MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie (Pologne).


Turin, 10 juin 1850.

Je voulais t’écrire de Milan, chère amie. Mais une note que j’ai dû transmettre à l’Académie sur quelques commissions dont elle m’avait chargé à l’Ambrosienne a pris tous mes moments libres. Je ne suis resté que quatre jours dans cette ville, si ennuyeuse, si dénuée de physionomie ! Verceil m’a pris un jour, et Turin où je suis depuis quelques heures ne me prendra guère que trois ou quatre jours. Je serai donc à Paris dans huit jours à peu près, vers le 27 ou le 28. Déjà du reste j’ai dit adieu à l’Italie. L’aspect, la langue, les habitudes, tout est français dans ce pays. L’art est du dernier médiocre ; à part l’incomparable horizon des Alpes, le pays est triste, le ciel atone. Vérone est à proprement parler la dernière ville italienne de cette ligne : mais qu’elle est intéressante et qu’elle mérite d’être visitée ! J’ai cru un moment me retrouver en Toscane ou en Ombrie. Ici Napoléon efface tout et domine tout souvenir. Milan est sa ville ; un peu plus encore, et il l’eût faite blanche et neuve comme la rue de Rivoli. Monza même n’a pas échappé à ce replâtrage et à cette décoration théâtrale, et en vérité la couronne de fer et les curieuses reliques de Théodelinde y paraissent fort dépaysées. Il faut s’y résigner ; adieu les madones, adieu les costumes pittoresques, adieu l’art local ; en revanche, il y a des gardes nationaux d’une tournure fort amusante, et des crieurs de journaux qui vendent à toute heure l’Instituteur du peuple, l’Ami du peuple, le Conseiller du peuple, et toute chose du peuple. Ah ! que tu me fais de joie en me recommandant de ne pas dire adieu à l’Italie ! Il faudra être sage pourtant, et si une Faculté dans le midi peut s’arranger, il faudra renoncer à ce beau rêve. Mais pourquoi anticiper sur ce point, dont nous causerons à loisir ? J’ai communiqué à Daremberg les détails que tu me donnes sur ta maladie et le traitement. Tout ce qu’il me dit (et je suis assuré qu’il y met une franchise toute médicale) me rassure complètement ; le traitement lui semble tout à fait méthodique, et le séjour du midi salutaire, sinon nécessaire. Du reste il lui semble que le midi de la France suffirait. Je le crois bien aussi ; mais quant à choisir, Rome me semblerait aussi économique et mille fois plus agréable. Il est très vrai que ta solitude y serait grande. Mais serait-elle moindre à Montpellier ? Je maintiens que tu trouverais à Rome un milieu plus analogue à celui de notre France que dans aucune ville du midi. Chose étrange ! Rome est la ville du monde où le libre penseur est le plus à sa place : tout le monde s’y trouve à l’aise et chez soi. Mais je ne me résoudrai que très difficilement à te voir partir seule pour un pays étranger quelconque : non, cela n’est pas possible.

Maintenant il est temps, chère amie, de fixer nos jours. J’ai reçu très exactement à Venise et à Vérone les lettres que tu m’y avais adressées. Mais je n’ai rien trouvé à Milan ni à Turin. Sans doute j’aurai plus accéléré mon voyage que tu ne pensais. Désormais écris-moi à Paris ; il est assez probable que je reprendrai provisoirement une chambre à mon ancien numéro 49, toutefois, adresse à mademoiselle Ulliac ou à M. Daremberg ; c’est plus sûr. Je pense, chère amie, d’après tes lettres antérieures, que tu me diras de partir vers la fin juillet. Plus tôt serait tout aussi commode pour moi ; mais il faut avant tout consulter tes forces. Que je redoute ce voyage de Varsovie à Berlin, et surtout cette fatale poussière ! C’est là que je voudrais être avec toi. Il me sera utile d’être à Paris dans le courant du mois de septembre pour régler l’année prochaine. Probablement nous irons ensemble à Saint-Malo, d’où je repartirai avant toi. Enfin, nous réglerons tout cela. L’essentiel pour le moment, est de fixer l’époque de notre réunion. Il faut déterminer aussi le point où nous nous rencontrerons, c'est-à-dire l’hôtel ou je descendrai en arrivant, à moins que tu ne préfères que j’arrive quelques jours d’avance, de manière à ce que je puisse t’écrire dans le grand duché de Posen, et te dire où tu me trouveras. Tu régleras tout cela dans ta prochaine lettre, chère amie ; et moi dans ma réponse, je te donnerai les jours et les heures. Songe bien que c’est la dernière correspondance que nous échangerons de Paris avant notre réunion. Quand ce mot se retrouve sous ma plume, j’ose à peine croire à la réalité de ce que j’écris. Dans un mois, ma bien-aimée, irrévocablement dans un mois ! Cela me ravit tellement que j’oublie trop la triste cause qui accélère notre bonheur. Mon Dieu ! je me fais peut-être illusion sur ton état, et quand je cherche à scruter les termes de tes lettres, je ne les trouve pas toujours à la réflexion aussi rassurants que je voudrais. Alors j’ai de tristes retours. Mais pourtant il me semble tout à fait impossible qu’après notre réunion et notre retour à Paris, tu ne sois complètement guérie. Je t’en prie, dis-moi tout avec franchise, et s’il faut retarder en août et septembre, retardons ; alors je ferai mes affaires au ministère avant de partir, et cela serait même peut-être mieux. Enfin, ne considère qu’une seule chose, le bien de ta santé et les circonstances plus ou moins favorables de ton voyage. Je reçois des nouvelles assez fréquentes et très bonnes de Saint-Malo. Adieu, ma bien-aimée ; écris-moi tout de suite à Paris, et continue de m’aimer. Que tu as répandu de charme sur la fin de mon voyage par cette ravissante perspective que tu m’accordes ! Et j’oublie peut-être que tu souffres ! Mais est-ce ma faute ! Pourquoi me rends-tu si heureux ? Adieu, ma bien chère Henriette.

Ton frère et ami,
E. RENAN.