MONSIEUR ERNEST RENAN
à Vérone, État Lombard-Vénitien, Italie (poste restante).


Varsovie, 4 juin 1850.

Achève en paix ton voyage, mon Ernest bien-aimé ; rien ne m’oblige, je te l’assure, à hâter le moment de mon retour. Suivant tes désirs, j’ai posé à mon médecin la question que renfermait ta dernière lettre : lequel vaut le mieux, au point de vue de ma santé, ou partir immédiatement, ou attendre quelques semaines, deux mois au plus ? Il n’a pas hésité à me répondre : « Mieux vaut attendre ! » ses raisons ont été : que l’amélioration obtenue, amélioration réelle, quoique très lente, conseillait hautement de poursuivre le traitement qui l’a fait naître ; que le voyage pourrait nuire à ce mieux encore chancelant et sujet à s’ébranler ; qu’il ne voit pour moi aucun inconvénient à attendre jusqu’au commencement d’août, que la température est ici, jusqu’à cette époque, la même que celle de Paris ; que l’agitation, la fatigue du voyage, dans ce moment, pourraient amener quelque fâcheuse complication ; que recommencer divers traitements est toujours chose mauvaise, et qu’il serait difficile à un autre médecin d’apprécier exactement mon mal en ne le voyant que dans l’état actuel ; qu’il ne peut certainement point me promettre d’être guérie avant six semaines, mais qu’il a tout lieu d’espérer une marche ascendante dans le mieux qui se fait sentir, et par conséquent des chances meilleures pour le voyage. « Prenez du repos, a-t-il ajouté en se résumant ; attendez : je ne vois, heureusement, rien qui nécessite votre retour avant le mois d’août, et je trouve, sur tous les points, que vous pouvez, que vous devez gagner à attendre. » Il m’a trouvé aujourd’hui meilleur visage (je n’ai jamais été très défaite), et je m’aperçois moi-même que depuis quelques jours je reprends une mine de plus en plus rassurante. Sachons donc attendre, bon et si cher ami, n’exposons à aucun hasard ce petit mieux si péniblement obtenu et encore peu consolidé. Ne t’inquiète point, je t’en supplie : mon mal n’avance pas vite dans la voie d’amélioration où il est entré, mais il s’y maintient, malgré quelques retours de souffrance, malgré l’irritation qui existe encore dans l’organe attaqué. Le matin, après le repos de la nuit, je suis toujours dans une situation très calme, sans douleurs ni tiraillements ; c’est dans la journée, vers midi, une ou deux heures, lorsque j’ai dû forcément prononcer quelques phrases, que la souffrance se fait de nouveau sentir. L’aspect de ma gorge est infiniment meilleur ; ce n’est que la douleur que j’éprouve en parlant, même on n’élevant point la voix et en ne prononçant que quelques syllabes, ce n’est que cette douleur tenace qui prouve que tout n’est pas fini, qu’il me reste encore et que je conserverai longtemps des traces de cette irritation cruelle. Après tout, mon Ernest, il n’en saurait être autrement ; dès le premier jour, le médecin m’a dit que ceci serait très long, que je serais très heureuse si je n’en avais que pour plusieurs mois. Je te le demande en grâce, mon bon se, calme un peu les craintes de ton excellent cœur, retourne à Paris, finis tes affaires avec quelque repos d’esprit, tu viendras ensuite me rejoindre à Berlin, soit à la fin de juillet, soit au commencement d’août, suivant le temps et les circonstances. Ne te tourmente pas, je t’en conjure ; le seul mauvais symptôme que je conserve, c’est l’impossibilité de parler, ou plutôt la douleur que j’éprouve en prononçant toute parole, car je n’ai pas du tout la voix couverte. Sur tous les autres points, le mieux est arrivé presque au bien. Je n’ai plus dans la gorge ces lésions qui m’ont fait tant souffrir, et d’où s’échappait le sang que j’ai craché ; ma langue, qui était horrible, redevient ce qu’elle doit être, a tous les jours meilleur aspect. Je n’ai plus de fièvre, d’insomnies, et je ne retrouve que rarement de ces heures d’accablement général qui m’ont tant fatiguée. Je t’assure, mon Ernest, que je suis en bonne voie, qu’en totalité je me trouve beaucoup mieux, et que si j’attends, ce n’est que pour consolider ce mieux avant de me mettre en voyage. Tranquillise-toi donc, je t’en supplie ; je te dis la vérité entière et je t’assure que maintenant cette vérité n’a plus rien d’effrayant.

Il parait, cher ami, que les courriers sont plus longtemps à venir de Venise à Varsovie qu’à faire la même route en sens contraire : je n’ai reçu qu’hier soir ta deuxième lettre de Venise ; auras-tu reçu avant de partir pour Padoue ma réponse à la première ? je te l’ai adressée le 28 mai. En même temps que ta lettre, j’ai reçu hier de mademoiselle Ulliac des nouvelles qui m’ont fait beaucoup de peine. Sa pauvre mère est très malade, alitée depuis vingt-sept jours. Juge de la douleur de la fille ! Au moment où elle m’écrivait, il y avait un petit mieux ; mais ce terrible chiffre de quatre-vingts ans est une complication bien alarmante. Le moment de la perte de sa mère sera horrible pour mademoiselle Ulliac ; ah ! puisse-t-il être encore différé ! — Je n’ai pas de fraîches nouvelles de Saint-Malo ; cependant j’espère que tout le monde y est bien. — Au revoir, mon Ernest ! mon cœur bat de la plus vive joie en sentant que ce mot a désormais pour synonyme à bientôt.

H. R.


[Sur un billet séparé :] Pour calmer tes terreurs et pour me conformer à ce que tu désires, je l’écrirai de huit en huit jours à Milan et à Turin ; mais je t’assure que cela n’est point nécessité par ma situation, en laquelle huit jours n’amènent pas grand changement. — Ah ! que tu as bon goût d’aimer Venise ! qu’elle m’a aussi charmée ! Ne dis pas trop adieu à l’Italie ; nous la reverrons peut-être ensemble.