MADEMOISELLE RENAN
au château de Clemensow près Zamosc, Pologne.


Paris, 4 août 1847.

Ma chère amie, Te voilé donc parvenue au terme de ces longs voyages qui ont occupé deux années de ta vie. Bien que je puise dans cette pensée une sorte de sécurité, je ne puis songer sans un sentiment pénible, à l’impression d’ennui et de monotonie qu’aura dû causer sur toi le retour à ton ancienne vie, après la variété animée de celle que tu as menée depuis longtemps. Je crois sans doute, ainsi que tu nous l’as exprimé tant de fois, que la vie de voyage est plutôt pénible qu’agréable, au moment même du voyage ; mais enfin elle ne peut manquer d’avoir quelque charme pour l’esprit cultivé et capable d’observer. C’était donc un intérêt jeté sur la vie froide et uniforme. Que sera-ce maintenant, dans ce monde de glace, qui ne sait payer qu’en argent des services qui devraient avant tout être payés d’égards et d’affection ? Pauvre amie ! je ne me console de ce triste présent qu’en songeant à un avenir plus heureux. Mais hélas ! quand viendra-t-il ?

J’ai encore plusieurs jours à passer à Paris, chère amie, et il me serait impossible de préciser l’époque de mon départ ; car je suis résolu à ne partir que quand mes affaires auront pris un tour décisif, ou au moins quand ma présence sera tout à fait inutile à leur réussite. Elles ont beaucoup marché depuis quelques jours, chère amie, non pas aussi directement que je l’aurais voulu, mais enfin, dans ces sortes d’affaires, en l’on n’avance que par ricochets, le recul est quelquefois un progrès. J’ai reçu avant-hier, et M. Reiinaud a reçu ce même jour, la réponse officielle du ministère à la requête que nous y avions adressée. Bien qu’elle soit négative, et suppose un étrange malentendu, elle nous a peu déconcertés, parce que le refus porte sur ce que nous ne demandions ni n’espérions. En voici la première phrase, laquelle te fera comprendre avec quel soin on lit au ministère les pétitions qui y sont adressées. « M…, j’ai reçu la lettre par laquelle vous nous adressiez la demande d’une chaire de philosophie dans un des collèges royaux de Paris. » — Où ils ont pu trouver dans ma requête quelque chose qui ressemblât à une pareille demande, c’est ce dont je suis encore à me rendre compte. Ainsi que je te l’ai dit, je m’étais rigoureusement astreint à ne spécifier aucune demande ; ajoutant seulement à la fin que s’il m’était permis d’exprimer un vœu en particulier, tous mes souhaits seraient pour une place dans une bibliothèque. Je disais, il est vrai, que je me préparais à l’agrégation en philosophie. Mais il est trop clair que je ne pouvais demander une place, à laquelle, même avec le titre d’agrégé, je ne pouvais aspirer que par une faveur spéciale. J’ai tout lieu de croire, chère amie, que ce malentendu, que pour ma part je crois très volontaire de la part de celui qui l’a commis, est le fait du chef de bureau qui m’a répondu. C'est un moyen comme un autre de se débarrasser des gens que d’entendre à l’envers ce qu’ils demandent, et de tourner si bien leurs requêtes qu’elles ne puissent être accordées. Voici, chère amie, ce qui me confirme dans cette idée, et aussi ce qui va servir de correctif à ce malheureux début. Quelques jours avant la réception de cette lettre, j’allai voir M. Soulice, qu’un changement dans le personnel a porté précisément dans les bureaux où il peut m’être le plus utile. Je doute beaucoup qu’il ait vu ma pétition, mais il en avait eu certainement quelque connaissance par ouï-dire. Car il insista d’abord sur l’impossibilité d’obtenir une place réellement avantageuse dans un collège de Paris, et puis m’ouvrit comme une idée toute nouvelle le projet d’une bibliothèque. Quand je lui dis que tel était l’objet principal de ma demande, il en parut surpris, et lue dit que ma pétition avait été envoyée aux bureaux du personnel de l’instruction secondaire, que par conséquent elle avait été considérée comme une pure demande de place dans un collège, Continuant ensuite à m’indiquer les moyens de réussir dans ma nouvelle demande pour une bibliothèque, il m’engagea très fortement à m’enquérir moi-même des places vacantes et à faire la demande spéciale de telle et telle place, et non d’une place en général. Il me laissa du reste concevoir des espérances fondées sur le succès de démarches ainsi faites. Quelquefois en effet, en ces sortes d’affaires, un premier refus est un titre. Mieux vaut donc qu’il ait porté sur ce dont je me souciais assez peu.

Que me reste-t-il donc à faire, chère amie, dans cet état de chose ? J’ai cru d’abord devoir écrire au ministère, pour faire remarquer la méprise commise sur le sens de ma demande, et prier de faire passer mes pièces au bureau chargé de l’administration des bibliothèques, afin que les recommandations qui les accompagnaient et surtout la lettre de M. Reinaud ne restassent pas inutiles. Ensuite, chère amie, je m’occupe activement des recherches que m’a indiquées M. Soulice. Il n’est guère que trois bibliothèques, où je puisse trouver une place convenable, celle de Sainte-Geneviève, de la Sorbonnc, et la bibliothèque particulière de l’Institut. Celle-ci serait mon idéal ; mais le petit nombre des employés me laisse peu d’espérance. Quelque pénibles, singulières même, que puissent paraître des démarches de la nature de celles que je suis obligé de faire, je m’y résigne, chère amie ; seulement je les fais par écrit, m’adressant au conservateur comme pour un renseignement. Le conservateur n’ayant aucune influence directe dans la nomination du personnel, je ne puis me permettre une autre forme.

Quant à celle de l’Institut, je me réserve d’en parler à M. Julien, qui y a été employé, avant d’obtenir sa chaire du Collège de France. Que résultera-t-il de tout cela, chère amie ? il serait difficile de le dire. Mon incertitude a cet égard est telle que je ne puis entreprendre rien d’important d’un autre côté, pour me faire dans un établissement particulier une position plus acceptable. J’ai pris quelques renseignements sur Sainte-Barbe ; j’ai été surpris du bas prix dont les répétitions y sont payées. Ce que je fais dans cette maison ne me serait guère payé que sur le pied de six ou sept cents francs par an. Or j’évalue au moins à mille francs ce dont je suis défrayé dans cette maison. Quant à la question d’agrément, je suis bien décidé à ne la faire compter pour rien dans mes déterminations. Le gain d’une demi-heure par jour me fera passer sur toute considération de cette nature. Je te l’ai déjà dit : il est difficile d’être moins occupé que je ne l’ai été l’an dernier dans cette maison. Terme moyen, je ne donnais pas à la pension une heure par jour. Quant aux répétitions particulières, c’est mon affaire, et je règle leur nombre sur l’urgence de mes travaux. Ainsi donc, chère amie, du côté des occupations, je ne puis désirer rien de mieux que ce que j’ai ici : sous les autres rapports, je l’avoue, d’autres pourraient croire une amélioration tout à fait indispensable. Mais, je te le répète, je fais tellement dominer le premier point de vue sur le second, que celui-ci disparait presque à mes yeux.

Autant, chère amie, tout ce qui tient à ma position extérieure avance lentement et péniblement, autant mes études et le genre de réputation qu’elles m’ont fait, vont toujours prospérant. Je suis surpris des témoignages flatteurs que je reçois de personnes auxquelles je me croyais totalement inconnu. Ces articles que j’ai insérés au Journal de L’Instruction Publique sur l’ouvrage de M. Biot fils ont fait fortune. Comme M. Biot fils n’était pas à Paris lorsqu’ils parurent, j’en envoyai les épreuves à M. Biot père, qui me les renvoya, on y ajoutant quelques lignes des plus encourageantes, que j’ai conservées. L’autre jour, je le vois accourir vers moi avec de grands gestes selon sa coutume à la Bibliothèque de l’Institut, et m’adresser les compliments les plus flatteurs. Ce fut une énigme pour moi, quand il vint à me parler de ma sœur qui était en Pologne ; mais la suite de la conversation me prouva que tout cela venait de M. Julien. M. Biot qui s’est fait une si grande réputation comme physicien, a fini par devenir polygraphe. Membre à la fois de l’Académie des Sciences et des Inscriptions, professeur au Collège de France, etc., il s’occupe un peu de tout, avec une activité que l’âge n’a pas affaiblie, et qui en fait le type de ces esprits variés et féconds, qui ne peuvent maîtriser leur louable impatience de toucher à tout. C’est un des hommes les plus influents dans tous les corps dont il fait partie, par sa vivacité et sa prodigieuse souplesse d’esprit.

Vendredi prochain, 13 août, chère amie, je dois être reçu membre de la Société asiatique. Je dois cette faveur à MM. Reinaud et Burnouf, qui m’y ont présenté et fait agréer. Ils seront, suivant l’usage, mes introducteurs. Cette société, fondée il y a vingt-cinq ans par MM. de Sacy et Abel Rémusat, sous le patronage de celui qui était alors duc d’Orléans, est célèbre dans toute l’Europe par l’importance de ses travaux, et le nom des orientalistes qu’elle a comptés dans ses rangs. Elle publie une revue mensuelle, où les membres peuvent insérer leurs travaux, et leur offre en outre une riche bibliothèque spéciale pour les langues orientales, avec la facilité de correspondre avec toutes les autres sociétés analogues, fondées a son imitation dans les diverses parties de l’Europe. Les séances particulières ont lieu tous les mois. M. Burnouf veut a toute force, chère amie, m’avoir pour élève. Il voudrait même que, sans abandonner mes études sémitiques, je me consacrasse spécialement aux langues et aux littératures de l’Inde. Il prétend que je n’aurai pas fait du sanscrit pendant six mois, que ma vocation serait décidée, et que je ne voudrais plus être qu’indianiste. Il y met une insistance si bienveillante que je devrai l’an prochain suivre le cours de sanscrit au Collège de France. J’avais formé auparavant le projet de suivre le cours de persan de M. Quatremère à la Bibliothèque Royale ; mais si je ne puis faire les deux, je préférerai le sanscrit et M. Burnouf. Il est bien entendu que je n’entends pas par là renoncer à mes études précédentes, qui m’ont été et peuvent m’être encore très utiles. Le travail de mes thèses avance de la manière la plus satisfaisante. J’ai fait des trouvailles fort intéressantes, surtout dans les manuscrits de la Bibliothèque Royale. Tous les sentiers de la science sont si battus, que, bien que je suive les moins parcourus, c’est encore merveille d’y trouver quelque chose de nouveau. J’éprouve une bien vive tentation, chère amie. L’Académie des Inscriptions dans sa dernière séance publique du 30 juillet, a annoncé pour sujet de prix pour 1848 un sujet fort rapproché de celui que j’ai choisi pour thèse française. Les recherches que je ferai sur ce dernier travail m’amèneront à en faire sur le sujet proposé  ; il faudrait peut-être assez peu de chose pour les compléter et accomplir ainsi les deux fins à la fois. Le peu d’intérêt philosophique du sujet proposé (il s’agit de l’étude de la langue grecque en Occident durant le Moyen Age), et la crainte de ne pouvoir en une seule année faire mes deux thèses, qui seront longues et difficiles, préparer mon agrégation et achever ce travail, pourraient seuls me détourner de ce projet. Quant au sujet proposé pour 1849, il est très probable que je l’entreprendrai  ; mais nous avons le temps d’y songer. Ce sujet est l’histoire de la ruine du paganisme en Orient depuis Constantin. Ce point ne peut être bien traité qu’en consultant les historiens syriaques, que fort peu de gens en France lisent commodément. Adieu, chère amie, l’espace me manque pour continuer notre causerie : tu connais mieux que je ne saurais l’exprimer la vivacité de mon affection. Ton frère et ami,

E. R.


Laisse-moi te faire compliment, chère amie, des articles de voyages que tu as publiés dans le Journal, et surtout du dernier. C’est dit et senti à merveille. Tu as dans le style quelque chose de ferme et de mâle, bien rare chez les femmes. Tu parles français comme quelqu’un qui sait le latin.