MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Rome, 6 avril 1850.

Je ne puis accepter, ma bien chère Henriette, toutes les réflexions que tu me proposes dans ta dernière lettre sur la grave question qui nous préoccupe depuis si longtemps. Toutes, je le reconnais, partent de la noblesse de ton cœur et de l’infinie délicatesse de tes sentiments ; mais en les examinant avec tout le sang-froid possible, je ne puis donner à ces considérations, une seule peut-être exceptée, toute la valeur que tu leur attribues dans cette délibération. Et d’abord, ma chère amie, ne me parle plus du motif tiré des bizarres imaginations de M. G., car il m’est impossible de comprendre comment les folies de cet homme seraient un motif pour retarder d’un jour ton retour parmi nous. Je t’ai retrouvée tout entière, ma bonne Henriette, dans les délicates inquiétudes que tu m’as communiquées relativement à notre future réunion ; mais ces inquiétudes, je ne puis les partager, et bien que je n’aie pas songé un seul moment à les prendre dans un sens où elles eussent été une défiance de mon cœur, peu s’en faut qu’elles ne m’aient affligé. Il est trop clair, ma chère amie, qu’il serait préférable que je ne fusse en rien nécessaire à ton existence matérielle : telle est l’incertitude de notre existence, telle est de nos jours le précaire de toutes les positions qui tiennent de près ou de savoir que le sort des personnes qui lui sont chères n’est pas trop directement soumis aux chances qu’il peut courir lui-même. Ainsi donc, quand tu me demandes si je n’aimerais pas à te voir une position entièrement indépendante des chances de ma fortune, je serais un mauvais frère si je ne répondais pas : Oui ; cela est trop clair pour qu’il soit besoin de le dire. Mais ce que je n’admets pas, c’est le tour par lequel tu semblais me présenter cette réflexion : « Je ne veux peser sur ton existence ni sous une forme ni sous une autre… Quand tu sauras que j’ai des ressources, tu seras plus à l’aise, etc. » Je te le répète, ma bien-aimée, je sais interpréter ces paroles selon ton cœur ; jamais je ne croirai que tu m’aies soupçonné d'égoïsme. Laisse-moi te dire pourtant que si ces sentiments étaient les miens, ils ne seraient pas dignes d’une âme élevée. Car il suivrait de là que pour plus d’indépendance, pour n’associer personne à son sort et n’avoir d’autre charge que soi, le mieux serait de rester solitaire ; ce qui en thèse générale serait immoral. Quand l'homme associe un autre être à son existence, il s’impose des soucis, des soins, des devoirs ; il est moins libre, plus responsable. Est-ce une raison pour préférer son égoïste indépendance à de saintes obligations ? Aristote dit quelque part que le maître est plus noble que l’esclave, parce que l’esclave a très peu de devoirs et ne répond que de lui-même, tandis que le maître a beaucoup de devoirs et répond de plusieurs. Je ne dis tout cela que comme exemple, et pour te faire comprendre comment je ne puis accepter cette manière de présenter une considération, dont je reconnais à certains égards la vérité. Je dois faire la même observation, chère amie, sur un autre argument que tu tires contre moi d’une réflexion que je t’avais adressée du Mont-Cassin, réflexion qui peut avoir sa vérité, mais n’est nullement applicable entre nous. N’est-il pas évident qu’il faut distinguer dans les affections humaines deux classes parfaitement distinctes : les unes qui n’ont jamais commencé, qui sont toujours les mêmes, qui ne sont que l’intime et toujours uniforme sympathie du sang et des habitudes : l’amour filial, fraternel, les amitiés d’enfance ; les autres qui ont une date, un premier germe, un accès, un paroxysme, et par conséquent une période de prostration et de désillusion. L’accès ne peut durer ; c’est en ce sens seulement que j’ai pu t’adresser la réflexion que tu as mal interprétée. Oui, je maintiens qu’il est des instincts qu’il est plus doux d’amuser que de satisfaire, parce qu’il n’est que trop sûr qu’après la satisfaction viendra le dégoût. Mais cela ne peut s’appliquer qu’aux affections par accès, à celles qu’on appelle généralement passions. Y a-t-il eu une époque où tu m’aies plus aimé qu’à une autre ? Quand tu vivais journellement avec ta pauvre Emma, l’aimais-tu moins que depuis que tu en es séparée ? Non, sans doute. Car ces affections n’ont ni périodes, ni époques. Au bout de vingt ans, ma chère, nous serions aussi neufs l’un pour l’autre qu’au premier jour, surtout grâce à notre culture intellectuelle qui nous préserve de l’ennui. Si tant de personnes qui n’ont pas un mauvais cœur se fatiguent à la longue, cela tient toujours au vide de leur esprit, source perpétuelle de petites tracasseries et de mauvaise humeur. Ainsi, ma chère amie, la réflexion que je t’avais communiquée ne peut en aucune manière nous être appliquée : elle n’est vraie que pour les instincts qui s’épuisent par la satisfaction, et notre affection n’est pas de ce nombre. C’est par une association d’idées inexacte qu’elle m’est venue à propos d’un frère et d’une sœur. Un jour, en nous promenant autour du beau monastère, je citais à Daremberg les paroles de l’Évangile : « Il est bon d’être ici ; voulez-vous que nous y fassions trois tentes… ? » Il me répondit en souriant, comme c’était bien naturel, qu’il lui faudrait quelqu’un de plus. A quoi j’ajoutai que pour moi j’aimerais mieux la savoir comme Scolastique sur la montagne voisine, sauf à la voir une fois l’an. Je ne vois pas en tout cela d’argument bien décisif qui nous oblige à rester à quatre cents lieues l’un de l’autre. — J’aurais encore bien d’autres explications à te donner, mais je ne veux pas épuiser cette fois ma psychologie. Je veux bien reconnaître que les raisons tirées des instances du comte seraient suffisantes pour te faire prolonger de quelques mois, si cette prolongation ne t’obligeait à passer un hiver de plus dans ce déplorable climat. Voilé, chère amie, ce qui m’arrête ; voila ce que rien ne balance dans mon esprit. Et puis ce qui m’effraie encore davantage, c’est que la même raison subsistera au mois d’avril ou mai 1851  ; on te suppliera encore de rester, et alors ce serait à désespérer ; car je ne verrais plus d’issue. Ma très chère Henriette, promets à ton frère que tu ne dépasseras pas les dix années, obtiens la parole du comte qu’il ne t’adressera pas d’instances ultérieures, et si, la main sur la conscience et pensant à moi plus qu’à toi, tu m’assures que bien sérieusement un hiver de plus ne t’inspire pas d’inquiétude, eh bien ! je me résignerai à ne te voir que quatre ou cinq mois plus tard. Mais, je t’en prie, posons dès à présent une limite fixe, que rien ne puisse désormais déranger, et qui nous fasse trouver léger chaque jour qui nous en rapprochera. Et puis combien n’est-il pas nécessaire pour nos projets et nos arrangements que nous ayons ainsi un point fixe au moins un an à l’avance ?

Bien qu’en toute hypothèse, chère amie, notre réunion ne puisse être plus éloignée, combien je regrette maintenant de n’avoir pas accueilli avec plus de hâte ton projet de voyage à Venise ! Figure-toi, ma bien-aimée, que ce voyage me devient très nécessaire : en explorant un fonds de manuscrits vénitiens transportés à Rome, j’y ai trouvé tant de choses pour mon histoire de l’averroïsme, que je vois que je me priverais de documents essentiels, en ne visitant pas Bologne, Padoue et Venise qui furent les centres de l’averroïsme à la Renaissance. Les suppléments que m’accorde le ministère me permettent d’ailleurs ce voyage. Il est donc bien probable que dans quinze jours je prendrai la route des légations  ; je ferai quelque séjour dans les trois villes susdites, et aussi un peu à Ravenne, qui m’intéresse si vivement pour mon étude sur le grec au Moyen age. Milan et Turin seront un peu sacrifiés. Il y a, comme tu sais, beaucoup de chemins de fer en Lombardie, ce qui rend ce voyage assez facile. Si je ne trouve pas de compagnons pour prendre le vetturino, je prendrai la diligence qui me portera d’une traite jusqu’à Forli, à quelques lieues de Ravenne. Combien je regrette maintenant que nous n’ayons pas suivi notre première inspiration ! Oh ! si tu ne revenais pas dans un an, je ne me pardonnerais jamais de nous être privés de ce bonheur ! Mais tu reviendras, c’est bien sûr, et alors nous n’aurons plus rien à regretter. Je reçois toujours de très flatteuses communications de Paris. Je t’écrirai certainement avant mon départ. Je n’ose te dire où m’adresser ta prochaine lettre : adresse-la à M. Daremberg à Paris, c’est le plus sûr ; il saura toujours où je serai. J’ai de bonnes nouvelles de Saint-Malo. Adieu, ma bien-aimée : oh ! je t’en prie, ne doute jamais de ma vive et tendre affection, et consens à t’appuyer sur mon dévouement et ma reconnaissance.

E. RENAN.