MADEMOISELLE RENAN.


Padoue, 5 juin 1850.

Je suis bien inquiet, ma chère amie, du long retard que ta réponse à ma première lettre de Venise met à me parvenir. D’après mes calculs, il y a longtemps que j’aurais dû l’avoir reçue. Comme à Padoue, je serai aussi bien qu’à Venise en position pour obéir à tes ordres, j’ai pris je parti de m’y rendre, et voilà déjà près de deux jours que j’habite cette docte ville. J’ai pris les précautions les plus rigoureuses pour que toutes les lettres qui m’arriveront à Venise m’y soient envoyées. J’ai éprouvé quelque regret après t’avoir écrit ma dernière lettre. J’ai craint que tu ne visses dans le souhait tout naturel d’être réuni à toi le plus tôt possible, un désir de ma part auquel tu ne voulusses condescendre au préjudice de ta santé. Je ne sais si je l’ai dit assez fortement que la prédilection que j’ai pour notre réunion immédiate ne doit tenir en aucune manière devant la considération de ta santé. Quelquefois j’ai craint de te voir sacrifier cet intérêt capital à une prétendue économie (que je ne crois pas réelle) et à l’appréhension plus mal fondée encore de me causer un double dérangement. Tout cela m’a un peu inquiété, et, quelque désir que j’éprouve de te revoir le plus tôt possible, j’ai craint d’avoir sacrifié à ce désir un intérêt plus sérieux. Mais je me fie à la rectitude de ton jugement, qui aura su sans doute donner la prépondérance aux motifs qui la méritent. Je recevrai sans doute ta lettre à Padoue ; et si tu me rappelais, ô bonheur ! en une heure je serais de nouveau à Venise, et six heures après à Trieste.

Notre prochaine réunion, chère amie, absorbe toutes mes pensées. C’est un rêve pour moi, mais le plus doux des rêves. Dans quelques semaines, excellente sœur, dans quelques semaines, y penses-tu ? Pourquoi cependant ta lettre ne m’est-elle pas parvenue ? Cela m’inquiète ; car enfin il me semble que si tu avais été bien, tu m’aurais répondu tout de suite. Écris-moi souvent et partout ; je voudrais trouver ma route semée de tes lettres. Écris désormais à Milan et Turin ; aussi court que tu voudras, ce que tu pourras sans te fatiguer, quelques lignes au moins. Padoue est une triste ville, sans distinction intellectuelle. Que Bologne lui est supérieure ! Là j’ai trouvé sans contredit les esprits les plus distingués de l’Italie. Ici le béotisme est grand. L’Université est dans une déplorable décadence. Mais je trouve beaucoup de complaisance et d’égards. Saint-Antoine ne me plaît pas. Cet entassement de coupoles et de minarets n’a ni caractère ni unité ; et puis cette légende est lourde comme un pavé. Saint-Antoine fait, dit-on, trente miracles régulièrement par jour ; cela se peut, mais encore faudrait-il que ces miracles fussent un peu bien imaginés  ; au contraire, jamais il n’y en eut de plus mauvais style ni de plus pauvre invention. Que l’art est déjà inférieur dans ce pays, quand on se rappelle la Toscane, l'Ombrie… Venise est certainement un point incomparable : l’art y est pourtant bien moins pur qu’à Pise, Florence, Pérouse, Assise. Ce sont des marins ingénieux, qui ont vu Sainte-Sophie, qui volent çà et là une colonne grecque, un bas-relief antique, et entassant tout cela, plaquant les morceaux contre les morceaux, font Saint-Marc. Combien il y a là moins de spontanéité que dans cet art si pur, si harmonieux, qui s’épanouit de lui-même sur les bords de l’Arno. Et cette école vénitienne… Comment aimer ce réalisme si cru, ces têtes si vulgaires de Titien, si laides du Tintoret, après le ravissant idéal des écoles toscane et pérugine, après la suave et correcte beauté de l’école bolonaise ? En revanche, les souvenirs scientifiques et philosophiques se retrouvent ici à chaque pas, et ont pour moi le plus vif intérêt.

Adieu, ma bien-aimée ; écris-moi, écris-moi, et continue de m’aimer.

Ton ami, et ton frère,
E. RENAN.
J’ai de bonnes nouvelles de Saint-Malo. Maman est enchantée de ton retour. Mais, mon Dieu, pourquoi tardes-tu si longtemps à m’écrire ?