au dernier moment, toutes nos démarches relatives à ce voyage ont continué à réussir à souhait. Je n’aurais osé m’attendre à tant de marques de considération et à des égards si délicats de la part des personnes de l’Institut et du ministère à qui j’ai ou affaire. M. Génin a été pour moi un véritable ami, M. Halévy, chargé spécialement comme chef de bureau des missions scientifiques, a été d’une complaisance parfaite. De tous les côtés, nous avons reçu les lettres les plus flatteuses pour Rome, et on peut l’espérer, des plus efficaces. Nous eu avons pour le général Rostolan, le général Mollière (homme très lettré, et bien libéral, ami intime de M. Burnouf), pour le cardinal Maï, membre correspondant de l’Académie des Inscriptions, de la part de M. Le Clerc, pour Rosmini, (au Mont-Cassin) lettre secrète de M. Cousin, pour le poète Niccolini à Florence, de la part de M. Quinet, pour le chevalier Campana, de M. Ingres pour le directeur de l’École française. Je laisse à la responsabilité de mon compagnon de voyage, bien que je sois très disposé à en profiter, les lettres pour les cardinaux Antonelli et Altieri, et pour un grand nombre de notabilités ecclésiastiques. Ces lettres nous sont communes quant aux facilités qu’elles pourront nous procurer ; mais je me lave les mains de les avoir demandées. Il n’y a pas jusqu’au nonce, qui n’ait voulu appuyer notre hérétique mission. Quant à Naples, j’ai reçu toute une collection de lettres pour les hommes un peu marquants dans la science qui habitent cette ville, d’un de mes amis, savant archéologue, qui y a fait un long séjour. Avec tout cela, nous ne nous attendons qu’à du mauvais vouloir. J’ai vu avant mon départ le fils de M. Isambert, revenant de l’ambassade à laquelle il était attaché, et qui m’a conté des choses inouïes de la petitesse d’esprit et des suspicions mesquines de ces gens-la. La grave question politique qui s’agite ces jours-ci nous préoccupe vivement, comme tu conçois. Une rupture serait pour nous une bonne fortune : que les Français règnent huit jours seulement à Rome, et nous forçons les dernières armoires du Vatican.

J’ai trouvé jusqu’au bout M. Cousin excellent, mais fort original. Il a fait une vraie scène à M. Génin et A M. Lesieur, qui me l’ont rapportée en riant. Puis il m’a cordialement félicité de mon voyage, et m’a assuré qu’il en avait toujours souhaité la réussite. Il m’a même avoué qu’il n’avait jamais songé bien sérieusement à m’envoyer en province, que l’enseignement des collèges ne me convenait pas, qu’on avait découvert et non désapprouvé mon plan d’arriver tout de suite aux Facultés, qu’en toute hypothèse le titre d’agrégé me servirait à mettre sur ma carte de visite. Enfin les dernières fois que je l’ai vu, je l’ai trouvé plus aimable que jamais  ; il m’a chargé de commissions scientifiques et autres, d’une nature assez délicate. Rosmini, en ce moment en pénitence au mont Cassin, dernièrement condamné par l’Index, est son grand ami. Rosmini est philosophe, mais âme si douce et si timide qu’il se sacrifierait lui-même plutôt que de faire un éclat. M. Cousin n’a jamais osé lui écrire au milieu de son nouvel entourage, de peur de l’inquisition à laquelle il est sans doute soumis. Je serai l’intermédiaire de leurs philosophiques confidences. « C’est un saint, me disait-il, de ce grand ton qui n’appartient qu’à lui, le plus grand saint qui soit maintenant en ce monde. » Quant au cardinal Maï, ce fut lui, M. Cousin, qui eut la plus grande part à sa nomination à l’Institut, mais depuis, ce brigand de cardinal, comme il l’appelle, a signé sa condamnation à l’Index. « Bien des choses, ajouta-t-il, m’ont fait plus de peine ; mais c’est un Monsignor, je ne vous donnerai rien pour lui. »

Nos instructions seront insérées et l’ont déjà été probablement tout entières au Moniteur et au Journal de l’Instruction Publique. Il est donc probable que les autres journaux en parleront, Nous nous attendons à quelque invective de l’Univers. Mais Ces injures-là honorent, puisqu’il n’y a pas un homme tant soit peu intelligent qui n’en ait sa part. Demain matin à cinq heures, nous prenons les bateaux à vapeur du Rhône jusqu’à Beaucaire. Là nous faisons une petite déviation de notre route naturelle, et prenons le chemin de fer de Montpellier, où nous voulons voir quelques manuscrits. Nous nous arrêterons à Nîmes, et reviendrons par Arles, Aix, Toulon, sans passer probablement à Marseille. Benjamin Moullec n’est plus à Marseille, mais à Montpellier, où je le verrai. Le 25, irrévocablement, nous nous embarquons à Toulon sur le paquebot de l’État qui nous mènera directement à Civita-Vecchia.

Adieu, ma bien-aimée. La fatigue me force d’abréger. J’ai visité avec plaisir les environs de Lyon, très pittoresques et très caractérisés. L’aspect montueux de ce pays, surtout de Roanne à Tarare, m’a vivement impressionné. Notre Bretagne et en général nos régions du Nord et de l’Ouest ne m’avaient rien révélé d’analogue à cet horizon dentelé et à ces coupes de terrain variées et irrégulières. Adieu, bonne amie, une lettre le plus tôt possible.

Ton bon ami,
E. R.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Rome, 12 novembre 1849.

Enfin, ma bien-aimée, après des retards qui sont encore pour moi inexplicables, j’ai reçu tu lettre du 5 octobre. Mon inquiétude commençait à être sérieuse. Je m’expliquais que je n’eusse pu recevoir ta réponse avant mon départ de France, mais comment ne m’avait-elle pas devancé à Rome durant nos longues pérégrinations dans le Midi ? Comment plus de quinze jours s’écoulèrent-ils sans rien recevoir ? Tous les jours j’allais au bureau de la place Colonne, mais je n’en rapportais que l’impitoyable Niente. Mademoiselle Ulliac m’apprend qu’elle n’a reçu ton paquet qu’après un terme beaucoup plus long que d’habitude, et suppose que la personne chargée de mettre la lettre à la poste y aura mis quelque retard. Quoi qu’il en soit, ma bien chère amie, que ceci nous serve de leçon et nous apprenne à prendre l’irrégularité de notre correspondance comme un mal nécessaire, et non comme un indice alarmant. Le service des postes est ici, comme tu le sais, déplorablement administré.

Que de choses ont passé sous mes yeux, que de sentiments se sont croisés dans mon âme, depuis les dernières lignes que je t’ai écrites de Lyon ! Un jour, bientôt je l’espère, nous en causerons, ma bien-aimée ; maintenant j’en remplirais ces pages, dont l’espace m’est mesuré, sans pouvoir t’exprimer la plus faible partie de ce que j’ai senti dans ces jours si pleins d’émotions et d’enseignements divers. A Lyon, j’augurais déjà la nature méridionale ; je ne suis quel vent tiède m’apportait déjà des parfums tout nouveaux pour moi. Quelle fut ma surprise quand je me trouvai les jours suivants en face de ces belles montagnes du Dauphiné, suivant tous les détours du grand fleuve sur les bords duquel s’est si vivement épanouie la vie de la France méridionale. Je n’ai bien compris la Gaule romaine, et la Provence du moyen âge, que dans cette journée qui m’a porté de Lyon à Avignon, et durant laquelle j’ai vu fuir des deux côtés Vienne, Valence, Tournon, Orange, Pont-Saint-Esprit, Bourg-Saint-Andéol, tant d’autres villes, villages, châteaux, ruines, tous empreints d’une indicible physionomie. Toute la littérature gallo-romaine, toute la poésie des chansons de gestes à passé là sous mes yeux. Le Comtat, et surtout Avignon où je suis resté un jour, m’ont encore plus vivement frappé. Cette jolie petite ville avec ses petits remparts ciselés, ses clochers en miniature, ses cailloux, son château papal, ses chapelles italiennes, sa population mobile, ardente, ses lazzaronis, populace de l’absolutisme et des prêtres, est encore à très peu de chose près ce qu’elle était il y a un demi-siècle sous le régime pontifical[23] ; elle est sous ce rapport d’un ravissant intérêt. Tarascon et Beaucaire achèvent cette curieuse physionomie, parfaitement dessinée en architecture, costumes, mœurs, églises, ton général du pays. Montpellier où nous avons passé deux jours de très agréable séjour, grâce à Benjamin Moullec et aux professeurs de la faculté qui nous ont fait un excellent accueil, Montpellier représente éminemment une ville du Midi, blanche, neuve, éternellement jeune, architecture gracieuse et facile, mais n’a pas de Caractère individuel.

Nîmes m’a plu infiniment. Je ne connaissais encore aucun reste insigne d’antiquités romaines. Nous sommes ridicules dans le Nord par notre culte pour quelques brimborions insignifiants, qui ne disent rien, n’expriment rien et n’ont d’autre mérite que d’avoir appartenu à un édifice ancien. Qu’un pavé vienne de Rome ou de Persépolis, ou le mettra dans un musée ; qu’un pan de mur, sans signification aucune, remonte à l’époque de Julien, on se gardera de le démolir, on l’entourera d’une balustrade, on lui donnera un factionnaire. Il y a en cela quelque chose de fort niais, quelque chose de la manie de l’antiquaire, qui attache du prix aux objets de sa collection, non parce qu’ils sont beaux ou instructifs, mais parce qu’ils sont antiques. Ce goût mesquin des antiquités est comme inévitable dans le Nord, où l’époque romaine n’a laissé que peu de monuments bien expressifs. Juge de mon émotion quand je me suis trouvé en face des Arènes, de la maison Carrée, des bains, du temple de Diane, dé la Tour Magne, édifices entiers dans leurs formes essentielles, oh l’antiquité semble encore vivre et respirer. Elle est là, c’est bien elle ; même différence qu’il y a entre le corps d’un saint ou d’un grand homme, et la singulière habitude du catholicisme moderne, de scier le corps de ses saints pour en faire des reliques. Qui jamais a été ému devant une poussière d’os qu’on dit avoir appartenue à tel ou tel ? Qui jamais a mieux compris l’antiquité devant une feuille de chapiteau ou un nez de statue que quelque touriste anglais aura bêtement cassé de son marteau ? Après avoir vu le Colisée, le croiras-tu ? je me demande si les arènes de Nîmes ne font pas éprouver l’impression plus immédiate d’un théâtre antique : le Colisée est trop métamorphosé, trop échafaudé, trop dévié par d’autres souvenirs et d’autres impressions. Après avoir vu tous les temples de Rome, je maintiens qu’il n’en est aucun qui fasse comprendre l’économie intérieure d’un temple antique (galeries secrètes, cachettes, salles pour les prêtres, etc.) comme le temple de Diane, et parmi les plus belles ruines du Palatin et du Mont Cœlius, je n’en vois aucune d’un plus grand effet que cette immense ruine grecque ou phénicienne qui domine tout le bassin de Nîmes et qu’on appelle la Tour Magne. Combien j’ai regretté de n’avoir pu voir le pont du Gard, si supérieur lui-même à ces aqueducs, qui constituent les restes les plus insignes que la Rome ancienne ait légués à la Rome moderne ! Nîmes, ma chère amie, fut pour moi une Rome anticipée, Nîmes recueillit les prémices de ce goût vif de l’antique qu’inspirent ces régions du Midi où la civilisation compte une assise de plus que dans le Nord. Mais que dire d’Arles ? Arles, mon amie, mériterait à elle seule un voyage dans le Midi. Arles, c’est la Province romaine tout entière ; je l’ai vue à la hâte ; je réserve Arles et Aix pour notre prochain voyage dans ces belles et curieuses contrées. Marseille et Toulon sont deux villes modernes, et n’ont aucune physionomie : c’est la France. Le nom de ville moderne peut paraître une étrange bévue historique, pour la première surtout de ces deux villes. Mais cela est triste a dire  ; la mère des colonies grecques du Midi, l’ionienne Massilie, qui a ou son texte d’Homère[24], l’Athènes des Gaules, comme l’appelle Cicéron, Marseille est de toutes les villes la plus banale, la plus vulgaire. Pas un débris antique, pas un souvenir littéraire, pas une école, pas un morceau de marbre qui rappelle l’intelligence, hors, je crois, un mauvais buste d’Homère inaperçu dans un carrefour, et qui probablement ne dit pas grand’chose à ces marchands. Bien des fois, je te l’assure, durant ce voyage, j’ai ou des moments d’humour contre notre civilisation uniforme, absolue, éteignant toute physionomie locale, pour cet air général et régulier qui est celui de la France moderne, le même pour tous de Dunkerque à Perpignan, de Brest à Strasbourg. Mais c’est la marche nécessaire des choses !

Je m’étais d’abord imposé en l’écrivant cette fois, de m’interdire toute impression de voyage et de ne te parler que d’affaires. J’aurais tant à te dire ; tant de souvenirs, d’impressions diverses, de pensées se présentent en foule à mon esprit ! Je ne te dirai donc rien de notre traversée sinon qu’elle fut vraiment délicieuse, à bord de la corvette ft vapeur le Véloce, un temps superbe, des nuits célestes, une excellente compagnie, tout ce qu’on peut désirer en fait d’égards et de confortable, aucune velléité de mal de mer. Que je pensais à toi ce soir ou nous vîmes le jour se coucher derrière l’Ile de Corse, en touchant presque les côtes de l’Ile d’Elbe, Monte-Christo élevant devant nous son cône étrange. Je me rappelais que ces mers tu les avais traversées, ces côtes escarpées t'avaient fait sentir et penser[25]. Le 27 au matin, nous nous réveillions en face du mont Argentaro ; le 28 à cinq heures du matin, nos vetturini nous réveillaient à la porte Cavaleggieri pour remplir les formalités d’usage, nous étions dans Rome.

Depuis mon séjour à Rome[26], ma bien-aimée, un immense changement s’est opéré dans toute ma manière de sentir. J’avais traversé le Midi sous l’empire d’une réaction assez vive ; je critiquais, parfois je m’indignais (innocemment bien entendu). Le jour que je passai à Civita-Vecchia fut pour moi un jour de colère, je regrettais presque d’être venu m’enfoncer dans ce tombeau. Ces croix partout dominatrices, ces armes papales insolemment restaurées, cet étendard blanc, ces moines à l’air de maîtres, ces capucins mendiants et dégradés, ces Monsignors aux airs déliés, ces fonctionnaires à l’habit demi- laïc, demi-clérical, cette population pâle, souffreteuse, fiévreuse, abattue, immorale, tout cela révoltait mes sentiments de Français et d’homme moderne. Je redoutais mon séjour à Rome, comme devant réveiller sans cesse en moi le pénible sentiment de l’indignation morale. Mon premier jour fut encore triste et tracassé ; je n’éprouvais quelque consolation qu’en rencontrant partout nos soldats, cet uniforme qui m’est devenu si cher, ce drapeau de la civilisation, ces officiers français partout dignes, nobles, fiers, modérés. C’était le jour d’une grande revue du général Rostolan. J’y assistai : une revue de Gaulois, grand Dieu ! en plein champ de Mars, et les Quirites assis alentour, nonchalants, moqueurs, buvant à plein verre les flaschetti d’Orviète. O Camille ! O Munlius ! Cet état ne dura guère. A peine avais-je descendu le Corso au milieu des flots de ce peuple que la séduction opérait déjà. Cette ville est une enchanteresse, elle endort, elle épuise. Ces ruines, ces églises, ces monastères, ces voies désertes exercent une fascination comme surnaturelles. Je ne sais plus que dire sur toute chose : il en est ainsi ; ainsi vont les choses ! Rien ne m’indigne ; je pardonne ou j’explique très volontiers  ; enfin je me suis trouvé mis tout spontanément dans une assiette d’esprit très tolérante, très douce, nullement partiale, bienveillante ; sentir plutôt que penser et critiquer : recevoir plutôt que réagir. Cette religion méridionale, que je croyais devoir m’être si antipathique, me plaît et me parait tout à fait pittoresque. Notre idéalisme est abstrait, sévère, sans images ; celui de ce peuple est plastique, tourné vers la forme, invinciblement porté à s’exprimer et à se traduire. Mais au fond ce peuple vit tout autant que nous dans l’idéal, seulement par des facultés différentes. Cette Madone dans les lieux les plus vulgaires, dans les boutiques, les cafés, à tous les coins de rue, me plaît. Car enfin, c’est ainsi que ce peuple se formule la vie supérieure, et cela vaut mieux après tout que notre manière toute profane et vulgaire, et que notre peuple dénué de toute idée religieuse. Tout ce que j’ai vu m’inspire une plus grande aversion que jamais pour tout le troupeau noir ; mais cette aversion ne s’étend pas au système intellectuel de ce pays, à ses institutions, à ses mœurs. J’assistai le jour de la Toussaint à une prédication au Colisée : là tout était populaire, depuis le capucin qui, grimpé sur les planches, parcourait en gesticulant sa tribune, jusqu’à cette foule vaguement attentive, qui recevait cette parole comme un rythme donné, chacun vaquant cependant à ses affaires, les hommes dormant assis sur les fûts de colonnes, les mères allaitant leurs enfants sur les marches de la croix, les autres assis par terre, et imitant machinalement les gestes du prédicateur. J’imagine qu’une grande cérémonie à Saint-Pierre, où l’on n’entrerait qu’avec des billets de faveur, et où il n’y aurait que du beau monde, me ferait l’effet d’une ridicule mômerie. Telle est ici mon éternelle distinction. Partout où se trouve le souffle vrai du peuple, j’aime et je me complais. Le Panthéon d’Agrippa changé officiellement on église, ce portique incomparable chargé de tableaux d’indulgence me révolte. Car enfin en tant que Panthéon il me révélait une idée religieuse infiniment plus élevée, une idée que la plus haute philosophie a su à peine atteindre dans les temps modernes. Mais quele peuple plante une croix au milieu du Colisée, pour ensuite la baiser, que le peuple colle une mauvaise Madone dans le temple de Vesta, allume deux ou trois cierges à l'entour, et place un mendiant à la porte, ah ! voilà l'humanité vraie, voila le sentiment religieux, se traduisant par des formes très étranges, très éloignées de nos habitudes, mais belles et originales. Jamais je n’ai mieux perçu dans sa grande universalité cette loi éternelle de la nature humaine, dont la philosophie moderne a trop peu tenu de compte : L'humanité est religieuse.

Je vis donc ici, chère amie, dans une extrême quiétude, peu soucieux, ne pensant pas à l’avenir, me laissant aller doucement au train des choses. Je vois Rome en amateur, me défendant un sentiment trop vif de curiosité, lequel gâte la pureté et la simplicité des impressions, ne cherchant pas d’une façon inquiète à tout voir, mais prenant ce qui se trouve sur mon chemin, revenant vingt fois à ce qui me dit quelque chose. Le Forum, le Colisée, les environs du mont Palatin, le Vélabre, sont mes promenades favorites ; j’y vais régulièrement tous les jours : ce quartier me plaît et m’enchante. L’Ara Cœli, bâtie avec les marbres du temple de Jupiter Capitolin (lesquels avaient été pris par les Romains au temple de Jupiter Olympien) est ma première visite de chaque matin. Je ne sais si tu te rappelles cette terrasse, à côté du Capitole, mais un peu plus haut. Ces colonnes qui depuis deux mille cinq cents ans élèvent vers le ciel le pensée religieuse de l’humanité, sont saintes à mes yeux. Et puis de cette terrasse, il y e une vue délicieuse, sur toute le ville et les collines qui ceignent le Transtévère. De là, je vais par divers détours aborder au pont Sixte, et en remontant le Longaretta et le Longara j’arrive sur les dix heures au Vatican. J’y reste jusqu’à trois heures environ, puis je fais une promenade de fantaisie jusqu’au coucher du soleil. J’ai toujours soin de me trouver à ce moment admirable sur une des collines si délicieuses le soir, le plus souvent, à Saint-Pierre in Montorio, ou à Saint-Onufre, d’où l’on voit les teintes incomparables de l’Apennin à l’horizon. Nous avons eu jusqu’ici un temps admirable ; comme la plus belle merveille de ce pays, c’est le ciel et la nature, je croirais commettre un sacrilège en leur dérobant un moment : je n’ai encore vu attentivement que peu d’intérieurs ; je les réserve pour las pluies : j’ai commencé aujourd’hui par la galerie du palais Corsini, qui m’a fait tomber d’admiration. Oh ! mon Henriette, que je comprends bien l’Italie ! Que je l’aime ! Que ne t’ai-je ici à côté de moi  ! Que ne puis-je t’interroger sur nos propres sentiments, éclairer mes sensations par les tiennes ! Je ne puis le dire à quel point je vis avec toi ; je suppose toujours, et cela quelquefois avec une réalité presque enfantine, que tu as avec moi, que nous causons ensemble, que je t’exprime ce que je pense, ce qui m’excite à chercher pour mes sensations une expression plus nette que le pure formule intérieure. Je me promène presque toujours seul : les visites de monuments, je les fais avec mes compagnons, je les ai priés une fois pour toutes de ne pas s’offenser de ce goût de la solitude, qu’il était devenu un besoin pour moi dans cette ville incomparable. La Bibliothèque du Vatican n’est pas la seule que nous explorions. Nous alternons suivant les jours ou suivant diverses opportunités, avec les bibliothèques de la Minerve, de la Chiesa Nuova, l’Angélique, la Corsinienne, la Barbérine, la Bibliothèque Albani, la Propagande. Nous avons trouvé à le Chiesa Nuova un homme vraiment admirable, qui est notre providence ; c’est le P. Theiner, homme d’une grande science et d’une belle élévation d’esprit ; Allemand de nation et de cœur, et jouissant à Rome de la plus haute considération. Nous lui étions recommandés par M. de Broglie : non seulement il a mis à notre disposition avec une libéralité rare tous les trésors de son monastère, ou nous avons fait une ample moisson ; mais il a voulu nous introduire dans toutes les autres bibliothèques particulières où il est fort connu. Le P. Theiner est à Rome un des types les plus beaux, les plus purs, les plus inattendus, et se connaissance n’est pas une des moins douces jouissances que j’ai trouvées en cette ville céleste. Le général Mollière, qui demeure au palais Albani, nous a aussi beaucoup servi. Le plus agréable service qu’il nous ait rendu est de nous avoir fait faire la connaissance de M. Visconti ; tous les jeudis soirs, nous trouvons dans ses salons toute la société artistique et littéraire de Rome, et par-dessus tout une musique incomparable et des collections d’objets d’art dont rien ne peut donner une idée dans notre France mesquine et bourgeoise. M. Visconti est personnellement un des plus beaux modèles de l’union de la science, de l’art et du plus noble caractère. Il se dit Français à demi, et est en effet bien dépaysé au milieu de ce peuple déplorable. Pour avoir seul consenti à recevoir les officiers français, il s’est vu menacé de l’incendie et du poignard, et ce n’est pas sans un profond sentiment de tristesse que nous échangions avec le général Mollière cette réflexion, que cette loyale et noble hospitalité qu’il nous donnait, il la paierait probablement un jour de sa vie, que ces collections d’une délicatesse infinie, seraient un jour pillées et brisées ! Ainsi vont les choses ! L’espace me manque, ma chère amie. Nous sommes logés à l’hôtel français de la Minerve, place de la Minerve : c’est un point bien central ; nous y sommes très bien, au milieu de Français, d’officiers, d’attachés à l’ambassade, etc. Écris-moi bien vite. J’ai reçu une lettre de maman. Les nouvelles de Saint-Malo sont très bonnes. Ton frère tout aimant,

E. RENAN.


POUR MON FRÈRE


Clemensow, 8 décembre 1849.

Le retard de ta lettre, mon Ernest bien-aimé, m’a jetée pendant deux semaines dans un état inexprimable. J’avais pensé que tu m’écrirais en arrivant à Rome ; on m’avait dit qu’il ne fallait que douze jours pour recevoir ici les nouvelles que j’attendais de toi ; et au commencement de décembre je n’avais rien, rien encore… Il me semble que jamais heures de pareille souffrance n’ont passé dans ma vie. J’en ai été malade alitée pendant quatre jours, et je ne sais en vérité ce que je serais devenue si ta lettre n’était alors arrivée jusqu’à moi. Mon frère chéri, conserve ton existence si tu veux que je vive… Ah ! que j’ai souffert ! que la traversée dont tu me fais un si joli tableau m’a causé de terreurs, m’a fait passer de nuits horribles !… Tu as raison, cher ami : il faut dans notre pénible éloignement tâcher de nous épargner de tels coups, compter toujours sur des retards, prévoir même la perte d’une lettre. Pour moi, quand je songe à la filière par où les miennes doivent passer, je m’étonne encore de les voir parvenir, même avec mille lenteurs.

Enfin, mes sinistres craintes n’étaient que folie !… J’ai besoin de laisser échapper encore cette exclamation avant de te dire, très cher ami, combien je suis heureuse de te voir comprendre l’Italie comme elle mérite d’être comprise, l’aimer, l’enchanteresse, comme elle mérite d’être aimée. Oh ! que j’avais bien prévu, mon Ernest, que tu en recevrais une impression sans égale ! Et moi aussi, dans les premiers instants que j’y ai passés, je m’indignais, je désirais autre chose sous ce ciel ravissant, au milieu de cette splendide nature ; puis promptement, — comme toi, ami, bien promptement, — je me suis tout expliqué, j’ai tout excusé, et mille fois plus par le cœur que par le raisonnement. Lorsque, l’an dernier, des actes de violence vinrent détruire cet ordre de choses dont l’ensemble avait fini par me faire pardonner des détails blessants, j’éprouvai une douleur réelle, une douleur que je n’aurais certainement point ressentie avant d’avoir été à Rome. Les hommes qui ont amené ces événements ont passé leur vie sous un ciel étranger, puis ont voulu porter sur ce beau coin de terre les formes, les idées politiques qu’ils avaient vues ailleurs, sans songer que ces transplantations sont absurdes, que l’on ne métamorphose point à l’aide de quelques phrases pompeuses ce que des siècles ont lentement formé. Oh ! que je sens de satisfaction en te voyant parcourir Rome avec les sentiments de calme qu’elle t’a donnés et qu’elle est si propre à faire naître ! C’est ainsi seulement qu’on peut la bien voir, et ne serait-ce pas un malheur réel d’avoir mal vu ce qui se place si loin au-dessus de tout le reste, ce que rien ailleurs ne saurait même rappeler ? — Au milieu des glaces et des frimas qui m’environnent, je suis sans cesse près de toi par le cœur et la pensée. Doublement, je remercie aujourd’hui la Providence de m’avoir fait connaître l’Italie ; je sens la joie que ce beau pays te donne, et il me semble que je m’y attache à chaque heure par de nouveaux liens.

Tu me demandes, cher ami, si j’ai oublié l’Ara Cœli. J’espère n’avoir rien oublié de Rome, et cette église était aussi l’un des lieux que j’aimais le plus à visiter. Par une étrange sympathie, c’était aussi le matin que je m’y rendais, comme tu as coutume de le faire. Que de doux instants j’y ai passés ! Je me rappelle qu’en marchant entre ces colonnes dépareillées, entre ces débris dont le rapprochement suggère tant de réflexions, je me rappelle, dis-je, que je ne pus excuser l’historien Gibbon d’avoir trouvé dans le même lieu l’inspiration d’une œuvre partiale, et dès lors souvent mesquine et injuste, malgré tant d’autres qualités. Tu y puiseras autre chose, je n’en doute point, mon Ernest. — Je t’attends à l’heure où les chefs-d’œuvre de la peinture et de la sculpture auront frappé ton âme en apparaissant a tes regards : c’est, selon moi, une grande époque dans la vie que le jour où l’on a vu l’Apollon du Belvédère, la Transfiguration, la Communion de saint Jérôme. — Le prodigieux Moïse de Michel-Ange (dans l’église S. Pietro in Vincoli) me causait une émotion qu’aucune parole ne saurait exprimer. Ah ! que le cœur de l’homme est grand devant une pareille œuvre ! car c’est l’œuvre d’une âme et non pas d’un ciseau. Au bout de quatre années, lorsque je ferme les yeux, je vois encore intérieurement le regard de ce marbre animé.

Mon Ernest, je dis bien mal ce que je sais pourtant sentir comme toi, avec la plus grande vivacité et de toute mon âme ; tu suppléeras à la faiblesse de mon expression. Comment bien parler d’un ciel enchanteur, de ce qu’il a inspiré, en ne voyant sous ses yeux que les arbres courbés sous le poids du givre, qu’une atmosphère uniformément chargée de neige ? Oh ! merci, mon bon frère, de m’envoyer dans tes lettres chéries quelques souvenirs d’un ciel plus généreux, quelques parfums du midi, quelques rayons du beau soleil de Rome !… Ma pauvre imagination en a bien besoin : il n’est dans toute ma personne que les facultés de mon cœur qui résistent aux rigueurs de ce climat.

Je suis toujours a la campagne, et j’y serai sans doute quelques semaines encore, car la neige est tellement abondante cette année qu’il est devenu presque impossible de voyager, même en traîneau. Cher Ernest, te parler de traîneaux quand tu es à Rome ! Tout est enseveli sous un linceul de plusieurs pieds d’épaisseur, et j’ai déjà vu le thermomètre à quinze degrés au-dessous de zéro. Au reste, cher ami, ne t’alarme point de ces rigueurs ; je ne les sens point. Depuis trois semaines nous sommes entièrement séquestrés dans cette immense maison, et rien ne m’oblige à sortir. Sous ce rapport, j’aime mieux passer ici les plus mauvais jours ; à la ville, il y a toujours des sorties inévitables. — Lorsque tu auras reçu cette lettre, mon Ernest, écris-moi à Varsovie, à l’adresse ordinaire. Je ne sais en aucune manière quand nous partirons ; cependant il est probable que ce sera avant l’arrivée de ta réponse déjà vivement désirée. Dans tous les cas, on me l’enverrait régulièrement de Varsovie.

Depuis longtemps j’attends à chaque courrier des nouvelles de notre mère  ; il y a plus de deux mois que je n’en ai reçu que par toi, aussi je te remercie beaucoup de celles que tu m’as données. La dernière lettre de ma pauvre Emma est désolante : la malheureuse femme se sent perdue, et me supplie de ne pas mettre d’obstacle au cher projet que tu as formé, mon Ernest, et dont la réalisation est, dit-elle, l’un de ses derniers vœux. — Dès aujourd’hui je vais, cher ami, te parler franchement sur ce projet. Mettant à part la joie immense de t’être plus tôt réunie, je n’y vois d’autre avantage que de m’offrir un prétexte à l’égard du père de mes élèves. Tu comprendras tout de suite que le voyage de Varsovie à Venise n’est pas plus facile et presque aussi long que celui de Varsovie à Paris, surtout on considérant qu’on peut, sans interruption, faire ce dernier en chemin de fer. Or, mon Ernest, acheter un prétexte de l’énorme dépense qu’amènerait mon voyage de Venise à Paris, me semble un peu cher. (J’évalue à peu près au même prix le voyage de Varsovie à Venise ou à Paris.) Mon élève mariée habite la Prusse, j’ai près d’elle un point d’appui ; son mari m’accompagnerait quelque peu, si je le lui demandais, ou du moins il me faciliterait le voyage. — Très cher Ernest, tu sentiras bien que tout cela ne balance en aucune manière le bonheur de te voir un peu moins tardivement, de parcourir avec toi les beaux lieux que tu colorerais à mes regards d’un double charme ; mais je m’arrête devant la dépense. — Pardonne-moi  ; je suis obligée de m’y arrêter, cher ami. D’ailleurs je voudrais aussi te laisser accomplir ta mission, sans te détourner d’un seul pas, sans t’obliger à me consacrer le moindre de tes instants. — je pense que la prochaine missive de maman renfermera une lettre de ma malheureuse amie, et de son médecin, M. Leduc. Suivant ce que m’apprendront ces lettres, je me déterminerai à dire au comte, dans le courant de janvier, que je projette de rentrer en France au printemps prochain. Je pressens les graves objections qu’il va me faire, j’en sens la justesse. De mon côté, je lui alléguerai la maladie de ma pauvre amie qui m’appelle avec des accents si douloureux ; se rendra-t-il ? éviterai-je des tiraillements ou quelque irritation dans cette rupture ? — Mon Dieu, Ernest, jouis en paix du bonheur de voir Rome et de l’habiter, et ne t’occupe pas de tous ces ennuis que tu ne peux en rien alléger. Je ferai de mon mieux, je te l’assure, c’est-à-dire que je n’épargnerai aucun effort pour arriver au plus vite, mais considère, je t’en prie, la dépense du voyage par le Midi, et ne trouve pas mauvais que le désir de faire cette épargne entre pour quelque chose dans mes déterminations. O très cher ami, quand tout cela sera-t-il fini ? quand serai-je près de toi ?

J’ai vu avec la plus grande joie, mon Ernest, que tu n’as qu’à te louer de tes compagnons de voyage, de vos rapports, de vos arrangements réciproques. Quand il s’agit de ton repos, cher ami, il faut me pardonner de trop prévoir. C’est d’ailleurs le mal que donnent les années : on a été souvent froissé, on craint, on entrevoit de nouveaux froissements, surtout pour ceux que l’on aime. Ceci est involontaire, en dehors de tout raisonnement, et ce n’est pas une des moindres souffrances que l’expérience amène à sa suite. J’aurais été vraiment affligée de te savoir en butte même aux moindres tracasseries, dans un voyage où je te désire tant de repos d’esprit et de cœur. Tout ce que tu me dis sur ta vie, l’emploi de tes journées, les occupations intellectuelles, me laisse heureuse et pleine de gratitude envers le sort, qui une fois du moins couronne mes vœux dans l’être où il m’est le plus doux de les voir exaucés. Je suis intérieurement joyeuse dans la soirée du jeudi, en sentant que tu la passes agréablement, entouré d’une société d’élite, au milieu de cet enchantement des arts que nos barbares du jour veulent aussi anéantir. Je sais que M. Visconti est à Rome une très précieuse connaissance, sous le rapport du savoir, de l’art et du goût, et je bénis tout bas le général Mollière de t’avoir donné l’occasion d’en profiter.

Que tu es bon, mon Ernest, de penser a ta vieille sœur au milieu des douces jouissances que Rome fait naître et que tu sais si bien goûter ! En remarquant chaque jour combien il est difficile aux affections de la jeunesse de se reporter vers ceux qui sont plus loin dans la vie, je ressens pour toi, mon bien cher ami, une profonde reconnaissance, si toutefois il est quelque sentiment qui puisse s’adjoindre à ceux que je l’ai depuis longtemps consacrés. Au nom de tout ce qui t’est cher, conserve-toi, préserve-toi, garantis-toi  ! Comprends-tu mes angoisses quand tu es l’objet de mes craintes ? Ces assassinats qui frappent à Rome nos compatriotes, le choléra qui est arrivé jusque sous ce beau ciel, me font frissonner, jettent une épine cruelle dans le bonheur que me donne ton beau voyage. Par pitié pour moi, ne t’expose point la nuit dans des rues peu fréquentées, prends tous les soins possibles contre cet affreux choléra. Je tremble en me rappelant qu’il fut d’une extrême violence a Naples, en 1833, et en pensant que tu l’y rencontreras peut-être encore. Voilà près d’une année que je te vois sans cesse entouré de cette horrible maladie. Les derniers journaux que j’ai vus disaient que quelques cas en avaient paru à Civita-Vecchia. Que je vais attendre longtemps une nouvelle lettre, très cher ami ! Enfin, je te promets d’être raisonnable, de ne pas me tourmenter outre mesure. — Je réclame un souvenir lorsque tu parcourras la Voie Appienne, dans les catacombes de Saint-Sébastien, près du tombeau de Cecilia Metella, de ce côté de la campagne de Rome que j’aimais tant à contempler. — Adieu, très précieux ami ! Tant que ta sœur te restera, pense que tu es l’objet d’une tendresse qu’aucune autre ne surpasse.

Adressé-je bien cette lettre ?
H. R.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski ; au château de Clemensow, près Zamosc, (Pologne).


Rome, 16 décembre 1849.

Que nos correspondances deviennent lentes et incertaines, chère amie ! je n’ai rien reçu de toi depuis la lettre qui m’est parvenue par l’entremise de mademoiselle Ulliac. Je me décide d’autant plus volontiers à devancer la réception de ta réponse que je viens d’apprendre par notre frère qu’une grande peine t’a été réservée ces jours derniers. Hélas ! je ne prévoyais que trop ce coup douloureux, et je ne pouvais entrevoir sans une profonde tristesse le jour où tu aurais à pleurer une amie. Que te dirai-je, ma bien-aimée ? je sais trop bien ce que c’est que l’amitié, et je connais trop combien madame Gauguin méritait d’être aimée pour ne pas comprendre tes vifs regrets. La plus douloureuse impression qu’on éprouve en avançant dans la vie est sans doute de voir ainsi tomber autour de soi ceux en qui l’on avait placé une partie de soi-même. D’autres amitiés ne te manqueront jamais, chère amie ; mais rien ne remplace, je le Sais, ces douces affections formées dès l’enfance par le seul attrait de la sympathie. Puissions-nous te faire oublier bientôt ta peine par nos soins et nos embrassements !

Le jour ne peut être éloigné, chère amie, où nous nous trouverons définitivement réunis. Je n’ai jamais envisagé ce voyage d’Italie que comme un acheminement à regagner ensemble notre patrie. Pourquoi ne m’en parlais-tu pas dans ta dernière lettre ? Garderais-tu encore quelque arrière-pensée ? Cela ne se peut, chère amie. Ç’a toujours été une chose entendue, et il ne peut être question entre nous que de la manière de l’exécuter. Il est temps, grand temps que nous commencions à en conférer. Le terme légal de notre mission me porte jusqu’au 15 avril. Mais le séjour de l’Italie m’étant à la fois agréable et utile, j’espère me faire accorder une prolongation de deux ou trois mois, et ne rentrer en France qu’avec les fortes chaleurs. Ce serait alors vers le mois d’avril que je me dirigerais vers le nord de l’Italie. Cette époque me semble aussi la meilleure pour le voyage que tu devrais entreprendre de ton côté. C’est à toi à décider si nous nous rejoindrions à Vienne ou Venise. Je préférerais pour ma part la première de ces villes, puisque ainsi se trouverait avancée l’époque tant et que d’ailleurs la route que tu devrais parcourir seule s’en trouverait abrégée. Toutefois je laisse cela à ton arbitrage. Toi seule aussi peux fixer la date précise de notre bonheur ; il me semble toutefois que tu ne peux le retarder au delà du mois d’avril ou mai. Nous parcourrons ensemble après notre réunion les villes de la Lombardie et du Piémont, où j’aurai à faire quelque séjour. Daremberg m’aura certainement quitté à cette époque. Il n’achèvera pas ses six mois ; ses affaires et plus encore madame Daremberg le rappellent instamment. Nous nous dirons probablement adieu à Florence. Il est impossible, ma chère amie, que tu m’objectes contre ce retour tes engagements avec le comte ; car à une époque aussi avancée de l’année, il ne s’agira plus que de quelques mois plus tôt ou plus tard, et s’il est raisonnable, il ne peut manquer de comprendre que l’occasion de mon voyage est plus que suffisante pour expliquer ce départ un peu anticipé.

J’aurai bien besoin de toi, chère amie, et je n’augure pas bien du temps que je passerai seul en ce pays. Durant les premières semaines de mon séjour, la grande excitation produite par le spectacle de cette vie nouvelle suffit à m’entretenir sur un diapason fort élevé. J’ai produit eu ces premiers jours plus que je n’eusse fait en une année. Puis il s’est fait en moi une réaction singulière ; j’ai eu des jours désagréables, je me suis trouvé comme épuisé d’intelligence, incapable de produire. Cela s’explique en ce pays, où la vie s’opère bien plus par périodes d’action et de réaction que chez nous. L'amitié de Daremberg et l’intérêt de son commerce ont seuls empêché que, pour la première fois de ma vie, je n’aie ressenti quelque chose qui ressemble à de l'ennui. Notre idéalisme en ce pays devient subtilité, il s’évapore, l’objet de l’esprit se volatilise à tel point qu’il devient insaisissable, ce qui occasionne une étreinte fausse très pénible. Il faut se faire un peu sensualiste en ce pays sous peine de se voir écartelé, l’âme en haut, le corps en bas. Le P. Theiner nous expliquait cela hier d’une façon bien spirituelle et nous a révélé aujourd’hui même un remède des plus pittoresques. Il nous a invités à une réunion à la Vigne de l’Oratoire sur le Monte Mario, cette belle colline, tu sais, qui domine Rome du côté du Vatican et de la Place du Peuple. En chemin, il nous a appris comme quoi cette vigne avait été donnée au cardinal Baronius par Sixte V, en récompense de ses grands travaux sur l’histoire de l’Église. Il ne fallait rien moins pour nous préparer aux scènes édifiantes qui nous attendaient. Nous nous sommes trouvés à la Vigne au milieu d’une vraie colonie d’Allemands, la plupart novices ou élèves de l’Oratoire, qui sans vergogne faisaient de larges sacrifices aux nécessités du pays. Tout cela se passait chez le vigneron ; car la casa a été dévastée de la cave au grenier par Cicernacchio. Le Père n’en faisait que rire, et excitait par ses épigrammes l’ardeur des chanteurs et des buveurs, et quand notre puritanisme français sembla s’étonner de cette étrange scène, il nous expliqua avec une naïveté vraiment amusante comme quoi ces diversions étaient tout ft fait nécessaires à celui qui veut mener en ce pays une vie de travail intellectuel. Quoi qu’il en soit de sa théorie, i| est certain que la bande descendit le Monte Mario au sein d’une gaîté oui ne s’était pas ralentie à l’entrée de la Porte Angélique, et à laquelle les philosophes prenaient part comme les autres. Nous sommes tombés d’accord que cette journée a été la plus originale de celles que nous avons passées a Rome. Elle a tout à fait dissipé mes humeurs noires, et les derniers restes en disparaîtront, je pense, jeudi prochain, jour pour lequel nous sommes invités de nouveau pour faire connaissance avec le savant M. Boehmer, l’archiviste de Francfort, qui est actuellement à Rome pour sa belle collection des documents originaux de l’histoire des Hohenstaufen.

Nous partons le jeudi 27 de ce mois pour Naples. Nous aurons peu à y travailler ; cette partie de notre voyage est plutôt pour l’agrément que pour la science. Il se peut que nous allions jusqu’à Palerme ou Messine, afin de voir les beaux rivages de Sicile. La longue quarantaine qu’il faut faire en entrant par mer dans les États napolitains nous empêche de prendre la voie de mer. Nous irons donc par Terracino. Au retour, nous passerons par le Mont-Cassin Cassin. Nous comptions séjourner plusieurs semaines dans cette savante abbaye, pour en examiner les manuscrits. Mais le P. Tosti, auquel nous étions recommandés, est en prison à Naples, et toute l’abbaye est en quarantaine, à cause de l’ardeur avec laquelle ces moines avaient embrassé les idées nouvelles. Je ne sais donc si nous y trouverons toutes les facilités désirables. Nous retournerons ensuite à Rome, où nous séjournerons encore quelques jours avant de partir pour Florence. Je crois qu’il vaut mieux, chère amie, que tu continues à m’écrire à Rome, à la Minerve, d’où on m’enverra tes lettres là où je me trouverai. Il est décidé que nous serons logés à Naples à l’hôtel de Genève ; ainsi, si tu le préfères, tu peux m’y adresser au moins tu prochaine lettre.

Adieu, ma bien-aimée. La pensée de notre prochaine réunion m’occupe tout entier. Parle-m’en bien longuement, ne me parle que de cela, et surtout sans retard. Que je souffre de rester si longtemps sans lettre de toi ! je ne t’ai jamais tant aimée, je n’ai jamais tant rêvé de toi qu’en Italie.

Ton frère,
E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Naples, 10 janvier 1850.

Voilà bientôt deux semaines que je suis a Naples, chère amie ; de jour en jour j’ai remis à t’écrire, voulant te transmettre une expression plus exacte et plus complète de la physionomie de cet étrange pays ; et aujourd’hui, je suis encore à démêler les sensations si diverses, si opposées qu’il a réveillées chez moi. S’il est deux villes au monde qui produisent une impression différente, c’est assurément Rome et Naples. A Rome, l’effet est électrique : ce torrent de poésie et d’imagination plastique, qui est comme répandu dans le ciel, dans les monuments, dans le sol, j’oserai même dire (sauf explication) dans les hommes, vous déborde et vous possède dès les premiers instants, et vous ôte le pouvoir ou la volonté de critiquer en détail tant de faiblesses et de misères. A Naples, le premier effet est beaucoup plus complexe et plus balancé. Je comprends qu’aux yeux de l’homme de plaisir ou de celui qui se préoccupe exclusivement des beautés de la nature, Naples soit le lieu privilégié par excellence, le paradis sur terre : mais pour le philosophe qui s’est fait une idée plus élevée de la beauté, qui la cherche surtout dans le monde moral, dans les institutions religieuses, dans l’art, dans ce qui est humain en un mot, pour celui-là, Naples aura presque autant de tristesses que de jouissances. Personne n’est plus disposé que moi à la tolérance envers le caractère et les institutions étrangers aux nôtres : Rome ressemble certainement moins que Naples à la France, l’extérieur de la vie en ce pays diffère peu de la nôtre, eh bien ! à Rome, je pardonnais tout ; à Naples, je ne le puis. Non, je ne le puis ; c’est par trop fort. L’extinction absolue de tout sentiment moral, voilà le dégoûtant spectacle que présente ce peuple infâme ; ce ne sont pas des hommes, ma chère amie ; ce sont des brutes, chez lesquelles vous cherchez en vain quelque trace de ce qui constitue la noblesse humaine. Non, cela n’est pas tolérable ; non, on n’est pas maître de détourner complètement les yeux de cette dégradation pour ne voir que la mer, le Vésuve, Ischia, Caprée. Car qu’est-ce que la nature sans l’homme ? Qu’est-ce que la nature sans les sentiments moraux dont elle est le symbole et le miroir ? Le sol de Rome me serait-il si cher, s’il ne recélait ces nobles ruines ? Le coucher du soleil serait-il si beau du Monte-Pincio, s’il n’éclairait de ses derniers rayons le Janicule, Saint-Pierre, le Vatican ? Comprends-moi, chère amie, et ne pense pas que j’applique à ces choses une critique étroite et mesquine. J’ai une grande facilité à faire abstraction des réalités qui m’environnent, je cherche le type d’un peuple, non pas dans quelques individus dégradés, mais dans les œuvres qui l’expriment, dans ses grandes manifestations artistiques et religieuses. C’est par là, et non certes par les pauvres hommes que j’avais sous les yeux, que Rome m’a séduit. C’est par là que Naples m’a déplu. La religion et l’art de Naples dépassent tout ce qu’on peut imaginer en fait de ridicule et de mauvais goût. Au nom du ciel, ne vois en ceci aucune récrimination voltairienne, aucune mauvaise humeur de philosophe. Je ne fais que constater un fait : les manifestations religieuses de Rome plaisent, touchent, élèvent, lors même qu’on les regarde du dehors ; je t’affirme que celles de Naples ne sauraient exciter que le rire, lorsqu’elles n’excitent pas le dégoût.

Le culte populaire de Rome est vrai, naïf, plein de haute moralité ; que de choses charmantes j’ai vues à notre chère église de l’Ara Cœli le jour de Noël ! l’église comme au Moyen Age, lieu de réunion populaire, chacun y faisant son ménage, les moines grommelant au milieu de tout ce tintamarre, des mystères à la manière ancienne, sortes de dialogues récités et en partie improvisés par des enfants du peuple avec une inimitable vérité, et par-dessus tout la célèbre crèche qui attire tant de pèlerins émerveillés, de toutes parts : Ecco la madonna ! Ecco’l bambino ! O ch’è bello ! Enfin cet accent populaire et de naïve moralité qui fait la beauté religieuse. Mais ici, chère amie, rien de tout cela. Pas un instinct moral ! La religion n’est que la superstition pure, l’expression de la crainte ou de l’intérêt. D’abord, il n’y a pas de Dieu pour ce peuple : il n’y a que les saints : et les saints ne sont pas envisagés comme des modèles de vertu morale ou religieuse, mais uniquement comme des thaumaturges, des espèces de magiciens surnaturels, au moyen desquels on peut se tirer d’embarras quand on est malade ou dans un pas difficile. Les églises deviennent ainsi de vrais musées pathologiques, où chacun fait suspendre le modèle de la maladie dont il a guéri, et notre ami Daremberg parlait sérieusement de faire envoyer au musée Dupuytren quelques-uns de ces moules qui sont empilés à la lettre dans les chapelles vénérées, comme types des maladies du pays. Il y a des saints pour les voleurs, et j’ai vu de mes yeux un ex-voto où le saint délivre l’auteur du vœu des mains des gendarmes. Mon Dieu ! à Rome, je pardonnais tout cela  ; car il y a au fond de ce peuple un fond de moralité et de poésie ; j’aimais à les entendre raconter comme quoi les bombes du siège — des bombes françaises ! qui jusqu’ici pourtant n’ont guère obéi qu’aux lois de la nature — s’étaient détournées de leur chemin pour ne pas briser telle madone ou tel saint. Mais quelle poésie en vérité dans un peuple qui attache une corde au cou de saint Janvier, en le traitant de galeux, et le menaçant de le traîner à la mer, quand il tarde à faire son miracle ! Cette façon si dégradée d’envisager la religion a eu et devait avoir sur l’art la plus déplorable influence. La statue ici, c’est le saint lui-même, dès lors il ne s’agit plus de le faire beau, de réaliser sous un nom donné un type idéal ; mais de le faire bien réel : on n’a plus de statues, on a des images ou des joujoux.

De là ces ignobles statues habillées, vraies caricatures, qui remplissent ici les églises, renfermées sous verre, et sur lesquelles on entasse les rubans, les cœurs, les couronnes, de façon à former sur sa tête des pyramides plus hautes que le saint lui-même. Cela est clair : chacun veut enchérir sur celui qui l’a précédé ; un tel donne au saint un cœur en argent, mais moi j’ai bien le droit d’en faire autant ; de là ces saints qui ont quatre ou cinq cœurs, embrochés, transpercés, rôtis à toutes les sauces possibles. Puis, quand il n’y a plus de place pour des cœurs, on met des couronnes, puis des bagues, puis des colliers, puis des branches de lys, que sais-je ? Imagine un peu ce que fût devenu l’Addolorata de Michel-Ange ou le Saint Sébastien de Bernini si on l’eut affublé de la sorte. Voilà, ma chère amie, l’art de Naples. Ce peuple ne comprend que la chair, le matériel. Je ne puis te dire quelle fut notre colère, quand, au lieu de ces charmantes Madones qui à Rome frappent partout les regards, nous vîmes à San Domenico Maggiore, à San Gennaro et dans presque toutes les églises, exposée sur une espèce de toton, devant l’autel, une infâme poupée, ou robe bleue, en cheveux, tout cela si réellement que de loin en la prendrait en effet pour une femme. Le laid, le repoussant, voilà ce qui plaît au goût dépravé, au sens perverti de ce peuple. La religion qui constitue ailleurs la plus noble

partie de la nature humaine, n’est ici qu’une transformation, une perversion, pour prendre le terme physiologique, des instincts inférieurs, qui ne se nomment pas, et qui sont si habiles à se transformer pour se satisfaire. Tous les Christs de ce pays sont atroces. Incapables de comprendre et de représenter cette sublime figure, ils ont substitué à l’idéal de la beauté morale, la dégoûtante image de la souffrance physique, comme ces gens blasés à qui il faut le spectacle de la souffrance réelle pour suppléer à l’émotion morale qui est usée chez eux. Leurs Christs sont laids, lacérés, crevassés, trop heureux encore quand ils ne sont pas affublés d’une robe rouge. Au fond, chère amie, je crois que le type espagnol, qui a tant laissé de lui-même à Naples depuis sa domination, est pour beaucoup dans cette étrange dépravation. L’Italien est trop artiste pour cela, et en effet nous voyons que sous la maison angevine et surtout au xve siècle, Naples fut un des principaux contres artistiques de l’Italie.

Ce que j’ai dit de l’art religieux, il faut le dire également de l’art profane. Il n’y a pas à Naples un édifice, pas une fontaine, pas une statue qui ait quelque mérite, excepté, je le répète, quelques monuments de la dernière moitié du Moyen Age, le Castel-Nuovo, San Gennaro, Santa Chiara (complètement défigurée par l’ornementation moderne), l’Incoronuta, et la célèbre église du Mercato, Santa Maria del Carmine qui rappelle tant de souvenirs, depuis Conradin jusqu’à Masaniello. Tout le reste est du plus effroyable mauvais goût. Naples n’a pas eu depuis le xve siècle un seul artiste de quelque valeur. Chose étonnante ! la ville la plus béotienne de l’Italie en fait d’art est celle pour laquelle la nature a été si prodigue. Pour trouver quelque chose de beau, en fait d’art bien entendu, à Naples, il faut aller au Musée, incomparable collection de statues antiques, de peintures de Pompéi, d’Herculanum, de bronzes, de vases, etc., à laquelle l’Europe n’a rien à comparer. Ce béotisme du reste s’explique. Il y a maintenant pour moi trois Italies bien distinctes : celle du Nord, où l’élément intellectuel domine, noble, forte, faite pour l’action et la vie politique, pour la philosophie et la science (Piémont, Lombardie, grandes écoles rationalistes de Padoue, Pavie, Venise, etc.) ; l’Italie du centre (Toscane et Rome), où l’intelligence et la sensation se combinent dans cette belle proportion qui fait l’art et la religion : c’est le pays des arts, assez inhabile à la vie politique et à la philosophie ; l’Italie du Sud, où la sensation domine tout à fait, et étouffe tout le reste. C’est le pays du plaisir, rien de plus. En ce pays, on n’a jamais fait que jouir, depuis Tibère, Baïa, Caprée, jusqu’à nos jours. Jamais une noble pensée n’a germé sur ce sol ; jamais on ne s’y est préoccupé du beau idéal et du vrai ; se laisser aller au courant de cette enivrante nature. J’ai merveilleusement compris cela à Baïa au pied du temple de Vénus Genitrix. Pays ignoble, pays de plaisir ; la jouissance étouffe l’art, comme elle étouffe la beauté morale. Pourquoi ces rudes efforts, cette poursuite acharnéo ? cogliamo la rosa, c’est bien plus facile. Lamartine a divinement exprimé cela dans ses Nouvelles Méditations, toutes faites sous l'influence napolitaine (Ischia, Élégie :

Cueillons, cueillons la rose au matin de la vie.


Tristesse :

Ramenez-moi, disais-je, au fortuné rivage…
Combien de fois sur le rivage
Où Nisida dort sur les mers…


Chant d’amour :

Si tu pouvais jamais égaler, à ma lyre…

Ce n’est pas là ma manière : ce pays excite en moi une grande réaction morale, et me passionne surtout pour Rome. Maintenant que cette ville est dans le lointain, elle m’apparait toute divine. Oui, à cette coquette Parthénope, couchée comme une belle endormie sur le bord de son lac, à l’ombre de ses orangers, je préfère ma vieille nmtrone romaine, avec ses rides et sa tristesse séculaire. Avec quelle joie je la reverrai dans quelques jours !

Qu'ai-je fait, chère amie ? je viens de t’écrire quatre pages de mauvaise humeur, et à peine me reste-t-il de l’espace pour te parler des enchantements de ce pays, et de cette chaîne de lieux célèbres ou charmants qui sont groupés autour de cette baie incomparable. J’ai vu Pouzzoles, Baïa, le cap Misène, Cumes, l’antre de la Sibylle, le lac Averne, le lac Lucrin, Ischia, Procida, Nisida, Caprée, Sorrente, Castellamare, Pompéï, Portici, la Cava, Salerne, Pæstum. Demain nous allons au Vésuve et à Herculanum. Pompéï est inappréciable : une ville romaine en plein soleil ! Mais que je préfère Pæstum ! Une ville dorienne du viiie ou ixe siècle avant J.-C., conservée dans ses édifices principaux, avec son enceinte cyclopéenne, et ses temples étranges dont l’architecture n’a pas d’analogue ! Pæstum nous a bien récompensés des peines qu’il nous a coûtées. Ces admirables ruines sont situées dans un affreux désert, au milieu de marécages presque inabordables en cette saison, et à une journée de Salerne. Là, nous avons planté nos colonnes d’Hercule vers le midi. Ce n'est pas sans tristesse que je me disais en revenant que désormais je tournerais le dos au soleil. Rien ne peut te donner une idée, chère amie, de la sauvagerie de ce pays et de ses habitants : Salerne peut être considéré comme la limite de la civilisation vers le sud. Je ne puis te dire l’étrange impression que j’ai éprouvée on me trouvant ainsi subitement en pleine barbarie. Quoi ! je ne suis qu’à six ou sept jours de Paris, et je suis au bout de la civilisation ! Au centre, on croit la circonférence éloignée à l’infini ; quelle surprise quand on vient s’y heurter, comme un homme qui donne du nez contre un mur qu’il croyait bien loin devant lui !

Toutes ces courses, chère amie, n’ont rien dérobé au temps que nous aurions pu donner à nos recherches scientifiques. La prudence me défend toute réflexion sur les inqualifiables procédés de ce pays. Qu’il me suffise de te dire que depuis un an à peu près, tous les manuscrits sont sous le scellé, sous le prétexte le plus futile, que depuis ce temps nul n’a pu en voir un seul, que toutes les démarches de M. Rayneval ont été inutiles pour obtenir l’autorisation de faire lever les scellés. Tout cela, comme tu peux penser, ne nous met pas de bonne humeur  ; M. Daremberg comptait surtout sur les instruments de chirurgie de Pompéï, conservés au Musée. Aussi sous les scellés ; nous n’avons pu les voir qu’à travers un verre, et les dessiner tant bien que mal, malgré les exclamations de deux ou trois custodes qui tempêtaient pour nous en empêcher. Quel pays, mon Dieu ! quel pays ! Les bras nous en tombent. Pour comble de malheur, la bibliothèque Brancaccia, où il y a aussi quelque chose en fait de manuscrit, est maintenant sens dessus dessous. Impossible d’y rien voir. Enfin peu s’en est fallu que nous n’ayons du renoncer au Mont-Cassin. La vieille abbaye de Saint-Benoît est tenue en quarantaine, comme un foyer d’esprit révolutionnaire, les moines sont presque tous dispersés. Grâce à M. Rayneval, nous pourrons y entrer. Ah ! que Rome est un pays d’or, pays de liberté, pays de bonne administration, de bons procédés ! Je ne plaisante pas, chère amie, je compare.

Nous partons lundi pour le Mont-Cassin. Nous y resterons cinq ou six jours, puis nous retournerons à Rome. De là je t’écrirai, si je ne le fais même du Mont-Cassin. Je réserve à ma prochaine à te parler de notre visite à Portici et de l’audience de Pie IX, laquelle a été fort intéressante. Dans cette lettre je le parlerai aussi plus expressément de nos plans et de nos affaires. Je comprends tes objections contre le voyage par Venise, et pourtant, chère amie, j’ai peine à renoncer à cette chère espérance, et je n’y renoncerais è aucun prix, si tu ne m’assurais que tu reviendras par une voie ou par une autre avant l’hiver prochain. Pour ceci, aucun prétexte ne me semble nécessaire auprès du comte. Tes engagements finissent en janvier ; le voyage étant impossible, en cette saison, il faudra nécessairement l’avancer ou le retarder de quelques mois, je ne vois pas quelle raison peut t’obliger à dépasser le terme plutôt qu’il l’avancer. Octobre est d’ailleurs le mois essentiel pour prendre nos arrangements  ; il faut que nous soyons réunis avant cette époque. Le voyage du Nord de l’Italie me souriait infiniment. Si tu me le refuses, je changerai tous mes plans. Daremberg me quittera à Florence, dans un mois ou six semaines. J’ai quelque répugnance à faire seul ce long voyage de Venise, Milan, Turin : ces voyages à un seul sont très dispendieux en ce pays  ; nos courses aux environs de Naples nous auraient été fort onéreuses ou pour mieux dire impossibles sans l’association. Que ferai-je donc, si tu ne veux pas que nous fassions de compagnie ce beau voyage ? Eh bien ! chère amie, je reviendrais à Rome, j’y resterais deux ou trois mois, travaillant à ma guise, pour ma mission et pour moi, y menant en un mot ma vie de Paris, tout à fait acclimaté au sol. Les frais d’hôtel et de pension ne dépassent pas à la Minerve cent soixante francs par mois. J’aurais donc une épargne sur mes cinq cents francs et je pourrais en outre profiter du retour gratuit de Civita-Vecchia. Comment y emploierais-je le temps que je ne donnerais pas à mes recherches officielles ? nous en causerons, chère amie. Mais qu’il m’en coûtera de voir encore éloigné de quelques mois le moment bienheureux qui nous réunira ! — Écris-moi toujours à la Minerve, suivant l’adresse que tu avais déjà mise. Adieu. — A toi toute ma tendresse, ma bien-aimée.

Ton frère et ami,
E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN


Mont-Cassin, 17 janvier 1850.

De toutes les surprises que me réservait l’Italie, chère Henriette, le Mont-Cassin m’aura, sans contredit, procuré la plus douce, et je ne sais si les jouissances intellectuelles et morales que Rome m’a fait goûter durant le premier mois de mon séjour ont égalé les délicates impressions dont je suis redevable à la noble abbaye, ou depuis quelques jours nous recevons la plus aimable hospitalité. Naples m’a trouvé bien sévère, sans doute parce que le sens des beautés de la nature est chez moi beaucoup moins vif que le sens de la beauté morale : une belle âme, une œuvre élevée, me parlent plus que des horizons colorés de mille nuances, que des rivages délicieux, que des îles qui semblent dormir sur les mers. Si Sorrente et Portici, Baïa et Pausilippo n’ont pu dissiper le nuage de tristesse que l’affreuse dégradation morale de ce pays répandait autour de mon esprit, je doute que les beautés mâles des Apennins eussent obtenu de moi plus d’indulgence, si je n’avais trouvé sur ce mont célèbre que de grossiers ou ridicules adeptes d’institutions surannées. Mais c’est là le miracle, chère amie ; c’est là ce qui fait en ce moment du Mont-Cassin un des lieux les plus curieux du monde, et celui où l’on peut mieux connaître l’esprit italien dans ce qu’il y a de poétique et d’élevé. Ce Mont-Cassin est le centre le plus actif et le plus brillant du mouvement moderne en ce pays, le Mont-Cassin offre l’étonnant spectacle de moines persécutés par l’autorité séculière pour leur patriotisme et l’élévation de leur sentiment religieux.

Cette lettre parviendra par la voie de Paris, chère Henriette ; elle ne sera mise à la poste qu’à Rome, je puis donc te parler en toute liberté de l’affreuse tyrannie intellectuelle qui règne sur cette partie de l’Italie. Ce n’est qu’ici que j’ai appris à la connaître, des moines devaient m’apprendre ce que c’est que la tyrannie de la conscience et le dur martyre de ceux que le sort a doués de nobles aspirations au milieu d’un peuple avili. Grâce à l’influence de quelques hommes d’élite, grâce surtout à de studieuses habitudes et à la grande culture intellectuelle qui a toujours distingué l’ordre des Bénédictins, l’antique abbaye qui fut le berceau de la vie monastique en Occident et qui resta si longtemps un des refuges de la science et de la civilisation est redevenue, dans ces dernières années, un centre d’études, de patriotisme et de noble sentir. Les doctrines qui dernièrement ont été condamnées sous le nom de Rosmini, de Gioherti, de Ventura avaient envahi toute l’école et avaient un de leurs plus brillants organes dans le P. Tosti, l’auteur de la Lega Lombarda, de la vie de Boniface VII, du Salterio del Pellegrino, du Veggente del Secolo XIX, espèce de Lamennais italien, dont la poétique imagination avait exercé sur tout ce monde monastique une véritable fascination. Le Mont-Cassin n’a jamais eu dans le courant de sa longue histoire de plus beaux jours que les premiers mois de Pie IX, alors que toute l’Italie s’ouvrait si naïvement à ses mystiques élans de patriotisme et de liberté, Rosmini, le père de l’abbaye selon l’esprit, s’approchait de Rome pour recevoir le chapeau et les fonctions de secrétaire d’État ; Tosti ne quittait pas Pie IX, qui ne l’appelait que le prophète, à cause de son Veggente ; Pie IX lui-même, après le funeste assassinat de Rossi, songeait à se conformer à la bulle de Victor III, en vertu de laquelle le Mont-Cassin a le privilège exclusif de donner l’hospitalité au pape, toutes les fois qu’il se retire vers le midi de l’Italie. Mais le roi de Naples l’emporta  ; le bon mais faible pontife consentit à venir couvrir de sa robe blanche les infamies de ce tyran, et pendant que le roi des consciences occupait ses loisirs à voir bouillir tout exprès pour lui le sang de saint Janvier, il oubliait et laissait persécuter ses anciens et meilleurs amis. Un matin, un régiment de dragons gravit au pas de course la longue rampe qui mène à ce paisible sommet. Tosti reçut l’ordre de s’éloigner dans les vingt-quatre heures, Rosmini put rester, mais avec une garde spéciale à laquelle il ne voulut pas se soumettre, Papalettere fut mandé à Naples, comme accusé de rationalisme et de panthéisme (nous savons depuis longtemps ce que cela veut dire), les scellés furent mis sur l’imprimerie de l’abbaye, coupable d’avoir mis au jour les poétiques aspirations de Tosti, qu’on traitait de pamphlets impies et révolutionnaires. Ils y sont encore, et nous les avons vus, sauf un seul que le tremblement de terre de novembre a rompu, ce qui fit une grosse affaire. Depuis ce temps, l’abbaye vit sous le régime de la plus incroyable inquisition : visites domiciliaires, persécutions personnelles, suppression complète de communications avec l’étranger, rien n’est oublié : nous-mêmes, à notre arrivée à San-Germano, nous fûmes l’objet d’un espionnage odieux.

Juge, chère amie, combien toutes ces circonstances contribuaient à nous rendre désirable cette belle abbaye, et aussi combien elles ont dô contribuer à faire de notre arrivée une fête pour ces bons religieux, qui, depuis plusieurs mois, n’avaient pas entendu parler du monde civilisé. Étrange surprise en vérité, la plus douce et la plus inattendue de ma vie. Il fallait venir en ce désert, sur un des sommets les plus élevés de l’Apennin, loin de toutes les routes battues, pour nous retrouver on pleine France, pour entendre parler de Hegel, de Kant, de M. Cousin. Le premier livre que nous rencontrâmes dans la cellule du père Sebastiano, le bibliothécaire, fut la Vie de Jésus de Strauss ! J’étais sur mon terrain, la conversation s’engage sur la christologie allemande ; en ma qualité d’hôte, j’y allais avec une extrême timidité et n’insistais que sur les points critiquables. Quel fut mon étonnement d’entendre un moine défendre contre moi le point que j’attaquais dans le célèbre mythologue et parler comme aurait pu faire le plus hardi docteur de Halle ou de Tubingue ! Notre étonnement fut bien plus grand encore, quand nous les entendîmes parler avec la plus grande liberté de la corruption du catholicisme, de la déplorable influence du clergé en ce pays, du culte grossier de Naples, des erreurs fatales qui conduisent la papauté et le catholicisme à l’abîme. Rien ne saurait donner une idée de l’intérêt de nos entretiens du soir, alors que, groupés autour d’une immense cheminée monastique, nous causons avec les cinq ou six religieux les plus intelligents de l’abbaye, de la France, de ses hommes illustres, qu’ils connaissent aussi bien que nous, des idées qui s’y agitent, et surtout des choses religieuses et morales. Entre nous soit dit, ma chère sœur, Ces bons moines sont aussi philosophes que nous. Leurs études les ont menés, là où aboutit forcément toute la culture moderne, au culte en esprit et en vérité. Aussi quelles colères contre l’hypocrisie, contre l’obscurantisme, contre les tendances arriérées qui ont définitivement prédominé dans l’Église ! Ils y portent cette exaltation inséparable de la vie monacale ; car ils sont moines, oh ! ils sont bien moines, Italiens frénétiques, sans ces nuances, sans ces ménagements que donnent l’habitude de la vie réelle et l’esprit séculier. Ils me rappellent ces grands moines irlandais du viiie et ix, un saint Colomban, tenant tête aux princes barbares, indomptable, inflexible comme une barre de fer. Nous nous regardâmes les uns les autres, quand le sous-prieur nous déclara que, si on les expulsait de l’abbaye pour y mettre les Jésuites, ainsi qu’on les en a menacés, ils y mettraient plutôt le feu, en emportant leurs archives, comme les moines du Moyen Age chassés par les barbares portaient sur leur des les os de leurs saints. Ainsi le moine se trahit par moments : tout cela fait avec les idées modernes le plus étrange mélange : jamais je n’aurais rêvé une réalisation plus parfaite de la situation intellectuelle si bizarre que G. Sand a peinte admirablement dans Spiridion, un de mes livres les plus chers.

Je l’ai retrouva ici tout entier, non plus dans la fiction, mais dans la réalité. Quels types admirables de résignation douce, de délicatesse morale, de culture intellectuelle, j’ai rencontrés sous ces capuchons de moines ! Des jeunes gens surtout ; j’en ai trouvé deux ou trois, dont l’image ne s’effacera jamais de mon souvenir, comme la mienne, je crois, ne leur sera jamais indifférente. Ah ! que nous étions faits pour nous comprendre ! J’ai retrouvé la toutes mes années d’autrefois, mes doutes, mes combats, mes hésitations. J’ai fait ce que je devais faire, étant Français ; et je crois qu’ils font ce qu’ils doivent faire, étant Italiens. Le salut de l’Italie viendra des moines. Oh ! avec quelles délices, nous nous sommes ouverts l’un à l’autre, nous nous sommes conté notre odyssée. Ils me portent envie, et me parlent de la France, ou il est bien probable que plusieurs d’entre eux devront un jour chercher asile. Et moi je leur disais que dans toute situation, on peut mener la noble vie, que, pour faire de belles choses en Italie, il faut être prêtre ou moine, que l’évolution des idées modernes en ce pays doit se faire sous forme religieuse. Ils comprennent cela à merveille ; ils me lisent et m’apprennent à admirer les Inni de Manzoni, admirables expressions de ce christianisme moral, auquel se rattachent toutes les intelligences élevées de l’Italie contemporaine, et auquel pour mu part je me rallierais si volontiers, à condition qu’on me laissât carte blanche pour la critique dogmatique et historique. Nous travaillons toute la journée à l’archivio, au milieu de ces bons moines, qui ne nous laissent un moment. Ils sont avides de nous ; hélas ! depuis dix-huit mois, ils n’ont reçu ni livre, ni journaux, ni revue. Tout en feuilletant les manuscrits, la conversation va son train. Presque tous parlent français à merveille, et le besoin de communiquer d’esprit avec quelques-uns des plus jeunes et des plus sympathiques m’a donné du reste une facilité singulière à me faire entendre en italien : souvent dans une même phrase, le français, le latin, l’italien se suppléent et, grâce à la permission réciproque que nous nous accordons de faire des barbarismes, il n’est pas une seule idée, à laquelle nous soyons forcés de renoncer faute de pouvoir l’exprimer. Nous faisons de délicieuses promenades dans les environs du monastère : ils sont admirables, chère amie. Le Mont-Cassin est le dernier contrefort d’une des ramifications les plus élevées de l’Apennin. La montagne a quatre étages qui se superposent, tout en étant séparés l’un de l’autre par d’assez profondes vallées. Le premier étage est tout de rochers et est couronné par une ancienne forteresse, jadis bâtie par l’abbé Aligerne pour défendre le pays contre les invasions des Sarrasins et couvrir la ville de San-Germano. Le deuxième est couvert d’oliviers, d’arbres indigènes : sur le large plateau qui le couronne, s’élèvent les immenses bâtiments du monastère, une vraie ville, un labyrinthe, des cloîtres, des portiques, une église comme je n’en ai pas vu depuis mon départ de Rome. Le troisième étage, qui s’élève derrière le monastère, et borne la vue du côté du nord, est à peu près inaccessible. Il est couvert de sapins ; au-dessus s’élève le dernier pic, couvert de neige. Tout cela, chère amie, fait un ensemble admirable ; mais le vrai charme de ce paysage est dans la vue superbe qui se déploie du côté du sud et du couchant. Une plaine admirable, traversée dans tous les sons par les innombrables canaux du Liris et du Garigliano. À droite, la grande chaîne des Apennins, toute couverte de neiges, formée de roches primitives, aux formes bizarres et fantastiques. Devant, une chaîne secondaire, qui en se prolongeant à l’ouest, va former le promontoire de Gaëte, et se relie à une autre ramification qui fait la limite des États de Naples et de l’Église. L’horizon se trouve ainsi encadré d’une manière admirable : au pied de la montagne est serrée la ville de Saint-Germano ; à côté l’amphithéâtre de l’ancienne ville romaine d’où le mont a pris son nom, et la célèbre villa de Varron.

La première fois qu’on monte la rampe rapide qui, en serpentant sur les flancs de la montagne, conduit au monastère, l’impression est immense : mais l’incomparable variété d’aspect dont on jouit en prolongeant son séjour sur ces montagnes dépasse toute imagination. Le matin, toutes les vallées sont couvertes d’épais nuages dont on voit la surface supérieure inégale comme celle d’une mer agitée : on ne voit alors que le sommet des montagnes environnantes : et on jouit d’un soleil brillant, tandis que les régions inférieures sont plongées dans les brouillards. C’est vers les dix heures du matin que le spectacle est admirable, quand ces vapeurs se déchirent, qu’on voit apparaître à travers leurs déchirures de larges pans de la campagne, et les cimes des arbres percer çà et là. Quand le temps est nébuleux, le monastère est plongé dans les nuages. J’éprouve une jouissance très vive à voir ces grandes masses s’avancer, étendre leurs bras, métamorphoser leurs formes et nous plonger dans l’ombre pour quelques instants. Quand je les vois s’avancer, je quitte mon manuscrit et je vais a la fenêtre de l’archivio pour contempler ce singulier spectacle. Il est impossible de se faire des idées exactes sur la météorologie et les divers phénomènes de l’atmosphère sans avoir résidé quelques jours sur ces hauteurs et contemplé ces nombreux plans de vapeurs qui s’étagent sur le liane des montagnes et donnent lieu aux aspects variés dont on jouit d’on bas. Les beaux souvenirs de ces lieux achèvent de me les rendre chers. Quel homme que ce saint Benoit et quelle force dans ces institutions qui ont traversé tant de siècles ! Qu’est-ce donc que fonder, chère amie ? Nous voila tous tant que nous sommes, philosophes du xixe siècle, plus savants et plus critiques, assurément, que le père de l’ascétisme chrétien au vie siècle, eh bien ! nous sommes incapables de faire cohabiter deux hommes sous le même toit, de les faire coopérer à la même œuvre ! L’individualisme nous disperse ; chacun a sa voie, chacun a son langage. Ces immenses associations ne sont possibles qu’avec des consciences à peine développées et prêtes à s’abdiquer elles-mêmes au profit d’un plus vaste ensemble.

J’ai beaucoup pensé à toi en visitant la grotte où saint Benoît avait son entrevue annuelle avec sa sœur sainte Scolastique, qui habitait un autre monastère sur une des collines latérales de la montagne. Cela m’a fait sentir très vivement certains traits de la vie morale ; il est dans notre nature des instincts qu’il vaut mieux nourrir et amuser que satisfaire ; car à l’état de désir, ils élèvent et ennoblissent ; une fois satisfaits, ils ne sont plus que des jouissances sans idéal. La soif est le but ; au lieu de se précipiter sur la coupe pour la satisfaire, il vaut mieux l’entretenir. Heureux saint Benoit ! Il voyait sa sœur une fois tous les ans, et il voyait à toute heure le toit qui l’abritait et sous lequel elle pensait à lui. J’ai trouvé beaucoup dans l’archivio. cette collection de manuscrits est la plus curieuse assurément que nous ayons explorée. J’ai découvert dans un manuscrit, qui jusqu’ici avait été mal décrit, le traité de la Théologie chrétienne d’Abélard, beaucoup plus complet que dans le texte publié par Martène[27]. Je rapporte ainsi à M. Cousin, plusieurs pages inédites. Grande sera sa joie. Ce traité doit faire partie du deuxième volume des Œuvres Complètes d’Abélard, lequel n’est pas encore publié.

J’ai reçu de bonnes nouvelles de Saint-Malo. Nous partons dans deux ou trois jours pour Rome. Adieu, ma bien-aimée ; tu sais toute ma tendresse.

E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Quartier du Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Florence, 7 février 1850.

Que ta dernière lettre, chère amie, a mis de temps à me parvenir, et que j’ai failli en être à jamais privé ! J’étais parti de Rome quand elle y est arrivée, elle me fut expédiée à Naples, et elle a dû y arriver le jour même où nous quittions cette ville pour nous rendre au Mont-Cassin. A la fin de ma dernière lettre, je t’exprimais à cet égard mes inquiétudes. Par une providence inespérée, elle me fut remise à Rome, deux heures avant de monter en voiture pour Florence. Un retard du facteur, et j’étais privé à jamais, au moins pour bien longtemps, de lire ces pages si chères, si douces à mon cœur, bien qu’elles y aient laissé tant de tristesse. Je les ai lues et relues vingt fois en route et dans mon nouveau séjour, elles sont l’objet de mes perpétuelles réflexions, et je ne puis tarder, chère amie, à te communiquer ma pensée sur les divers points que tu y touches.

En ce qui concerne M. Gaugain, chère amie, j’avais bien des fois remarqué une étrange divergence entre sa manière de parler et d’écrire à notre mère, et ce que nous nous sommes mille fois répété l’un à l’autre. Je l’avais dit à maman et à Alain, qui en paraissaient parfois surpris, et je leur avais fait comprendre qu’il y avait là-dessous un malentendu, ou une interprétation fausse de tes paroles. Tout ce que tu me racontes m’étonne, en me montrant que les singulières prétentions de M. Gaugain allaient beaucoup au delà de ce que je pensais, et me prouve plus que jamais que j’avais bien auguré de ton bon sens et de ton cœur. Merci, mille fois merci, chère Henriette, d’avoir pensé à moi. Assurément, je ne t’ai jamais fait l’injure de croire que de tels projets eussent un moment arrêté ta pensée ; ton esprit me l’aurait garanti, quand même ton cœur ne m’eût pas rassuré. Mais qu’il m’a été doux, bonne Henriette, de voir mon souvenir se mêler à ta résolution, de t’entendre prononcer mon nom comme une objection à tout autre projet que celui de notre réunion ! Pourquoi suis-je obligé de te combattre, chère Henriette, dans les difficultés que tu élèves contre ce retour ? Non, en vérité je ne puis donner les mains, à aucune des considérations que tu m’adresses à cet égard. Les propositions de M. Gauguin ne peuvent être prises au sérieux, et ne peuvent entrer en ligne de compte dans une délibération aussi grave. Tu me dis que tu dois rester à l’étranger jusqu’à ce que cette malheureuse discussion soit apaisée. Oh ! par exemple, ma chère amie, c’est trop fort. Elle est apaisée, j’espère, il n’en peut plus être question, et puis, que nous importe ? Ne parlons plus de cette raison-la, au nom du ciel. Quant aux difficultés qui pourraient venir du comte, elles ne sauraient être plus sérieuses. Le terme de dix années est arrivé : il s’agit de savoir si tu partiras trois mois auparavant, ou trois mois après. Il y a, pour avancer ton départ, des motifs si raisonnables que le comte ne peut refuser de s’y rendre. Je suis égoïste peut-être, mais c’est que je t’aime ; je ne peux plus vivre sans toi, non, je ne puis concevoir comment à mon retour d’Italie, je reprendrais ma triste vie d’hôtel garni et de restaurant, si ingrate, si peu digne, si onéreuse, si mauvaise pour mon tempérament. Il faut que nous soyons réunis au mois d’octobre prochain, j’en ai formé l’espérance, je la nourris là dans mon cœur, tu ne me l’arracheras pas, bonne amie.

Que ce point-là ne soit plus sujet à controverse, je t’en supplie. Maintenant quand et comment s’opérera notre réunion ? Je t’ai dit mes désirs, plus que jamais je voudrais que nous rentrassions ensemble dans notre patrie. Mais j’accorde que ce plan souffre quelques objections, et bien qu’elles soient amplement compensées par les avantages, je ne voudrais pas sur ce point faire violence à ta manière de voir. Le voyage de Venise ou Vienne serait mon plus doux rêve : dis-moi que tu y consens, et nous fixons les jours, et je pars. Mais d’un autre côté la route de Berlin à Paris est si simple, si facile, que je te verrais, avec regret sans doute, puisque je serais privé du bonheur de t’accompagner, mais enfin sans inquiétude, prendre la route du nord. Tels sont les deux pôles entre lesquels je te laisse toute latitude, le mois de mars ou le mois de septembre, Venise ou Berlin. Mais tout autre plan, n’en parlons pas, chère Henriette.

Que te dirai-je donc de la proposition que tu m’adresses et qui, en toute autre hypothèse, m’eût ravi de joie, celle du voyage de Vienne ou de Venise, non pas pour nous retrouver et revenir ensemble, mais pour nous voir et puis nous séparer ? Inutile de te dire, chère amie, que cette entrevue eût été ma plus douce joie, si tu ne m’avais permis d’espérer davantage ; inutile de te dire que je serais inconsolable de l’avoir refusée, si la fatalité reculait encore le terme de notre bonheur. Et pourtant, ma bien-aimée, telle est ma confiance, tel est mon désir, que fermement et réflexion faite, je dis non à ce projet d’ailleurs si cher. Non, parce que nous revoir un instant, ce serait ajourner la réunion définitive. Non, parce que ce serait renoncer à nos promesses réciproques, reconnaître que ton retour peut être reculé au delà du terme de dix années, pensée horrible, qui n’a pu entrer dans ton esprit. O Dieu ! tu ne me soupçonneras bien sûr jamais de n’être pas pressé de te voir. Mais j’aime mieux, chère amie, retarder ce bonheur, j’aime mieux m’en priver pour un temps que d’ajourner un vœu plus cher, et de te dire encore une fois adieu. Oh ! non, non, cela ne sera pas. Tu reviendras cette année, par Vienne ou par Berlin. Nous nous reverrons à Venise ou à Paris. Mais ce sera cette fois pour toujours, et sans qu’il puisse être question de séparation. Et puis, comme tu le dis, les difficultés pour ce voyage seraient presque aussi grandes que pour un retour définitif. Parlons donc seulement de celui-ci.

Ce que tu me dis de la santé ne serait-il pas suffisant pour me rendre inébranlable dans ma volonté ? Tu me perces le cœur quand tu me parles de ces affreux pressentiments. Grand Dieu ! y penses-tu ? me parler de ces choses, et toi, y penser, t’arrêter à de telles idées ! Il faut ne pas penser à cela, ma chère amie. Dis-moi toujours quand tu seras malade, mais jamais ne t’abandonne à de tels cauchemars. Mourir en Pologne, loin de moi, oh ! Henriette, qu’avais-tu, le jour ou tu fis ce mauvais rêve ?

Daremberg me quitte dans trois ou quatre jours. Il n’est pas bien décidé si je resterai après lui à Florence, ou si je me rendrai avec lui à Livourne, si je retournerai à Rome par mer, par les Maremmes ou par Sienne. Mais je suis bien décidé à retourner à Rome. Je ne puis rester à Florence jusqu’à ce que je reçoive ta réponse. C’est donc à Rome que j’apprendrai de toi si tu veux que je fasse le voyage du nord. Je suis décidé à ne pas le faire seul. Si tu ne le veux pas, je resterai à Rome, tant que mon argent durera et que les chaleurs ne m’en chasseront pas. Rome est maintenant une ville de France, l’hôtel de la Minerve est une maison à part, très simple, sans embarras et sans luxe, mais d’une sûreté parfaite, une vraie maison de confiance. Je suis acclimaté à cette vie-là comme à celle de la rue d’Enfer. J’y travaillerai beaucoup et j’apprendrai Rome à fond. Je la sais déjà assez bien ; nous avons été vraiment favorisés sous ce rapport, et il n’est pas de partie de cette ville admirable que nous n’ayons visitée avec les personnes les plus compétentes. Je veux vivre encore de sa vie, et la voir au printemps : c’est en automne qu’elle m’est apparue d’abord dans sa ravissante beauté. L'hiver, quoi qu’on dise, est un temps détestable pour voir l’Italie.

Florence m’a beaucoup plu. Cette originalité de la vie municipale en Italie aux xive et xve siècles m’a vivement frappé. Quelles pages d’histoire que ce palais Vieux, ce dôme, ce baptistère, cet adorable Campanile ! Te rappelles-tu Santa-Maria Novella ? Je suis tenté de l’appeler comme Michel-Ange, mia sposa. C’est mon petit coin de préférence ; j’y vais tous les jours  ; cette chapelle où est peinte la trilogie de Dante par Orcagna, cette vierge de Cimabue, cette chapelle des Espagnols surtout, avec tout son poème florentin en peinture, tout cela est à ravir. Santa-Croce m’attire aussi bien souvent : le nom de Zamoyska sur un beau tombeau dans la croisée à gauche m’a fait une douce surprise, car je pensais que probablement tu étais venue en ce lieu. Le temps est bien mauvais, depuis que nous sommes ici. Nous n’avons eu qu’un seul beau jour : nous en avons profité pour monter à Fiesole. Quel ravissant pays que cette Toscane ! Et puis on trouve ici quelque vie contemporaine. À Rome on se console d’habiter avec les morts. Je crois même qu’on en voudrait aux vivants, de faire entendre leur voix dans ce grand silence, et de venir jaser ou intriguer au Capitole ou au Forum. Quant à Naples, c’est la terreur, on n’y vit pas ; pour supporter Naples, il faut être assez léger ou assez fort pour se fermer les yeux sur les hommes et ne voir que la nature. Ici, la vie est plus active, plus libre, plus distinguée. Florence est bien une ville civilisée : certes, ce ne sont pas des magasins plus ou moins semblables à ceux de Paris, des rues charmantes, un aspect général de bien-être qui me la font aimer. Mais enfin, au sortir de Naples, ce doux et tranquille reflet de la vie européenne plaît et repose. Il y a peu d’institutions en ce pays, mais il y a des mœurs : une absurdité, ou un abus trop criant y serait impossible, eu égard au milieu général et au ton donné. Les idées françaises ont tout envahi le pays. J’allai l’autre jour pour voir Stenterello, qui de temps immémorial, comme le Pulcinella de Rome et le Sebeto de Naples, à le privilège de faire rire les joyeux habitants des bords de l’Arno. Hélas ! quelle fut ma surprise ! L’innocent Stenterello était devenu le Chiffonnier de Florence, et le Chiffonnier de Florence, c’était la traduction fidèle du Chiffonnier de Paris de Félix Pyat. Il n’y a plus de peuple, ma chère amie.

E. RENAN.


A MONSIEUR RENAN


(sans date.)

J’étais assurée que Florence te plairait, cher ami ; j’en ai aussi conservé les meilleurs souvenirs. N*est-ce pas que la vallée de l’Arno est charmante, vue des hauteurs de Fiesole ? Tous les environs de Florence sont délicieux, et la ville elle-même est remplie de sujets d’observation. Oui, j’ai bien aimé tous les lieux dont tu me parles, et les voir passer sous tes yeux me cause une bien vive joie. — Le tombeau que tu as vu à Santa-Croce est celui de la grand’mère de mes élèves ; ce fut nécessairement le but de notre première visite à Florence. Par une coïncidence singulière, la lettre où tu m’en parlais m’est arrivée le 28 février, jour anniversaire de ta naissance et de la mort de cette dame. Le tombeau que tu as justement admiré est l’œuvre du sculpteur Bartolini, qui vient de mourir et que j’ai connu à Florence.

Tu m’as mis dans le cœur une angoisse cruelle, mon Ernest, en me disant que tu prendras peut-être la voie de Livourne et de la mer pour retourner à Rome. J’ai beau me redire que j’ai fait sans accident la même traversée, je ne puis me rassurer quand je te sais sur les flots. Ah ! que je vais passer de pénibles, nuits jusqu’à la réception de ta prochaine lettre  ! Nous vivons ici au milieu de tempêtes continuelles, et ces vents violents me jettent l’effroi dans l’âme quand je pense qu’ils peuvent être pour toi un danger. Pardonne-moi, mon bien bon ami ; je ne suis pas maîtresse de ces terreurs. — Adresse tes lettres à Varsovie : on dit chaque jour que nous y retournerons bientôt. Il est vrai qu’il y a six mois que ce bientôt dure ; cependant il pourrait bien arriver avant une réponse à ces lignes. Écris-moi directement de Rome à Varsovie, sans envoyer tes lettres par la France : elles me parviennent un peu plus vite par la voie directe. Dis-moi pourquoi ta dernière, celle dont M. Daremberg était chargé, ne porte pas une adresse de ta main.

Je ne t’ai pas expliqué ce qui a donné lieu, probablement, au fait dont madame Daremberg avait parlé à son mari  ; c’est en soi chose fort simple. J’écrivais un jour à mademoiselle Ulliac, pendant que j’étais encore dans l’anxiété cruelle que ton premier silence m’a causé. Je ne lui adressai que quelques mots, parce que j’étais malade par suite de cet horrible chagrin ; je me contentai de lui dire que je n’avais pas de tes nouvelles et que j’en étais inquiète. Mademoiselle Ulliac lut ma courte lettre à M. Soulice, qui eut l’obligeance de rechercher le domicile de tes compagnons de voyage et, après information, de me faire dire que tu étais arrivé à Rome sans accident et en très bonne santé. C’est lui sans doute qui se sera présenté chez madame Daremberg, laquelle aura confondu le ministère de l’Instruction Publique avec celui des Affaires Étrangères, et une démarche toute privée avec une recherche officielle.

Mon bon Ernest, quand il te sera temps de retourner on France, je reviendrai encore à mes terreurs de la mer. C’est peu sage, me diras-tu, de la part de quelqu’un qui a fait les mêmes traversées. Eh ! mon Dieu, oui ; mais ai-je jamais accordé à ma vie les sollicitudes anxieuses dont j’entoure la tienne ? — je te conjure de ne pas rester à Rome après le mois de juin, de ne pas braver cette terrible mal’ aria qui y fait tant de ravages à partir, je crois, du mois de juillet. Ma vie se passe à deviner ce qui peut être pour toi danger quelconque, mon Ernest bien-aimé. Les journaux parlent de fréquents assassinats dans Rome ; juge des idées qui s’emparent de mon esprit quand je lis de pareilles choses, quoique je sache bien que tu ne portes pas d’uniforme et que c’est surtout nos pauvres soldats qu’on attaque. Ne te fatigue pas à m’écrire longuement, cher ami ; mais fais-le souvent, je t'en supplie, Le seul mouvement de joie qu’il y ait dans ma vie, c’est la réception de tes lettres. J’espère que l’Italie se fait bien riante au printemps, pour te dédommager du rude hiver qu’elle t’a donné. Ah ! que j’y ai vu de beaux jours dans cette saison ! que la villa Borghèse et la villa Pamphili, aujourd’hui détruites, étaient jolies dès le mois de février et de mars !… Ici nous grelottons toujours : à l’heure où je t’écris la neige tombe encore, et voilé six mois entiers que cela dure.

Adieu, très cher ami ! J’ai passé une grande partie de la nuit dernière à t’écrire ; il faut maintenant que je ferme en toute hâte. — Puisse ta vingt-huitième année être heureuse, mon Ernest ! Puissent tes jours être tels que le désire le cœur de ta vieille amie.

H. R.


MADEMOISELLE RENAN
au château de Clemensow, près Zamosc (Pologne).


Rome, février 1850

Je n’avais reçu jusqu’ici, chère amie, que deux lettres de toi, depuis mon séjour en Italie ; je reçois aujourd’hui le numéro 6, venu par mademoiselle Catry, lequel fait suite immédiate au numéro 2. Trois lettres intermédiaires par conséquent ne me sont point encore parvenues : tu m’expliques le sort de deux de ces lettres, celle adressée poste restante à Florence, et celle adressée à madame Daremberg qui probablement ne l’aura pas encore reçue. Il en reste une troisième, le numéro 3 probablement, dont le sort ne m’est point expliqué. Celle de madame Daremberg m’arrivera sans douta ; je vais charger un ami que nous avons à Florence de m’envoyer celle que j’ai dans cette ville. Comme toi, je déplore vivement cette irrégularité de correspondance, surtout en ce moment. Désormais adresse toutes tes lettres à madame Daremberg, rue d’Enfer, 53, Paris. Nous nous écrivons par tous les courriers ; de Rome à Paris, nous ne payons que vingt centimes. Pour comble de malheur, j’ai fait une maladresse sur l’adresse de ma dernière lettre de Florence ; je l’ai adressée à Varsovie, oubliant que tu étais restée à Clemensow. Cette lettre est partie pour Paris dans un paquet de M. Daremberg à madame. Le lendemain, comme M. Daremberg écrivait de nouveau, je l’ai fait prier de changer l’adresse ; mais la lettre était déjà peut-être à la poste.

Ta lettre d’aujourd’hui, chère et bonne amie, m’a fait une peine sensible. Pourquoi d’abord m’écrire avec tant d’empressement pour m’enlever un si doux espoir ? Pourquoi cette crainte de m’avoir troublé l’esprit ? Pourquoi cette attention à répéter : Je reste ici. Mon Dieu ! je crois que tu as doute un instant de mon cœur. À un certain moment, tu m’as moins aimé, que dis-je ? tu as cru que je t’aimais moins. Eh bien ! nui chère amie, le repentir qui, dis-tu, suivit le départ de ta lettre du 1er  janvier, ce repentir suivit également, et plus vif peut-être, le départ de ma lettre de Florence. Mon Dieu ! me dis-je, qu’ai-je fait ? Oui, sans doute, s’il était bien sûr qu’elle revint en automne, il aurait mieux valu renoncer à l’entrevue de Venise ou Vienne. Mais si elle ne revenait pas !… Elle reviendra, c’est une chose décidée ; mais enfin si elle ne revenait pas, oh ! je serais inconsolable d’avoir manqué par ma faute un tel bonheur. Ces pensées me travaillaient tellement que je faillis t’en écrire de nouveau dans les dernières heures de mon séjour à Florence. Mon Dieu ! que notre position si complexe relativement à ce retour tant désiré nous met dans de difficiles alternatives ! Je suis inébranlable dans mon système : ou retour au printemps par Venise avec moi, ou retour on automne par Berlin. Je ne puis te cacher que tout autre parti me causerait une peine des plus vives, surtout après notre renonciation au projet d’entrevue. Ce projet était excellent, je le répète, si nous avions encore deux ou trois ans à être séparés ; l’un de ces deux points supposait l’autre, si bien qu’accepter l’entrevue, c’eût été de ma part et aussi, j’ai du moins été tenté de le croire, de la tienne, c’eût été, dis-je, reconnaître que notre réunion était pour longtemps ajournée, ce que je n’admettrai jamais. Car enfin, lors même qu’on toute rigueur, et contrairement à mes vœux les plus pressants, tu resterais jusqu’en janvier 1851, il est tout à fait impossible que tu aies songé à aller au delà. Et c’est précisément parce que le retour sera impossible à ce moment, qu’il m’a toujours paru si raisonnable d’avancer ton départ de quelques mois. Au nom du ciel, mon Henriette, ne dépasse pas d’un jour les dix années. Mon Dieu ! si l’année des deux élèves qui te restent était seule, je ne sais si j’insisterais si fortement ; je comprendrais ton désir d’achever ton œuvre et de jouir des avantages auxquels tu auras droit à ce moment. Mais ce qui m’effraie, c’est la plus jeune de tes élèves ; ou en sommes-nous, grand Dieu ! si tu l’entreprends ? il n’y a plus désormais de raison de s’arrêter. Oh ! non, non ; coupons court à un moment donné, au moment le plus naturel, à celui ou finissent tes premières conventions, et pour éviter ce redoutable hiver, devançons de deux ou trois mois. Ce que tu me dis de tes douleurs me désole : je me demande si je peux en conscience goûter une joie, tandis que tu es dans cette position, si je ne ferais pas mieux de me faire pédagogue de collège, de renoncer à un meilleur avenir, pour me faire plus vite une position sortable ; alors peut-être tu reviendrais. Je le sais, ma chère amie ; les motifs qui me font désirer ton retour sont en grande partie égoïstes ; c’est pour moi que je te rappelle, c’est un sacrifice que je te demande. Je me ferais certainement conscience de te faire renoncer aux avantages que le comte ne peut manquer de t’offrir pour t’engager à rester, si la raison péremptoire de ta santé ne tranchait pour moi la question. Que puis-je t’offrir ? J’ai presque l’air, Dieu me pardonne  ! de l’appeler pour partager avec moi ! Mais je me ferais un reproche bien plus terrible encore de ne pas employer toute la force de mes prières et de mes supplications pour te porter à fuir ce climat meurtrier pour toi. Henriette, ma sœur chérie, songe donc aux larmes auxquelles tu me condamnerais, si, par une prolongation intempestive, tu me privais à jamais du bonheur de te revoir. Je suis ainsi fait que très difficilement une autre femme que toi m’aimera, je n’ai pas cette petite activité qui attache si fort à la vie vulgaire. Quel ressort me resterait après toi ? J’ai vu avec bonheur que dans ta lettre d’aujourd’hui tu ne parles pas du tout de prolonger ton séjour ; mais aujourd’hui même j’ai reçu des lettres de Saint-Malo où Alain et maman me parlent avec peine de déclarations beaucoup plus explicites que tu leur faisais à ce sujet. Écris-moi tout de suite pour m’assurer que tu ne dépasseras pas l’automne prochain. Ce sera un moment bien important pour moi : les énormes bouleversements qui vont avoir lieu à ce moment dans l’instruction publique marqueront une phase dans ma vie comme dans celle de tant d’autres.

J’ai reçu d’excellentes nouvelles de Daremberg de Paris. Nos rapports ont fait bon effet ; nous sommes on très bonne odeur au ministère et à l’Institut. On a offert spontanément de m’accorder une prolongation, si je la désirais, au moins pour un mois ; j’ai accepté, bien entendu ; c’est le mois auquel Daremberg a renoncé ; le cinquième lui a été dévolu, parce qu’il était commencé. En outre, on se charge de la publication des résultats de nos recherches. Nous avons tant de choses à nous dire que j’ai toujours ou peu de place pour l’on parler. J’ai trouvé pourtant bien des choses intéressantes. Tu nous serviras bien, quand tu seras de retour ; tu arrangeras tout cela ; nos résultats les plus intéressants sont relatifs a l’histoire moderne. Je resterai probablement encore un mois à Rome. Il est probable que je ferai encore une petite visite à Pise ou Florence, où j’ai plusieurs choses à revoir ; c’est si facile et si peu coûteux par les chemins de fer ! Puis j’explorerai Gênes, Turin, et, s’il est possible, Verceil et Bobbio. Je rentrerai par Genève. Si tu m’avais permis l’espoir de te rejoindre définitivement à Venise, avec quel bonheur j’aurais pris cette direction ! Figure-toi qu’on nous parle déjà d’une autre mission, pour le sud de l’Allemagne, avec retour par la Lombardie et la Suisse. Mais tenons ceci provisoirement pour un rêve. Devrais-je même accepter ? Ce serait à voir. Daremberg a un talent admirable pour conduire ces affaires, et cela sans intrigue ni coterie, par une certaine manière facile et ferme. J’ai vu peu d’hommes doués d’un tact pratique aussi fin  ; si je lui ai beaucoup appris, il ne m’a pas été non plus inutile sur ce point. Je serai toujours un maladroit, la chose est sûre ; mais enfin je suis devenu capable de mener à bout quelque chose sans trop de gaucherie ; je suis même surpris de mes prouesses, depuis que je suis seul. On devient diplomate dans ce pays malgré soi.

J’ai quitté Daremberg à Livourne, J’avais le désir, je ne sais trop pourquoi, de voir la route des Maremmes. Que j’ai eu une heureuse inspiration ! Cette route est admirable : on ne perd pas la mer de vue deux heures de suite, et longtemps au sortir de Livourne, la route est taillée dans le flanc des montagnes qui plongent dans la mer. La Maremme représente à merveille les steppes ; la baie d’Orbitello et de Talamone, avec le cap Argontare, et l’île de Giglio est bien un des plus ravissants paysages de l’Italie. S’il y avait là une ville de cinquante mille âmes, Orbitello serait aussi célèbre que Naples. Je n’ai bien compris la campagne romaine que du haut des remparts de Corneto ; cet effroyable et magique désert, bosselé à perte de vue, m’a fait une impression que je n’oublierai jamais. Je suis toujours à la Minerve, et pas trop seul ; j’ai trouvé deux ou trois officiers très lettrés, entre autres le colonel Frossard, un homme vraiment à part comme soldat et comme homme d’intelligence. C’est lui qui présidait aux fouilles faites depuis l’occupation et que la municipalité a fait cesser. Le Dr Lacauchie, chirurgien en chef de l’armée, ami intime de Daremberg, et avec qui je suis en des rapports continuels, le remplacerait au besoin pour ma santé.

Adieu, ma sœur bien-aimée. Compte toujours sur mon inaltérable tendresse. Écris-moi immédiatement ; assure-moi que tu reviendras au mois de septembre. Comment te prouverai-je que je t’aime ? Un jour, je l’espère, en te rendant heureuse et te faisant oublier les dures années de ton exil.

Ton meilleur ami,
E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Rome, 6 avril 1850.

Je ne puis accepter, ma bien chère Henriette, toutes les réflexions que tu me proposes dans ta dernière lettre sur la grave question qui nous préoccupe depuis si longtemps. Toutes, je le reconnais, partent de la noblesse de ton cœur et de l’infinie délicatesse de tes sentiments ; mais en les examinant avec tout le sang-froid possible, je ne puis donner à ces considérations, une seule peut-être exceptée, toute la valeur que tu leur attribues dans cette délibération. Et d’abord, ma chère amie, ne me parle plus du motif tiré des bizarres imaginations de M. G., car il m’est impossible de comprendre comment les folies de cet homme seraient un motif pour retarder d’un jour ton retour parmi nous. Je t’ai retrouvée tout entière, ma bonne Henriette, dans les délicates inquiétudes que tu m’as communiquées relativement à notre future réunion ; mais ces inquiétudes, je ne puis les partager, et bien que je n’aie pas songé un seul moment à les prendre dans un sens où elles eussent été une défiance de mon cœur, peu s’en faut qu’elles ne m’aient affligé. Il est trop clair, ma chère amie, qu’il serait préférable que je ne fusse en rien nécessaire à ton existence matérielle : telle est l’incertitude de notre existence, telle est de nos jours le précaire de toutes les positions qui tiennent de près ou de savoir que le sort des personnes qui lui sont chères n’est pas trop directement soumis aux chances qu’il peut courir lui-même. Ainsi donc, quand tu me demandes si je n’aimerais pas à te voir une position entièrement indépendante des chances de ma fortune, je serais un mauvais frère si je ne répondais pas : Oui ; cela est trop clair pour qu’il soit besoin de le dire. Mais ce que je n’admets pas, c’est le tour par lequel tu semblais me présenter cette réflexion : « Je ne veux peser sur ton existence ni sous une forme ni sous une autre… Quand tu sauras que j’ai des ressources, tu seras plus à l’aise, etc. » Je te le répète, ma bien-aimée, je sais interpréter ces paroles selon ton cœur ; jamais je ne croirai que tu m’aies soupçonné d'égoïsme. Laisse-moi te dire pourtant que si ces sentiments étaient les miens, ils ne seraient pas dignes d’une âme élevée. Car il suivrait de là que pour plus d’indépendance, pour n’associer personne à son sort et n’avoir d’autre charge que soi, le mieux serait de rester solitaire ; ce qui en thèse générale serait immoral. Quand l'homme associe un autre être à son existence, il s’impose des soucis, des soins, des devoirs ; il est moins libre, plus responsable. Est-ce une raison pour préférer son égoïste indépendance à de saintes obligations ? Aristote dit quelque part que le maître est plus noble que l’esclave, parce que l’esclave a très peu de devoirs et ne répond que de lui-même, tandis que le maître a beaucoup de devoirs et répond de plusieurs. Je ne dis tout cela que comme exemple, et pour te faire comprendre comment je ne puis accepter cette manière de présenter une considération, dont je reconnais à certains égards la vérité. Je dois faire la même observation, chère amie, sur un autre argument que tu tires contre moi d’une réflexion que je t’avais adressée du Mont-Cassin, réflexion qui peut avoir sa vérité, mais n’est nullement applicable entre nous. N’est-il pas évident qu’il faut distinguer dans les affections humaines deux classes parfaitement distinctes : les unes qui n’ont jamais commencé, qui sont toujours les mêmes, qui ne sont que l’intime et toujours uniforme sympathie du sang et des habitudes : l’amour filial, fraternel, les amitiés d’enfance ; les autres qui ont une date, un premier germe, un accès, un paroxysme, et par conséquent une période de prostration et de désillusion. L’accès ne peut durer ; c’est en ce sens seulement que j’ai pu t’adresser la réflexion que tu as mal interprétée. Oui, je maintiens qu’il est des instincts qu’il est plus doux d’amuser que de satisfaire, parce qu’il n’est que trop sûr qu’après la satisfaction viendra le dégoût. Mais cela ne peut s’appliquer qu’aux affections par accès, à celles qu’on appelle généralement passions. Y a-t-il eu une époque où tu m’aies plus aimé qu’à une autre ? Quand tu vivais journellement avec ta pauvre Emma, l’aimais-tu moins que depuis que tu en es séparée ? Non, sans doute. Car ces affections n’ont ni périodes, ni époques. Au bout de vingt ans, ma chère, nous serions aussi neufs l’un pour l’autre qu’au premier jour, surtout grâce à notre culture intellectuelle qui nous préserve de l’ennui. Si tant de personnes qui n’ont pas un mauvais cœur se fatiguent à la longue, cela tient toujours au vide de leur esprit, source perpétuelle de petites tracasseries et de mauvaise humeur. Ainsi, ma chère amie, la réflexion que je t’avais communiquée ne peut en aucune manière nous être appliquée : elle n’est vraie que pour les instincts qui s’épuisent par la satisfaction, et notre affection n’est pas de ce nombre. C’est par une association d’idées inexacte qu’elle m’est venue à propos d’un frère et d’une sœur. Un jour, en nous promenant autour du beau monastère, je citais à Daremberg les paroles de l’Évangile : « Il est bon d’être ici ; voulez-vous que nous y fassions trois tentes… ? » Il me répondit en souriant, comme c’était bien naturel, qu’il lui faudrait quelqu’un de plus. A quoi j’ajoutai que pour moi j’aimerais mieux la savoir comme Scolastique sur la montagne voisine, sauf à la voir une fois l’an. Je ne vois pas en tout cela d’argument bien décisif qui nous oblige à rester à quatre cents lieues l’un de l’autre. — J’aurais encore bien d’autres explications à te donner, mais je ne veux pas épuiser cette fois ma psychologie. Je veux bien reconnaître que les raisons tirées des instances du comte seraient suffisantes pour te faire prolonger de quelques mois, si cette prolongation ne t’obligeait à passer un hiver de plus dans ce déplorable climat. Voilé, chère amie, ce qui m’arrête ; voila ce que rien ne balance dans mon esprit. Et puis ce qui m’effraie encore davantage, c’est que la même raison subsistera au mois d’avril ou mai 1851  ; on te suppliera encore de rester, et alors ce serait à désespérer ; car je ne verrais plus d’issue. Ma très chère Henriette, promets à ton frère que tu ne dépasseras pas les dix années, obtiens la parole du comte qu’il ne t’adressera pas d’instances ultérieures, et si, la main sur la conscience et pensant à moi plus qu’à toi, tu m’assures que bien sérieusement un hiver de plus ne t’inspire pas d’inquiétude, eh bien ! je me résignerai à ne te voir que quatre ou cinq mois plus tard. Mais, je t’en prie, posons dès à présent une limite fixe, que rien ne puisse désormais déranger, et qui nous fasse trouver léger chaque jour qui nous en rapprochera. Et puis combien n’est-il pas nécessaire pour nos projets et nos arrangements que nous ayons ainsi un point fixe au moins un an à l’avance ?

Bien qu’en toute hypothèse, chère amie, notre réunion ne puisse être plus éloignée, combien je regrette maintenant de n’avoir pas accueilli avec plus de hâte ton projet de voyage à Venise ! Figure-toi, ma bien-aimée, que ce voyage me devient très nécessaire : en explorant un fonds de manuscrits vénitiens transportés à Rome, j’y ai trouvé tant de choses pour mon histoire de l’averroïsme, que je vois que je me priverais de documents essentiels, en ne visitant pas Bologne, Padoue et Venise qui furent les centres de l’averroïsme à la Renaissance. Les suppléments que m’accorde le ministère me permettent d’ailleurs ce voyage. Il est donc bien probable que dans quinze jours je prendrai la route des légations  ; je ferai quelque séjour dans les trois villes susdites, et aussi un peu à Ravenne, qui m’intéresse si vivement pour mon étude sur le grec au Moyen age. Milan et Turin seront un peu sacrifiés. Il y a, comme tu sais, beaucoup de chemins de fer en Lombardie, ce qui rend ce voyage assez facile. Si je ne trouve pas de compagnons pour prendre le vetturino, je prendrai la diligence qui me portera d’une traite jusqu’à Forli, à quelques lieues de Ravenne. Combien je regrette maintenant que nous n’ayons pas suivi notre première inspiration ! Oh ! si tu ne revenais pas dans un an, je ne me pardonnerais jamais de nous être privés de ce bonheur ! Mais tu reviendras, c’est bien sûr, et alors nous n’aurons plus rien à regretter. Je reçois toujours de très flatteuses communications de Paris. Je t’écrirai certainement avant mon départ. Je n’ose te dire où m’adresser ta prochaine lettre : adresse-la à M. Daremberg à Paris, c’est le plus sûr ; il saura toujours où je serai. J’ai de bonnes nouvelles de Saint-Malo. Adieu, ma bien-aimée : oh ! je t’en prie, ne doute jamais de ma vive et tendre affection, et consens à t’appuyer sur mon dévouement et ma reconnaissance.

E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, (Varsovie).


Rome, 9 avril 1850.

Je reçois à l’instant, ma chère Henriette, ta lettre numéro huit, qui me cause des émotions si opposées, et à laquelle je ne veux pas tarder un jour à répondre. Oui, grâce à notre éloignement et à ma position toujours flottante, notre correspondance n’est qu’un contre-sens et une rectification perpétuelles. Uno seule chose reste toujours claire et évidente pour nous deux au milieu de tous ces malentendus ; c’est notre inaltérable affection et notre confiance sans bornes l’un dans l’autre. Sur ce point-là aucune explication n’est nécessaire.

Est-ce la joie, est-ce l’inquiétude, ma bien-aimée, qui l’a emporté en mon âme en lisant pour la première fois ces lignes que depuis quelques heures je relis sans cesse, et dont je voudrais rendre chaque parole significative ? Comment ne craindrais-je pas, te sachant en proie à des souffrances que tu avoues et auxquelles tu consens à faire attention ? C’est maintenant, ma chère amie, que je me mets à genoux devant toi pour te conjurer, si tu me portes quelque affection, de ne pas tarder au delà de l’automne prochain. Ç’a toujours été là ma pensée fixe, et si, dans ma dernière lettre, j’ai paru céder, c’est devant des considérations qu’il eût été presque indélicat de ma part de combattre. Mais désormais je serai inébranlable : il ne dépend pas de moi d’influencer tes libres déterminations, dans une affaire surtout où à tant d’égards je te demande de te sacrifier à moi  ; mais laisse-moi te dire que tu me causeras la peine la plus vive, que tu repousseras la prière la plus instante qu’un frère puisse adresser à sa sœur, si tu n’acquiesces sur ce point à mes vœux. Il y a plus, chère amie : j’ai donc repris le projet de mon voyage de Venise ; pourquoi ne reprendrions-nous l’annexe de ce projet primitif, notre réunion dans cette ville ou à Vienne ? Ce voyage ne pourrait-il servir au moins comme raison plausible pour accélérer ton départ ? je laisse cela à ton appréciation, et ne veux trop insister sur cette question secondaire, afin que tu me permettes d’être plus pressant sur le point essentiel, notre réunion avant l’hiver prochain. Mais en vérité au mois de novembre, n’auras-tu pas fini tes dix années, et qu’est-ce que deux ou trois mois de plus ou de moins sur un laps de temps si considérable ? Une prolongation de séjour si insignifiante dans la famille du comte mérite-t-elle d’être considérée devant l’immense avantage d’éviter un hiver dans ces régions si funestes à ta santé ? Il est impossible que le comte ne comprenne pas une chose si évidente. Remarque bien que la question ne se pose pas pour moi : s’il faut finir ou non tes dix années. Je me place toujours a ce point de vue que si tu attends l’automne prochain, les dix années peuvent raisonnablement être considérées comme terminées, eu égard a la raison si plausible qui t’oblige à écourter un peu les derniers jours. Je suis convaincu que le médecin, quelque jugement qu’il porte sur ton mal (et plaise à Dieu qu’il ne soit que rassurant !) sera le premier à te dire, que, si tu es décidée à ne pas dépasser le terme de tes dix années (et ce point tu me l’as accordé, chère amie, il n’y a plus à y revenir !), il est du plus simple bon sens d’éviter, en devançant ton départ de quelques semaines, une saison qui décuple les chances défavorables à ta santé. Je ne sais quoi m’assure que la chose est conclue ; car ta raison est trop droite pour ne pas saisir une considération si péremptoire, et ce que tu m’as dit souvent du caractère du comte me donne la certitude qu’il ne t’opposera aucune difficulté. Si ton mal continuait obstinément, chère amie, il ne faudrait même pas attendre l’automne, et si le voyage de Vienne ne le semblait pas trop fatigant, il faudrait nous réunir de ce côté. Nous en avons parfaitement le temps : cette lettre te parviendra vers l’époque où je quitterai Rome. Adresse-moi la réponse poste restante à Venise : comme j’ai à m’arrêter à Ravenne deux ou trois jours, à Bologne cinq ou six jours et à Padoue à peu près autant, je pourrai trouver ta réponse à mon arrivée à Venise, et dès lors être fixé sur nos résolutions. De Venise à Varsovie, il sera d’ailleurs plus facile d’échanger nos lettres. Je t’y attendrai tant que tu voudras, je partirai pour Vienne au besoin. Enfin, ma chère aimée, use de moi, commande-moi ce qui te plaira, et songe que mon plus grand bonheur serait d’être au plus, tôt réuni à toi.

Mes finances sont dans un état satisfaisant ; en quittant Rome, j’aurai encore quinze cents francs, parfaitement intacts devant moi, sans compter des avances considérables pour achat de livres pour la bibliothèque de l’Institut ou pour commissions particulières, avances qui bien entendu me rentreront à Paris, — sans compter aussi la valeur intrinsèque des copies que je rapporte, faites par moi ou à mes frais, lesquelles, représentant des textes uniques, ont une valeur vénale qui ne peut aller qu’en augmentant. Il est expressément stipulé que tous nos papiers sont exclusivement notre propriété. Un arrêté de novembre, dernier, relatif aux missions scientifiques et dont tu as peut-être eu connaissance, ne s’applique pas à nous, d’abord par le principe de la non rétro-activité, et puis parce que l’objet de notre mission est l’exploration et la description, bien plus que l’acquisition des monuments littéraires. La publication nous est aussi entièrement abandonnée, bien qu’on nous offre place dans un recueil savant fondé expressément pour les résultats des missions, offre dont nous avons déjà commencé à profiter. Je ne renonce nullement au projet d’une seconde mission formé par Daremberg, et qui semble prendre de plus en plus de consistance. Cela dépendra du temps, des circonstances, de l’urgence de mes travaux, et d’une foule d’autres considérations qui ne peuvent se prévoir un an d’avance. Mais il est bien sûr, ma chère amie, qu’avant ce temps-là nous serons réunis. Loin de contrarier le plan de cette seconde mission, mon voyage en Vénétie ne fera qu’y préparer les voies. Mon exploration à Bologne, Padoue et Venise se bornera au point de vue de l’histoire philosophique ; à Milan et à Turin, elle sera nécessairement bien incomplète, vu le peu de temps qui me restera.

Je n’ai jamais pensé, ma chère amie, que l’enseignement des collèges m’ouvrît un grand avenir. J’ai pris le titre d’agrégé, d’abord parce qu’il exigeait de moi bien peu de préparation spéciale, puis parce qu’il est toujours rassurant d’avoir derrière soi une planche de sûreté, un pis-aller supportable, puis enfin parce que ce titre est nécessaire pour l’École Normale, pour toute fonction universitaire un peu élevée, et qu’il est d’usage universel qu’on le prenne avant l’agrégation des facultés et même avant le doctorat. Si l’enseignement secondaire était mon recours, en vérité, dans le moment présent, je serais bien à plaindre. On m’écrit de Paris des choses désolantes sur la désorganisation des collèges : le nombre des élèves est réduit de moitié ; les classes supérieures sont désertes depuis la suppression du certificat d’études : il y a une classe de philosophie à Paris qui compte deux élèves ! ! Voilà le chef-d’œuvre de nos législateurs de province, qui, le jour ou Jules Simon se permit de leur dire que pour juger ces questions il fallait être un peu spécial, le prirent comme une injure et lui répondirent : « Nous sommes tous spéciaux. » Et néanmoins, ma chère, tout cela ne m’effraie pas autant que bien d’autres, autant que mes amis les libres penseurs, par exemple, qui font en ce moment de grandes sottises, dont je me lave les mains. Je n’ai jamais craint que l’éducation par le clergé fit une génération de fanatiques : Voltaire et le xviiie siècle sont sortis des collèges des Jésuites et de l’Oratoire. On nous prépare un beau rôle  ; il semblait que nous n’eussions plus qu’à dormir sur les conquêtes de nos pères, et voilà qu’on va nous donner l’occasion de les refaire à notre maniéré et pour notre compte. Quoi qu’il en soit, les témoignages positifs et pratiques que je reçois de France me prouvent que les personnes dont l’estime m’est la plus chère me portent autre chose qu’une bienveillance vulgaire. Je te parlerai de ceci une autre fois ; mais je crois sans pousser trop loin l’optimisme, les nouvelles que je reçois sont toutes à l’espérance.

Quand je pense, ma bien-aimée, que dans six mois nous serons réunis, je me possède à peine. Cela seul peut me faire oublier un instant que tu souffres, et que pendant que je vais chercher l’ombre sur le Pincio ou du côté de Sainte-Croix de Jérusalem, tu ne vois autour de toi que neiges et frimas. Adieu, ma tendre sœur.

E. RENAN.

Le pape rentre vendredi 12 à quatre heures du soir. On promet de l’enthousiasme.


MONSIEUR ERNEST RENAN
recommandé aux soins et à l’obligeance de M. Daremberg, rue d’Enfer, 53.


Varsovie, 10 avril 1850.

Ah ! mon Ernest chéri, que de tristes choses se sont passées depuis que ma voix n’a pu arriver jusqu’à toi ! je voudrais retenir ces lignes, quand je songe à l’impression douloureuse qu’elles vont te causer, — et pourtant il faut que je te les adresse. Il y a quinze jours, je t’écrivis il Rome que j’étais malade et privée de tout secours dans le désert de Clemensow. Depuis, j’ai été dans le plus pénible état ; et maintenant je suis à Varsovie et un peu mieux, mon bon et mille fois cher ami. Il s’agit d’un mal de gorge, dans les voies de la respiration. J’en ai ressenti quelque chose pendant l’hiver affreux qui vient de s’écouler, mais depuis un mois, c’est devenu très violent. Dès que le temps m’a permis de me mettre en voyage, je suis partie pour Varsovie, en dépit de tous les obstacles. Le médecin français que j’ai enfin vu ici, a trouvé le mal de la plus haute gravité, mais conserve toujours une grande espérance de le guérir. C’est une irritation de la gorge poussée à de très hautes limites ; cependant, je le répète à dessein, mon bien-aimé frère, il m’autorise à te dire qu’il conserve tout espoir de guérison. Il a attaqué, à l’aide d’un acide, des boursouflures énormes qu’il y avait dans cette malheureuse gorge, et maintenant je parle et je respire plus librement. — Mon Ernest, mon frère chéri, je n’ai qu’un sentiment, qu’un désir, c’est de me rapprocher de toi, de notre mère, de notre patrie, d’aller chercher enfin un ciel moins rigoureux. Le médecin m’a formellement déclaré que, lors même que j’obtiendrais maintenant une guérison, je ne dois pas m’exposer à passer ici un nouvel hiver. D’un autre côté, il s’oppose aussi à ce que je parte tout de suite, à cause de l’état humide et encore froid de l’atmosphère ; rien ne me serait, dit-il, plus nuisible. Il me faut donc attendre, très cher ami ; mais j’espère, oh ! oui, j’espère que l’attente ne sera plus très longue. Je t’assure, mon bien-aimé, que pour bien des motifs je voudrais l’abréger. Je suis seule à la ville, tous les autres sont restés à Clemonsow. Le voyage (cinquante lieues) m’a un peu fatiguée ; mais que je suis contente d’être venue, d’avoir enfin les conseils d’un homme qui m’inspire de la confiance ! — Ami, ami, sois courageux on lisant ces tristes lignes, Espère, oh ! espère que le Ciel te conservera ta vieille amie, celle qui t’a toujours si tendrement aimé. Il ne s’agit pas d’une maladie aiguë ; ce que j’ai a très vite passé à l’état chronique. Il me faudrait du soleil et de la chaleur, mais le moyen de m’en procurer ? — A mains jointes, ma douce idole, je te supplie de supporter courageusement ma destinée  ; tout n’y a pas été rigueur : je l’ai si tendrement chéri !… Nuit et jour je cause avec toi dans mon cœur et ma pensée. Au milieu de ma solitude, solitude sans égale, je ne me sépare pas un instant de ton souvenir, et c’est en te prenant idéalement la main que je supporte les remèdes douloureux qu’on emploie contre mon mal. On me souffle maintenant, trois fois par jour, de la poudre d’alun dans la gorge ; c’est très désagréable, mais je trouve que cela me fait du bien. J’ai un très bon médecin, cher ami ; les premiers docteurs de Paris, au milieu desquels il s’est formé, ne m’inspireraient pas plus de confiance. Sois donc tranquille sur ce point, mon Ernest, et aie du courage pour les autres. Ah ! si je pouvais te revoir !

Le médecin m’a interrompue, très cher ami ; il sort de ma chambre après m’avoir dit plusieurs paroles rassurantes que je m’empresse de te transmettre. Il n’y a pas d’aggravation dans l’état de ma gorge ; pourvu que le larynx ne soit pas profondément affecté, le médecin espère une guérison, et jusqu’à présent il ne croit pas que cet organe ait beaucoup souffert. Je tousse peu, ce qui est sous ce rapport un bon symptôme. Mon bon frère, espère, mais réunissons-nous ; le revoir est mon vœu de tous les instants ! — le médecin m’a déclaré qu’à la fin de mai ou dans le courant de juin je pourrai soutenir le voyage.

Très cher ami, ta mission te permettra-t-elle de venir à cette époque ou un peu plus tard me chercher à Berlin ? Si j’étais certaine que cette lettre te parvînt, j’y renfermerais à cet effet un billet de cinq cents francs ; mais si elle se perdait dans les détours si multipliés et si déplorables que notre correspondance doit subir ? Écoute : je vais tâcher, avant quelques jours, d’envoyer cette somme a M. Daremberg, en le priant de la tenir à ta disposition ; j’espère qu’il te sera possible de la faire venir promptement de Paris au lieu où tu te trouveras, cher et bon Ernest. Tout mon être se ranime à l’idée de te revoir ; oh ! puisse le Ciel réaliser cette dernière espérance ! Lors même que ta mission t’obligerait à retourner a Paris, tu viendrais ensuite à Berlin. Le comte me fera conduire chez sa fille mariée, le mari de cette dernière m’accompagnera à Berlin, et s’il t’est possible, mon bien-aimé, de venir on cette ville, je ne ferai plus un pas sans appui.

12 avril. — Un petit mieux, mon Ernest, mais un mieux marqué dans ma malheureuse gorge. Mon docteur a été content ce matin de l’état ou il l’a trouvée. Je suis loin d’être bien, mais rattachons-nous à l’espérance. O mon frère, ô ma chère âme, ô mon plus doux lien ici-bas, sois courageux quoi qu’il m’arrive, mais crois bien surtout que c’est pour toi que je me rattache à la vie. — je t’assure, mon Ernest, que je suis mieux ; je ne puis pas encore parler, ou du moins je ne parle que peu, mais je n’ai plus dans la gorge les déchirements continuels que j’y ressentais. Achève ta mission, cher ami, et tâche d’être à Berlin au commencement ou dans le courant de juin. Il me semble que près de toi, sous un chaud rayon de soleil, je reviendrai encore à l’existence. Le médecin qui me traite ne pense pas que je doive passer l’hiver prochain même à Paris, il serait d’avis que j’allasse dans le midi de la France ; mais nous en parlerons plus tard. Si je ne puis pas envoyer à M. Daremberg les cinq cents francs dont je te parle, j’espère, cher ami, que tu pourras faire venir cette somme de Saint-Malo ; j’aurai à Berlin tout ce qu’il nous faudra pour aller jusqu’à Paris. Te revoir, mon Ernest, voyager avec toi ! ah ! mon cœur bat encore à cette douce idée ! — Il faut fermer cette lettre, mon Ernest ; mais je t’assure que je l’achève avec une espérance bien plus vive que celle que j’avais en commençant. Te revoir dans deux mois ! Cette pensée me fait oublier que mon cruel mal me menacera longtemps. — Ah ! qui dira jamais avec quelle tendresse je t’embrasse et je soupire vers toi !

H. RENAN.


MONSIEUR ERNEST RENAN
recommandé aux soins et à l’obligeance de M. Daremberg, rue d’Enfer, 53.


Varsovie, 13 avril 1850.

Je songe sans cesse, mon Ernest chéri, au mal que t’aura fait ma lettre d’hier. J’y songe tellement que je ne puis résister au désir de t’écrire de nouveau. Le petit mieux se soutient, mon ami ; prenons courage ! le médecin a trouvé ce matin que, malgré les boursouflements, l’aspect général de la gorge n’était pas trop mauvais. Remets-toi donc un peu, je t’en supplie, mon Ernest. Achève ta mission de la manière dont tu l’avais projeté, et prenons le temps de nous entendre au sujet de mon voyage. Le courant de juin me vaudra mieux que [le] commencement ; non que je sois faible, mais parce qu’il fera moins humide. Je puis attendre jusqu’en juillet, même jusqu’au commencement d’août. Le médecin vient de me redire que ce que j’ai sera long, très long. ne dérange donc que le moins possible tes affaires, cher ami ; combine le tout de manière à ne pas te causer de dommage. Sois sûr que si je me trouvais plus mal, je te le dirais tout de suite. Si le projet d’une nouvelle mission se réalisait, peut-être encore serait-il possible de le concilier avec mon retour. Le tout est, si j’obtiens un mieux bien prononcé, que je ne reste pas ici après la mi-août ; si au commencement de juin, je ne suis pas mieux, je partirai à cette époque — Je voudrais, mon bien-aimé frère, ne point déranger ton avenir ; mais surtout, surtout, je désire te revoir. Que deviendrai-je ensuite ? Je l’ignore absolument, mon pauvre ami. Tu seras ma Providence tant que je serai sur la terre. Ah ! Dieu sait que ma plus grande crainte au milieu de mes souffrances est de peser sur ta jeunesse !

Je n’ai pas encore eu le courage d’écrire à notre mère que je suis malade ; il faut pourtant que je le fasse, mais avec tous les ménagements possibles. Notre frère connaît la vérité. Oh  ! que je souffre du mal que je fais à tous ceux que j’aime ! Ernest, Ernest, avec quel cœur je te chéris et te désire !

H. R.


MONSIEUR ERNEST RENAN
par M. Daremberg, rue d’Enfer, 53.


Varsovie, 15 avril 1850.

Mieux, mieux, mon Ernest !… Je ne sais comment te le dire assez vite pour calmer les inquiétudes cruelles que mes dernières lettres ont dû t’inspirer. Le temps s’est mis au beau, le soleil brille, les boursouflements de ma gorge ont beaucoup diminué, tout enfin me permet de croire que je suis en voie de guérison, que je serai pour cette fois rétablie lorsque ces lignes passeront sous tes regards. Oh ! que je me reproche maintenant de t’avoir adressé mes lettres précédentes, de t’avoir tourmenté de mes souffrances ! mais il y a eu deux semaines [où] ce mal prenait un caractère si alarmant que je ne pouvais plus, ce me semble, t’en faire un mystère. Mon Ernest bien-aimé, tranquillise-toi, je t’en conjure ; n’interromps point tes affaires, achève ta mission, retourne à Paris, nous nous entendrons ensuite sur ce qui me concerne  ; du moment que je suis mieux, je puis rester jusqu’au mois d’août sans le moindre danger. Pour cette fois, le mal est vaincu  ; je ne saurais trop le redire, cher et bon ami. Le larynx se dégage, je respire librement, et quoiqu’il me reste encore quelque peine à parler, ce qui me reste n’est rien comparativement a ce que j’ai souffert. O mon bon frère, cesse de t’alarmer, je t’en supplie ! Si tu pouvais comprendre combien m’est pénible l’idée de te savoir par moi et pour moi dans la peine  ! — Reprends ton repos d’esprit : je crois me sentir sauvée, et le médecin partage la même conviction. Il m’a permis aujourd’hui d’ouvrir ma fenêtre pour respirer l’air extérieur, et je t’assure que c’est immense d’après l’état où j’étais il y a dix jours seulement. — Encore une fois, sois tranquille, mon frère chéri, termine en paix ta mission, et après ton retour à Paris, nous parlerons du mien. — A toi, mon bien-aimé, à toi de toutes les forces de mon âme,

H. R.


MADEMOISELLE RENAN
Palais Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, (Pologne).


Rome, 17 avril 1850.

Quel étrange spectacle, ma chère amie, que celui dont j’ai été témoin il y a quelques jours, et que mon exploration morale de l’Italie eût été incomplète, si je n’avais assisté à cette restauration de la Rome pontificale ; Je n’ai jamais rien vu de plus original, rien qui se puisse moins deviner. Je m’attendais à des démonstrations officiellement arrangées et payées, comme l’avaient été celles du carnaval. Quel fut mon étonnement, quand debout sur les marches de Saint-Jean de Latran, je me trouve, à l’entrée du pontife, au milieu d’une foule d’énergumènes, hurlant à pleine tête : Viva Pio IX, et se prosternant à terre, aux cris de Benedizione ! benedizione ! Mais ce n’était rien encore, auprès du bizarre spectacle qu’offraient les rues étroites et pauvres que devait traverser le cortège. Je le suivais parallèlement afin d’examiner les diverses physionomies. Il est difficile sans avoir vu cette scène étrange de bien comprendre l’Italie et l’aveugle entrainement des masses populaires. Des hommes du peuple, à l’air égaré, les bras nus, se jetaient dans les rues, sous les pieds des chevaux, en criant : « Commandez-nous, Saint-Père, commandez-nous. » Un mot, un signe mal interprété, et cette foule fanatique se ruait au meurtre et à l’incendie comme à une œuvre sainte » Les femmes surtout faisaient frémir ; de vraies bacchantes, en haillons, échevelées, les yeux leur sortant de la tête, des bêtes féroces. Les officiers qui suivaient le cortège ont été vivement frappés de cet effrayant spectacle. La marque la plus équivoque d’irrévérence aurait suffi pour faire éventrer un homme. Les libéraux et les exaltés, qui connaissent mieux que nous ce peuple, savaient cela ; aussi se sont-ils à dessein et très prudemment éclipsés. Quel peuple, ma chère amie ! Jamais l’image de ce sauvage enthousiasme ne sortira de mon esprit. Que je comprends bien maintenant ces grands massacres épidémiques du Moyen âge ! Évidemment si un homme malintentionné eût dit en ce moment : « Cet homme que voilà est un garibaldien », celui-ci eût été mis en pièces, sans plus d’enquête. Qu’on suppose maintenant les principes d’humanité, qui de gré ou de force régissent toute politique européenne, non encore introduits dans les mœurs, qu’on suppose une armée du xive ou du xve siècle au lieu de cette armée modèle, vous auriez eu la reproduction de ces épouvantables scènes, qui heureusement sont maintenant d’un autre âge, se figurer la hideuse décomposition de la figure humaine dans ces moments de fanatisme populaire, est chose impossible ; j’ai vu la réalisation de ce que j’avais parfois rêvé dans mes cauchemars : la forme humaine cessant d’être l’expression de la raison, n’offrant plus que l’image de l’instinct bestial. A la place Saint-Pierre, où les papistes honnêtes et modérés s’étaient donné rendez-vous, la manifestation a été bien plus digne, et comme les étrangers s’y étaient généralement rendus d’avance, par la crainte, toujours mal fondée à Rome, de ne pas trouver de place, ce grand événement ne sera probablement décrit et apprécié que par ce moment.

Le soir, la scène n’était pas moins pittoresque. Dans toutes les manifestations de la nature humaine, une ligne imperceptible sépare le beau du laid, le sublime de l’odieux. Un même instinct a inspiré d’un côté les plus belles créations de l’esprit humain, Laure, Béatrix, Elvire, de l’autre les plus monstrueuses perversions ; un même instinct a inspiré d’un côté l’Évangile et les merveilles des religions, de l’autre les plus odieux excès. Ce peuple, que j’avais vu hideux dans l’expression de son enthousiasme irrationnel, je l’ai trouvé plein de grâce, d’invention, de verve, d’entrain dans ses réjouissances. Tu connais sans doute les fêtes romaines, tu as dû être frappée du prodigieux talent de ce peuple pour l’ornementation, et de l’étonnante variété de moyens qu’il sait se créer pour cela. Les trois soirées qu’ont duré ces fêtes, ont été pour moi des plus agréables et bien fécondes en observations morales. Le Borgo surtout, avec ses illuminations a giorno, ses orchestres ambulants, ses chanteurs populaires improvisant en l’honneur de Pie IX, ses restaurants de feuillage en plein vent, en l’on va s’attabler, ses chœurs dans les boutiques et au coin des rues devant la Madone, offrait un spectacle unique. Mazzini n’a rien à faire ici pour le quart d’heure ; il peut se consoler en songeant que ses fêtes étaient tout aussi brillantes : des réactionnaires m’ont avoué que l’enthousiasme qui salua la révolution égalait au moins celui-ci. Bien que l’habileté ne soit plus l’apanage de la cour romaine, ils sont pourtant assez sages pour ne pas faire grand fond sur toutes ces démonstrations. Si dans un mois, Pie IX, victime d’une révolution, subissait (hypothèse affreuse et heureusement impossible !)le sort de l’infortuné Louis XVI, ce peuple le regarderait passer, et l’insulterait. Évidemment il n’est question pour ces gens que de trouver une occasion à fanatisme, n’importe laquelle. Trop heureux de pouvoir étaler à leurs fenêtres leurs pièces de soieries, tendre leurs maisons, allumer leurs lampions, ils ne regardent pas au delà. C’est surtout en ce pays que les lampions brûlent pour tout le monde. Un cortège, un déploiement de troupes, un défilé, toutes choses pour lesquelles notre rationalisme bourgeois ne se détournerait pas de quatre pas, les transporte. J’avais à côté de moi, à Latran, des Romains et des Romaines pur sang, qui tombaient en pâmoison à la vue du défilé des dragons, et ne se possédaient pas d’enthousiasme pour ces beaux Français. Si Pie IX fût entré sans cérémonie, on serait maintenant bien froid à son égard. Ce qui contribua dans les premiers temps a entretenir l’éloignement de la population pour notre armée, ce fut notre manière simple, sans façon, modérée, qui est toujours prise ici pour de la faiblesse ou de l’imbécillité. Prétendre se faire aimer en Italie par la bonté et le soin sérieux du peuple, c’est bien mal connaître ce pays. Si cette canaille vous voit ainsi timide et modéré, elle vous méprisera, et préférera un maître qui lui donne des coups de botte, mais qui ait de la fantasia. Les bonnes grâces de la populace s’acquièrent comme celles des dames, non par la timidité, mais par le sentiment qu’on leur imprime de la force. Ce que la faiblesse veut, c’est un maître. Les hommes n’admirent et n’aiment que ceux qui les ont le plus maltraités (Napoléon, etc.), comme Grisélidis reconnaît son mari, quand il l’a battue. Pendant qu’on adore ici le pape, notre président se fait huer à Saint-Mandé. Si au lieu d’être un pauvre sire, un ridicule soupirant à l’empire, il avait l’épée, l’état-major, les victoires de feu son oncle, cela n’arriverait pas. Les aristocrates savent bien ce qu’ils font, quand ils entretiennent à leur profit cette ménagerie de bêtes sauvages, pour les lâcher au besoin ; ils savent très bien que la canaille est leur machine. Mais qu’ils y prennent garde : il est dangereux de jouer avec certaines bêtes : elles se tournent parfois contre ceux qui les ont éduquées. C’est un très mauvais jeu que celui-là.

Par toutes les voies, j’en reviens à ma formule : Pendant qu’il y aura des barbares, défendre énergiquement la société contre eux ; mais travailler incessamment à ce qu’il n’y ait plus de barbares. La société ne sera assurée, la civilisation moderne ne sera inébranlable, que quand on y aura incorporé ces hordes qui semblent ne chercher qu’à la renverser, mais qui au fond ne demandent qu’à y entrer. Rome périt parce qu’elle n’eut ni le temps ni la puissance d’opérer cette œuvre d’assimilation, de rendre romains les barbares du ive et ve siècle, comme elle avait eu la force de rendre romaines la Gaule, l’Espagne, etc. Ma conviction est que la civilisation moderne est assez forte pour cela, qu’elle le fait sans s’en douter et peu à peu, et que l’œuvre s’accomplira continuement, sans avoir besoin d’une transition par la barbarie. Quant à ceux qui prétendent maintenir perpétuellement en face d’eux des barbares, en les domptant sans cesse, leur système est aussi absurde que celui de ces empereurs qui croyaient tout sauver en fortifiant les villes frontières, et en maintenant les peuplades envahissantes derrière le Rhin et le Danube. N’es t-il pas évident qu’à force d’être battus, ils finiront par triompher et miner les digues ? Et je comprends très bien pourtant que les hommes admirables de la génération qui nous a précédés, M. Thiers par exemple, qui en est le vrai représentant, ne comprendront jamais cela.

Mon départ de Rome, chère amie, est décidément fixé à samedi prochain, 20 avril. Je me suis décidé pour les vetturini. Nous serons une vraie caravane pour Bologne ; je m’arrêterai à Faenza, où il y a un service régulier pour Ravenne. Cette manière de voyager est bien longue, mais peu coûteuse et peu fatigante : on ne voyage que de jour, on s’arrête aux points intéressants, à la cascade de Terni, à Lorette, à Ancone, etc., on jouit du pays. Pour ce long trajet, en ne me demande que cinquante francs, y compris tous les frais d’hôtel. En supposant qu’il faille ajouter quelque chose pour plus de confortable, il n’y aurait rien d’exorbitant. J’ai cherché de toutes manières a organiser un itinéraire par Assise et Pérouse, point d’un si haut intérêt pour l’histoire de l’art et du développement italiens : il m’a été impossible de combiner un plan satisfaisant. La saison [est] excellente : la végétation restée jusqu’ici un peu en retard, est maintenant dans sa première verdeur. Il m’eût été trop pénible de parcourir en poste et de nuit ces sites charmants de l’Apennin. Au delà de Bologne et en Lombardie, je reprendrai les voies expéditives.

Avec quel empressement, mu chère amie, j’attends la lettre que je trouverai de toi à Venise, et qui décidera de notre prochaine réunion ! Je ne puis que te répéter mes plus instantes supplications, et te prier de penser à moi plus qu’a toi-même. Quelle que soit l’opinion du médecin, ma chère amie, reviens-nous, et que la joie de notre prochain retour ne soit pas troublée par la pensée qu’il a pour cause un dérangement grave de ta santé. N’est-il pas assez démontré que l’hiver t’est funeste en ces climats, et quelle cruelle imprudence de répéter toujours cette meurtrière expérience ! Adieu, excellente sœur ; cette fois j’ai confiance, je ne sais trop pourquoi, que le jour est proche. Aime-moi toujours, et continue de me le dire.

Ton ami et frère,
E. RENAN.


MONSIEUR ERNEST RENAN
à Venise, poste restante, (Par Vienne).


Varsovie, 21 avril 1850.

J’ai eu la bonne pensée de devancer ta recommandation, très cher Ernest, je t’ai déjà écrit Venise. Dans le doute, j’ai même employé deux moyens : j’ai adressé une lettre au consulat, et l’autre poste restante. J’espère que tu les recevras toutes deux, que tu les auras même avant diverses autres missives que j’ai adressées précédemment à M. Daremberg et qui étaient écrites au milieu de vives et graves souffrances. Je te répète, cher ami, qu’en ce moment je suis mieux, infiniment mieux, tout à fait eu voie de guérison  ; mais depuis ma lettre numéro 8, adressée à Rome, j’ai été dans un bien triste état. Dans les jours qui suivirent celui où je te l’adressai, le mal de gorge dont j’étais atteinte fit de grands progrès ; j’arrivai à ne respirer qu’avec douleur, et à ne pouvoir prononcer un seul mot sans les plus vives souffrances. Et j’étais toujours dans le désert de Clemensow, avec une température de quinze degrés au-dessous de zéro ; impossible de me procurer du secours, impossible de partir ! Le 8 avril, le temps s’adoucit un peu ; je déclarai que je voulais partir tout de suite pour Varsovie, afin d’avoir au moins l’avis d’un médecin. J’eus a vaincre beaucoup d’obstacles ; mais je pensai à notre mère, à toi, mon cher Ernest, je ne fléchis point et je partis le 4. J’arrivai très fatiguée, mais contente de m’être rapprochée des miens, d’avoir enfin l’avis d’un homme éclairé, m’inspirant toute confiance. Dès que le médecin que je venais chercher de soixante lieues eut visité ma gorge, il me dit que ce mal, causé par le froid, était déjà passé à l’état chronique ; que c’était grave, qu’il fallait y apporter de grands soins, mais qu'il avait pourtant tout espoir de guérison, à l’aide des beaux jours qui commençaient enfin à paraître. Il ajouta qu’après une pareille secousse, lors même que dans quelques semaines il me verrait guérie, il ne pensait pas que je dusse m’exposer à passer un nouvel hiver en Pologne. Bien plus, hélas ! mon bon frère, et c’est ici le point le plus douloureux de tout ce qui me frappe, il ne croit pas que pour le premier hiver le climat de Paris puisse me suffire, il voudrait au moins le midi de la France. « Ce mal, me dit-il, est de ceux qui reviennent, lorsque les conditions nuisibles se représentent. Pendant une année, vous aurez à prendre les plus grandes précautions contre le froid et l’humidité. Si vous passez un hiver sans accident, habitez ensuite tel point de la France que vous voudrez, mais pour le premier hiver je dois vous conseiller le midi. » Il s’est formellement opposé à un voyage immédiat ; il ne veut pas que je me mette en route avant juin, ni que je reste ici après août. Ainsi, cher ami, comme je te l’écrivais il y a deux ou trois jours, finis en paix ton voyage ; nous nous entendrons ensuite pour le mien. Non seulement il ne m’est pas possible d’aller te rejoindre maintenant, mais la route par Vienne ou Venise serait pour moi trop longue et trop dispendieuse. Dans ma lettre adressée poste restante à Venise, je te dis qu’il n’est pas impossible que mon entourage aille passer l’hiver en Italie ; ceci est bien vague, mon Ernest, et j’ai bien peu à y compter.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Donc, très cher ami, si l'on ne me parle point de ce voyage d’Italie, je partirai pour la France dans le courant de l’été, au plus tard dans le mois d’août. Le comte m’a promis de me faire conduire chez sa fille ainée (près de Posen), le mari de celle-ci m’accompagnera jusqu’à Berlin ; si je suis bien, je ferai seule le reste du voyage ; si je continuais à être malade, je le demanderais de venir me chercher jusqu’à cette dernière ville, mais tout me permet d’espérer que ce ne [sera pas nécessaire].

En ce moment, je suis hors de tout danger. Je n’ai plus du tout de fièvre ; j’ai retrouvé le sommeil et de l’appétit ; je ne suis plus faible ; quand le temps est beau, je sors dans le jardin, au soleil, et je m’en trouve bien : en un mot, mon bon frère, la main sur la conscience, je t’affirme que tu n’as pas à t’inquiéter. Pour l’avenir, nous prendrons si bien nos mesures que nous empêcherons, je l’espère, ce mal de revenir ; quand je serai près de toi, cher ami, il me semble qu’aucun mal ne pourra plus m’atteindre. Ah ! si je pouvais me passer de ce séjour dans le midi ! — Quant à rester ici un nouvel hiver, sois certain, cher Ernest, que je n’y songe aucunement. Écris-moi à Venise.

22 avril. — Involontairement, j’ai manqué le courrier d’hier, mon ami ; mais je n’en espère pas moins que ma lettre te précédera à Venise. On vient de me faire une nouvelle cautérisation de la gorge, et je l’ai bien supportée, mon bon Ernest ; sois donc tranquille, je t’en supplie. Le médecin a été content de l’état où il a trouvé cette malheureuse gorge. Les boursouflements sont beaucoup moins grands, et surtout ne menacent plus de s’étendre jusqu’au larynx. Du courage donc, mon bon frère ! je verrai peut-être bientôt un terme heureux à ces souffrances. — Je reçois à l’instant une lettre de notre frère. L’excellent ami m’offre de venir me chercher à Berlin, si je veux partir avant que tu ne puisses te rendre dans cette ville ; je lui ai déjà écrit que je ne dois pas voyager avant le mois de juin, que je pourrai même attendre un peu plus tard, qu’à cette époque je serai probablement assez bien rétablie pour faire seule le voyage, mais que dans tous les cas je puis t’attendre, cher ami, et que je lui demande par conséquent de ne point quitter ses affaires. Je te répète, mon bon frère, que si je ne suis pas plus souffrante, je puis très bien faire seule le voyage de Berlin à Paris. — Avec les plus vives instances, très cher ami, je te demande que ce qui me frappe ne change en rien tes vues ou tes projets. J’ai foi en ton avenir : que j’en sois ou non témoin, c’est aujourd’hui tout pour moi. Je te supplie donc de toute mon âme de n’y porter aucune atteinte à ma considération ; ce serait me causer la plus vive des douleurs. — Accepte la nouvelle mission que M. Daremberg arrange ; je désire de tout cœur que ce projet réussisse. Si Dieu prolonge mes jours, comme tout me permet de l’espérer, je passerai ce temps près de notre mère. — O mon Ernest, comprends-tu avec quelle vivacité je tends vers toi, avec quel cœur je désire le revoir ? Depuis que tu le rapproches de Venise, il me smble que je suis moins seule sur cette froide terre ; te sentir moins loin m’est déjà une joie. Cher, cher ami, en toi sont désormais toutes les miennes ; que suis-je encore par moi-même ? À toi de cœur, mon cher Ernest ; à toi de toute mon âme.

H. R.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie (Pologne).


Bologne, 8 mai 1850.

Je suis à Bologne depuis quelques heures, chère Henriette, tout absorbé par le nombreux courrier de douze lettres que j’y trouve poste restante, et surtout par celles qui te concernent, et dont les premières m’ont causé une indicible impression d’effroi. Et d’abord j’en trouve une de notre frère qui m’annonce que sous les dates du 1, du 2 et du 3 avril, il recevait de toi sur ta santé les nouvelles les plus affligeantes. Un post-scriptum ultérieur m’annonce qu’à la date du 9 tu étais a Varsovie, et que tu lui mandais des nouvelles moins inquiétantes, avec l’assurance tant désirée et enfin définitive que la saison tempérée ne se passerait pas sans que tu nous eusses accordé ton retour. Notre frère, au commencement de sa lettre, semblait même disposé à partir pour te rejoindre à Berlin, résolution qui m’a glacé de terreur, par la gravité qu’elle supposait à ton mal. Il m’apprenait en post-scriptum que le médecin te dissuadait d’un voyage immédiat. — Une lettre de Daremberg du 20 avril m’apprend qu’il a reçu par l’intermédiaire de mademoiselle Ulliac deux lettres de toi à mon adresse, qu’il me les a expédiées poste restante à Venise, craignant qu’elles ne pussent m’atteindre à Bologne, mais qu’il tenait à m’instruire immédiatement de ce qu’il tenait de mademoiselle Ulliac. Suivaient des nouvelles trop conformes aux premières que me donnait notre frère, et qui m’ont causé, chère sœur, les mêmes angoisses. — Une lettre du 23 de Daremberg m’apprend qu’il a reçu une troisième lettre, qu’il m’a également expédiée à Venise. Il ajoutait, comme le post-scriptum de notre frère, qu’il croyait pouvoir me donner, d’après les indications de mademoiselle Ulliac, des nouvelles plus rassurantes.

J’ai trouvé poste restante une lettre de maman qui était bien inquiète à ton sujet. Alain lui cachait les mauvaises nouvelles de ta santé.

Juge de mes angoisses, ma chère amie, en recevant de telles nouvelles, dont l’expression indirecte, et dont l’atténuation mal déguisée ajoutent à mes terreurs ! Une seule résolution était à prendre ; partir le plus tôt possible pour Venise, pour y lire tes propres lettres et attendre tes ordres. Cette résolution, je l’ai prise, Bologne et Ferrare n’auront de moi que quelques regards. O mon Henriette, qu’il m’est cruel de mener cette vie errante et indécise, au moment même où la fixité nous serait le plus nécessaire ! Mais enfin, voici qui est bien arrêté : Venise sera notre point fixe ; j’y attendrai tes instructions définitives, et tu m’y écriras jusqu’au jour précis que nous aurons déterminé.

Ainsi donc, ma bonne et douce amie, le grand point est arrêté, toute argumentation est désormais heureusement inutile : tu rentreras avant l’automne, nous en avons ta promesse. Qui aurait dit que cette bienheureuse nouvelle, tant sollicitée, serait pour moi une cruelle peine, à raison du douloureux motif qui l’a déterminée ? Et pourtant telle était la situation pénible et toujours douteuse que nous créait cette incertitude qu’au milieu de l’irrémédiable inquiétude que je ressens et qui me poursuivra jusqu’au jour où j’aurai sur ta santé des nouvelles positives, je ne puis nier qu’il ne s’y mêle un sentiment de joie et de sécurité. Le champ de nos délibérations est maintenant plus délimité. De Venise irai-je te rejoindre à Berlin ou à Breslau ? ou bien préféreras-tu attendre quelques mois, jusqu’à ton parfait rétablissement ? Sur ce point, je le répète, chère amie, tu n’as qu’à commander. J’ai toujours laissé cela à ton choix ; toi seule peux apprécier les raisons qui militent pour chacun de ces partis. Je me permettrai seulement de te faire observer que le premier parti serait le plus conforme à mes désirs, et que j’apprendrais avec une joie extrême que tu t’y es arrêtée, — que ma mission officielle, avec son prolongement d’un mois, expire le 15 mai, c’est-à-dire dans quelques jours, et qu’à partir de ce moment je suis libre, — que de Venise à Berlin la route est des plus faciles, et presque toute en voie de fer. A Breslau, j’ai une excellente connaissance, le savant docteur Henschel, médecin habile, intime de Daremberg. Turin et Milan n’ont pour moi qu’un intérêt secondaire, et j’y séjournerai, en toute hypothèse, peu de temps. Mes finances sont en bon état, ma première lettre de crédit me laisse encore une marge très considérable ; et en toute hypothèse, M. Vernes vient de m’en expédier une seconde de mille francs sur Venise, comme s’il avait deviné l’importante éventualité qui là peut m’accueillir. J’ai trouvé également ici poste restante la lettre officielle du ministère pour ma prolongation. Des réductions barbares du budget ont seules empêché de m’accorder davantage. On a pourtant laissé entendre à Daremberg qu’à mon retour, on pourrait, si j’étais en déficit, m’accorder un dédommagement.

Ainsi donc, ma bien-aimée, voilà qui est bien entendu et très net, si les lettres que tu m’as déjà expédiées et qui m’attendent à Venise, ne contiennent pas un ordre précis relativement au voyage qui devait devrait nous réunir, écris-moi immédiatement les volontés à cet égard. J’attendrai immanquablement la réponse à Venise. Plaise à Dieu qu’elle soit celle que je désire !


10 heures du soir.

Que je regrette, ma bien-aimée, de ne pas t’avoir écrit de Ravenne, comme j’en avais eu l’inclination  ! Je t’aurais parlé le cœur tranquille et la tête calme du ravissant voyage que je viens de faire. Maintenant je n’en ai plus le courage. Toutes ces nouvelles m’ont bouleversé. Qu’il me suffise de te dire que cette portion la plus difficile et la seule périlleuse de mon voyage s’est accomplie de la manière la plus heureuse.

Un contre-temps me força de prolonger mon séjour à Rome de deux ou trois jours, et me fit manquer l’occasion qui s’offrait à moi pour la Romagne. Je n’y perdis rien. Quelques jours après, je trouvai une société composée à souhait partant pour Florence par Pérouse : c’étaient des élèves de l’École française, et un professeur des Beaux-Arts à l’Université de Genève, homme des plus distingués. Je pris ma place parmi eux jusqu’à Pérouse, et je ne sais si dans tout mon voyage j’ai passé des jours plus agréables que ceux durant lesquels nous avons cheminé ensemble doucement et lentement, selon le vieux et classique système des vetturini, le seul vraiment avantageux en Italie. Les sites admirables de Narni, la superbe cascade de Terni, que notre Genevois lui-même reconnaissait supérieure par la beauté du dessin, sinon par la hauteur et la richesse des eaux, a toutes celles de la Suisse, les intéressants monuments de Spolète, de Foligno, les ravissantes campagnes du Clitumne, dont rien ne peut rendre la fraîcheur et la vie, nous ont fait passer des moments d'une joie ineffable, de ces joies qui ne s’effacent pas, et servent de parfums au reste de la vie. Mais que dire d’Assise ? J’ai donc vu Assise, après laquelle je soupirais tant, que je me résignais si péniblement à laisser à quelques lieues de moi. J’aime mieux me taire que de te parler à demi de ce lieu incomparable, de ces trois basiliques superposées, de cette église de Sainte-Claire, de cinq ou six autres églises du style le plus original, de l’âpre solitude qui couronne la montagne, de cette ville étrange, plus curieuse encore que ses monuments, où l’on se croit en plein Moyen Age, dont les maisons ont presque toutes quatre ou cinq cents ans, où des rues entières du style original le plus pur, maintenant abandonnées, présentent dans toute sa vérité, comme un cadavre momifié, la physionomie du passé. J’ai vu cette grande légende populaire tracée sur ces murs par le pinceau de Cimabue et de Giotto ; j’ai suivi a la trace ce second Christ du Moyen âge, cet homme qui à mes yeux marque une période dans le christianisme, et qui faisait dire à Dante, interprète de l’enthousiasme de son siècle : « Ici est né un soleil, comme autrefois cet autre sortit du Gange. Que celui qui veut donner à ce lieu son véritable nom, ne l’appelle point Assise, mais qu’il l’appelle Orient ! » Il m’a fallu voir deux fois ce lieu admirable. Une première visite avec mes artistes ne m’avait pas satisfait. Revenant de Pérouse, j’ai laissé ma malle me devancer à Foligno, et quittant la voiture à Santa-Maria degli Angeli près de là, j’ai gravi à pied l’illustre montagne, ne portant avec moi que mes papiers toujours suspendus à mon cou, et lisant le onzième chant du Paradis, le poème de ce lieu :


Intra Tupine et l’acqua che discende
Del colle eletto del beato Ubaldo
Fertile costa d’alto monte s’appende
Onde Perugia sente freddo e caldo.


J’ai passé là un jour délicieux : on n’a rien vu en Italie, si on n’a pas vu Assise. Pérouse aussi m’a beaucoup appris. L’Ombrie est trop négligée : elle a sa physionomie à part, son développement original : plus artiste encore que la Toscane, elle n’a ni sa puissante activité ni sa tendance rationaliste. On ne peut, d’ailleurs, bien comprendre les origines de l’école romaine que là. Malheureusement cette belle région du développement italien a été indignement dépouillée, on retrouve à chaque pas la place d’un tableau de Raphaël, du Pérugin, de l’Ingegno, enlevé par un pape, un cardinal ou par le traité de Tolentino. Heureux quand la trace ne s’en est pas perdue, comme cela est arrivé pour l’admirable Sposalizio du Pérugin ! Jamais je n’ai maudit plus cordialement le vandalisme de ces barbares qui croient suppléer à leur impuissance plastique en chargeant sur leurs fourgons les chefs-d’œuvre des vaincus, Combien il serait plus doux d’admirer à leur place, après un long voyage entrepris exprès pour eux, les chefs-d’oeuvre de Raphaël ou de son maître, que de les trouver appliqués à la file contre un mur, à côté d’autres œuvres que le hasard seul leur a données pour compagnes, dans des salles presque toujours mal éclairées, au Louvre ou au Vatican ! Le musée est la dernière ressource à laquelle il faut recourir ; il indique déjà la décadence de l’art, l’époque où l’art cesse d’avoir un but réel et extérieur, où l’on fait un tableau pour faire un tableau, comme les rhéteurs font des discours pour le plaisir d’en faire.

De Foligno à Ancône, j’ai pris un nouveau vetturino. Le Col Fiorito est admirable : l’Apennin est superbe en cet endroit. Les Marches sont la Béotie de l’Italie : le contraste est frappant en Sortant de l’Ombrie. La peinture des rues, si caractéristique de toutes les villes ombriennes, disparaît, les villes n’ont plus de physionomie, les légendes deviennent pesantes et n’inspirent plus l’art. A Saint-Nicolas de Tolentino, on croirait être dans une église de Naples. Lorette m’a souverainement déplu. Cette lourde et béotienne légende n’a rien inspiré, L’église est du plus détestable mauvais goût : en pensant la faire belle, ils l’ont faite riche. Ils auront beau faire : leur Santa-Casa ne sera jamais qu’un gros mensonge doré. Ce pays est charmant pourtant ; chaque colline est couronnée par une petite ville avec ses remparts, offrant les plus gracieux profils. Ancône a de beaux monuments byzantins et fait déjà pressentir Ravenne. D’Ancône à Ravenne, autre vetturino : on suit constamment l’Adriatique, dont les bords sont fort insignifiants. Pas un rocher, pas une grève, pas une vague un peu blanchissante, pas une baie ou un promontoire un peu caractérisé : toujours le bord monotone d’un étang. Oh ! en fait de mer, rien ne vaut notre Océan. Sur ce point-là, je n’entends pas raison. A Pesaro, on commence à trouver l’influence des Cours lettrées du xve et du xvie siècle, de ces petits princes, mélange bizarre du tyran et du civilisateur. Ici et à Urbin, les la Rovère, à Rimini les Malatesta. L’église san Francesco de Rimini, bâtie par Pandolphe, ornée en guise de saints des divinités correspondant aux douze signes du zodiaque, et portant au-dessus de chaque autel le chiffre de Sigismond et de la belle et docte Iseult, est inappréciable. Nulle part le paganisme de cette époque ne s’est plus franchement exprimé. La route de Rimini à Ravenne, peu fréquentée, est fort curieuse : on voyage au milieu d’immenses lagunes ; à droite la célèbre Pineta forme un sombre et funèbre horizon, qui convient bien à cette ville sépulcrale. Ravenne était, après Assise, ma seconde fantaisie. Je l’ai satisfaite. Je ne crois pas qu’il y ait de ville au monde qui conserve aussi vive dans ses monuments la physionomie d’une époque. On se croit à Constantinople, au temps de Justinien ; on croit voir Placidie, Théodoric, Justinien, Théodora, dans ces précieuses mosaïques où ils vivent encore. J’ai trouve là une charmante hospitalité, comme on n’en trouve que dans ces parages reculés. Une lettre qu’on m’avait donnée pour le marquis Cavalli, et dont je n’attendais que le banal effet de ces sortes de recommandations, m’a valu des attentions, des soins qu’on ne peut imaginer. Cet excellent homme est en possession de patronner tous les étrangers un peu distingués qui visitent ce pays. Il voulut tout d’abord me faire descendre chez lui, et j’ai vu ensuite qu’il eut été de meilleur goût d’accepter. Je dînais tous les jours chez lui à la place qu’occupait lord Byron, qui du reste, dit la chronique, y était attiré par d’autres charmes que par ceux du mari. Nous avons fait de charmantes excursions en voiture dans la Pineta et dans les environs si curieux de Ravenne. Tout cela m’a bien attardé ; j’y suis resté cinq jours. La bibliothèque m’a beaucoup fourni, et puis j’avoue que j’avais besoin de me restaurer un peu. Je me suis oublié à causer, adieu, chère amie.

E. R.


MADEMOISELLE RENAN.


Venise, 17 mai 1850.

Avec quelles émotions diverses, ma chère amie, j’ai parcouru la triste chronologie de tes souffrances, telle que me l’ont apprise les nombreuses lettres de toi que j’ai trouvées ici ! Les nouvelles indirectes que j’avais trouvées à Bologne ne m’avaient pas fait supposer à ton mal une telle gravité. Quelques expressions de tes lettres m’ont fait frissonner, ma bonne amie. Mon Dieu ! ne te disais-je pas bien qu’en prolongeant ton séjour sous ce climat déplorable, tu nous préparais de terribles angoisses ! Je ne puis croire, ma chère Henriette, que tu cherches à me rassurer au delà de ce qui est la pure vérité sur les progrès de ton rétablissement. Ce serait là un jeu bien cruel, une faute contre laquelle la droiture de ton jugement me rassure. Je n’ai pu lire pourtant sans une vive peine que tu avais écrit à M. Daremberg de ne pas m’envoyer tes premières lettres, où tu me disais la vérité. Est-il possible qu’après nous être tant de fois promis la plus parfaite franchise, tu aies pu concevoir une telle idée ? Combien d’ailleurs, ma chère amie, les consolantes nouvelles que tu me fais parvenir sous des dates plus récentes, laissent encore de place à l’inquiétude ! je vois bien que de longtemps nous ne pouvons espérer une parfaite sécurité. Je ne puis te dire toute la tristesse que cela met dans mon âme. Voila tous mes plans, voilà tout mon idéal gâtés ! le conseil qui t’est donné, de passer l’hiver prochain dans les contrées méridionales ne m’attriste, chère Henriette, que par la gravité même qu’il suppose à ton mal, et les craintes qu’il me laisse sur sa réapparition. Moi-même j’avais souvent pensé que quelques mois passés sous ce beau soleil, au sortir des tristes et ingrates régions que tu as trop longtemps habitées, te seraient bien salutaires. Qui sait, ma chère amie, si pour accomplir ce projet devenu nécessaire, il faudra nous séparer ? je ne te verrais qu’avec une peine extrême partir seule pour un pays où tu devrais vivre sans relation aucune, l’année prochaine passée en province n’aurait pour moi nul inconvénient ; tu le verrais si je t’exposais ou détail mon plan de travail. Or je crois bien que j’obtiendrais, si je le demandais, une suppléance dans une faculté du Midi, à Aix par exemple, ou à Toulouse. Un autre séjour en Italie ne serait pas non plus chose impossible. Enfin, chère sœur, je me berce de l’espérance que l’exécution du conseil de ton médecin ne nous imposera pas de séparation. Ne me parle plus, je t’en supplie, de nuire à mon avenir, de t’imposer à ma jeunesse (grand Dieu ! tu es donc décidée à me faire de la peine avec de telles paroles), et autres choses de cette sorte qui m’attristent toujours quand je les trouve sous ta plume. Quoi, elle a pu penser cela, cette idée a pu lui venir ! Notre nouvelle mission est toujours indéterminée surtout quant à l’époque. Les réductions absurdes des économes de l’assemblée sur notre pauvre petit budget la rendront peut-être moins facile que nous n’avions pensé d’abord. Daremberg a d’ailleurs été l’objet à l’Académie de médecine de taquineries mesquines, dont il a, du reste, très honorablement triomphé. J’ai toujours été frappé du caractère de coterie et de niais commérage du monde médical. C’est un guêpier, ou je plains bien mon pauvre ami d’être engagé. Nous avons du reste indiqué au ministre une foule de postulata, pour lesquels il serait bon de passer encore un hiver à Rome ou à Florence. Si Daremberg ne pouvait venir, un seul suffirait. Je t’avoue, chère amie, que je ne vois pas pourquoi tu préférerais le midi de la France à l’Italie, dans l’hypothèse même où tu devrais être seule. La vie n’est pas plus chère en ce pays, tu n’y serais plus éloignée de nous que de deux ou trois jours, et quel charme de plus n’y trouverais-tu pas ! Florence serait un séjour charmant, un peu cher peut-être. Naples de même, et puis je ne voudrais pas te voir seule au milieu de ces barbares. Mais Rome ! La vie y est à un prix très modéré : cette ville est toute française ; tu y trouverais la plus excellente société, société exactement telle qu’il te la faudrait ; enfin tu y serais en pleine France. Le docteur Lacauchie, chirurgien en chef de l’armée, qui nous a rendu de vrais services d’ami, vient de m’écrire à Bologne qu’il a reçu avis du ministère que ses fonctions en cette ville seraient prolongées indéfiniment. Sa grande habileté médicale serait pour moi une sécurité. C’est d’ailleurs un homme d’une délicatesse d’esprit vraiment rare. Montpellier, ma chère, est une ville bien triste. La proximité des lagunes de Cette, sa situation dans une plaine basse, au niveau de la mer (quoique semble dire son nom, assez trompeur), y donne à l’atmosphère la qualité nuisible, qu’on te conseille précisément d’éviter. Sa vieille réputation de salubrité nous parut un mythe, à Daremberg et à moi. Nous en parlâmes à quelques professeurs de la Faculté, qui nous répondirent en riant qu’il ne fallait pas détruire l’auréole de la vieille Faculté, mais que la renommée seule de cette grande école avait fait considérer cette ville comme la ville de la santé par excellence. Montpellier est d’ailleurs le chef-d’œuvre de nos villes françaises sans caractère : pas un monument, des maisons parfaitement blanches, une insipide promenade, une campagne qui n’est à perte de vue qu’une monotone plantation d’oliviers. J’y ai trouvé des hommes de la plus haute distinction, dignes de Paris  ; mais le fanatisme du parti légitimiste religieux m’y a paru extrême. Figure-toi bien ce qu’est le midi à cet égard, rappelle-toi Nîmes, Toulouse, 1815, Avignon. Je crois vraiment, ma chère amie, que tu devras préférer l’Italie, à moins que nous trouvions moyen de combiner ensemble quelque chose pour le midi. Nous avons heureusement le temps de causer de ceci. Je dis causer, car nous nous serons embrassés avant ce temps-là.

Voilà ce qui me semble un rêve, voilà ce qui m’enchante, me transporte, me fait par moments oublier le douloureux motif qui va nous procurer tant de bonheur. Dans deux mois, nous serons réunis. Oui, deux mois, puisqu’en août, m’assure-tu, ce serait déjà trop tard. Tout à l’heure, en contemplant cette ravissante place de Saint-Marc, et cette Piazzetta, qui, vue du bord du grand canal, est bien vraiment, je crois, la perle des choses humaines, cette idée m’est venue. Saint-Marc alors m’a semble incomparable, et j’ai cru vraiment faire un rêve des Mille et une Nuits. Ah ! que je comprends bien maintenant tout ce que tu me disais de Venise ! Oui, c’est une ville sans pareille ; je ne sais si aucune autre se fait tant aimer. Rien n’égale pourtant l'épouvantable tristesse et le deuil qui, en ce moment, pèsent sur cette noble et héroïque cité. Toute la partie du côté de la terre, ou l’on aborde, n’est qu’un tas de ruines. Ces canaux déserts, où notre gondole seule circulait, ces maisons abandonnées, d’où ne descend aucun bruit, aucun signe de vie, me firent d’abord une impression funèbre que ni Pérouse, ni Assise, ni Ravenne, ni Ferrare, que j’avais prises tour à tour pour l’idéal d’une ville abandonnée, n’avaient produite en moi. A Saint-Marc, j’ai retrouvé la vie, et ce style énergique et prononcé qu’on ne rencontre qu’en Lombardie et dans les Romagnes, et qui contraste si singulièrement avec le type italien par des contrées plus méridionales. Quelque chose vit encore dans ces ruines. Ma vue donne sur le grand canal ; le ciel est adorable ; les cloches de Saint-Marc sonnent à toute volée, et leur son se prolonge au loin sur les eaux. Plût à Dieu qu’il pût arriver jusqu’à toi ! Cela te guérirait, je crois. Quant à l’Adriatique, je suis définitivement irréconciliable avec elle, et en dépit du Bucentaure, je ne consentirai jamais à l’épouser. Elle n’est pas claire comme notre mer de Bretagne ; elle est boueuse ; ce bord de terre est insupportable. A la lettre, depuis Ancône, je n’ai pas trouvé un rocher. Et ces fleuves de boue, qui arrivent tous à la mer, sous forme de canaux, avec des parapets et des écluses, font pitié vraiment, quand on les compare à nos beaux estuaires, à l’embouchure de la rivière de Saint-Malo, de Tréguier, etc. Si nos côtes de Bretagne étaient bien éclairées, ce serait la plus belle chose du monde.

J’attendrai encore la réponse à cette lettre, chère Henriette ; ainsi écris-moi dès que tu l’auras reçue. Je te répète encore que je suis prêt à partir le lendemain du jour que tu m’indiqueras. Si tes souffrances s’aggravaient, je ne puis croire qu’il me fût impossible de pénétrer jusqu’à Varsovie. C’est là et en ce moment que je voudrais te rejoindre. Est-ce tout à fait impossible ? Toujours au moins compte sur mon inaltérable tendresse.

E. R.


MONSIEUR ERNEST RENAN
à Vérone, État Lombard-Vénitien, Italie (poste restante).


Varsovie, 4 juin 1850.

Achève en paix ton voyage, mon Ernest bien-aimé ; rien ne m’oblige, je te l’assure, à hâter le moment de mon retour. Suivant tes désirs, j’ai posé à mon médecin la question que renfermait ta dernière lettre : lequel vaut le mieux, au point de vue de ma santé, ou partir immédiatement, ou attendre quelques semaines, deux mois au plus ? Il n’a pas hésité à me répondre : « Mieux vaut attendre ! » ses raisons ont été : que l’amélioration obtenue, amélioration réelle, quoique très lente, conseillait hautement de poursuivre le traitement qui l’a fait naître ; que le voyage pourrait nuire à ce mieux encore chancelant et sujet à s’ébranler ; qu’il ne voit pour moi aucun inconvénient à attendre jusqu’au commencement d’août, que la température est ici, jusqu’à cette époque, la même que celle de Paris ; que l’agitation, la fatigue du voyage, dans ce moment, pourraient amener quelque fâcheuse complication ; que recommencer divers traitements est toujours chose mauvaise, et qu’il serait difficile à un autre médecin d’apprécier exactement mon mal en ne le voyant que dans l’état actuel ; qu’il ne peut certainement point me promettre d’être guérie avant six semaines, mais qu’il a tout lieu d’espérer une marche ascendante dans le mieux qui se fait sentir, et par conséquent des chances meilleures pour le voyage. « Prenez du repos, a-t-il ajouté en se résumant ; attendez : je ne vois, heureusement, rien qui nécessite votre retour avant le mois d’août, et je trouve, sur tous les points, que vous pouvez, que vous devez gagner à attendre. » Il m’a trouvé aujourd’hui meilleur visage (je n’ai jamais été très défaite), et je m’aperçois moi-même que depuis quelques jours je reprends une mine de plus en plus rassurante. Sachons donc attendre, bon et si cher ami, n’exposons à aucun hasard ce petit mieux si péniblement obtenu et encore peu consolidé. Ne t’inquiète point, je t’en supplie : mon mal n’avance pas vite dans la voie d’amélioration où il est entré, mais il s’y maintient, malgré quelques retours de souffrance, malgré l’irritation qui existe encore dans l’organe attaqué. Le matin, après le repos de la nuit, je suis toujours dans une situation très calme, sans douleurs ni tiraillements ; c’est dans la journée, vers midi, une ou deux heures, lorsque j’ai dû forcément prononcer quelques phrases, que la souffrance se fait de nouveau sentir. L’aspect de ma gorge est infiniment meilleur ; ce n’est que la douleur que j’éprouve en parlant, même on n’élevant point la voix et en ne prononçant que quelques syllabes, ce n’est que cette douleur tenace qui prouve que tout n’est pas fini, qu’il me reste encore et que je conserverai longtemps des traces de cette irritation cruelle. Après tout, mon Ernest, il n’en saurait être autrement ; dès le premier jour, le médecin m’a dit que ceci serait très long, que je serais très heureuse si je n’en avais que pour plusieurs mois. Je te le demande en grâce, mon bon se, calme un peu les craintes de ton excellent cœur, retourne à Paris, finis tes affaires avec quelque repos d’esprit, tu viendras ensuite me rejoindre à Berlin, soit à la fin de juillet, soit au commencement d’août, suivant le temps et les circonstances. Ne te tourmente pas, je t’en conjure ; le seul mauvais symptôme que je conserve, c’est l’impossibilité de parler, ou plutôt la douleur que j’éprouve en prononçant toute parole, car je n’ai pas du tout la voix couverte. Sur tous les autres points, le mieux est arrivé presque au bien. Je n’ai plus dans la gorge ces lésions qui m’ont fait tant souffrir, et d’où s’échappait le sang que j’ai craché ; ma langue, qui était horrible, redevient ce qu’elle doit être, a tous les jours meilleur aspect. Je n’ai plus de fièvre, d’insomnies, et je ne retrouve que rarement de ces heures d’accablement général qui m’ont tant fatiguée. Je t’assure, mon Ernest, que je suis en bonne voie, qu’en totalité je me trouve beaucoup mieux, et que si j’attends, ce n’est que pour consolider ce mieux avant de me mettre en voyage. Tranquillise-toi donc, je t’en supplie ; je te dis la vérité entière et je t’assure que maintenant cette vérité n’a plus rien d’effrayant.

Il parait, cher ami, que les courriers sont plus longtemps à venir de Venise à Varsovie qu’à faire la même route en sens contraire : je n’ai reçu qu’hier soir ta deuxième lettre de Venise ; auras-tu reçu avant de partir pour Padoue ma réponse à la première ? je te l’ai adressée le 28 mai. En même temps que ta lettre, j’ai reçu hier de mademoiselle Ulliac des nouvelles qui m’ont fait beaucoup de peine. Sa pauvre mère est très malade, alitée depuis vingt-sept jours. Juge de la douleur de la fille ! Au moment où elle m’écrivait, il y avait un petit mieux ; mais ce terrible chiffre de quatre-vingts ans est une complication bien alarmante. Le moment de la perte de sa mère sera horrible pour mademoiselle Ulliac ; ah ! puisse-t-il être encore différé ! — Je n’ai pas de fraîches nouvelles de Saint-Malo ; cependant j’espère que tout le monde y est bien. — Au revoir, mon Ernest ! mon cœur bat de la plus vive joie en sentant que ce mot a désormais pour synonyme à bientôt.

H. R.


[Sur un billet séparé :] Pour calmer tes terreurs et pour me conformer à ce que tu désires, je l’écrirai de huit en huit jours à Milan et à Turin ; mais je t’assure que cela n’est point nécessité par ma situation, en laquelle huit jours n’amènent pas grand changement. — Ah ! que tu as bon goût d’aimer Venise ! qu’elle m’a aussi charmée ! Ne dis pas trop adieu à l’Italie ; nous la reverrons peut-être ensemble.


MADEMOISELLE RENAN.


Padoue, 5 juin 1850.

Je suis bien inquiet, ma chère amie, du long retard que ta réponse à ma première lettre de Venise met à me parvenir. D’après mes calculs, il y a longtemps que j’aurais dû l’avoir reçue. Comme à Padoue, je serai aussi bien qu’à Venise en position pour obéir à tes ordres, j’ai pris je parti de m’y rendre, et voilà déjà près de deux jours que j’habite cette docte ville. J’ai pris les précautions les plus rigoureuses pour que toutes les lettres qui m’arriveront à Venise m’y soient envoyées. J’ai éprouvé quelque regret après t’avoir écrit ma dernière lettre. J’ai craint que tu ne visses dans le souhait tout naturel d’être réuni à toi le plus tôt possible, un désir de ma part auquel tu ne voulusses condescendre au préjudice de ta santé. Je ne sais si je l’ai dit assez fortement que la prédilection que j’ai pour notre réunion immédiate ne doit tenir en aucune manière devant la considération de ta santé. Quelquefois j’ai craint de te voir sacrifier cet intérêt capital à une prétendue économie (que je ne crois pas réelle) et à l’appréhension plus mal fondée encore de me causer un double dérangement. Tout cela m’a un peu inquiété, et, quelque désir que j’éprouve de te revoir le plus tôt possible, j’ai craint d’avoir sacrifié à ce désir un intérêt plus sérieux. Mais je me fie à la rectitude de ton jugement, qui aura su sans doute donner la prépondérance aux motifs qui la méritent. Je recevrai sans doute ta lettre à Padoue ; et si tu me rappelais, ô bonheur ! en une heure je serais de nouveau à Venise, et six heures après à Trieste.

Notre prochaine réunion, chère amie, absorbe toutes mes pensées. C’est un rêve pour moi, mais le plus doux des rêves. Dans quelques semaines, excellente sœur, dans quelques semaines, y penses-tu ? Pourquoi cependant ta lettre ne m’est-elle pas parvenue ? Cela m’inquiète ; car enfin il me semble que si tu avais été bien, tu m’aurais répondu tout de suite. Écris-moi souvent et partout ; je voudrais trouver ma route semée de tes lettres. Écris désormais à Milan et Turin ; aussi court que tu voudras, ce que tu pourras sans te fatiguer, quelques lignes au moins. Padoue est une triste ville, sans distinction intellectuelle. Que Bologne lui est supérieure ! Là j’ai trouvé sans contredit les esprits les plus distingués de l’Italie. Ici le béotisme est grand. L’Université est dans une déplorable décadence. Mais je trouve beaucoup de complaisance et d’égards. Saint-Antoine ne me plaît pas. Cet entassement de coupoles et de minarets n’a ni caractère ni unité ; et puis cette légende est lourde comme un pavé. Saint-Antoine fait, dit-on, trente miracles régulièrement par jour ; cela se peut, mais encore faudrait-il que ces miracles fussent un peu bien imaginés  ; au contraire, jamais il n’y en eut de plus mauvais style ni de plus pauvre invention. Que l’art est déjà inférieur dans ce pays, quand on se rappelle la Toscane, l'Ombrie… Venise est certainement un point incomparable : l’art y est pourtant bien moins pur qu’à Pise, Florence, Pérouse, Assise. Ce sont des marins ingénieux, qui ont vu Sainte-Sophie, qui volent çà et là une colonne grecque, un bas-relief antique, et entassant tout cela, plaquant les morceaux contre les morceaux, font Saint-Marc. Combien il y a là moins de spontanéité que dans cet art si pur, si harmonieux, qui s’épanouit de lui-même sur les bords de l’Arno. Et cette école vénitienne… Comment aimer ce réalisme si cru, ces têtes si vulgaires de Titien, si laides du Tintoret, après le ravissant idéal des écoles toscane et pérugine, après la suave et correcte beauté de l’école bolonaise ? En revanche, les souvenirs scientifiques et philosophiques se retrouvent ici à chaque pas, et ont pour moi le plus vif intérêt.

Adieu, ma bien-aimée ; écris-moi, écris-moi, et continue de m’aimer.

Ton ami, et ton frère,
E. RENAN.
J’ai de bonnes nouvelles de Saint-Malo. Maman est enchantée de ton retour. Mais, mon Dieu, pourquoi tardes-tu si longtemps à m’écrire ?


MONSIEUR ERNEST RENAN
à Milan, Lombardie (Poste restante).


Varsovie, 11 juin 1850.

Je viens accomplir ma promesse de t’écrire, très cher Ernest, quoique j’aie bien peu de changements à t’annoncer dans ma situation de malade. Toujours ma gorge paraît mieux à l’œil, et ce matin on la considérant, le médecin pouvait me dire qu’elle ne lui paraissait plus loin de l’état normal ; mais toujours aussi je continue à y éprouver de très vives douleurs qui ne me permettent point de croire que je touche à une guérison. Si je t’écrivais le matin, cher ami, sans penser à la soirée de la veille, je n’aurais à te donner que les plus consolantes nouvelles, car chaque jour, je suis invariablement mieux dans la matinée, c’est toujours vers une ou deux heures que le mal renouvelle ses atteintes, et j’en ai alors jusqu’au soir à peu près sans interruption. Il me semble maintenant que le siège de la douleur est un peu plus bas que jadis, ce qui explique à mes yeux pourquoi la gorge paraît mieux lorsque je ne souffre pas moins. Mon Ernest, je t’en supplie, ne te tourmente point, ne laisse pas abattre ton courage. Je te répète que le médecin est content de l'état de ma gorge ; il attribue les douleurs et l’embarras presque continuel que je ressens, au gonflement démesuré de petites glandes qui se trouvent sur le fond de la langue, glandes que l’on ne voit point a l’état normal et qui ont pris chez moi la dimension de gros boutons, par suite de l’irritation excessive de la gorge et de l’arrière-bouche. Ces boutons touchent souvent à la glotte et développent, suivant mon docteur, la gêne douloureuse que j’éprouve encore et dont il ne parait pas s’inquiéter. Le larynx est ce qui le préoccupe particulièrement et, comme je ne tousse plus, comme j’avale sans tousser fortement, il espère qu’il n’y a eu que peu de mal à cet organe si délicat. Il me disait il y a deux heures : « Ne vous inquiétez pas si vous conservez longtemps la douleur que vous ressentez ; il ne pourrait guère en être autrement ; mais les pustules du pharynx diminuent, c’est le résultat que nous devions surtout désirer. » Sois donc à peu près tranquille, mon Ernest, je te le demande en grâce. — Les cautérisations sont toujours suspendues ; on m’insuffle maintenant dans la gorge du bismuth pulvérisé, dans l’espoir que ce calmant adoucira l’extrême irritation de la partie malade. A ce mal si long et si cruel se joint chez moi une affection nerveuse, poussée depuis plusieurs mois à un très haut point. Ceci n’est pas dangereux, mais malheureusement décuple toutes les souffrances. — Comme dans mes lettres précédentes, mon Ernest bien-aimé, je te demande d’achever ton voyage sans te détourner : il faut que je poursuive le traitement commencé, et je ne puis songer à notre réunion que pour la fin de juillet ou les premiers jours d’août. Mais pas plus tard que cette époque, mon Ernest ; si le froid me surprenait ici (et en ces contrées il se fait sentir dès la fin d’août), je ne sais plus ce que je deviendrais. Au commencement d’août, à Berlin, n’est-ce pas, très cher ami ?

Ne t’afflige pas de ce que je te dis, mon excellent Ernest ; en somme, je suis réellement mieux, quoique j’aie encore des heures mauvaises. Afin que mes lettres fussent plus rassurantes, je voudrais pouvoir t’écrire le matin, à mon bon moment ; mais j’en suis empêchée par l’obligation de marcher en me levant pendant deux ou trois heures, en avalant des flots de petit-lait. Dans cinquante jours nous serons réunis, très cher, ou du moins tout à la veille de l’être. Ah ! cette douce idée ranime encore tout mon pauvre être abattu ! Te revoir, te revoir, est depuis plus de quatre mois le vœu continuel de mon âme. — J’ai reçu une nouvelle lettre de mademoiselle Ulliac ; sa mère va mieux, on espère que le danger est passé. Ma bonne amie s’est préoccupée de me chercher un logement sain et convenable, pour les quelques jours que je passerai à Paris avant d’aller à Saint-Malo. Il y a, dit-elle, en face de la maison qu’elle habite, une pension bourgeoise habitée et tenue par d’honnêtes gens qu’elle connaît ; elle espère que je pourrai y avoir ce qu’il me faut. Tu verras ceci avec mademoiselle Ulliac, cher Ernest, et tu jugeras la question en dernier ressort. Songe qu’il ne me faut pas grand’chose, que ce ne sera que pour peu de temps, une ou deux semaines, et peut-être moins, et tâche que ce ne soit pas trop cher. Si je puis me passer d’un médecin, je ne m’arrêterai à Paris que pour me défatiguer ; mais si je dois encore recourir aux conseils de la science, j’y resterai peut-être plus longtemps : le tout dépendra de ma malheureuse santé. Fais en sorte, mon Ernest, que je ne sois pas loin de toi. Aujourd’hui te retrouver, alors te voir, me parait le souverain bien. — J’ai un peu peur de la température de Saint-Malo, et du manque complet de végétation sur cet industrieux rocher ; c’est pourquoi je désire y aller pendant que le soleil aura encore de chauds rayons. Mon médecin me fait rester autant que possible à l’air extérieur, et désire surtout que je sois entourée de végétation, que les émanations des feuilles rendent à ma pauvre personne ce qu’elle a perdu. — J’espère que tu ne me trouveras point défaite, cher Ernest ; mon visage donne raison à mon médecin qui me trouve mieux : depuis quelques semaines j’ai repris ma mine ordinaire.

[Sur un billet séparé :] Où es-tu, cher ami ? Cette lettre te parviendra-t-elle ? J’attends celle que tu me fais espérer de Padoue. — Poursuis en paix ton voyage, mon Ernest si cher ; le médecin ne cesse ne me redire que je vais aussi bien qu’il se peut dans une maladie pareille, qu’il n’y a plus à se tourmenter de ce qui me reste, qu’un mal aussi enraciné laisse longtemps de l’irritation dans la partie atteinte. Remets donc on paix ton bon cœur effrayé  ; achève ton voyage et pense souvent que dans deux mois nous n’aurons plus à souffrir séparés.

Ta sœur,
H. R.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie (Pologne).


Turin, 10 juin 1850.

Je voulais t’écrire de Milan, chère amie. Mais une note que j’ai dû transmettre à l’Académie sur quelques commissions dont elle m’avait chargé à l’Ambrosienne a pris tous mes moments libres. Je ne suis resté que quatre jours dans cette ville, si ennuyeuse, si dénuée de physionomie ! Verceil m’a pris un jour, et Turin où je suis depuis quelques heures ne me prendra guère que trois ou quatre jours. Je serai donc à Paris dans huit jours à peu près, vers le 27 ou le 28. Déjà du reste j’ai dit adieu à l’Italie. L’aspect, la langue, les habitudes, tout est français dans ce pays. L’art est du dernier médiocre ; à part l’incomparable horizon des Alpes, le pays est triste, le ciel atone. Vérone est à proprement parler la dernière ville italienne de cette ligne : mais qu’elle est intéressante et qu’elle mérite d’être visitée ! J’ai cru un moment me retrouver en Toscane ou en Ombrie. Ici Napoléon efface tout et domine tout souvenir. Milan est sa ville ; un peu plus encore, et il l’eût faite blanche et neuve comme la rue de Rivoli. Monza même n’a pas échappé à ce replâtrage et à cette décoration théâtrale, et en vérité la couronne de fer et les curieuses reliques de Théodelinde y paraissent fort dépaysées. Il faut s’y résigner ; adieu les madones, adieu les costumes pittoresques, adieu l’art local ; en revanche, il y a des gardes nationaux d’une tournure fort amusante, et des crieurs de journaux qui vendent à toute heure l’Instituteur du peuple, l’Ami du peuple, le Conseiller du peuple, et toute chose du peuple. Ah ! que tu me fais de joie en me recommandant de ne pas dire adieu à l’Italie ! Il faudra être sage pourtant, et si une Faculté dans le midi peut s’arranger, il faudra renoncer à ce beau rêve. Mais pourquoi anticiper sur ce point, dont nous causerons à loisir ? J’ai communiqué à Daremberg les détails que tu me donnes sur ta maladie et le traitement. Tout ce qu’il me dit (et je suis assuré qu’il y met une franchise toute médicale) me rassure complètement ; le traitement lui semble tout à fait méthodique, et le séjour du midi salutaire, sinon nécessaire. Du reste il lui semble que le midi de la France suffirait. Je le crois bien aussi ; mais quant à choisir, Rome me semblerait aussi économique et mille fois plus agréable. Il est très vrai que ta solitude y serait grande. Mais serait-elle moindre à Montpellier ? Je maintiens que tu trouverais à Rome un milieu plus analogue à celui de notre France que dans aucune ville du midi. Chose étrange ! Rome est la ville du monde où le libre penseur est le plus à sa place : tout le monde s’y trouve à l’aise et chez soi. Mais je ne me résoudrai que très difficilement à te voir partir seule pour un pays étranger quelconque : non, cela n’est pas possible.

Maintenant il est temps, chère amie, de fixer nos jours. J’ai reçu très exactement à Venise et à Vérone les lettres que tu m’y avais adressées. Mais je n’ai rien trouvé à Milan ni à Turin. Sans doute j’aurai plus accéléré mon voyage que tu ne pensais. Désormais écris-moi à Paris ; il est assez probable que je reprendrai provisoirement une chambre à mon ancien numéro 49, toutefois, adresse à mademoiselle Ulliac ou à M. Daremberg ; c’est plus sûr. Je pense, chère amie, d’après tes lettres antérieures, que tu me diras de partir vers la fin juillet. Plus tôt serait tout aussi commode pour moi ; mais il faut avant tout consulter tes forces. Que je redoute ce voyage de Varsovie à Berlin, et surtout cette fatale poussière ! C’est là que je voudrais être avec toi. Il me sera utile d’être à Paris dans le courant du mois de septembre pour régler l’année prochaine. Probablement nous irons ensemble à Saint-Malo, d’où je repartirai avant toi. Enfin, nous réglerons tout cela. L’essentiel pour le moment, est de fixer l’époque de notre réunion. Il faut déterminer aussi le point où nous nous rencontrerons, c'est-à-dire l’hôtel ou je descendrai en arrivant, à moins que tu ne préfères que j’arrive quelques jours d’avance, de manière à ce que je puisse t’écrire dans le grand duché de Posen, et te dire où tu me trouveras. Tu régleras tout cela dans ta prochaine lettre, chère amie ; et moi dans ma réponse, je te donnerai les jours et les heures. Songe bien que c’est la dernière correspondance que nous échangerons de Paris avant notre réunion. Quand ce mot se retrouve sous ma plume, j’ose à peine croire à la réalité de ce que j’écris. Dans un mois, ma bien-aimée, irrévocablement dans un mois ! Cela me ravit tellement que j’oublie trop la triste cause qui accélère notre bonheur. Mon Dieu ! je me fais peut-être illusion sur ton état, et quand je cherche à scruter les termes de tes lettres, je ne les trouve pas toujours à la réflexion aussi rassurants que je voudrais. Alors j’ai de tristes retours. Mais pourtant il me semble tout à fait impossible qu’après notre réunion et notre retour à Paris, tu ne sois complètement guérie. Je t’en prie, dis-moi tout avec franchise, et s’il faut retarder en août et septembre, retardons ; alors je ferai mes affaires au ministère avant de partir, et cela serait même peut-être mieux. Enfin, ne considère qu’une seule chose, le bien de ta santé et les circonstances plus ou moins favorables de ton voyage. Je reçois des nouvelles assez fréquentes et très bonnes de Saint-Malo. Adieu, ma bien-aimée ; écris-moi tout de suite à Paris, et continue de m’aimer. Que tu as répandu de charme sur la fin de mon voyage par cette ravissante perspective que tu m’accordes ! Et j’oublie peut-être que tu souffres ! Mais est-ce ma faute ! Pourquoi me rends-tu si heureux ? Adieu, ma bien chère Henriette.

Ton frère et ami,
E. RENAN.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie (Pologne).


Paris, 9 juillet 1850.

J’ai reçu ta lettre du 30 juin, ma chère amie. Elle me confirme malheureusement dans les appréhensions que j’avais conçues sur le sort de mes lettres de Padoue et de Milan. Je suis désolé de t’avoir causé cette inquiétude. Mais rien, je te l’affirme, dans mes lettres, ne justifiait l’infidélité évidemment systématique des postes autrichiennes à leur égard. Celles que j’ai écrites à Paris et à Saint-Malo, tout aussi innocentes, ne sont pas non plus parvenues.

La date du 1er  août me convient parfaitement, chère amie, comme le ferait toute autre ; car, je le répète, je suis à ton entière disposition. Si donc je ne reçois de toi aucune instruction nouvelle, j’ai arrêté de partir de Paris le vendredi, 26 juillet, à huit heures du soir. Je prendrai le trajet direct, et serai à Berlin le dimanche, 28, à neuf heures trente minutes du soir. La durée du trajet est de quarante-neuf heures trente minutes. Le lundi, je t’écrirai à Niechanow. Si tu m’envoies l’adresse d’un hôtel, je le prendrai ; mais dans le système que nous avons adopté, cela, n’est pas nécessaire. Comme j’emporterai très peu d’objets, tu peux compter sur du vide dans ma malle. J’emporterai aussi à vide dans ma malle un sac de nuit qui m’a servi en Italie. Il serait préférable, je crois, que tes effets t’accompagnassent. En chemin de fer, le transport des bagages est simple, commode et économique, en France du moins. De Paris à Berlin, les malles ne sont visitées qu’à Cologne. Le prix des premières places de Paris à Berlin est de cent vingt et un francs vingt centimes, et des deuxièmes de quatre-vingt-cinq francs quatre-vingt-dix. Nous ne serons pas fâchés, je pense, de passer quelques jours à Berlin. J’aurai à voir plusieurs doctes personnes, et quelques commissions à faire. Comme ce voyage n’est pas précisément un voyage de loisir, nous ne nous écarterons pas de la grande ligne. Nous pourrons faire des arrêts à Cologne, Aix-la-Chapelle et Bruxelles, et peut-être une pointe sur Bonn, où j’ai des relations scientifiques formées d’avance. Nous délibérerons tout cela ensemble. C’est une chose délicieuse que cette liberté que laisse le chemin de fer de calculer à loisir ses heures et ses minutes.

Je ne pense pas, ma chère, que les lettres que je recevrai de toi avant mon départ m’obligent à rien changer au plan que je viens de l’exposer. C’est pourquoi je n’attendrai pas pour l’exécuter une réponse à cette lettre. Je n’ai point entendu parler du choléra de Potsdam, il ne peut par conséquent être bien violent à Berlin, et d’ailleurs ce ne serait pas là une raison pour empêcher mon voyage. J’ai vu avec mademoiselle Ulliac une dame Dossans, tenant une pension bourgeoise fort honnête dans son voisinage, et qui nous offre de bonnes conditions pour notre premier séjour à Paris. Nous aurions deux chambres communiquant par un couloir et ayant leur sortie indépendante, l’une pour quinze et l’autre pour vingt francs par mois. La pension serait à peu près de soixante francs au plus par mois. J’y prends provisoirement mon dîner, et je suis satisfait. Le local est situé au bas de la rue de l’Ouest, tout près du carrefour de l’Observatoire.

Ainsi donc, ma chère amie, voilà notre longue attente qui touche à son terme, dans trois semaines, nous serons à la veille d’être réunis ! je ne te parle longuement ni de l’hiver prochain, ni de l’avenir ; nous allons dans quelques jours en causer. Je suis très content de l’accueil que je reçois ici. J’y ai vraiment des amis. Cette mission, je le vois, sera officiellement mon titre le plus efficace. J’avais remarqué depuis longtemps qu’on ne vaut dans le monde officiel que par son côté le plus médiocre. Le volume où je consignerai mes recherches sera peut-être celui auquel j’attacherai le moins de prix, et probablement celui qui m’avancera le plus.

Il n’est pas nécessaire, chère amie, que tu me fasses passer de lettre de change. Rien ne m’est plus facile que de réaliser deux ou trois cents francs soit avec mes reliquats de compte, soit avec ce qui m’est dû pour mon traitement d’agrégé, dont j’ai une année on réserve. Je t’écrirai encore une ou deux fois avant mon départ, mais cela ne changera rien à l’itinéraire ci-dessus exposé. Ainsi le 28 à Berlin, chère soeur. Adieu ; bientôt nous n’aurons plus à prononcer ce mot fatal.

Ton meilleur ami,
E. RENAN.


MONSIEUR RENAN
rue d’Enfer, 49, ou 39, à Paris (France).


Varsovie, 12 juillet 1850.

J’ai attendu jusqu’aujourd’hui à t’écrire, très cher ami, espérant recevoir hier une réponse à la lettre que je t’ai adressée le 30 juin. Comme elle ne me parvient point, je pense que tu n’as pas d’objection à faire sur le plan que je te traçais, et je ne puis tarder plus longtemps à t’en confirmer tous les détails. — Mon élève, madame Zoltowska, m’a répondu que son mari sera tout prêt à m’accompagner à Berlin, à partir du 3 août. En conséquence, mon bon Ernest, si rien ne s’y oppose, pars à l’époque que je t’avais indiquée, sois à Berlin le 1er  août et dès que tu y seras arrivé, écris-moi chez madame Sophie Zoltowska, née Zamoyska, à Niechanow, près Gnesno, grand-duché de Posen : si Dieu nous préserve l’un et l’autre d’accident, nous serons le 3 au terme de notre longue séparation. Avec quel cœur je demande à la Providence de nous épargner au moins jusque-là ! Avec quelle terreur j’envisage tout ce qui pourrait détruire ce doux rêve, qui me semble trop beau pour devoir se réaliser dans ma vie !.. — M. Zoltowsky recommande à Berlin l’hôtel de Rome, unter den Linden ; il me dit qu’on y est très bien et que les prix y sont raisonnables. Tu y descendras, cher ami  ; tu y prendras d’abord un logement pour toi, puis une chambre en mon intention le jour de mon arrivée. — je forme le projet de quitter Varsovie au plus tard le 23 de ce mois, afin de me reposer pendant quelques jours chez mon élève. M. Zoltowsky est un excellent homme avec lequel il n’y a à redouter aucune gêne.

Je pense que tu seras bien aise de séjourner un peu à Berlin, mon Ernest ; j’y resterai autant que tu voudras, et tu peux y venir avant le 1er août si tu le désires. Je ne t’envoie point de lettre de change sur Paris : je n’ai pas voulu demander un acompte quelques jours avant le règlement définitif de mes intérêts. Je renfermerai dans cette lettre un mot pour notre frère, en lui disant de te remettre quatre ou cinq cents francs (ce que tu voudras), pour venir jusqu’à Berlin  ; je m’arrangerai de manière à avoir ensuite avec moi ce qu’il nous faudra pour continuer notre route. Comme tu l’as prévu, cher ami, je préférerais ne pas aller tout d’un trait de Berlin à Paris. Ce n’est pas que je ne sois capable de supporter cette fatigue, je le suis assurément ; mais j’aimerais mieux quelques interruptions. Ces voyages en chemin de fer ont toujours le don de me fatiguer au plus haut point ; mais comme je ne ressens aucune faiblesse, comme je n’ai plus la moindre trace de fièvre ni d’abattement, comme j’ai repris toutes mes forces, je serai toute disposée, toute prête, mon bon frère, à suivre les mesures et la direction qui seront le plus à tu convenance. Ainsi, vois si tu ne peux en aucune manière utiliser cette excursion dans l’Allemagne septentrionale : rien ne me serait plus agréable que de seconder en ce point tes désirs. La saison n’est pas avancée, rien ne nous presse, et je puis sans le moindre inconvénient m’écarter de la ligne directe, soutenir toutes les formes de voyage. Que le sort nous réunisse, mon ami, et tout le reste me paraîtra bien peu de chose ! — je vais passer des jours cruels pendant ton voyage de Paris à Berlin. Par pitié pour ta pauvre vieille sœur, nerveuse et surexcitée par de longues souffrances, écris-moi chez madame Zoltowska quel jour tu partiras de Paris, quel jour tu seras à Berlin. Je passerai le temps de ton voyage dans de telles angoisses, que d’avance elles me font frémir. Pardonne-moi ces terreurs, cher Ernest : il ne dépend pas de mes efforts de les maîtriser, et quand tu en es l’objet, elles n’ont plus de limites. Aie bien soin de monter dans les wagons avant le dernier signal, et si ce signal est donné, laisse partir le convoi, plutôt que de t’exposer à être écrasé par l’ébranlement des voitures. Ne te mets pas dans les premiers wagons après la locomotive, ni dans les derniers à la suite du convoi ; fais en sorte qu’il y en ait toujours quatre ou cinq devant toi, et autant en arrière. Ne te mets pas près de portières ouvertes, à cause des étincelles qui enflamment les habits ; surtout garde-toi d’avancer la tête en dehors des voitures. En chemin de fer, il faut voyager comme un ballot, et se résigner à ne rien voir que les visages ennuyés de ses compagnons d’infortune. J’admire beaucoup la grande invention du xixe siècle, mais j’avoue sincèrement que ce n’est pas lorsque j’ai quelque être chéri à y confier, ou que j’ai moi-même à voyager. Je m’estime très heureuse d’avoir visité l’Italie avant qu’on ait gâté cette terre ravissante par la ligne droite des voies de fer, ou terni ce ciel sans égal par la fumée de la houille. Cher ami, quelles douces journées tu eusses perdu s’il y avait ou un chemin de fer de Rome à Ravenne ! — Enfin, il y en a un de Paris à Berlin et nous ne pouvons pas le fuir ; mais au nom de tout ce qui peut te toucher, sois plus que prudent, songe à l’état où je vais être jusqu’au moment où je te saurai Berlin  ! Mes craintes pour toi me rendent si malheureuse, que je regrette vivement de t’avoir dit de me venir chercher. Pourquoi t’exposer, exposer ce que j’ai de plus cher au monde ? ne pouvais-je pas faire seule ce voyage ?

Le choléra n’est pas à Berlin ; Sophie m’a parfaitement rassurée à cet égard. — je ne t’écrirai plus à Paris, mon Ernest, à moins que je ne reçoive dans deux ou trois jours une lettre de toi qui me demande une réponse. Je ferai en sorte qu’en arrivant à Berlin tu trouves une lettre de moi poste restante, ainsi va la réclamer. Si tu as à répondre à cette lettre, adresse ta réponse chez madame Zoltowska : ne crains pas de me faire attendre chez elle ; j’y puis rester aussi longtemps qu’il sera nécessaire. J’espère qu’avant de quitter Varsovie, je recevrai de toi un mot pour me dire si mes arrangements te conviennent ; mais, outre cette lettre, je te conjure encore de m’écrire à Niechanow, pour m’indiquer exactement le jour où tu quitteras Paris. Je ne sais que craindre : mon imagination attristée empoisonne tout, est devenue pour moi un véritable supplice.

Je t’en prie, mon Ernest, écris-moi, ne serait-ce que pour me dire ce que tu auras décidé après la réception de ma dernière lettre. Mademoiselle Ulliac et toi, avez-vous réussi à me trouver un logement à Paris ? Je vais bien, mon ami, quoique ma gorge soit toujours douloureuse, quoique j’éprouve toujours les mêmes difficultés en parlant. — Le temps commence ici à être froid et mauvais ; il m’est temps de partir. — Donne, je te prie, de mes nouvelles à notre mère et à mademoiselle Ulliac ; annonce-leur l’époque précise de ton départ et celle où nous espérons être réunis. Que le ciel exauce nos vœux, mon bon Ernest ! je te recommande ta chère personne comme mon plus précieux trésor. — A toi toujours  !

H. RENAN.


MADAME SOPHIE ZOLTOWSKA
née Zamoyska, à Niechanow, près Gnesne, grand-duché de Posen. (Pour mademoiselle Renan.


Berlin, 1er août 1850.

Nous ne sommes plus qu’à quelques heures l’un de l’autre, chère amie. Je suis arrivé hier soir à Berlin, conformément au plan que je m’étais proposé, après un voyage sans incident. C’est donc samedi ou dimanche que se réalisera notre bonheur. Je ne vis plus que d’attente et de désir. Que ces trois jours vont me paraître longs et insupportables ! Écris-moi tout de suite pour m’apprendre définitivement l’heure et le jour notre réunion. Quelquefois j’aurais envie de t’attendre à l’hôtel, pour ne pas profaner nos premiers embrassements dans l’effroyable bagarre du débarquement d’un chemin de fer. Mais je désespère d’avoir cette patience. Dis-moi donc bien exactement l’heure de ton arrivée. Ta chambre sera prête pour le jour que tu m’indiqueras. Je suis descendu à l’hôtel de Rome, sous les Tilleuls, qui m’avait aussi été indiqué à Paris. Je l’écris ces lignes dès mon réveil, avant d’avoir été à la poste prendre la lettre que j’y dois trouver poste restante ; mais je ne fermerai celle-ci qu’après l’avoir lue, pour y répondre, s’il en est besoin. Adresse la prochaine, hôtel de Rome. Dans les derniers jours de mon séjour à Paris, on m’a fait des ouvertures pour les années prochaines, d’une grande importance. Je ne t’en parle pas, nous on causerons ; je te dis seulement que l’avenir s’ouvre bien, et que tout l’embarras sera d’opter. A bientôt, ma très chère amie ; donne-moi dans ta lettre tes dernières instructions ; sois heureuse, et ne te tracasse de rien : nous réglerons tout a ton arrivée. Arrive surtout le plus tôt possible.

Ton frère et tendre ami,
E. RENAN.


[Au crayon]. Après la lettre reçue. J’ai éprouvé un moment de terreur en voyant ta lettre timbrée de Varsovie. Maintenant je suis rassuré, craignant bien pourtant que notre bonheur ne soit retardé de quelques jours par le voyage de la comtesse. Qu’importe ? Il n’en est pas moins assuré.


MONSIEUR RENAN


Niechanow, dimanche matin, 4 août.

J’ai reçu hier soir ta lettre de Berlin, très cher ami, dans un moment où une nouvelle et pénible incertitude pesait douloureusement sur mon esprit. Je t’ai écrit d’ici il y a trois jours, poste restante, à Berlin. Dans cette lettre je te disais le motif qui a retardé mon départ de Niechanow, et qui ne me permet pas d’arriver a Berlin avant mercredi 7 août. Cette date était bien arrêtée lorsque la seconde de mes élèves, cette Cécile dont j’ai souvent prononcé le nom devant toi, est tombée malade. Hier elle était dans un assez triste état pour que je ne voulusse pas la quitter immédiatement ; aujourd’hui elle est beaucoup mieux, et j’espère pouvoir revenir au plan d’après lequel je dois partir d’ici après-demain mardi. — Ainsi, mon bien bon frère, si cette chère jeune fille se remet, j’arriverai mercredi soir ; si je tardais un peu, ce serait sa santé qui me retiendrait. Elle ne peut cependant me retenir longtemps, car je sais que tu m’attends, mon bon Ernest, et je souffre vivement de la pensée que je te fais perdre un temps précieux. — Bien probablement à mercredi, mon Ernest ; — les agitations de ma vie auront-elles enfin un terme ?

H. RENAN.

Si tu n’as pas encore ma lettre du 1er adressée poste restante, va la réclamer. — A bientôt, très cher ami  !

J’ignore à quelle heure on arrive à Berlin par le chemin de fer de Posen et de Stettin ; tu pourras peut-être t’en informer. — Excuse le laconisme de ma lettre ; j’écris en courant et sans avoir le temps de me relire.


FIN


TABLE
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  1. Amie d’Henriette Renan qui habitait Vienne. V. "Lettres Intimes, p. 303.
  2. On avait offert à Renan une place dans un établissement libre à Bourges.
  3. Le président de Brosses, auteur des Lettres historiques et critiques, écrites d’Italie, avait reconstitué une certaine époque de l’histoire romaine à l’aide de Sulluste.
  4. Ovide, Métamorphoses, II, 13-14.

    Facies non omnibus una, non diversa tamen,
    Qualem decet esss sororum.

    Ovide parle non des Grâces, mais des nymphes de la mer.

  5. M. Soulice, ami d'Henriette, était chef de bureau à l'Instruction Publique.
  6. Le diplôme de Renan est daté du 12 octobre 1847.
  7. Henriette avait fait un court séjour à Paris dans l’été de 1846.
  8. Le ministre de l’Instruction Publique était alors M. de Salvandy.
  9. L’Académie avait mis au concours la question suivante : Histoire de l’étude de la langue grecque en Occident, depuis la fin du ve siècle jusqu’à celle du xive. Le mémoire de Renan avait pour épigraphe ce vers d’Ovide : « Emendaturus, si licuisset, cram », et fut couronné le 1er septembre 1848.
  10. En 1847, il y avait deux professeurs de paléographie à l’École des Chartes, M. Guérard et M. Lacassagne.
  11. Lazare-Hippolyte Carnot, fils du grand Carnot.
  12. La situation était tendue entre les deux États, du fait des bonnes relations entre les libéraux allemands et prussiens, et les nationalistes polonais.
  13. Lamartine, dans Jocelyn.
  14. Il s’agit de Vatout (1792-1848), élu à l’Académie française peu avant la Révolution de 1848, auteur de chansons légères.
  15. Georges Ozaneaux (1795-1852), professeur et auteur d'ouvrages divers.
  16. Jocelyn, Deuxième époque, p. 38-39 (édit. Hachette, 1900).
  17. L’expédition de Rome entreprise dans le but de rétablir le pape Pie IX.
  18. Il s’agit de la manifestation de Ledru-Rollin contre l’expédition de Rome.
  19. Note de Wikisource : L’ouvrage L’Avenir de la science sera finalement publié par Renan en 1890 ; il est en ligne sur Wikisource.
  20. Il s’agit des Éclaircissements tirés des langues sémitiques sur quelques points de la prononciation du grec.
  21. Voir le sommaire des chapitres de l’Avenir dt la Science, p. 531.
  22. L’Avenir de la Science
  23. On sait que le Comtat et Avignon ne furent réunis à la France que par le traité de Tolentino en 1797.
  24. Parmi les manuscrits d’Homère, il y avait les manuscrits « des villes » et l’un d’eux avait appartenu à Marseille.
  25. Henriette Renan avait fait, avec, la famille des Zamoyski, un voyage en Italie au printemps 1846.
  26. Voyez Correspondance, Renan-Berthelot, p. 42 et suiv, Fragments intimes, p. 19 et suiv.
  27. Savant bénédictin de la congrégation de Saint-Maur, 1654-1739.