MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 13 août 1849.

Je t’avais écrit quelques lignes, bonne amie, me réservant de répondre plus longuement à la lettre que j’attendais de toi, quand, en allant les porter à mademoiselle Ulliac, je trouve ta bienheureuse lettre du 5 août. Je ne puis résister au désir de causer plus longuement avec toi, et je retarde d’un jour pour le faire à loisir le départ de notre courrier. Comment t’expliquer, ma bien-aimée, toute la reconnaissance que j’éprouve pour la nouvelle preuve d’affection et de confiance que tu me donnes ? Non, aucune autre ne m’avait plus touché ni ne m’avait causé une plus vive joie. Ce sera donc pour moi, excellente sœur, que tu auras renoncé à de brillants avantages pour une vie qui ne pourra être que bien modeste ; et tu auras ou assez de confiance en mon avenir et en mon cœur pour t’y appuyer ; que je t’en remercie ! Oui, mon excellente sœur, j’ai bien besoin de toi, et pour la douceur de ma vie intérieure mille fois plus encore que pour ma vie extérieure. Je lis et relis ces pages bénies, ou se trouve enfin la promesse définitive de ce que depuis si longtemps nous réclamions de toi. Ce point une fois bien arrêté, je t’accorderai volontiers, chère amie, qu’il ne faudrait pas tenir à quelques mois plus tôt ou tard, si la circonstance de l’hiver qui approche et de l’impossibilité où nous serons de nous réunir durant ce temps, n’était un motif urgent de presser ton départ. Ce à quoi j’ai tenu par-dessus tout, c’est que tu ne passasses pas l’hiver prochain sous ce climat rigoureux ; car il n’est que trop évident que le froid et l’humidité sont la cause principale, unique même, du mal dont tu souffres. Ne serait-ce pas bien mal calculer que de rester, le départ étant résolu, pendant les mois défavorables, pour quitter au moment où le séjour aurait de moins graves inconvénients ? Dis-moi bien franchement si tu crois qu’un voyage au mois de janvier ou de février serait impossible par le midi (Vienne, etc.). Si cela était, je serais tout à fait d’avis, chère amie, que nous arrêtassions nos projets pour les mois d’octobre ou novembre. Mais il faut que je te parle d’une importante proposition qui vient de m’être faite, et qui se complique directement avec la question que nous traitons en ce moment. Je t’annonce du nouveau, et vais, pour ne pas t’étonner trop, reprendre la chose dès l’origine.

M. Baremberg eut il y a quelques semaines l'excellente idée qu’il serait utile de profiter du séjour des Français à Rome pour explorer les bibliothèques manuscrites de cette ville, lesquelles étaient presque inaccessibles sous l’ancien régime, et dont les Tedeschi, appuyés par l’Autriche, avaient le monopole exclusif. Tous les voyageurs savants attestent qu’il n’y a pas de ville en Europe où la communication fût plus difficile, sans parler des bibliothèques particulières de la Propagande et des couvents, où elle était presque impossible. De là l’idée de demander au ministère une mission spéciale pour cet objet. Le docteur me communiqua cette idée, à laquelle je donnai mon plein assentiment, et m’engagea vivement à faire la même demande conjointement avec lui. J’aurais pris dans mon département les langues orientales, si peu cultivées à Rome, où il y a pourtant de si précieux matériaux pour cette étude. Tu comprends, chère amie, toutes les difficultés qui s’élevèrent dans mon esprit : notre position vis-à-vis de M. de Falloux, notre désapprobation de cette expédition, le peu d’espérance de réussir, etc. Je m’arrêtai à un moyen terme, et sans faire aucune démarche, je laissai mon ami sonder les possibilités, en l’autorisant à associer mon nom au sien, pour voir quel effet cela ferait. Cet effet fut très satisfaisant. Il faut te dire que tout ceci se négociait non pas avec M. de Falloux, mais avec M. Génin, chef au ministère, pour les travaux scientifiques, les missions, etc. M. Génin est de nos amis. Avant février, il s’était mis au premier rang de l’Université militante : ce fut lui qui frappa les grands coups de bâton dans les controverses d’alors : cela allait même jusqu’au mauvais goût ; il devint type, une sorte de jésuitophobe, un soldat perdu de l’avant-garde. Quand février éclata, il entra de plain-pied et comme de droit naturel au ministère avec M. Carnot. Mais voici le miracle : depuis, il y est resté ! et aujourd’hui encore, sous M. de Falloux, il continue ses fonctions à la satisfaction de ses anciens et de ses nouveaux amis, si amis il y a. Cela s’explique de diverses manières, un peu, il faut l’avouer, par la délicatesse de M. de Falloux, qui eût craint de commettre par sa destitution un acte de vengeance personnelle. Quoi qu’il en soit, M. Génin accueillit parfaitement le projet, et témoigna vivement la satisfaction qu’il aurait à me voir y prendre part. Il nous demanda un programme de notre voyage pour l’envoyer a l’Académie des Inscriptions, et demander l’avis de cette savante compagnie. Ceci était sans inconvénient : je rédigeai ma pièce d’une façon très générale, disant seulement ce qu’il y aurait à faire, sans formuler aucune demande, sans une seule phrase qui révélât une affaire personnelle. Depuis M. Génin en a parlé û M. de Falloux, qui a complètement approuvé le projet et l’a embrassé même avec une sorte d’amour-propre, comme une façon de relever son expédition, et de prouver qu’il n’est pas aussi illibéral que l’on pense. Les choses en sont là : les pièces sont envoyées à l’Académie des Inscriptions, dont la décision n’est pas douteuse. M. Guigniaut nous a beaucoup servi, par sa position au ministère, ses rapports avec M. Génin, et son influence à l’Académie. Il s’est chargé de faire composer la commission dans le sens le plus favorable. M. Le Clerc a aussi très bien pris l'affaire. Je n’ai parlé à personne autre ; et en vérité si cette affaire réussit, ce ne sera pas par les frais que j’aurai faits. Je me suis tenu dans le rôle passif, laissant faire M. Daremberg. Je n’ai vu M. Génin que pour le remercier de son empressement, auquel en effet j’ai été très sensible. Maintenant, chère amie, voici quel serait le plan de notre voyage. Nous demandons une mission de cinq ou six mois, à cinq cents francs par mois (on nous rognera peut-être quelque chose), et transport gratuit de Marseille à Rome sur les navires de l’État. Nous explorerions non seulement les manuscrits de Rome, mais encore ceux des autres villes d’Italie qui en possèdent, Florence, Naples, le Mont-Cassin, la Cava, Venise même. Nous consentons à ce que notre solde soit échelonnée sur les exercices de deux années consécutives, parce que l’exercice de l’année courante est presque épuisé. Remarque bien que cette mission n’aurait absolument aucun caractère politique, et qu’elle ne suppose en aucune façon que ceux qui l’acceptent approuvent cette déplorable entreprise. Toutes les armées de Napoléon furent ainsi accompagnées de savants, et Geoffroy Saint-Hilaire ne se fît pas scrupule de mettre à profît pour la science la plus injuste des guerres, celle d’Espagne.

Je suis loin du reste, chère amie, de regarder cette affaire comme terminée. J’ai peine à croire que l’attention de M. de Falloux se soit encore portée sur mon nom, et je n’espère pas de lui la même faveur que de M. Gépin. Il est vrai qu’il ne s’occupe en aucune façon de son ministère : il est tout entier a la haute politique. D’ailleurs, le dirai-je, j’ai peine à souhaiter définitivement la réussite de cette affaire. J’y vois de très réels avantages, mais aussi de graves inconvénients. D’abord il faudrait encore renoncer pour l’un prochain à une position officielle, ensuite cette faveur ne me plait pas, plusieurs la comprendront mal, y verront coterie ou commérage, ou déloyale fluctuation. Cela pourrait nuire au caractère qui commence à se former de moi dans l’opinion de plusieurs. Et puis ce qui me tient le plus au cœur, c’est que mon cher ouvrage[1], l’os de mes os et la chair de ma chair, sera encore ajourné. A peine dans un an à cette époque serait-il publié. Sera-t-il alors de circonstance ? Correspondra-t-il encore à ma pensée ? Non : il est indubitable que ce voyage, s’il s’exécute, révolutionnera considérablement mes manières de voir et de sentir. Je voudrai le refaire, et je retomberai dans mon éternel défaut, qu’on commence déjà à me reprocher, d’être très vif pour le travail de première main, mais de ne pas savoir achever.

D’autre part, ce voyage aurait de réels avantages. D’abord il me mettrait en possession de documents inappréciables pour mes divers travaux, surtout pour mon histoire de la langue grecque au moyen Age, et mon averroïsme. Puis une mission de cette sorte est considérée comme un titre littéraire d’une assez grande valeur. Cela me poserait fort bien, et serait l’antécédent le plus assuré pour ne pas quitter Paris. Et puis cela m’apprendrait tant de choses : moi qui ne sais à la lettre que les livres, quel monde s’ouvrirait la devant moi ! On dit qu’on ne peut comprendre l’antiquité sans avoir vu cette mer, ces rochers, ces rivages. Et puis, je t’avoue, que je ne serais pas fâcbé de faire ce voyage au point de vue hygiénique. Ma santé n’est pas mauvaise, je ne fais jamais de maladies  ; mais un atome suffit pour me causer un dérangement, j’ai toujours quelque incommodité volante, à laquelle je pense a peine ; tout cela accuse fatigue et faiblesse générale. Ma vie a été jusqu’ici si exclusivement intérieure, que mon développement extérieur en a souffert. J’ai toujours vécu courbé sur moi-même ; jamais personne à côté de moi pour m’épanouir. Ce voyage, je crois, me dilaterait, me ferait vivre par le dehors, et ferait époque dans ma vie physique et intellectuelle. Eh bien ! croirais-tu que rien de tout cela ne balance la douce espérance que je me formais de me voir sous presse dans trois ou quatre mois ?

Maintenant si ce voyage s’exécutait, comment s’opérerait notre réunion ? Si, conformément à mes souhaits, tu arrêtes ton départ pour cet automne, rien de plus simple. M. Daremberg ne veut partir que vers le mois de novembre. Nous aurions donc octobre pour nous réunir. Que si tu persistes à ne pas fixer à ton départ un terme aussi rapproché, alors je déterminerai M. Daremberg à partir vers le commencement d’octobre ; nous nous trouverions donc, ou moi du moins, je me trouverais à Venise vers le mois de février. Qui nous empêcherait de nous réunir par le Sud, surtout si tu restes a Clemensow ? J’irais à Vienne, ou tu viendrais à Venise, et nous traverserions ensemble le nord de l’Italie. Évidemment les événements politiques peuvent considérablement modifier ce plan. Mais de manière ou d’autre, il ne semble pas impossible. Le seul inconvénient sérieux est de reculer si loin l’époque de notre réunion, de placer ton voyage au cœur de l’hiver et de te faire passer une grande partie de l’hiver dans ce mortel climat. Aussi préférerais-je de beaucoup le premier plan. Tu passerais les mois de mon absence auprès de notre mère qui, naturellement, voudra te posséder un peu de temps. Enfin cela sera à décider quand nous aurons quelque chose de définitif. Cela ne peut tarder. — J’ai demandé à M. Génin comme la première faveur une prompte décision. Elle m’est indispensable pour pourvoir, en cas de non réussite, [à mon] placement l’an prochain.

Quant à mon voyage de Saint-Malo, Dieu me pardonne  ! le voilà encore bien risqué, surtout si le projet ne réussit pas. Car alors il faudra rester ici pour de nouvelles démarches. Ah ! quel supplice ! J’espère pourtant trouver quinze jours ou trois semaines à donner à notre mère. Les affaires pour mon livre allaient à merveille. Mon spécimen a fait sensation  ; il a été reproduit en partie, avec éloges et commentaires, par le Semeur, revue sérieuse par excellence. J’ai parlé à Joubert, qui a paru très disposé à prendre le manuscrit, me l’a même promis, si la prochaine rentrée relève un peu la librairie. Je t’affirme que ce livre se vendra et que nous ne ferions peut-être pas une mauvaise affaire en le faisant publier à mes frais. Enfin, nous verrons. L’essentiel est que cette affaire d’Italie se décide le plus tôt possible.


14 aout.

Je ne rêve qu’à la bienheureuse lettre d’hier. Il est donc vrai, amie, que je vais te posséder, que nous allons vivre ensemble, que je ne serai plus seul, que j’aurai une maison ! Oh ! que ne ferais-je pour cela ? Sois assurée que nous trouverons bien moyen de couvrir nos frais courants sans entamer notre fonds, si ce n’est aux mauvais jours. J’ai bien vécu cette année de mes six cents francs d’agrégé et de ce que j’ai inséré au Journal de l’Instruction Publique. C’est à peine si j’ai donné deux ou trois mois de leçons particulières. Je déteste profondément cette manie de faire argent de la production littéraire ; toutefois, en l’acceptant comme une dure nécessité, on peut noblement s’y résigner. Tous les journaux ont l’habitude de consacrer des bulletins aux sciences physiques. Pourquoi les sciences historiques, l’érudition comme on dit, l’histoire savante, la linguistique, l’histoire littéraire, la haute critique, l’archéologie, etc., n’ont-elles nulle part de bulletins analogues ? Je voudrais essayer de fonder cela, et de relever ces sciences en montrant leur but et leur unité (sciences de l’humanité). Peut-être essaierai-je, après la publication de mon livre, quelques articles de ce genre dans la Presse, qui seraient à l’Académie des Inscriptions ce que les autres bulletins sont à l’Académie des Sciences. Je n’aime pas beaucoup Girardin, mais c’est un homme d’essais, et ouvert à toutes les idées neuves.

Nous voilé dans une situation assez satisfaisante, chère amie, et tu dois être contente. Certes il y aurait bien à dire sur le détail, et surtout sur cette croisade papale. Je te renvoie là-dessus aux Débats. Mais enfin nous avons le calme, une réaction tolérable, l’assurance contre les coups d’État durant les trois années ; enfin un état à peu près comme avant février. La seule chose déplorable, mais dont le public ne se soucie guère, c’est l’abominable camaraderie qui préside au ministère de l’Instruction Publique à toutes les nominations scientifiques, celles qui devraient être les plus sacrées. La science n’est plus rien : un jeune homme de mes amis, d’un mérite scientifique éminent, sollicitait la nomination officielle à une place à la Bibliothèque Nationale qu’il occupait depuis un an à titre provisoire. Il n’avait pas de concurrent. Quel est son étonnement quand il se voit évincé par un inconnu, précepteur des enfants de M. Passy pour les études élémentaires, et ayant a peine fait des études classiques ! M. Passy avait trouvé tout simple de se dispenser de lui faire une pension en le recommandant à son collègue de l’Instruction Publique pour une bibliothèque. Voilé ce qui se fait tous les jours. M. Letronne a été remplacé aux Archives par un individu qui n’a pas imprimé une ligne et ne serait pas capable de déchiffrer une charte. Adieu, bien-aimée ; adieu ; je t’écrirai bientôt, et j’espère, le résultat. Tout à toi,

E. R.

  1. L’Avenir de la Science