MADEMOISELLE RENAN


Mont-Cassin, 17 janvier 1850.

De toutes les surprises que me réservait l’Italie, chère Henriette, le Mont-Cassin m’aura, sans contredit, procuré la plus douce, et je ne sais si les jouissances intellectuelles et morales que Rome m’a fait goûter durant le premier mois de mon séjour ont égalé les délicates impressions dont je suis redevable à la noble abbaye, ou depuis quelques jours nous recevons la plus aimable hospitalité. Naples m’a trouvé bien sévère, sans doute parce que le sens des beautés de la nature est chez moi beaucoup moins vif que le sens de la beauté morale : une belle âme, une œuvre élevée, me parlent plus que des horizons colorés de mille nuances, que des rivages délicieux, que des îles qui semblent dormir sur les mers. Si Sorrente et Portici, Baïa et Pausilippo n’ont pu dissiper le nuage de tristesse que l’affreuse dégradation morale de ce pays répandait autour de mon esprit, je doute que les beautés mâles des Apennins eussent obtenu de moi plus d’indulgence, si je n’avais trouvé sur ce mont célèbre que de grossiers ou ridicules adeptes d’institutions surannées. Mais c’est là le miracle, chère amie ; c’est là ce qui fait en ce moment du Mont-Cassin un des lieux les plus curieux du monde, et celui où l’on peut mieux connaître l’esprit italien dans ce qu’il y a de poétique et d’élevé. Ce Mont-Cassin est le centre le plus actif et le plus brillant du mouvement moderne en ce pays, le Mont-Cassin offre l’étonnant spectacle de moines persécutés par l’autorité séculière pour leur patriotisme et l’élévation de leur sentiment religieux.

Cette lettre parviendra par la voie de Paris, chère Henriette ; elle ne sera mise à la poste qu’à Rome, je puis donc te parler en toute liberté de l’affreuse tyrannie intellectuelle qui règne sur cette partie de l’Italie. Ce n’est qu’ici que j’ai appris à la connaître, des moines devaient m’apprendre ce que c’est que la tyrannie de la conscience et le dur martyre de ceux que le sort a doués de nobles aspirations au milieu d’un peuple avili. Grâce à l’influence de quelques hommes d’élite, grâce surtout à de studieuses habitudes et à la grande culture intellectuelle qui a toujours distingué l’ordre des Bénédictins, l’antique abbaye qui fut le berceau de la vie monastique en Occident et qui resta si longtemps un des refuges de la science et de la civilisation est redevenue, dans ces dernières années, un centre d’études, de patriotisme et de noble sentir. Les doctrines qui dernièrement ont été condamnées sous le nom de Rosmini, de Gioherti, de Ventura avaient envahi toute l’école et avaient un de leurs plus brillants organes dans le P. Tosti, l’auteur de la Lega Lombarda, de la vie de Boniface VII, du Salterio del Pellegrino, du Veggente del Secolo XIX, espèce de Lamennais italien, dont la poétique imagination avait exercé sur tout ce monde monastique une véritable fascination. Le Mont-Cassin n’a jamais eu dans le courant de sa longue histoire de plus beaux jours que les premiers mois de Pie IX, alors que toute l’Italie s’ouvrait si naïvement à ses mystiques élans de patriotisme et de liberté, Rosmini, le père de l’abbaye selon l’esprit, s’approchait de Rome pour recevoir le chapeau et les fonctions de secrétaire d’État ; Tosti ne quittait pas Pie IX, qui ne l’appelait que le prophète, à cause de son Veggente ; Pie IX lui-même, après le funeste assassinat de Rossi, songeait à se conformer à la bulle de Victor III, en vertu de laquelle le Mont-Cassin a le privilège exclusif de donner l’hospitalité au pape, toutes les fois qu’il se retire vers le midi de l’Italie. Mais le roi de Naples l’emporta  ; le bon mais faible pontife consentit à venir couvrir de sa robe blanche les infamies de ce tyran, et pendant que le roi des consciences occupait ses loisirs à voir bouillir tout exprès pour lui le sang de saint Janvier, il oubliait et laissait persécuter ses anciens et meilleurs amis. Un matin, un régiment de dragons gravit au pas de course la longue rampe qui mène à ce paisible sommet. Tosti reçut l’ordre de s’éloigner dans les vingt-quatre heures, Rosmini put rester, mais avec une garde spéciale à laquelle il ne voulut pas se soumettre, Papalettere fut mandé à Naples, comme accusé de rationalisme et de panthéisme (nous savons depuis longtemps ce que cela veut dire), les scellés furent mis sur l’imprimerie de l’abbaye, coupable d’avoir mis au jour les poétiques aspirations de Tosti, qu’on traitait de pamphlets impies et révolutionnaires. Ils y sont encore, et nous les avons vus, sauf un seul que le tremblement de terre de novembre a rompu, ce qui fit une grosse affaire. Depuis ce temps, l’abbaye vit sous le régime de la plus incroyable inquisition : visites domiciliaires, persécutions personnelles, suppression complète de communications avec l’étranger, rien n’est oublié : nous-mêmes, à notre arrivée à San-Germano, nous fûmes l’objet d’un espionnage odieux.

Juge, chère amie, combien toutes ces circonstances contribuaient à nous rendre désirable cette belle abbaye, et aussi combien elles ont dô contribuer à faire de notre arrivée une fête pour ces bons religieux, qui, depuis plusieurs mois, n’avaient pas entendu parler du monde civilisé. Étrange surprise en vérité, la plus douce et la plus inattendue de ma vie. Il fallait venir en ce désert, sur un des sommets les plus élevés de l’Apennin, loin de toutes les routes battues, pour nous retrouver on pleine France, pour entendre parler de Hegel, de Kant, de M. Cousin. Le premier livre que nous rencontrâmes dans la cellule du père Sebastiano, le bibliothécaire, fut la Vie de Jésus de Strauss ! J’étais sur mon terrain, la conversation s’engage sur la christologie allemande ; en ma qualité d’hôte, j’y allais avec une extrême timidité et n’insistais que sur les points critiquables. Quel fut mon étonnement d’entendre un moine défendre contre moi le point que j’attaquais dans le célèbre mythologue et parler comme aurait pu faire le plus hardi docteur de Halle ou de Tubingue ! Notre étonnement fut bien plus grand encore, quand nous les entendîmes parler avec la plus grande liberté de la corruption du catholicisme, de la déplorable influence du clergé en ce pays, du culte grossier de Naples, des erreurs fatales qui conduisent la papauté et le catholicisme à l’abîme. Rien ne saurait donner une idée de l’intérêt de nos entretiens du soir, alors que, groupés autour d’une immense cheminée monastique, nous causons avec les cinq ou six religieux les plus intelligents de l’abbaye, de la France, de ses hommes illustres, qu’ils connaissent aussi bien que nous, des idées qui s’y agitent, et surtout des choses religieuses et morales. Entre nous soit dit, ma chère sœur, Ces bons moines sont aussi philosophes que nous. Leurs études les ont menés, là où aboutit forcément toute la culture moderne, au culte en esprit et en vérité. Aussi quelles colères contre l’hypocrisie, contre l’obscurantisme, contre les tendances arriérées qui ont définitivement prédominé dans l’Église ! Ils y portent cette exaltation inséparable de la vie monacale ; car ils sont moines, oh ! ils sont bien moines, Italiens frénétiques, sans ces nuances, sans ces ménagements que donnent l’habitude de la vie réelle et l’esprit séculier. Ils me rappellent ces grands moines irlandais du viiie et ix, un saint Colomban, tenant tête aux princes barbares, indomptable, inflexible comme une barre de fer. Nous nous regardâmes les uns les autres, quand le sous-prieur nous déclara que, si on les expulsait de l’abbaye pour y mettre les Jésuites, ainsi qu’on les en a menacés, ils y mettraient plutôt le feu, en emportant leurs archives, comme les moines du Moyen Age chassés par les barbares portaient sur leur des les os de leurs saints. Ainsi le moine se trahit par moments : tout cela fait avec les idées modernes le plus étrange mélange : jamais je n’aurais rêvé une réalisation plus parfaite de la situation intellectuelle si bizarre que G. Sand a peinte admirablement dans Spiridion, un de mes livres les plus chers.

Je l’ai retrouva ici tout entier, non plus dans la fiction, mais dans la réalité. Quels types admirables de résignation douce, de délicatesse morale, de culture intellectuelle, j’ai rencontrés sous ces capuchons de moines ! Des jeunes gens surtout ; j’en ai trouvé deux ou trois, dont l’image ne s’effacera jamais de mon souvenir, comme la mienne, je crois, ne leur sera jamais indifférente. Ah ! que nous étions faits pour nous comprendre ! J’ai retrouvé la toutes mes années d’autrefois, mes doutes, mes combats, mes hésitations. J’ai fait ce que je devais faire, étant Français ; et je crois qu’ils font ce qu’ils doivent faire, étant Italiens. Le salut de l’Italie viendra des moines. Oh ! avec quelles délices, nous nous sommes ouverts l’un à l’autre, nous nous sommes conté notre odyssée. Ils me portent envie, et me parlent de la France, ou il est bien probable que plusieurs d’entre eux devront un jour chercher asile. Et moi je leur disais que dans toute situation, on peut mener la noble vie, que, pour faire de belles choses en Italie, il faut être prêtre ou moine, que l’évolution des idées modernes en ce pays doit se faire sous forme religieuse. Ils comprennent cela à merveille ; ils me lisent et m’apprennent à admirer les Inni de Manzoni, admirables expressions de ce christianisme moral, auquel se rattachent toutes les intelligences élevées de l’Italie contemporaine, et auquel pour mu part je me rallierais si volontiers, à condition qu’on me laissât carte blanche pour la critique dogmatique et historique. Nous travaillons toute la journée à l’archivio, au milieu de ces bons moines, qui ne nous laissent un moment. Ils sont avides de nous ; hélas ! depuis dix-huit mois, ils n’ont reçu ni livre, ni journaux, ni revue. Tout en feuilletant les manuscrits, la conversation va son train. Presque tous parlent français à merveille, et le besoin de communiquer d’esprit avec quelques-uns des plus jeunes et des plus sympathiques m’a donné du reste une facilité singulière à me faire entendre en italien : souvent dans une même phrase, le français, le latin, l’italien se suppléent et, grâce à la permission réciproque que nous nous accordons de faire des barbarismes, il n’est pas une seule idée, à laquelle nous soyons forcés de renoncer faute de pouvoir l’exprimer. Nous faisons de délicieuses promenades dans les environs du monastère : ils sont admirables, chère amie. Le Mont-Cassin est le dernier contrefort d’une des ramifications les plus élevées de l’Apennin. La montagne a quatre étages qui se superposent, tout en étant séparés l’un de l’autre par d’assez profondes vallées. Le premier étage est tout de rochers et est couronné par une ancienne forteresse, jadis bâtie par l’abbé Aligerne pour défendre le pays contre les invasions des Sarrasins et couvrir la ville de San-Germano. Le deuxième est couvert d’oliviers, d’arbres indigènes : sur le large plateau qui le couronne, s’élèvent les immenses bâtiments du monastère, une vraie ville, un labyrinthe, des cloîtres, des portiques, une église comme je n’en ai pas vu depuis mon départ de Rome. Le troisième étage, qui s’élève derrière le monastère, et borne la vue du côté du nord, est à peu près inaccessible. Il est couvert de sapins ; au-dessus s’élève le dernier pic, couvert de neige. Tout cela, chère amie, fait un ensemble admirable ; mais le vrai charme de ce paysage est dans la vue superbe qui se déploie du côté du sud et du couchant. Une plaine admirable, traversée dans tous les sons par les innombrables canaux du Liris et du Garigliano. À droite, la grande chaîne des Apennins, toute couverte de neiges, formée de roches primitives, aux formes bizarres et fantastiques. Devant, une chaîne secondaire, qui en se prolongeant à l’ouest, va former le promontoire de Gaëte, et se relie à une autre ramification qui fait la limite des États de Naples et de l’Église. L’horizon se trouve ainsi encadré d’une manière admirable : au pied de la montagne est serrée la ville de Saint-Germano ; à côté l’amphithéâtre de l’ancienne ville romaine d’où le mont a pris son nom, et la célèbre villa de Varron.

La première fois qu’on monte la rampe rapide qui, en serpentant sur les flancs de la montagne, conduit au monastère, l’impression est immense : mais l’incomparable variété d’aspect dont on jouit en prolongeant son séjour sur ces montagnes dépasse toute imagination. Le matin, toutes les vallées sont couvertes d’épais nuages dont on voit la surface supérieure inégale comme celle d’une mer agitée : on ne voit alors que le sommet des montagnes environnantes : et on jouit d’un soleil brillant, tandis que les régions inférieures sont plongées dans les brouillards. C’est vers les dix heures du matin que le spectacle est admirable, quand ces vapeurs se déchirent, qu’on voit apparaître à travers leurs déchirures de larges pans de la campagne, et les cimes des arbres percer çà et là. Quand le temps est nébuleux, le monastère est plongé dans les nuages. J’éprouve une jouissance très vive à voir ces grandes masses s’avancer, étendre leurs bras, métamorphoser leurs formes et nous plonger dans l’ombre pour quelques instants. Quand je les vois s’avancer, je quitte mon manuscrit et je vais a la fenêtre de l’archivio pour contempler ce singulier spectacle. Il est impossible de se faire des idées exactes sur la météorologie et les divers phénomènes de l’atmosphère sans avoir résidé quelques jours sur ces hauteurs et contemplé ces nombreux plans de vapeurs qui s’étagent sur le liane des montagnes et donnent lieu aux aspects variés dont on jouit d’on bas. Les beaux souvenirs de ces lieux achèvent de me les rendre chers. Quel homme que ce saint Benoit et quelle force dans ces institutions qui ont traversé tant de siècles ! Qu’est-ce donc que fonder, chère amie ? Nous voila tous tant que nous sommes, philosophes du xixe siècle, plus savants et plus critiques, assurément, que le père de l’ascétisme chrétien au vie siècle, eh bien ! nous sommes incapables de faire cohabiter deux hommes sous le même toit, de les faire coopérer à la même œuvre ! L’individualisme nous disperse ; chacun a sa voie, chacun a son langage. Ces immenses associations ne sont possibles qu’avec des consciences à peine développées et prêtes à s’abdiquer elles-mêmes au profit d’un plus vaste ensemble.

J’ai beaucoup pensé à toi en visitant la grotte où saint Benoît avait son entrevue annuelle avec sa sœur sainte Scolastique, qui habitait un autre monastère sur une des collines latérales de la montagne. Cela m’a fait sentir très vivement certains traits de la vie morale ; il est dans notre nature des instincts qu’il vaut mieux nourrir et amuser que satisfaire ; car à l’état de désir, ils élèvent et ennoblissent ; une fois satisfaits, ils ne sont plus que des jouissances sans idéal. La soif est le but ; au lieu de se précipiter sur la coupe pour la satisfaire, il vaut mieux l’entretenir. Heureux saint Benoit ! Il voyait sa sœur une fois tous les ans, et il voyait à toute heure le toit qui l’abritait et sous lequel elle pensait à lui. J’ai trouvé beaucoup dans l’archivio. cette collection de manuscrits est la plus curieuse assurément que nous ayons explorée. J’ai découvert dans un manuscrit, qui jusqu’ici avait été mal décrit, le traité de la Théologie chrétienne d’Abélard, beaucoup plus complet que dans le texte publié par Martène[1]. Je rapporte ainsi à M. Cousin, plusieurs pages inédites. Grande sera sa joie. Ce traité doit faire partie du deuxième volume des Œuvres Complètes d’Abélard, lequel n’est pas encore publié.

J’ai reçu de bonnes nouvelles de Saint-Malo. Nous partons dans deux ou trois jours pour Rome. Adieu, ma bien-aimée ; tu sais toute ma tendresse.

E. RENAN.

  1. Savant bénédictin de la congrégation de Saint-Maur, 1654-1739.