MADEMOISELLE RENAN
chez Mme ta comtesse Zamoyska, Attmark, 2, Dresde (Saxe).


Paris, 3 mai 1847.

Elle s’achève, chère Henriette, cette journée que nous attendions depuis si longtemps, et qui laissera dans ma vie de si durables souvenirs. J’en consacre les dernières heures à en causer avec toi ; car au milieu de toutes les satisfactions qu’elle m’a procurées, un grand vide s’est fait sentir à mon coeur. Tu me manquais, chère amie, bien que je trouvasse autour de moi dans cette vaste salle des visages connus et amis, je m’y croyais seul, du moment où tu en étais absente. J’y voyais ta place à côté de moi, et je songeais combien ma joie eût été augmentée de la tienne. C’était la première fois, bonne amie, que j’assistais à un de ces brillants tournois littéraires, où toutes nos sommités intellectuelles viennent se donner en spectacle à un public raffiné et avide des jouissances de l’esprit. J’ai été frappé beaucoup moins de l’appareil extérieur, du cérémonial tout antique qui préside à ces solennités, que du ton exquis qui y règne dans les acteurs et les spectateurs, de ce vernis de bon goût qui ne se trouve qu’à Paris, et dans la société lettrée avec un cachet spécial. Ce n’est pas ce qu’on peut appeler le ton du grand monde ; au contraire, l’homme du monde trouverait cette manière pédante, vieillie, ennuyeuse. C’est quelque chose de beaucoup moins arbitraire que ce qui constitue la mode, résultant d’un degré avancé de culture intellectuelle, bien plus que de la longue habitude qui peut seule façonner au ton facile de la société. Tous ces vieux académiciens, avec leurs costumes et leurs formes d’autrefois, leurs manières d’un autre monde, leur originalité qui fait quelquefois sourire, sont loin de représenter le ton a la mode ; mais ils représentent quelque chose de mieux, la délicatesse dans les choses de l’esprit, la finesse, le tact exquis, et ce qui vaut mieux encore, la science, la pensée, la philosophie. La séance a été présidée par M. Tocqueville, qui est cette année président de l’Académie française : il était assisté de MM. Villemain et Rémusat, le premier secrétaire perpétuel, le second chancelier de l’Académie. Le président a ouvert la séance par un discours ou plutôt un court préambule académique sur l’objet de la séance et le sens élevé du mot Institut, envisagé comme une création éminemment française. — Immédiatement après, il a donné lecture du rapport du concours Volney. L’imprimé qui accompagne cette lettre, et qui, j’espère, te parviendra sans encombre, me dispense de te donner sur ce point de plus longs détails. Ce rapport, chère amie, est l’œuvre de M. Burnouf, secrétaire de la commission. Toutefois je suis porté à croire que M. Reinaud a mis la main même à sa rédaction, et que la formule qui me concerne est en grande partie de lui. J’y ai reconnu ses locutions, et surtout l’habitude qu’il a de confondre dans son langage la linguistique ou la science générale des langues et la grammaire générale, deux choses très distinctes, et que n’eût pas confondues M. Hurnouf, puisque à la Pin il recommande aux futurs candidats d’éviter les pures considérations de grammaire générale. Quant au rapport en lui-même, je n’ai vraiment qu’à m’en louer, et je puis dire que de tous ceux que j’ai vus pour les années précédentes, nul n’était aussi riche en éloges ; quant au laconisme, il est de règle, je ne m’attendais même pas à ce qu’on dît si explicitement que j’avais le prix, et je croyais qu’a cet égard en se contenterait de m’en faire la confidence. Tu comprends, chère amie, que les moindres petits détails devenaient ici importants. Cette feuille me servira de titre un jour, supposé surtout que je fusse obligé de faire valoir des titres, avant d’en pouvoir présenter qui soient connus de tous. — le prix Volney est le seul qui se distribue à la séance du 3 mai : la raison en est, je crois, que c’est le seul prix qui relève de l’Institut tout entier, et qui ne soit pas décerné par telle ou telle Académie. En effet, bien que ce soit l’Académie des Inscriptions qui domine dans la formation de la commission, toutes les autres, et surtout l’Académie française, y sont représentées. — J’étais bien décidé, chère amie, a suivre ton conseil, et à ne pas me présenter lors de ta proclamation : je n’ai point du reste fait en cela exception ; l’usage en a presque fait une loi, et c’est il vrai dire la seule manière convenable.

À la lecture du rapport, d’où l’on a, bien entendu, retranché la liste des ouvrages malheureux, ainsi que les dispositions qui terminent, ont succédé des lectures faites par divers membres de l’Institut, représentant les cinq Académies, et consistant en fragments plus ou moins longs d’ouvrages encore inédits ou composés pour la circonstance. M. Brongniart, représentant l’Académie des Sciences, a lu un aperçu rapide sur les révolutions du globe avant son état actuel. — M. Amédée Thierry, représentant l’Académie des Sciences morales et politiques, une appréciation très délicate de la politique et de la vie de Constantin. — M. Victor le Clerc, représentant l’Àcadémie des Inscriptions et Belles-Lettres, un fragment sur quelques lettres familières en langue vulgaire du xiiie siècle, par lui découvertes dans la poudre des bibliothèques. — M. Raoul Rochette, représentant l’Académie des Beaux-Arts, a lu une notice biographique et artistique sur le célèbre graveur Tardieu. — Enfin M. Vienhet, de l’Académie française, a terminé par la lecture de quelques fables inédites, et qui ont beaucoup plu par leur finesse et leurs allusions délicates.

Quelques jours avant la séance, j’ai reçu une énorme masse de billets ; il y en avait jusqu’à 21, pour toutes les parties de la salle ; mais trois seulement pour le centre ; c’est-à-dire pour les places réservées ; l’un était pour moi, l’autre pour les deux personnes qui devaient m’accompagner. J’ai dû proposer l’un à mademoiselle Ulliac, qui l’a accepté avec un grand nombre d’autres, mais sans en disposer pour elle-même. Sa surdité l’empêche de prendre aucun intérêt à ces séances. J’ai donné l’autre à Alcide, qui souhaitait m’accompagner. Quant à la médaille d’or, chère amie, voici ce qui en est. Comme presque tous les lauréats ne manquaient pas de l’échanger pour du numéraire, on a trouvé plus simple de ne plus la faire frapper d’avance, vu surtout que les frais de façon étaient en diminution pour le lauréat de la valeur intrinsèque. On verse donc les douze cents francs en espèces, et je suis invité à aller demain matin les toucher au secrétariat de l’Institut. Chacun peut ensuite ou faire frapper la médaille d’or, s’il le désire ; car il existe pour cela des matrices spéciales à l’hôtel des monnaies  ; ou en faire frapper une en argent ou on bronze, ou d’un moindre volume, ou s’il le préfère, tout conserver en monnaie plus cursive. Je suis très décidé, chère amie, à prendre ce dernier parti : que me servirait une malheureuse médaille en bronze qui girait au fond de mon armoire ? S’il ne s’agit que de souvenir, je puis te jurer que je le conserverai bien sans cela. Ce premier événement de ma vie littéraire a fait en moi de trop vives impressions pour que je l’oublie de sitôt

Oui, chère amie, j’éprouve une bien vive satisfaction, bien moins pour un succès que je n’apprécie pas au delà de ce qu’il vaut que pour l’approbation donnée à mes vues par des hommes compétents et habiles, et surtout pour avoir déjà fait et terminé quelque chose. Tu me croiras, chère amie, quand je t’assurerai que j’éprouvai une satisfaction bien plus vive encore que celle que m’a procurée le succès, au moment où le 15 mars, à trois heures du matin, j’écrivis les derniers mots de ce travail, pour lequel j’avais dû surmonter tant de mouvements de doute, d’hésitation, de défiance. L’exercice moral que cela m’a donné vaut bien mieux que les avantages qui peuvent résulter du succès. Quand je pense que ces lignes, je les ai tracées les doigts gelés, et désespérant presque du succès, ici, dans cette froide et triste chambre, n’étant encouragé de personne, si ce n’est de mon pauvre ami Berthelot, qui venait de temps en temps me demander à quelle page j’en étais, lire ce que j’écrivais, et m’apporter les tisanes qu’il me préparait, je me félicite d’avoir été capable de ne pas abandonner une œuvre une fois entreprise, et de la pousser à bout, malgré tout, malgré moi-même. Le souvenir de tout cela est ma vraie jouissance, la seule à laquelle j’attache quelque prix.

Tu avais fort bien deviné, chère amie, en supposant que sémitiques venait de Sem. C’est une dénomination très fautive, comma je l’ai montré dans mon introduction. Mais enfin elle est consacrée par l’usage de tous les savants, et ja n’ai pas dû m’en écarter. Elle est fautive, dis-je ; car d’une part, elle est fondée sur une pure hypothèse, celle de l’ethnographie mosaïque ; et de l’autre, elle est même fausse au point de vue de cette hypothèse, puisque plusieurs des descendants de Sem, Élam, Lud, Arphaxad, ou plutôt las peuples dont ils sont les éponymes ne parlaient pas de langues sémitiques, et que d’autre part des peuples sortis de Cham, comme les Chananéens et plusieurs tribus arabes, parlèrent des langues sémitiques. C’est ce que j’ai longuement prouvé dans mon introduction. Leur vrai nom, formé sur l’analogie de celui de la famille indogermanique, où le tout est désigné par le nom des deux extrêmes, eût été araméo-arabiques, mais l’euphonie ne le permettait pas, et d’ailleurs l’autre dénomination n’a pas d’inconvénient, du moment ou l’on s’entend sur sa vraie valeur.

Tu seras peut-être curieuse de savoir le sens de l’épigraphe que j’ai mise à mon manuscrit. Le voici, mais dénué de l’élégance qui en fait le charme, et qui ne peut pas se traduire : Elles n’ont pas toutes tes mêmes traits, et pourtant n’ont pas des traits divers, comme il convient à des sœurs. Ces vers qui dans Ovide[1] s’appliquent aux trois Grâces, je les applique aux langues sémitiques, qui ont toutes entre elles un air évident de parenté, bien que chacune ait sa physionomie distincte. Je vais consacrer les jours qui vont suivre, chère amie, à toutes les démarches dont je t’ai parlé dans mes dernières lettres. Un heureux hasard a voulu que, sans le chercher, je me sois trouvé placé à la séance tout près de MM. Garnier et Egger. Ils connaissaient du reste ma réussite avant la proclamation par les programmes qui se distribuaient à la porte à tout entrant. M. Garnier a très bien pris la chose, et m’a amicalement reproché de ne pas lui en avoir parlé. Je suit ravi de n’être pas obligé de prendre avec eux l’initiative de le leur annoncer, chose toujours fort embarrassante. Adieu, chère Henriette  ; la nuit est bien avancée, mais je ne veux pas retarder d’un jour la joie que pourra te causer ce courrier. D’ailleurs qui sait si un jour de retard n’empêcherait pas toutes ces bonnes nouvelles de t’arriver avant ton départ. Adieu, chère amie.

  1. Ovide, Métamorphoses, II, 13-14.

    Facies non omnibus una, non diversa tamen,
    Qualem decet esss sororum.

    Ovide parle non des Grâces, mais des nymphes de la mer.