MADEMOISELLE RENAN
chez Mme ta comtesse Zamoyska, Attmark, 2, Dresde (Saxe).


[Timbre de la poste, 23 avril 1847.]

J’aurais désiré attendre à te répondre, bonne amie, que la séance du 3 mai eût eu lieu, afin de t’en communiquer les détails. Mais mademoiselle Ulliac a voulu te répondre immédiatement, et aussi bien j’aurais craint moi-même qu’en attendant à cette époque, ma lettre ne t’eût plus trouvée à Dresde. Néanmoins, il est probable que je hasarderai encore quelques mots vers cette date, surtout s’il s’y passe quelque incident important. Je vois avec effroi approcher le moment où tu te rapprocheras de ce malheureux pays. Les détails que tu nous transmets m’ont fait frémir, quand je songeais que quelques lieues seulement allaient te séparer de ces cannibales. Oui, bonne amie, il faut ton dévouement pour te résigner à un pareil sacrifice, surtout quand ceux qui t’entourent font si peu pour l’adoucir. J’ai besoin de songer souvent aux promesses que tu nous fais relativement à tous les dangers éventuels, pour me rassurer sur une si alarmante position. Inutile, bonne amie, de te répéter à ces égards mes supplications. Tu as compris que c’était de la prudence la plus vulgaire, et que le dévouement cesserait d’en être dans une pareille circonstance.

Rien de bien important, bonne amie, ne s’est passé pour moi depuis ma dernière lettre. J’ai revu diverses fois M. Reinaud, qui m’a procuré plusieurs connaissances scientifiquement utiles, entre autres celle d’un savant allemand dont les écrits m’avaient beaucoup servi, et qui se trouve actuellement à Paris. Je ne répands point trop la nouvelle du résultat du concours, je préfère la laisser obtenir auparavant une publicité officielle. Une heureuse circonstance m’a préparé les voies, il y a quelques jours, pour la démarche que je compte faire au ministère. M. Egger m’y avait fait recommander, sans m’en rien dire, et j’ai été fort surpris lorsque j’ai reçu samedi dernier l’invitation de me rendre aux bureaux de l’Instruction secondaire. Il s’agissait de me proposer une chaire de rhétorique au collège de Vendôme. Les conditions qu’on y ajoutait relevaient beaucoup l’importance de cette offre. Car bien que cet établissement ne dépende pas directement de l’Université, la présentation des places a été dévolue au ministère ; et j’y aurais été comme membre de l’Université. Sur ce point donc, je n’avais rien à craindre, et à vrai dire de toutes les propositions qui m’avaient été faites jusqu’ici, celle-ci était de beaucoup la plus avantageuse. Mais j’ai tenu ferme à nos principes, chère amie ; j’ai déclaré que je ne pouvais accepter, et j’ai profité de l’occasion pour en exposer les motifs, et expliquer la nécessité où j’étais de demeurer a Paris. Mes raisons ont été goûtées, et l’on m’a conseillé de persister dans mon plan, tout en insistant sur la difficulté de trouver à Paris une position avantageuse dans l'enseignement. Néanmoins on m’a promis de songer à moi lorsque l'occasion pourrait se présenter. Ceci ne m’empêchera pas, chère amie, d’adresser directement ma demande au ministre après la séance du 3 mai, car il peut disposer d’un bien plus grand nombre de places que le bureau partiel auquel j’ai été adressé. Je consulterai sur les formes les plus avantageuses à suivre dans cette démarche les diverses personnes de ma connaissance qui peuvent être compétentes dans cet ordre de choses. Je persiste toujours, bonne amie, à faire passer ma thèse de docteur avant mon agrégation, peut-être même le premier titre pourrait-il me dispenser de prendre le second, ce qui serait avantageux ; car dans la carrière des langues orientales, ce dernier me serait plus nuisible qu’utile. D’ailleurs les bouleversements auxquels est soumis de nos jours le système universitaire, et surtout l'anéantissement presque total des études philosophiques, et par suite le rang secondaire de ses professeurs me font, je l’avoue, beaucoup hésiter. J’attends très impatiemment que je puisse voir M. Garnier pour m’ouvrir à lui sur tous ces points ; mais je ne puis le faire avant le 3 mai. Le moment présent est vraiment fâcheux, chère amie ; un esprit étroit, mesquin, exactement analogue à celui des dernières années de la Restauration domine toute l’administration de l’enseignement. Il se passe des choses incroyables à l’École Normale. On en viendra bientôt aux billets d’orthodoxie, délivrés par l’aumônier. On s’y confit de dévotion, disait devant moi M. Egger, et cela uniquement à cause d’un ministre qui veut paraître dévot. Une prompte réaction est, il est vrai, inévitable ; mais elle sera également fâcheuse et confondra bien des choses. Dans le moment actuel, tout cela ne peut, il est vrai, me porter aucun préjudice ; mais s’il s’agissait d’arriver plus haut, cette considération serait capitale. Attendons, bonne amie ; pour ce qui ne dépend point de nous, la patience est le seul parti raisonnable. Je suis du reste entièrement résolu à n’afficher aucun parti, et à n’attendre mon succès du triomphe d’aucun d’eux. Je ne demande que la liberté d’énoncer mes idées et leur appréciation impartiale.

J’ai reçu, il y a quelques jours, une lettre de notre mère, ou elle semblait exprimer le désir que je lui fisse quelque envoi d’argent. J’ai promis, bonne amie, de ne le point faire sans t’en parler, et j’y tiendrai ferme. Mais quand ce sera entendu entre toi, Alain et moi, il n’y aura, je crois, à cela nul inconvénient. Ce que fera l’un, l’autre le saura et le tieudra pour fait par lui-même. J’en écrirai aussi à Alain, et j’attendrai votre réponse à tous deux avant de rien faire. Mais par-dessus tout, ne dis pas un mot de tout ceci a maman.

Adieu, très chère amie, ta pensée me soutient et me fait attacher du prix au succès et le désirer. Il me serait presque indifférent, si je ne savais qu’il fait la joie de celle en qui se concentre toute mon affection la plus vive.

Ton frère et ami,

E. R.