MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie (Pologne).


Paris, 9 juillet 1850.

J’ai reçu ta lettre du 30 juin, ma chère amie. Elle me confirme malheureusement dans les appréhensions que j’avais conçues sur le sort de mes lettres de Padoue et de Milan. Je suis désolé de t’avoir causé cette inquiétude. Mais rien, je te l’affirme, dans mes lettres, ne justifiait l’infidélité évidemment systématique des postes autrichiennes à leur égard. Celles que j’ai écrites à Paris et à Saint-Malo, tout aussi innocentes, ne sont pas non plus parvenues.

La date du 1er  août me convient parfaitement, chère amie, comme le ferait toute autre ; car, je le répète, je suis à ton entière disposition. Si donc je ne reçois de toi aucune instruction nouvelle, j’ai arrêté de partir de Paris le vendredi, 26 juillet, à huit heures du soir. Je prendrai le trajet direct, et serai à Berlin le dimanche, 28, à neuf heures trente minutes du soir. La durée du trajet est de quarante-neuf heures trente minutes. Le lundi, je t’écrirai à Niechanow. Si tu m’envoies l’adresse d’un hôtel, je le prendrai ; mais dans le système que nous avons adopté, cela, n’est pas nécessaire. Comme j’emporterai très peu d’objets, tu peux compter sur du vide dans ma malle. J’emporterai aussi à vide dans ma malle un sac de nuit qui m’a servi en Italie. Il serait préférable, je crois, que tes effets t’accompagnassent. En chemin de fer, le transport des bagages est simple, commode et économique, en France du moins. De Paris à Berlin, les malles ne sont visitées qu’à Cologne. Le prix des premières places de Paris à Berlin est de cent vingt et un francs vingt centimes, et des deuxièmes de quatre-vingt-cinq francs quatre-vingt-dix. Nous ne serons pas fâchés, je pense, de passer quelques jours à Berlin. J’aurai à voir plusieurs doctes personnes, et quelques commissions à faire. Comme ce voyage n’est pas précisément un voyage de loisir, nous ne nous écarterons pas de la grande ligne. Nous pourrons faire des arrêts à Cologne, Aix-la-Chapelle et Bruxelles, et peut-être une pointe sur Bonn, où j’ai des relations scientifiques formées d’avance. Nous délibérerons tout cela ensemble. C’est une chose délicieuse que cette liberté que laisse le chemin de fer de calculer à loisir ses heures et ses minutes.

Je ne pense pas, ma chère, que les lettres que je recevrai de toi avant mon départ m’obligent à rien changer au plan que je viens de l’exposer. C’est pourquoi je n’attendrai pas pour l’exécuter une réponse à cette lettre. Je n’ai point entendu parler du choléra de Potsdam, il ne peut par conséquent être bien violent à Berlin, et d’ailleurs ce ne serait pas là une raison pour empêcher mon voyage. J’ai vu avec mademoiselle Ulliac une dame Dossans, tenant une pension bourgeoise fort honnête dans son voisinage, et qui nous offre de bonnes conditions pour notre premier séjour à Paris. Nous aurions deux chambres communiquant par un couloir et ayant leur sortie indépendante, l’une pour quinze et l’autre pour vingt francs par mois. La pension serait à peu près de soixante francs au plus par mois. J’y prends provisoirement mon dîner, et je suis satisfait. Le local est situé au bas de la rue de l’Ouest, tout près du carrefour de l’Observatoire.

Ainsi donc, ma chère amie, voilà notre longue attente qui touche à son terme, dans trois semaines, nous serons à la veille d’être réunis ! je ne te parle longuement ni de l’hiver prochain, ni de l’avenir ; nous allons dans quelques jours en causer. Je suis très content de l’accueil que je reçois ici. J’y ai vraiment des amis. Cette mission, je le vois, sera officiellement mon titre le plus efficace. J’avais remarqué depuis longtemps qu’on ne vaut dans le monde officiel que par son côté le plus médiocre. Le volume où je consignerai mes recherches sera peut-être celui auquel j’attacherai le moins de prix, et probablement celui qui m’avancera le plus.

Il n’est pas nécessaire, chère amie, que tu me fasses passer de lettre de change. Rien ne m’est plus facile que de réaliser deux ou trois cents francs soit avec mes reliquats de compte, soit avec ce qui m’est dû pour mon traitement d’agrégé, dont j’ai une année on réserve. Je t’écrirai encore une ou deux fois avant mon départ, mais cela ne changera rien à l’itinéraire ci-dessus exposé. Ainsi le 28 à Berlin, chère soeur. Adieu ; bientôt nous n’aurons plus à prononcer ce mot fatal.

Ton meilleur ami,
E. RENAN.