A MONSIEUR RENAN


(sans date.)

J’étais assurée que Florence te plairait, cher ami ; j’en ai aussi conservé les meilleurs souvenirs. N*est-ce pas que la vallée de l’Arno est charmante, vue des hauteurs de Fiesole ? Tous les environs de Florence sont délicieux, et la ville elle-même est remplie de sujets d’observation. Oui, j’ai bien aimé tous les lieux dont tu me parles, et les voir passer sous tes yeux me cause une bien vive joie. — Le tombeau que tu as vu à Santa-Croce est celui de la grand’mère de mes élèves ; ce fut nécessairement le but de notre première visite à Florence. Par une coïncidence singulière, la lettre où tu m’en parlais m’est arrivée le 28 février, jour anniversaire de ta naissance et de la mort de cette dame. Le tombeau que tu as justement admiré est l’œuvre du sculpteur Bartolini, qui vient de mourir et que j’ai connu à Florence.

Tu m’as mis dans le cœur une angoisse cruelle, mon Ernest, en me disant que tu prendras peut-être la voie de Livourne et de la mer pour retourner à Rome. J’ai beau me redire que j’ai fait sans accident la même traversée, je ne puis me rassurer quand je te sais sur les flots. Ah ! que je vais passer de pénibles, nuits jusqu’à la réception de ta prochaine lettre  ! Nous vivons ici au milieu de tempêtes continuelles, et ces vents violents me jettent l’effroi dans l’âme quand je pense qu’ils peuvent être pour toi un danger. Pardonne-moi, mon bien bon ami ; je ne suis pas maîtresse de ces terreurs. — Adresse tes lettres à Varsovie : on dit chaque jour que nous y retournerons bientôt. Il est vrai qu’il y a six mois que ce bientôt dure ; cependant il pourrait bien arriver avant une réponse à ces lignes. Écris-moi directement de Rome à Varsovie, sans envoyer tes lettres par la France : elles me parviennent un peu plus vite par la voie directe. Dis-moi pourquoi ta dernière, celle dont M. Daremberg était chargé, ne porte pas une adresse de ta main.

Je ne t’ai pas expliqué ce qui a donné lieu, probablement, au fait dont madame Daremberg avait parlé à son mari  ; c’est en soi chose fort simple. J’écrivais un jour à mademoiselle Ulliac, pendant que j’étais encore dans l’anxiété cruelle que ton premier silence m’a causé. Je ne lui adressai que quelques mots, parce que j’étais malade par suite de cet horrible chagrin ; je me contentai de lui dire que je n’avais pas de tes nouvelles et que j’en étais inquiète. Mademoiselle Ulliac lut ma courte lettre à M. Soulice, qui eut l’obligeance de rechercher le domicile de tes compagnons de voyage et, après information, de me faire dire que tu étais arrivé à Rome sans accident et en très bonne santé. C’est lui sans doute qui se sera présenté chez madame Daremberg, laquelle aura confondu le ministère de l’Instruction Publique avec celui des Affaires Étrangères, et une démarche toute privée avec une recherche officielle.

Mon bon Ernest, quand il te sera temps de retourner on France, je reviendrai encore à mes terreurs de la mer. C’est peu sage, me diras-tu, de la part de quelqu’un qui a fait les mêmes traversées. Eh ! mon Dieu, oui ; mais ai-je jamais accordé à ma vie les sollicitudes anxieuses dont j’entoure la tienne ? — je te conjure de ne pas rester à Rome après le mois de juin, de ne pas braver cette terrible mal’ aria qui y fait tant de ravages à partir, je crois, du mois de juillet. Ma vie se passe à deviner ce qui peut être pour toi danger quelconque, mon Ernest bien-aimé. Les journaux parlent de fréquents assassinats dans Rome ; juge des idées qui s’emparent de mon esprit quand je lis de pareilles choses, quoique je sache bien que tu ne portes pas d’uniforme et que c’est surtout nos pauvres soldats qu’on attaque. Ne te fatigue pas à m’écrire longuement, cher ami ; mais fais-le souvent, je t'en supplie, Le seul mouvement de joie qu’il y ait dans ma vie, c’est la réception de tes lettres. J’espère que l’Italie se fait bien riante au printemps, pour te dédommager du rude hiver qu’elle t’a donné. Ah ! que j’y ai vu de beaux jours dans cette saison ! que la villa Borghèse et la villa Pamphili, aujourd’hui détruites, étaient jolies dès le mois de février et de mars !… Ici nous grelottons toujours : à l’heure où je t’écris la neige tombe encore, et voilé six mois entiers que cela dure.

Adieu, très cher ami ! J’ai passé une grande partie de la nuit dernière à t’écrire ; il faut maintenant que je ferme en toute hâte. — Puisse ta vingt-huitième année être heureuse, mon Ernest ! Puissent tes jours être tels que le désire le cœur de ta vieille amie.

H. R.