MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Lyon, 19 octobre 1849.

Je quitterai donc la France, mon amie bien-aimée, sans avoir reçu une lettre de toi. Je ne puis te dire combien cette privation m’est sensible, et quelle amertume elle jette sur ce départ. Quand je calcule les jours nécessaires à l’échange de nos lettres, bien assuré que je suis que tu n’as pu mettre de retard à me répondre, je ne puis m’empêcher de concevoir quelque inquiétude. Une lettre de mademoiselle Catry nous a appris que tu étais encore malade au moment de ton départ. Tout cela m’alarme, chère amie, d’autant plus que Dieu sait maintenant quand je recevrai une lettre de toi au milieu de cette vie nomade que je vais mener durant quelques mois.

J’avais d’abord résolu de t’écrire le dernier soir de mon séjour à Paris. Les embarras de départ qui déjouent toujours un peu les prévisions, m’en ont empêché, et je me suis réservé ce plaisir pour la soirée que j’aurais à passer à Lyon. Jusqu’au dernier moment, toutes nos démarches relatives à ce voyage ont continué à réussir à souhait. Je n’aurais osé m’attendre à tant de marques de considération et à des égards si délicats de la part des personnes de l’Institut et du ministère à qui j’ai ou affaire. M. Génin a été pour moi un véritable ami, M. Halévy, chargé spécialement comme chef de bureau des missions scientifiques, a été d’une complaisance parfaite. De tous les côtés, nous avons reçu les lettres les plus flatteuses pour Rome, et on peut l’espérer, des plus efficaces. Nous eu avons pour le général Rostolan, le général Mollière (homme très lettré, et bien libéral, ami intime de M. Burnouf), pour le cardinal Maï, membre correspondant de l’Académie des Inscriptions, de la part de M. Le Clerc, pour Rosmini, (au Mont-Cassin) lettre secrète de M. Cousin, pour le poète Niccolini à Florence, de la part de M. Quinet, pour le chevalier Campana, de M. Ingres pour le directeur de l’École française. Je laisse à la responsabilité de mon compagnon de voyage, bien que je sois très disposé à en profiter, les lettres pour les cardinaux Antonelli et Altieri, et pour un grand nombre de notabilités ecclésiastiques. Ces lettres nous sont communes quant aux facilités qu’elles pourront nous procurer ; mais je me lave les mains de les avoir demandées. Il n’y a pas jusqu’au nonce, qui n’ait voulu appuyer notre hérétique mission. Quant à Naples, j’ai reçu toute une collection de lettres pour les hommes un peu marquants dans la science qui habitent cette ville, d’un de mes amis, savant archéologue, qui y a fait un long séjour. Avec tout cela, nous ne nous attendons qu’à du mauvais vouloir. J’ai vu avant mon départ le fils de M. Isambert, revenant de l’ambassade à laquelle il était attaché, et qui m’a conté des choses inouïes de la petitesse d’esprit et des suspicions mesquines de ces gens-la. La grave question politique qui s’agite ces jours-ci nous préoccupe vivement, comme tu conçois. Une rupture serait pour nous une bonne fortune : que les Français règnent huit jours seulement à Rome, et nous forçons les dernières armoires du Vatican.

J’ai trouvé jusqu’au bout M. Cousin excellent, mais fort original. Il a fait une vraie scène à M. Génin et A M. Lesieur, qui me l’ont rapportée en riant. Puis il m’a cordialement félicité de mon voyage, et m’a assuré qu’il en avait toujours souhaité la réussite. Il m’a même avoué qu’il n’avait jamais songé bien sérieusement à m’envoyer en province, que l’enseignement des collèges ne me convenait pas, qu’on avait découvert et non désapprouvé mon plan d’arriver tout de suite aux Facultés, qu’en toute hypothèse le titre d’agrégé me servirait à mettre sur ma carte de visite. Enfin les dernières fois que je l’ai vu, je l’ai trouvé plus aimable que jamais  ; il m’a chargé de commissions scientifiques et autres, d’une nature assez délicate. Rosmini, en ce moment en pénitence au mont Cassin, dernièrement condamné par l’Index, est son grand ami. Rosmini est philosophe, mais âme si douce et si timide qu’il se sacrifierait lui-même plutôt que de faire un éclat. M. Cousin n’a jamais osé lui écrire au milieu de son nouvel entourage, de peur de l’inquisition à laquelle il est sans doute soumis. Je serai l’intermédiaire de leurs philosophiques confidences. « C’est un saint, me disait-il, de ce grand ton qui n’appartient qu’à lui, le plus grand saint qui soit maintenant en ce monde. » Quant au cardinal Maï, ce fut lui, M. Cousin, qui eut la plus grande part à sa nomination à l’Institut, mais depuis, ce brigand de cardinal, comme il l’appelle, a signé sa condamnation à l’Index. « Bien des choses, ajouta-t-il, m’ont fait plus de peine ; mais c’est un Monsignor, je ne vous donnerai rien pour lui. »

Nos instructions seront insérées et l’ont déjà été probablement tout entières au Moniteur et au Journal de l’Instruction Publique. Il est donc probable que les autres journaux en parleront, Nous nous attendons à quelque invective de l’Univers. Mais Ces injures-là honorent, puisqu’il n’y a pas un homme tant soit peu intelligent qui n’en ait sa part. Demain matin à cinq heures, nous prenons les bateaux à vapeur du Rhône jusqu’à Beaucaire. Là nous faisons une petite déviation de notre route naturelle, et prenons le chemin de fer de Montpellier, où nous voulons voir quelques manuscrits. Nous nous arrêterons à Nîmes, et reviendrons par Arles, Aix, Toulon, sans passer probablement à Marseille. Benjamin Moullec n’est plus à Marseille, mais à Montpellier, où je le verrai. Le 25, irrévocablement, nous nous embarquons à Toulon sur le paquebot de l’État qui nous mènera directement à Civita-Vecchia.

Adieu, ma bien-aimée. La fatigue me force d’abréger. J’ai visité avec plaisir les environs de Lyon, très pittoresques et très caractérisés. L’aspect montueux de ce pays, surtout de Roanne à Tarare, m’a vivement impressionné. Notre Bretagne et en général nos régions du Nord et de l’Ouest ne m’avaient rien révélé d’analogue à cet horizon dentelé et à ces coupes de terrain variées et irrégulières. Adieu, bonne amie, une lettre le plus tôt possible.

Ton bon ami,
E. R.