MADEMOISELLE RENAN
palais Zamoyski, Varsovie.


1er juillet 1847.

Je reçois avec bonheur, chère amie, la lettre si longtemps attendue, laquelle m’annonce enfin une halte dans ta vie voyageuse. Malheureusement je vois qu’elle ne sera pas de longue durée ; aussi m’empressé-je de te répondre, sans même attendre la réponse d’Alain relativement à la question que tu me chargeais de lui adresser. J’ai pensé que les demandes réitérées de promptitude que tu m’adressais à la fin de ta lettre abrogeaient sur ce point les recommandations des premières pages écrites à une date antérieure. J’écris à Alain par le même courrier, et le supplie de me répondre de même, supposé qu’il n’eût pas reçu le billet. Si cela était, chère amie, je te promets de t’écrire immédiatement après la réception de sa lettre, au risque de ne plus te trouver à Varsovie ; si tu ne reçois aucune lettre, interprète-le favorablement ; c'est que la réponse aura été affirmative.

Nous avons eu une inquiétude passagère à ton égard, chère amie, laquelle nous faisait encore désirer plus ardemment de recevoir de tes nouvelles. Maman lut dans le journal un article d’après la Gazette Universelle de Berlin annonçant un grave accident sur le chemin de fer de Varsovie à Czentochowa. La date coïncidait d’une manière effrayante avec celle que nous pouvions supposer à ton voyage, et la direction pouvait aussi bien être celle que tu suivais. Maman m’écrivit on toute hâte, et je fus assez heureux pour trouver un indice qui nous tira tous d’inquiétude. Je recourus à la Gazette de Berlin, où je reconnus avec bonheur que l’accident est arrivé en venant de Varsovie à Czentochowa, d’où je conclus que tu ne pouvais faire partie du convoi fatal. Si j’avais connu les lignes assez capricieuses que tu suis dans ton voyage, j’aurais beaucoup moins insisté sur cette induction, quelque évidence qu’elle me parût posséder.

Rien de décisif n’est survenu relativement à moi depuis nos dernières correspondances. J’envoyai ma pétition au ministère quelques jours après ma dernière lettre. Sur le conseil de M. Burnouf, je m’adressai aussi à M. Reinaud pour la faire appuyer. Non seulement il y consentit ; mais il voulut y joindre une lettre écrite en son propre nom au ministre, où il faisait lui-même la demande, en l’appuyant des recommandations les plus flatteuses. Je me suis servi pour faire parvenir ma lettre au ministre, et éviter les détours des bureaux, de l’intermédiaire de cet ami, dont je l’ai parlé, et qui remplit chez lui les fonctions de précepteur de l’un de ses fils, lequel y a joint les explications nécessaires, en insistant plus que je ne pouvais faire sur le choix spécial d’une bibliothèque. Je l’ai revu depuis, et il m’a assuré que la demande avait été parfaitement reçue, et que j’étais à peu près certain d’en obtenir une, aussitôt qu’il y aurait des vacances. Il ne faut pas se faire illusion sur ces places, chère amie, elles sont infiniment peu lucratives, surtout dans les commencements. Il se pourrait très bien, chère amie, que la place qui me serait offerte fût pécuniairement moins avantageuse que celle que j’occupe, et que j’évalue (y compris mes répétitions particulières, s’entend) à une place de dix-huit cents francs sans le logement et la pension. Mais ce serait une place officielle, par conséquent un titre à un avancement ultérieur, outre que ma position extérieure serait et plus convenable et plus agréable. Ce n’est pas du reste que depuis quelque temps j’aie ici à me plaindre sous le rapport des égards ; mais enfin à mesure que mes relations s’étendent, je sens de plus en plus l’inconvénient d’un pareil domicile, surtout pour les visites que je reçois. Ils semblent oublier qu’une impolitesse à l’égard d’une personne qui s’adresse à moi m’est bien plus sensible que si elle m’était faite à moi-même. Et ce qu’il y a de pis, c’est qu’on me supprime un grand nombre de visites, et qu’on ne m’avertit jamais de celles qui m’ont été faites durant mon absence. — Quoi qu’il en soit, chère amie, si je ne reçois pas de réponse du ministère avant quelques semaines, je commencerai à être fort embarrassé relativement à l’année prochaine. Cet homme me demande s’il peut compter sur moi pour le retour des vacances, et il est tout naturel qu’il en veuille être instruit d’avance. D’autre part il m’est difficile de prendre un engagement quelconque dans une autre pension, puisque au premier jour je puis recevoir une réponse du ministère. Il est probable, chère amie, que je me déciderai à demander une place de répétiteur dans quelque grande pension, comme Sainte-Barbe, ou la pension Jauffret, place qui ne serait pas incompatible avec celle que je peux attendre du ministère, et qui me ferait un fonds assuré. Ces places n’occupent guère qu’une heure et demie, et cela de très bon matin, de six heures à sept heures et demie, en sorte que tout le corps de la journée reste libre. On a son domicile hors de la pension.

La décision la plus importante qui soit survenue depuis ma dernière lettre, chère amie, est relative à mes thèses de doctorat. Elles sont définitivement cadrées et acceptées, et rien ne saurait plus désormais me les faire changer. Plus j’y ai réfléchi, chère amie, plus j’ai reconnu l’absolue nécessité d’y éviter tout contact avec les susceptibilités théologiques. Voici enfin les sujets auxquels je me suis arrêté, et qui ont beaucoup plu à M. Le Clerc, dans la transformation définitive que je leur ai fait subir. J’ai fait une thèse française de mon ancienne thèse latine élargie, avec le titre : Histoire des études grecques chez les peuples orientaux ; en voici le rapide sommaire : Premières études juives d’Alexandrie, Philon, Josèphe, etc. Études syriennes ; avènement d’Aristote à la royauté intellectuelle en Orient. — Études arabes ; ils ont pour maîtres les Syriens. Traductions innombrables d’auteurs grecs. De la philosophie grecque chez les Arabes, Avicenus, Averroès, etc. — Études persanes. Cour lettrée de Chosroès Noushirwan. Savants grecs réfugiés chez lui, lors de la persécution de Justinien contre les philosophes. — Études arméniennes : traductions nombreuses d’auteurs grecs actuellement perdus : possibilité de les restaurer. — Géorgie, idem — Inde ; influence du royaume grec de Bactriane, après le démembrement de l’empire d’Alexandre. — Coptes, Abyssins, etc. — J’ai déjà recueilli la plus grande partie des matériaux relatifs à ce travail, qui n’est pas aussi difficile qu’on pourrait le penser. — Quant à la thèse latine, chère amie, elle aura pour sujet une monographie sur Averroès, le célèbre philosophe arabe, envisagé comme commentateur d’Aristote, et surtout sur la destinée de l’Averroïsme et son influence en Occident dans la philosophie scolastique. C’est surtout M. Le Clerc qui m’a engagé à prendre ce sujet, m’assurant qu’il plairait beaucoup à M. Cousin, qui se plaignait à lui il y a quelques jours qu’il n’y eût sur ce point aucun travail accessible à ceux qui ne sont point initiés aux langues orientales. Dès lors je n’ai plus hésité, quelle que soit la difficulté du sujet. Averroès n’est pas publié en original ; il n’en existe que d’inintelligibles traductions hébraïques, et des traductions latines, faites sur l’hébreu et plus barbares encore. Les manuscrits arabes du texte sont excessivement rares ; la Bibliothèque Royale n’en possède que fort peu de chose, celles de Florence et de l’Escurial sont les seules qui en contiennent des parties importantes. Mais la partie relative à l’histoire de l’averroïsme en Occident est peut-être plus difficile encore, les matériaux en étant beaucoup plus dispersés. Mais aussi ce travail peut m’être tout a fuit utile, et influer d’une manière très importante sur toute ma carrière. Quant au succès des deux thèses, chère amie, je suis, je te l’avoue, fort peu inquiet ; une fois que les sujets ont été agréés du doyen, on a peu à craindre ; car le choix est ici presque tout. C’est peut-être de toutes les épreuves que j’aurai eu à subir, la moins périlleuse, bien que ce soit celle qui exige le plus long travail. Je dois pourtant excepter pour l'assurance du succès, mais non pour le travail, le baccalauréat ès sciences, que je passe dans quelques jours[1], mais qui est très peu à redouter.

Voilà donc, chère amie, le plan de mon travail pour l’année prochaine parfaitement arrêté, quelle que soit la position extérieure. Je serai content si j’ai pu passer mes deux thèses et me préparer à l’agrégation. Ce dernier concours, chère amie, demande peu de préparation spéciale, mais beaucoup de préparation générale. On pourrait voir en un mois toutes les matières indiquées sur les programmes ; mais ce qui ne peut s’improviser, et ce qui fait l’essentiel de cette épreuve, c’est l’habitude générale des matières philosophiques et la culture de l’esprit. Le travail de ma thèse sera donc loin de m’être inutile sous ce rapport, sans parler de l’appui extérieur prêté par le titre de docteur. Les expériences que je fais chez M. Jacques m’encouragent beaucoup. Ces messieurs s’étonnent que je ne me présente pas cette année ; et en effet je puis dire, sans vanité, que je ne suis pas inférieur à beaucoup d’autres, qui ont des chances raisonnables de succès.

Quant à mon ouvrage, chère amie, je reçois toujours les sollicitations les plus pressantes de le livrer à la publicité. Je persiste toutefois dans mon plan primitif, qui est d’attendre encore. On ne me reprochera pas d’avoir parlé trop tôt sur ces graves matières, quand je le ferai avec poids et mesure, et de manière à forcer les gens à le prendre en considération, et à ne pas s’en sauver par des fins de non-recevoir. D’ailleurs, chère amie, il est essentiel que ce travail soit imprimé à l'imprimerie royale ; nul éditeur français ne le pourrait faire avec les nombreux caractères orientaux qu’il renferme. Or pour ceci, chère amie, il faut un certain poids, indépendant de celui de l’ouvrage. Une commission spéciale est chargée de l’examen des ouvrages à admettre a ce privilège. Là, je retrouverai encore MM. Burnouf et Reinaud, dont l’appui m’est assuré. M. Reinaud m’en a précisément parlé. Je serai encore appuyé d’un autre membre de la commission, qui l’autre jour prit l’initiative de me faire a cet égard ses offres de services ; c’est M. Édouard Biot, fils du célèbre physicien, et lui-même sinologue distingué. J’ai fait sa connaissance en rendant compte dans le Journal de l’Instruction Publique d’un ouvrage fort savant qu’il vient de publier sur l’Histoire de l’Instruction Publique en Chine. Il est depuis quelques jours membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Quand je l’en félicitai, il ajouta fort poliment, qu’il espérait avoir un jour de manière ou d’autre a me donner son suffrage.

Tout en différant cette grave démarche, chère amie, je ne voudrais pourtant pas l’ajourner indéfiniment. Le titre qui peut résulter pour moi de ce travail n’aura toute sa valeur que quand l’ouvrage sera public. Au début, un prix décerné par l’Institut, même sans la publicité de l’ouvrage, peut avoir un poids réel ; mais à un âge plus avancé, et pour une place plus importante, ce serait peu de chose, sans une sanction plus générale et dont chacun pût être juge. Aussitôt que j’aurai tous mes titres, et que je serai convenablement placé, ce sera mon premier soin, mais pas auparavant.


2 juillet.

Très chère amie, que de fois dans ces jours je songe qu’il y a une année je te possédais auprès de moi, que nous parcourions ensemble ces mêmes rues, qui sont maintenant désertes pour moi[2]. Je m’en console on songeant que le temps passé n’a pas été inutile, et qu’il a contribué à avancer le moment où se réunissent tous nos désirs, et qui te verra enfin réunie aux objets de ton affection. Les vacances approchent, chère amie ; notre mère m’annonce qu’elle sera dans un mois à Saint-Malo, et m’invite à m’y rendre. Il ne sera pourtant guère possible que j’y sois avant la mi-août, et même tel arrangement pour l’année prochaine pourrait déranger tous ces plans. Nous en parlerons plus longuement dans notre prochaine lettre, chère amie. — J’ai vu hier soir madame Catry, dont la santé est assez bien rétablie. Elle a en effet éprouvé une pleurésie, mais dont il ne lui reste plus qu’un point de côté qu’on dit sans danger. Je suis fâché que l’espace me manque pour te raconter comment ils sont arrivés à savoir que j’étais leur voisin, et surtout comment je me suis retrouvé en rapport avec M. Descuret, actuellement à Paris. Ce sera pour notre prochaine correspondance, bonne amie. Adieu, excellente sœur ; appuie-toi sur ma tendresse, comme j’ai besoin de le faire sur la tienne. Ton frère tout affectueux.

E. RENAN.

  1. Le diplôme de Renan est daté du 12 octobre 1847.
  2. Henriette avait fait un court séjour à Paris dans l’été de 1846.