MADEMOISELLE RENAN
chez Mme la comtesse Zamoyska, Attmark, 2, Dresde (Saxe).


[Timbre de la poste, 19 mai 1847.]

J’ai tardé quelques jours, chère amie, à t’envoyer la lettre ci-jointe de mademoiselle Ulliac, parce que je voulais attendre que les démarches que je fais en ce moment au ministère eussent amené quelque résultat, ou au moins se fussent nettement dessinées. Mais je craindrais, en reculant plus longtemps, que ma lettre ne te trouvât plus à Dresde. Aussi bien, attendrais-je peut-être longtemps, si je voulais attendre la solution complète de toute cette affaire, à peine encore entamée. Je n’ai pas été fâché de voir s’écouler quelques jours entre la séance et ma pétition, afin de laisser les journaux officiels en parler, et surtout le Journal de l’Instruction Publique et des Débats. Ils l’ont fait de la manière la plus favorable que je pouvais espérer, c’est-à-dire on copiant textuellement et sans retranchement le rapport de la commission. M. Philarète Chasles, en rendant compte de la séance dans le Journal des Débats, a ajouté au nom de M. Pillon une longue série d’éloges qui contraste singulièrement avec la brièveté du compte rendu du premier ouvrage. Mais il est trop clair qu’il en devait être ainsi, et je me tiens fort honoré des témoignages d’estime rendus à mon rival. Il vient de recevoir la décoration de la Légion d’honneur. Du reste, ce nom et col ouvrage inconnus ont, à ce qu’il parait, intrigué plusieurs personnes ; car plusieurs sont venues trouver M. Reinaud pour lui demander où ils pourraient se le procurer, croyant qu’il était publié. Une de ces demandes m’a spécialement flatté ; c’est celle qui a été faite au nom du Comte de Paris, c’est-à-dire sans doute des personnes chargées de son éducation. Plusieurs personnes m’ont aussi demandé le manuscrit, et je ne m’en rends pas avare. Il est en ce moment entre les mains de M. Egger, à qui M. Burnouf en avait parlé de la manière la plus favorable, et qui m’en a fait toutes sortes de compliments. Il en lit les passages les plus intéressants aux élèves de l’École Normale, à qui il fait un cours de grammaire générale, et je l’ai rencontré ce matin s’y rendant, mon manuscrit sous le bras. Je trouve quelque chose de si bon goût à cette demi-publicité de lectures et de ouï-dire que j’attendrai probablement longtemps avant de lui en donner une autre bien plus redoutable.

Quant à M. Quatremère, chère amie, il m’est arrivé un tour fort singulier. J’ai ou la maladresse de dire à M. Reinaud que je comptais lui présenter mon manuscrit ; à ce mot il s’est récrié d’un air presque comique, me disant que c’était un homme terrible (ce sont ses curieuses expressions), qu’il ne me rendrait pas mon manuscrit, etc., et il me citait à ce propos des histoires à faire pour. J’ai beaucoup ri de ces naïves hyperboles par lequel le bon homme cherchait à me dissuader d’une démarche, par laquelle j’avais l’air de me mettre sous le patronage d’un autre. M. Quatremére est assez mal avec la plupart de ses confrères de l’Institut, de la Bibliothèque Royale et du Collège de France, et spécialement avec M. Reinaud, à qui il ne pardonnera jamais d’être le successeur de M. de Sacy, qui semblait l’avoir désigné, lui M. Quatremère, comme seul capable de lui succéder. Que de petitesses et de coteries, chère amie, là où on croirait qu’il y en a le moins ! Quoi qu’il en soit, j’hésite beaucoup à présenter mon manuscrit à M. Quatremère, non pas sans doute à cause des épouvantails de M. Reinaud, mais bien plutôt parce que je suis persuadé qu’il abordera très mal disposé un ouvrage que d’autres ont approuvé tandis qu’il semblait de son ressort, qu’il ne songera qu’à le critiquer, et qu’à ce point de vue il prendra fort mal les vues philosophiques, qui sont tout à fait en dehors de sa manière, et auxquelles il est toujours possible de se refuser, quand on y est décidé d’avance. Quant à M. Burnouf, chère amie, la manière pleine de distinction et de bon goût, dont il agit avec moi me ravit. Il fait actuellement son séjour à la campagne, mais il m’a donné rendez-vous pour les vendredis à l’Institut, et là nous avons ensemble de précieux entretiens de philologie, de littérature, etc. C’est vraiment un esprit de premier ordre, chère amie, et pour l’érudition et pour la portée philosophique. Il y joint cette bienveillance, cette suavité de mœurs qui complète l’idéal. Avec cela, il est jeune encore, plein de vie et d’ardeur, de foi en la science et d’amour désintéressé pour elle. Enfin, chère amie, j’ai trouvé en lui l’homme que je cherchais, le vrai philosophe savant, qui me représente ce que je voudrais être, ce que joyeux m’efforcer d’être, selon la mesure de mes forces.

Toutes ces digressions, chère amie, m’ont presque fait perdre de vue l’objet principal dont j’avais à te parler, mes démarches au ministère. Je me suis déterminé à les faire dans la forme que je t’avais indiquée, c’est à dire sans spécifier absolument la place que je désirais. M. Egger, que j’ai consulté, m’a fortement conseillé cette forme, Ce n’est pas du reste que je n’ai trouvé contre elle une grave autorité, en fait d’administration ; c’est celle de M. Soulice[1], qui m’a engagé à spécifier davantage ma demande, me disant que ces requêtes générales étaient souvent fort négligées et oubliées dans les bureaux, vu qu’elles n’en concernent aucun directement. Cela m'a fait modifier un peu mon premier tour, et voici celui auquel je me suis arrêté. J’ai laissé, il est vrai, la chose à l’arbitrage du ministre, mais j’ai ajouté que, s’il m’était permis de faire un choix, toutes mes préférences seraient pour une place dans une bibliothèque, bien qu’à défaut je fusse prêt à accepter toute autre place à Paris. En spécifiant davantage, j’aurais risqué d’insister sur la place qui me convenait le moins, ou qui est impossible a obtenir pour le moment, faute de voir tous les innombrables casiers dont peut disposer la volonté ministérielle. M. Egger a voulu mettre au bas de ma requête quelques lignes flatteuses, et m’a en outre engagé a la faire appuyer par quelque orientaliste et surtout par M. Burnouf, le premier de tous. J’y avais bien pensé, mais je ne sais si, indépendamment de ce conseil, je m’y fusse décidé, tant la convenance d’une pareille démarche me paraissait suspecte. Enfin je l’ai hasardée, et M. Burnouf y a consenti avec le plus grand empressement. Comme il est à la campagne, j’ai dû lui faire passer ma requête, et c’est aujourd’hui que je dois la recevoir. J’espère que je l’aurai avant l’heure du courrier et qu’ainsi je pourrai t’en parler. Les choses en sont là, chère amie. Tout cela va un peu lentement, mais au fond j’ai bon espoir, et je trouve que l’affaire prend une fort bonne couleur.

J’ai commencé à agiter avec les personnes compétentes une autre question importante, celle de mes thèses de docteur. J’en ai d’abord parlé à M. Garnier, qui m’a ensuite procuré la visite de M. Le Clerc. Je suis très content de cette dernière, chère amie ; je l’avais longtemps différée, parce que je désirais être précédé par quelque chose. Le témoignage de l’Institut et la recommandation de M. Garnier ont été plus qu’il n’en fallait. Nous avons longuement discuté ensemble les sujets des thèses. Le doyen a préféré ceux que je préférais moi-même, c’est-à-dire : les études grecques chez les Syriens, pour la thèse latine, et la philosophie rationnelle chez les peuples sémitiques, pour la thèse française. Je suis presque fâché pour le second, tant il est dangereux, et je suis à cet égard dans un grand embarras. Le choix des thèses qui d’ordinaire est si libre et si large est pour moi singulièrement restreint par ces trois conditions très limitantes : 1° de prendre un sujet dans la région de mes études orientales ; 2° de le faire pourtant accessible à la Faculté, qui ne s’occupe que d’études classiques, et de le prendre par conséquent limitrophe entre l’Orient et la Grèce ; 3° de ne pas choquer trop ouvertement l’orthodoxie. Sur ce dernier point tous se sont réunis à me recommander les précautions extérieures, surtout au moment où nous sommes, bien qu’ils m’aient avoué en particulier que pour le fond même, je n’aurais sur ce point à combattre aucun des membres de la Faculté, si ce n’est un seul, qui encore est assez tolérant pour ne voir en cela qu’une différence d’opinion. Je veux m’expliquer encore une fois avec M. Garnier et M. Le Clerc de ce que je veux mettre dans la périlleuse thèse précitée, pour qu’ils jugent si cela peut échapper à la censure, je ne dirai pas de la Faculté, celle-là, j’ai peu à la redouter, mais à une autre bien plus terrible et a laquelle rien de nos jours ne saurait échapper. — je ne puis te dire, chère amie, quelle exaspération il y a en ce moment dans le corps universitaire et surtout chez les professeurs de philosophie que l’on veut sacrifier pour tous les autres, contre les nouvelles mesures et tout l’esprit qui conduit en ce moment l’administration de l’Instruction Publique. Les professeurs de philosophie de Paris ont envoyé une réclamation au ministre, et elle a été fort mal reçue.

Très chère amie, l’espace manque encore à mes longues causeries, et j’ai la douleur de songer que désormais elles vont devenir plus rares, moins sûres, moins régulières. Que ce nouvel éloignement me remplit de tristesse ! L’espérance seule me soutient, chère amie. Ah ! que ne puis-je avancer les années !

Ton frère et ami,

E. RENAN

  1. M. Soulice, ami d'Henriette, était chef de bureau à l'Instruction Publique.