MADEMOISELLE RENAN
Palais Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, (Pologne).


Rome, 17 avril 1850.

Quel étrange spectacle, ma chère amie, que celui dont j’ai été témoin il y a quelques jours, et que mon exploration morale de l’Italie eût été incomplète, si je n’avais assisté à cette restauration de la Rome pontificale ; Je n’ai jamais rien vu de plus original, rien qui se puisse moins deviner. Je m’attendais à des démonstrations officiellement arrangées et payées, comme l’avaient été celles du carnaval. Quel fut mon étonnement, quand debout sur les marches de Saint-Jean de Latran, je me trouve, à l’entrée du pontife, au milieu d’une foule d’énergumènes, hurlant à pleine tête : Viva Pio IX, et se prosternant à terre, aux cris de Benedizione ! benedizione ! Mais ce n’était rien encore, auprès du bizarre spectacle qu’offraient les rues étroites et pauvres que devait traverser le cortège. Je le suivais parallèlement afin d’examiner les diverses physionomies. Il est difficile sans avoir vu cette scène étrange de bien comprendre l’Italie et l’aveugle entrainement des masses populaires. Des hommes du peuple, à l’air égaré, les bras nus, se jetaient dans les rues, sous les pieds des chevaux, en criant : « Commandez-nous, Saint-Père, commandez-nous. » Un mot, un signe mal interprété, et cette foule fanatique se ruait au meurtre et à l’incendie comme à une œuvre sainte » Les femmes surtout faisaient frémir ; de vraies bacchantes, en haillons, échevelées, les yeux leur sortant de la tête, des bêtes féroces. Les officiers qui suivaient le cortège ont été vivement frappés de cet effrayant spectacle. La marque la plus équivoque d’irrévérence aurait suffi pour faire éventrer un homme. Les libéraux et les exaltés, qui connaissent mieux que nous ce peuple, savaient cela ; aussi se sont-ils à dessein et très prudemment éclipsés. Quel peuple, ma chère amie ! Jamais l’image de ce sauvage enthousiasme ne sortira de mon esprit. Que je comprends bien maintenant ces grands massacres épidémiques du Moyen âge ! Évidemment si un homme malintentionné eût dit en ce moment : « Cet homme que voilà est un garibaldien », celui-ci eût été mis en pièces, sans plus d’enquête. Qu’on suppose maintenant les principes d’humanité, qui de gré ou de force régissent toute politique européenne, non encore introduits dans les mœurs, qu’on suppose une armée du xive ou du xve siècle au lieu de cette armée modèle, vous auriez eu la reproduction de ces épouvantables scènes, qui heureusement sont maintenant d’un autre âge, se figurer la hideuse décomposition de la figure humaine dans ces moments de fanatisme populaire, est chose impossible ; j’ai vu la réalisation de ce que j’avais parfois rêvé dans mes cauchemars : la forme humaine cessant d’être l’expression de la raison, n’offrant plus que l’image de l’instinct bestial. A la place Saint-Pierre, où les papistes honnêtes et modérés s’étaient donné rendez-vous, la manifestation a été bien plus digne, et comme les étrangers s’y étaient généralement rendus d’avance, par la crainte, toujours mal fondée à Rome, de ne pas trouver de place, ce grand événement ne sera probablement décrit et apprécié que par ce moment.

Le soir, la scène n’était pas moins pittoresque. Dans toutes les manifestations de la nature humaine, une ligne imperceptible sépare le beau du laid, le sublime de l’odieux. Un même instinct a inspiré d’un côté les plus belles créations de l’esprit humain, Laure, Béatrix, Elvire, de l’autre les plus monstrueuses perversions ; un même instinct a inspiré d’un côté l’Évangile et les merveilles des religions, de l’autre les plus odieux excès. Ce peuple, que j’avais vu hideux dans l’expression de son enthousiasme irrationnel, je l’ai trouvé plein de grâce, d’invention, de verve, d’entrain dans ses réjouissances. Tu connais sans doute les fêtes romaines, tu as dû être frappée du prodigieux talent de ce peuple pour l’ornementation, et de l’étonnante variété de moyens qu’il sait se créer pour cela. Les trois soirées qu’ont duré ces fêtes, ont été pour moi des plus agréables et bien fécondes en observations morales. Le Borgo surtout, avec ses illuminations a giorno, ses orchestres ambulants, ses chanteurs populaires improvisant en l’honneur de Pie IX, ses restaurants de feuillage en plein vent, en l’on va s’attabler, ses chœurs dans les boutiques et au coin des rues devant la Madone, offrait un spectacle unique. Mazzini n’a rien à faire ici pour le quart d’heure ; il peut se consoler en songeant que ses fêtes étaient tout aussi brillantes : des réactionnaires m’ont avoué que l’enthousiasme qui salua la révolution égalait au moins celui-ci. Bien que l’habileté ne soit plus l’apanage de la cour romaine, ils sont pourtant assez sages pour ne pas faire grand fond sur toutes ces démonstrations. Si dans un mois, Pie IX, victime d’une révolution, subissait (hypothèse affreuse et heureusement impossible !)le sort de l’infortuné Louis XVI, ce peuple le regarderait passer, et l’insulterait. Évidemment il n’est question pour ces gens que de trouver une occasion à fanatisme, n’importe laquelle. Trop heureux de pouvoir étaler à leurs fenêtres leurs pièces de soieries, tendre leurs maisons, allumer leurs lampions, ils ne regardent pas au delà. C’est surtout en ce pays que les lampions brûlent pour tout le monde. Un cortège, un déploiement de troupes, un défilé, toutes choses pour lesquelles notre rationalisme bourgeois ne se détournerait pas de quatre pas, les transporte. J’avais à côté de moi, à Latran, des Romains et des Romaines pur sang, qui tombaient en pâmoison à la vue du défilé des dragons, et ne se possédaient pas d’enthousiasme pour ces beaux Français. Si Pie IX fût entré sans cérémonie, on serait maintenant bien froid à son égard. Ce qui contribua dans les premiers temps a entretenir l’éloignement de la population pour notre armée, ce fut notre manière simple, sans façon, modérée, qui est toujours prise ici pour de la faiblesse ou de l’imbécillité. Prétendre se faire aimer en Italie par la bonté et le soin sérieux du peuple, c’est bien mal connaître ce pays. Si cette canaille vous voit ainsi timide et modéré, elle vous méprisera, et préférera un maître qui lui donne des coups de botte, mais qui ait de la fantasia. Les bonnes grâces de la populace s’acquièrent comme celles des dames, non par la timidité, mais par le sentiment qu’on leur imprime de la force. Ce que la faiblesse veut, c’est un maître. Les hommes n’admirent et n’aiment que ceux qui les ont le plus maltraités (Napoléon, etc.), comme Grisélidis reconnaît son mari, quand il l’a battue. Pendant qu’on adore ici le pape, notre président se fait huer à Saint-Mandé. Si au lieu d’être un pauvre sire, un ridicule soupirant à l’empire, il avait l’épée, l’état-major, les victoires de feu son oncle, cela n’arriverait pas. Les aristocrates savent bien ce qu’ils font, quand ils entretiennent à leur profit cette ménagerie de bêtes sauvages, pour les lâcher au besoin ; ils savent très bien que la canaille est leur machine. Mais qu’ils y prennent garde : il est dangereux de jouer avec certaines bêtes : elles se tournent parfois contre ceux qui les ont éduquées. C’est un très mauvais jeu que celui-là.

Par toutes les voies, j’en reviens à ma formule : Pendant qu’il y aura des barbares, défendre énergiquement la société contre eux ; mais travailler incessamment à ce qu’il n’y ait plus de barbares. La société ne sera assurée, la civilisation moderne ne sera inébranlable, que quand on y aura incorporé ces hordes qui semblent ne chercher qu’à la renverser, mais qui au fond ne demandent qu’à y entrer. Rome périt parce qu’elle n’eut ni le temps ni la puissance d’opérer cette œuvre d’assimilation, de rendre romains les barbares du ive et ve siècle, comme elle avait eu la force de rendre romaines la Gaule, l’Espagne, etc. Ma conviction est que la civilisation moderne est assez forte pour cela, qu’elle le fait sans s’en douter et peu à peu, et que l’œuvre s’accomplira continuement, sans avoir besoin d’une transition par la barbarie. Quant à ceux qui prétendent maintenir perpétuellement en face d’eux des barbares, en les domptant sans cesse, leur système est aussi absurde que celui de ces empereurs qui croyaient tout sauver en fortifiant les villes frontières, et en maintenant les peuplades envahissantes derrière le Rhin et le Danube. N’es t-il pas évident qu’à force d’être battus, ils finiront par triompher et miner les digues ? Et je comprends très bien pourtant que les hommes admirables de la génération qui nous a précédés, M. Thiers par exemple, qui en est le vrai représentant, ne comprendront jamais cela.

Mon départ de Rome, chère amie, est décidément fixé à samedi prochain, 20 avril. Je me suis décidé pour les vetturini. Nous serons une vraie caravane pour Bologne ; je m’arrêterai à Faenza, où il y a un service régulier pour Ravenne. Cette manière de voyager est bien longue, mais peu coûteuse et peu fatigante : on ne voyage que de jour, on s’arrête aux points intéressants, à la cascade de Terni, à Lorette, à Ancone, etc., on jouit du pays. Pour ce long trajet, en ne me demande que cinquante francs, y compris tous les frais d’hôtel. En supposant qu’il faille ajouter quelque chose pour plus de confortable, il n’y aurait rien d’exorbitant. J’ai cherché de toutes manières a organiser un itinéraire par Assise et Pérouse, point d’un si haut intérêt pour l’histoire de l’art et du développement italiens : il m’a été impossible de combiner un plan satisfaisant. La saison [est] excellente : la végétation restée jusqu’ici un peu en retard, est maintenant dans sa première verdeur. Il m’eût été trop pénible de parcourir en poste et de nuit ces sites charmants de l’Apennin. Au delà de Bologne et en Lombardie, je reprendrai les voies expéditives.

Avec quel empressement, mu chère amie, j’attends la lettre que je trouverai de toi à Venise, et qui décidera de notre prochaine réunion ! Je ne puis que te répéter mes plus instantes supplications, et te prier de penser à moi plus qu’a toi-même. Quelle que soit l’opinion du médecin, ma chère amie, reviens-nous, et que la joie de notre prochain retour ne soit pas troublée par la pensée qu’il a pour cause un dérangement grave de ta santé. N’est-il pas assez démontré que l’hiver t’est funeste en ces climats, et quelle cruelle imprudence de répéter toujours cette meurtrière expérience ! Adieu, excellente sœur ; cette fois j’ai confiance, je ne sais trop pourquoi, que le jour est proche. Aime-moi toujours, et continue de me le dire.

Ton ami et frère,
E. RENAN.