MADEMOISELLE RENAN
au château de Clemensow, près Zamosc (Pologne).


Rome, février 1850

Je n’avais reçu jusqu’ici, chère amie, que deux lettres de toi, depuis mon séjour en Italie ; je reçois aujourd’hui le numéro 6, venu par mademoiselle Catry, lequel fait suite immédiate au numéro 2. Trois lettres intermédiaires par conséquent ne me sont point encore parvenues : tu m’expliques le sort de deux de ces lettres, celle adressée poste restante à Florence, et celle adressée à madame Daremberg qui probablement ne l’aura pas encore reçue. Il en reste une troisième, le numéro 3 probablement, dont le sort ne m’est point expliqué. Celle de madame Daremberg m’arrivera sans douta ; je vais charger un ami que nous avons à Florence de m’envoyer celle que j’ai dans cette ville. Comme toi, je déplore vivement cette irrégularité de correspondance, surtout en ce moment. Désormais adresse toutes tes lettres à madame Daremberg, rue d’Enfer, 53, Paris. Nous nous écrivons par tous les courriers ; de Rome à Paris, nous ne payons que vingt centimes. Pour comble de malheur, j’ai fait une maladresse sur l’adresse de ma dernière lettre de Florence ; je l’ai adressée à Varsovie, oubliant que tu étais restée à Clemensow. Cette lettre est partie pour Paris dans un paquet de M. Daremberg à madame. Le lendemain, comme M. Daremberg écrivait de nouveau, je l’ai fait prier de changer l’adresse ; mais la lettre était déjà peut-être à la poste.

Ta lettre d’aujourd’hui, chère et bonne amie, m’a fait une peine sensible. Pourquoi d’abord m’écrire avec tant d’empressement pour m’enlever un si doux espoir ? Pourquoi cette crainte de m’avoir troublé l’esprit ? Pourquoi cette attention à répéter : Je reste ici. Mon Dieu ! je crois que tu as doute un instant de mon cœur. À un certain moment, tu m’as moins aimé, que dis-je ? tu as cru que je t’aimais moins. Eh bien ! nui chère amie, le repentir qui, dis-tu, suivit le départ de ta lettre du 1er janvier, ce repentir suivit également, et plus vif peut-être, le départ de ma lettre de Florence. Mon Dieu ! me dis-je, qu’ai-je fait ? Oui, sans doute, s’il était bien sûr qu’elle revint en automne, il aurait mieux valu renoncer à l’entrevue de Venise ou Vienne. Mais si elle ne revenait pas !… Elle reviendra, c’est une chose décidée ; mais enfin si elle ne revenait pas, oh ! je serais inconsolable d’avoir manqué par ma faute un tel bonheur. Ces pensées me travaillaient tellement que je faillis t’en écrire de nouveau dans les dernières heures de mon séjour à Florence. Mon Dieu ! que notre position si complexe relativement à ce retour tant désiré nous met dans de difficiles alternatives ! Je suis inébranlable dans mon système : ou retour au printemps par Venise avec moi, ou retour on automne par Berlin. Je ne puis te cacher que tout autre parti me causerait une peine des plus vives, surtout après notre renonciation au projet d’entrevue. Ce projet était excellent, je le répète, si nous avions encore deux ou trois ans à être séparés ; l’un de ces deux points supposait l’autre, si bien qu’accepter l’entrevue, c’eût été de ma part et aussi, j’ai du moins été tenté de le croire, de la tienne, c’eût été, dis-je, reconnaître que notre réunion était pour longtemps ajournée, ce que je n’admettrai jamais. Car enfin, lors même qu’on toute rigueur, et contrairement à mes vœux les plus pressants, tu resterais jusqu’en janvier 1851, il est tout à fait impossible que tu aies songé à aller au delà. Et c’est précisément parce que le retour sera impossible à ce moment, qu’il m’a toujours paru si raisonnable d’avancer ton départ de quelques mois. Au nom du ciel, mon Henriette, ne dépasse pas d’un jour les dix années. Mon Dieu ! si l’année des deux élèves qui te restent était seule, je ne sais si j’insisterais si fortement ; je comprendrais ton désir d’achever ton œuvre et de jouir des avantages auxquels tu auras droit à ce moment. Mais ce qui m’effraie, c’est la plus jeune de tes élèves ; ou en sommes-nous, grand Dieu ! si tu l’entreprends ? il n’y a plus désormais de raison de s’arrêter. Oh ! non, non ; coupons court à un moment donné, au moment le plus naturel, à celui ou finissent tes premières conventions, et pour éviter ce redoutable hiver, devançons de deux ou trois mois. Ce que tu me dis de tes douleurs me désole : je me demande si je peux en conscience goûter une joie, tandis que tu es dans cette position, si je ne ferais pas mieux de me faire pédagogue de collège, de renoncer à un meilleur avenir, pour me faire plus vite une position sortable ; alors peut-être tu reviendrais. Je le sais, ma chère amie ; les motifs qui me font désirer ton retour sont en grande partie égoïstes ; c’est pour moi que je te rappelle, c’est un sacrifice que je te demande. Je me ferais certainement conscience de te faire renoncer aux avantages que le comte ne peut manquer de t’offrir pour t’engager à rester, si la raison péremptoire de ta santé ne tranchait pour moi la question. Que puis-je t’offrir ? J’ai presque l’air, Dieu me pardonne  ! de l’appeler pour partager avec moi ! Mais je me ferais un reproche bien plus terrible encore de ne pas employer toute la force de mes prières et de mes supplications pour te porter à fuir ce climat meurtrier pour toi. Henriette, ma sœur chérie, songe donc aux larmes auxquelles tu me condamnerais, si, par une prolongation intempestive, tu me privais à jamais du bonheur de te revoir. Je suis ainsi fait que très difficilement une autre femme que toi m’aimera, je n’ai pas cette petite activité qui attache si fort à la vie vulgaire. Quel ressort me resterait après toi ? J’ai vu avec bonheur que dans ta lettre d’aujourd’hui tu ne parles pas du tout de prolonger ton séjour ; mais aujourd’hui même j’ai reçu des lettres de Saint-Malo où Alain et maman me parlent avec peine de déclarations beaucoup plus explicites que tu leur faisais à ce sujet. Écris-moi tout de suite pour m’assurer que tu ne dépasseras pas l’automne prochain. Ce sera un moment bien important pour moi : les énormes bouleversements qui vont avoir lieu à ce moment dans l’instruction publique marqueront une phase dans ma vie comme dans celle de tant d’autres.

J’ai reçu d’excellentes nouvelles de Daremberg de Paris. Nos rapports ont fait bon effet ; nous sommes on très bonne odeur au ministère et à l’Institut. On a offert spontanément de m’accorder une prolongation, si je la désirais, au moins pour un mois ; j’ai accepté, bien entendu ; c’est le mois auquel Daremberg a renoncé ; le cinquième lui a été dévolu, parce qu’il était commencé. En outre, on se charge de la publication des résultats de nos recherches. Nous avons tant de choses à nous dire que j’ai toujours ou peu de place pour l’on parler. J’ai trouvé pourtant bien des choses intéressantes. Tu nous serviras bien, quand tu seras de retour ; tu arrangeras tout cela ; nos résultats les plus intéressants sont relatifs a l’histoire moderne. Je resterai probablement encore un mois à Rome. Il est probable que je ferai encore une petite visite à Pise ou Florence, où j’ai plusieurs choses à revoir ; c’est si facile et si peu coûteux par les chemins de fer ! Puis j’explorerai Gênes, Turin, et, s’il est possible, Verceil et Bobbio. Je rentrerai par Genève. Si tu m’avais permis l’espoir de te rejoindre définitivement à Venise, avec quel bonheur j’aurais pris cette direction ! Figure-toi qu’on nous parle déjà d’une autre mission, pour le sud de l’Allemagne, avec retour par la Lombardie et la Suisse. Mais tenons ceci provisoirement pour un rêve. Devrais-je même accepter ? Ce serait à voir. Daremberg a un talent admirable pour conduire ces affaires, et cela sans intrigue ni coterie, par une certaine manière facile et ferme. J’ai vu peu d’hommes doués d’un tact pratique aussi fin  ; si je lui ai beaucoup appris, il ne m’a pas été non plus inutile sur ce point. Je serai toujours un maladroit, la chose est sûre ; mais enfin je suis devenu capable de mener à bout quelque chose sans trop de gaucherie ; je suis même surpris de mes prouesses, depuis que je suis seul. On devient diplomate dans ce pays malgré soi.

J’ai quitté Daremberg à Livourne, J’avais le désir, je ne sais trop pourquoi, de voir la route des Maremmes. Que j’ai eu une heureuse inspiration ! Cette route est admirable : on ne perd pas la mer de vue deux heures de suite, et longtemps au sortir de Livourne, la route est taillée dans le flanc des montagnes qui plongent dans la mer. La Maremme représente à merveille les steppes ; la baie d’Orbitello et de Talamone, avec le cap Argontare, et l’île de Giglio est bien un des plus ravissants paysages de l’Italie. S’il y avait là une ville de cinquante mille âmes, Orbitello serait aussi célèbre que Naples. Je n’ai bien compris la campagne romaine que du haut des remparts de Corneto ; cet effroyable et magique désert, bosselé à perte de vue, m’a fait une impression que je n’oublierai jamais. Je suis toujours à la Minerve, et pas trop seul ; j’ai trouvé deux ou trois officiers très lettrés, entre autres le colonel Frossard, un homme vraiment à part comme soldat et comme homme d’intelligence. C’est lui qui présidait aux fouilles faites depuis l’occupation et que la municipalité a fait cesser. Le Dr Lacauchie, chirurgien en chef de l’armée, ami intime de Daremberg, et avec qui je suis en des rapports continuels, le remplacerait au besoin pour ma santé.

Adieu, ma sœur bien-aimée. Compte toujours sur mon inaltérable tendresse. Écris-moi immédiatement ; assure-moi que tu reviendras au mois de septembre. Comment te prouverai-je que je t’aime ? Un jour, je l’espère, en te rendant heureuse et te faisant oublier les dures années de ton exil.

Ton meilleur ami,
E. RENAN.