MONSIEUR ERNEST RENAN
à Milan, Lombardie (Poste restante).


Varsovie, 11 juin 1850.

Je viens accomplir ma promesse de t’écrire, très cher Ernest, quoique j’aie bien peu de changements à t’annoncer dans ma situation de malade. Toujours ma gorge paraît mieux à l’œil, et ce matin on la considérant, le médecin pouvait me dire qu’elle ne lui paraissait plus loin de l’état normal ; mais toujours aussi je continue à y éprouver de très vives douleurs qui ne me permettent point de croire que je touche à une guérison. Si je t’écrivais le matin, cher ami, sans penser à la soirée de la veille, je n’aurais à te donner que les plus consolantes nouvelles, car chaque jour, je suis invariablement mieux dans la matinée, c’est toujours vers une ou deux heures que le mal renouvelle ses atteintes, et j’en ai alors jusqu’au soir à peu près sans interruption. Il me semble maintenant que le siège de la douleur est un peu plus bas que jadis, ce qui explique à mes yeux pourquoi la gorge paraît mieux lorsque je ne souffre pas moins. Mon Ernest, je t’en supplie, ne te tourmente point, ne laisse pas abattre ton courage. Je te répète que le médecin est content de l'état de ma gorge ; il attribue les douleurs et l’embarras presque continuel que je ressens, au gonflement démesuré de petites glandes qui se trouvent sur le fond de la langue, glandes que l’on ne voit point a l’état normal et qui ont pris chez moi la dimension de gros boutons, par suite de l’irritation excessive de la gorge et de l’arrière-bouche. Ces boutons touchent souvent à la glotte et développent, suivant mon docteur, la gêne douloureuse que j’éprouve encore et dont il ne parait pas s’inquiéter. Le larynx est ce qui le préoccupe particulièrement et, comme je ne tousse plus, comme j’avale sans tousser fortement, il espère qu’il n’y a eu que peu de mal à cet organe si délicat. Il me disait il y a deux heures : « Ne vous inquiétez pas si vous conservez longtemps la douleur que vous ressentez ; il ne pourrait guère en être autrement ; mais les pustules du pharynx diminuent, c’est le résultat que nous devions surtout désirer. » Sois donc à peu près tranquille, mon Ernest, je te le demande en grâce. — Les cautérisations sont toujours suspendues ; on m’insuffle maintenant dans la gorge du bismuth pulvérisé, dans l’espoir que ce calmant adoucira l’extrême irritation de la partie malade. A ce mal si long et si cruel se joint chez moi une affection nerveuse, poussée depuis plusieurs mois à un très haut point. Ceci n’est pas dangereux, mais malheureusement décuple toutes les souffrances. — Comme dans mes lettres précédentes, mon Ernest bien-aimé, je te demande d’achever ton voyage sans te détourner : il faut que je poursuive le traitement commencé, et je ne puis songer à notre réunion que pour la fin de juillet ou les premiers jours d’août. Mais pas plus tard que cette époque, mon Ernest ; si le froid me surprenait ici (et en ces contrées il se fait sentir dès la fin d’août), je ne sais plus ce que je deviendrais. Au commencement d’août, à Berlin, n’est-ce pas, très cher ami ?

Ne t’afflige pas de ce que je te dis, mon excellent Ernest ; en somme, je suis réellement mieux, quoique j’aie encore des heures mauvaises. Afin que mes lettres fussent plus rassurantes, je voudrais pouvoir t’écrire le matin, à mon bon moment ; mais j’en suis empêchée par l’obligation de marcher en me levant pendant deux ou trois heures, en avalant des flots de petit-lait. Dans cinquante jours nous serons réunis, très cher, ou du moins tout à la veille de l’être. Ah ! cette douce idée ranime encore tout mon pauvre être abattu ! Te revoir, te revoir, est depuis plus de quatre mois le vœu continuel de mon âme. — J’ai reçu une nouvelle lettre de mademoiselle Ulliac ; sa mère va mieux, on espère que le danger est passé. Ma bonne amie s’est préoccupée de me chercher un logement sain et convenable, pour les quelques jours que je passerai à Paris avant d’aller à Saint-Malo. Il y a, dit-elle, en face de la maison qu’elle habite, une pension bourgeoise habitée et tenue par d’honnêtes gens qu’elle connaît ; elle espère que je pourrai y avoir ce qu’il me faut. Tu verras ceci avec mademoiselle Ulliac, cher Ernest, et tu jugeras la question en dernier ressort. Songe qu’il ne me faut pas grand’chose, que ce ne sera que pour peu de temps, une ou deux semaines, et peut-être moins, et tâche que ce ne soit pas trop cher. Si je puis me passer d’un médecin, je ne m’arrêterai à Paris que pour me défatiguer ; mais si je dois encore recourir aux conseils de la science, j’y resterai peut-être plus longtemps : le tout dépendra de ma malheureuse santé. Fais en sorte, mon Ernest, que je ne sois pas loin de toi. Aujourd’hui te retrouver, alors te voir, me parait le souverain bien. — J’ai un peu peur de la température de Saint-Malo, et du manque complet de végétation sur cet industrieux rocher ; c’est pourquoi je désire y aller pendant que le soleil aura encore de chauds rayons. Mon médecin me fait rester autant que possible à l’air extérieur, et désire surtout que je sois entourée de végétation, que les émanations des feuilles rendent à ma pauvre personne ce qu’elle a perdu. — J’espère que tu ne me trouveras point défaite, cher Ernest ; mon visage donne raison à mon médecin qui me trouve mieux : depuis quelques semaines j’ai repris ma mine ordinaire.

[Sur un billet séparé :] Où es-tu, cher ami ? Cette lettre te parviendra-t-elle ? J’attends celle que tu me fais espérer de Padoue. — Poursuis en paix ton voyage, mon Ernest si cher ; le médecin ne cesse ne me redire que je vais aussi bien qu’il se peut dans une maladie pareille, qu’il n’y a plus à se tourmenter de ce qui me reste, qu’un mal aussi enraciné laisse longtemps de l’irritation dans la partie atteinte. Remets donc on paix ton bon cœur effrayé  ; achève ton voyage et pense souvent que dans deux mois nous n’aurons plus à souffrir séparés.

Ta sœur,
H. R.