MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Saint-Malo, 5 septembre 1849.

J’ai reçu, il y a quelques jours, chère amie, une lettre de mademoiselle Ulliac, laquelle m’a appris que tu es encore a Varsovie. Je ne puis te dire combien j’en suis contrarié, surtout si tu n’as pu recevoir la lettre que je t’ai adressée à Clemensow. Cette lettre renfermait d’importants détails sur une proposition qui m’est faite pour l’an prochain, et qui est de nature à modifier considérablement, quant aux époques, nos projets réciproques. Comme je pense qu’elle t’est maintenant parvenue, ou du moins que tu as des moyens pour la faire arriver jusqu’à toi, je ne te répète pas ce que je t’y mandais sur les commencements de cette affaire et je reprends mon récit au point où je l’avais laissé.

Depuis ma dernière lettre, tout a marché à souhait. Notre projet a été présenté à l’Académie des Inscriptions dans la séance de vendredi, 28 août. J’étais déjà parti pour Saint-Malo à cette époque, je ne sais donc ce qui s’y est passé que par la lettre de M. Daremberg. Je te transcris purement et simplement ce qu’il m’écrit à ce sujet : « Notre affaire a été renvoyée vendredi à l’Académie des Inscriptions. Il y a eu une longue et animée discussion qui a mis notre projet en relief. D’abord la lettre ministérielle était très bien sous tous les rapports. Après la lecture, M. Dureau de La Malle (comme c’est son habitude) a fait quelque opposition ; ce qui a fourni à MM. Le Clerc, Naudet et Heynaud l’occasion de défendre vigoureusement nos idées. A la suite, on a nomme une commission, dont MM. Hase, Naudet, le Clerc, Burnouf font partie. M. Quatremère avait été désigné : mais cela a suffi pour qu’il refusât obstinément. Vous le reconnaîtrez à ce trait. M. Le Clerc sera le rapporteur. Je l’ai vu et remercié, il s’occupe activement de nos instructions ; tout cela ne sera pas achevé cependant avant la fin de septembre. Cependant vous ferez peut-être bien de revenir dans les derniers jours, afin d’être un peu sur les lieux ... Le Clerc a fait votre éloge direct à l’Académie. Il prend grand intérêt à tout ce que vous faites. »

Le sort en est donc jeté. Il semble que ce projet, que je n’ai jamais accueilli qu’avec une sorte de défiance et avec un demi-acquiescement, soit destiné à réussir. Plus que jamais pourtant j’en sens les inconvénients, en ce qui touche surtout la publication de mon livre. Il se peut d’un autre côté que l’exécution du voyage soit ajournée par des raisons extérieures. Le choléra sévit, dit-on, en Italie. Ce ne serait pas une telle considération qui m’arrêterait dans la réalisation d’un plan que je jugerais le meilleur. Mais Daremberg est peureux à l’excès, et m’a juré que pour rien au monde il ne mettrait le pied en Italie, tant que l’épidémie y sévira. S’il tient parole, cela seul suffirait pour rendre l’exécution de ce projet bien problématique ; car si notre départ était retardé jusqu’aux premiers mois de 1850, la saison ne serait plus propice ; et remettre le voyage à l’hiver de 1850-1851, ce serait bien le mettre dans l’incertain. Enfin, pour le moment, je n’ai qu’à laisser marcher les choses en soutenant jusqu’au bout ce rôle passif que, dès l’origine, j’ai voulu prendre en cette affaire.

Me voilà donc, chère amie, auprès de notre mère et de nos amis. Mon départ de Paris a été très précipité. Sitôt que j’ai vu que ma présence n’était plus nécessaire, j’ai jugé à propos de partir le plus tôt possible, incertain que j’étais de l’époque où mon retour serait de rigueur. En deux jours, mon voyage a été décidé et effectué. J’ai trouvé toute notre famille eu parfaite santé. Alain ne ressent plus absolument rien de son indisposition, et les fâcheux symptômes qu’il conservait encore lors de son voyage de Paris ont complètement disparu. J’espère pouvoir prolonger mon séjour jusque vers la fin de septembre. Ce projet d’Italie me met dans un grand embarras pour mon placement de l’an prochain. Je n’en ai encore rien dit à MM. Lesieur et Soulice. Je les laisse prendre l’initiative, et puis je leur opposerai au besoin cette mission. Tout cela ne peut donc être parfaitement éclairci que dans cinq ou six semaines.

De manière ou d’autre, chère Henriette, notre réunion ne peut être longtemps ajournée. Car si le voyage d’Italie manquait ou était remis à l’an prochain, j’insisterais vivement auprès de toi pour que notre voyage eût lieu en novembre. La prolongation de ton séjour à Varsovie par ce temps d’épidémie m’effraie et m’attriste plus que je ne saurais te dire. J’en reviens toujours à ma supplication. Ne passe pas l’hiver prochain sous ce climat meurtrier. Et puis ta présence m’est si nécessaire pour me rendre tolérable la vie extérieure ! je me trouve fort bien de mon séjour ici, bien que ce ciel soit d’une extrême atonie et que ce climat m’enlève presque toute capacité de produire. Tu ne saurais croire à quel point je dépends de ces circonstances extérieures, et c’est bien pour cela que j’envisage avec quelque joie la perspective d’un voyage vers ces belles rives qui, dit-on, révèlent tant de choses. J’ai dans la manière quelque chose de dur, de hérissé comme nos rochers, de cassant comme nos vagues, de gris comme notre ciel. J’ai besoin d’un air plus excitant et d’une lumière plus vive. Je songeais Ces jours-ci en voyant ces rochers durs et dentelés combien doit être différente l’impression produite par les rivages de l’Italie et de la Grèce, pour avoir inspiré la belle fiction de la poésie antique. Des sirènes sur nos rochers de la Manche ! Mais elles se mettraient en pièces, les malheureuses, nues sur ces pointes aiguës ! La mythologie inspirée par ces durs rivages a dû être rude, roide, rugueuse, il faut pour peupler ces rochers des dieux à écailles et à carapace, à la tête aiguë et aux formes anguleuses. Je suis pressé d’aller, comme Childe Harold, a la découverte d’un nouvel idéal ; mais que je voudrais pouvoir auparavant fixer et donner au public ma première forme abstraite et sévère !

Écris-moi tout de suite, si tu ne l'as fait, excellente sœur. Cette lettre sera pour toi une énigme, si tu n’as reçu la première ; mais je ne puis croire que nous soyons contrariés a ce point ! Adieu, excellente amie ; j’appelle avec impatience la solution de toutes ces affaires, en vue surtout de notre heureuse et désormais indubitable réunion.

Ton frère bien-aimé,
E. RENAN.