MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Versailles, 23 avril 1849.

La suscripiion de ma lettre va assurément, chère amie, te paraître un mystère, et bien que j’eusse vivement désiré recevoir, avant de t’écrire, la réponse à ma dernière lettre, je ne puis tarder plus longtemps à te l’expliquer. Effectivement, chère amie, je suis depuis hier soir habitant de Versailles. M. Bersot, professeur de philosophie au lycée de cette ville, ayant obtenu un congé pour aller se mettre sur les rangs pour les élections de la Législative, j’ai été désigné du ministère pour le remplacer. Je n’ai pas cru, chère amie, devoir refuser, et toutes les personnes que j’ai consultées ont été unanimes pour m’en dissuader et me féliciter de cette nomination comme d’une bonne fortune. Assurément ce n’est pas au point de vue pécuniaire. Quelles que soient les conditions de traitement qui me seront faites (elles ne sont pas encore réglées), elles ne couvriront pas le surcroit de dépense où va m’entraîner jusqu’à la fin de l’année ma nouvelle position. La durée du congé de M. Bersot n’est que de six semaines ; ce temps écoulé, je me trouve sans place, ou du moins il est possible qu’il en soit ainsi. Je quitte donc une position assurée jusqu’à la fin de l’année, et qui, avec la leçon que je donnais en ville, suffisait à mes besoins pour un emploi temporaire et médiocrement avantageux. Tout cela m’a beaucoup fait réfléchir, et peu s’en est fallu que cette fois encore je n’aie refusé. Voici ce qui m’en a empêché. Je craignais d’abord d’indisposer au ministère par ces refus éternels ; M. Soulice m’a parlé dans ce sens, et m’a assuré qu’on me tiendrait compte de ma condescendance en cette circonstance, où il y avait visiblement un sacrifice de ma part. Ensuite c’est un premier pas dans un lycée d’un ordre élevé, ensuite il se peut que le congé se prolonge au delà des limites susdites ; enfin l’élection de M. Bersot, bien que très peu probable, n’est pas complètement impossible. M. Bersot se présente dans le département de la Gironde, où il est né et où il a professé : il avait eu vingt-trois mille voix aux premières élections. Ce n’est nullement une raison, je le sais, pour qu’il les ait cette fois-ci. Entre le parti blanc qui forme la grande majorité de ce département et le parti rouge qui y forme une minorité très compacte et très exaltée, nous ne lui voyons guère de place ; enfin il s’est vu de plus grands miracles. Que si cela arrivait, j’aurais des espérances bien fondées sur la chaire auquel il serait tenu de renoncer. Or pour mon plan scientifique, Versailles, qui, grâce aux chemins de fer, n’est qu’un faubourg de Paris, équivaut presque à Paris, et est d’ailleurs un acheminement immédiat pour obtenir une place dans cette dernière ville.

L’acceptation étant décidée, restait à décider si je fixerais mon domicile à Versailles, ou si je continuerais mon ancienne position, tout en faisant tous les jours le voyage. La considération de la perte de temps et celle des frais quotidiens (2 fr. 50) où ce dernier parti m’entraînait, auraient suffi pour me décider. Les convois des chemins de fer et les heures du collège concordaient si mal que, quittant mon domicile à midi et demi, je ne pouvais y être de retour avant six heures et demi, après quoi il fallait encore diner. Ce n’est pas moi qui, pour rien au monde, souffrirai un tel gaspillage de mon temps. D’ailleurs il y avait une autre considération décisive. Je ne pouvais être de retour à la pension qu’une heure après le dîner. M. Crouzet ne m’a pas proposé de faire garder mon dîner ; dès lors, obligé de dîner au restaurant, je ne trouvais plus aucun avantage à conserver ma position. J’allais donc élire un domicile à Versailles, quand M. Bersot, que je connais pour l’avoir rencontré chez J. Simon, et qui est un de nos plus zélés collaborateurs à la Liberté de Penser, et avec cela un des hommes les plus aimables que je connaisse, m’a fait offrir de prendre son appartement (il est garçon), en insistant avec une grande obligeance pour que j’acceptasse. J’ai accepté, et c’est de ce nouveau domicile que je t’écris. Il est situé au coin de la place d’Armes, en face du château, tout près de l’embarcadère, et pas trop loin du collège. Rue de Satory, 1. On ne peut rien imaginer de plus coquet ni de plus commode. Il se compose de trois pièces, chambre, cabinet A coucher, cabinet de décharge. Eh bien ! croirais-tu que j’ai encore le cœur gros d’avoir quitté les murs nus et la table de bois de ma pauvre chambre, et que j’ai une forte tentation, si après le congé je reviens A Paris, de la reprendre ? J’y ai tant vécu, j’y ai pensé et senti tant de choses ! M. Crouzet a été parfait, et chose merveilleuse, que j’avais toujours regardée comme impossible, nous nous sommes quittés on très bonne intelligence. Il a voulu que je laisse la partie de ma bibliothèque et de mes objets qui ne me sont pas ici nécessaires. Voilà donc une démarche importante accomplie, excellente sœur. Bien que le résultat définitif en soit encore douteux, il n’y avait pas, ce me semble, à hésiter. Mon travail actuel, bien loin de souffrir de ce changement, ne fera que gagner au calme et au repos que1 je vais goûter ici. Versailles est en été le plus ravissant séjour, M. Bersot m’a fait remettre sa clef des parterres réservés ; on y est comme dans un jardin particulier. J’ai déjâ fait la classe toute la semaine dernière, en faisant le double voyage, et je suis fort satisfait de mes élèves, ainsi que des procédés de MM. du lycée.

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Adieu, délicieuse amie, que j’aurais besoin de ta douce compagnie  ! Ce changement de vie m’attriste beaucoup. Et puis le départ de notre frère me laisse un vide pénible. J’ai oublié de te dire qu’il est parti hier matin pour le Havre. Il sera jeudi à Saint-Malo. Adieu encore une fois, chère Henriette ; écris-moi à l’adresse susdite.

Ton frère bien-aimé,
E. RENAN.


[En marge, 1re page :] J’irai au moins deux fois par semaine à Paris, mercredi et vendredi, pour le cours de M. Burnouf. Je rattacherai à ces deux voyages toutes mes autres courses et visites. Les lettres, dis-tu, te coûtent très cher. Entendons-nous donc une bonne fois à cet égard. Combien paies-tu ? Veux-tu que nous t’affranchissions jusqu’à la frontière ? Est-ce l’excédent qui te fait payer si cher ? Paies-tu quelque chose sur celles que tu nous envoies ? Il semble que la réforme postale ait élevé le prix de nos lettres.