MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Versailles, 15 juin 1849.

Ma chère amie, bien que l’échauffourée[1] d’avant-hier ait été bien peu sérieuse, elle donnera sans doute lieu à mille bruits exagérés et absurdes, qui pourraient te causer de vaines inquiétudes. Je m’empresse donc de te rassurer, et de t’apprendre que cette folie a passé comme tant d’autres, et même avec moins de suites fâcheuses que les autres. L’action a été si faible que la réaction se fait à peine sentir. Paris, que je viens de quitter, a repris ou plutôt n’a pas perdu un moment sa physionomie habituelle, on parle à peine de ce ridicule avortement, et, n’étaient les exploits des braves gardes nationaux de la première légion contre les presses, celle-ci pourrait s’appeler la victoire sans larmes. Quant aux imbéciles qui ont donné dans ce panneau, c’étaient des fous, le fait le prouve ; il ne faut donc pas le regretter. — Le choléra préoccupe beaucoup plus. Il sévit assez fortement depuis quelques jours ; mais il semble avoir atteint le terme de sa période d’accroissement, et même commencer à décroître. Le maximum a été de sept cents par jour. Je te dis tout ceci sans crainte de t’effrayer, chère amie ; car il n’y a pas eu à Versailles un seul cas qui appartienne précisément à cette ville ; en 1832 d’ailleurs, cette ville avait été à peu près exempte du fléau. Aussi s’y est-il opéré une vraie immigration de Paris. Tout y est comble, et l’Assomblée Nationale entre autres semble s’y être transportée au complet.

M. Bersot est arrivé depuis trois jours. Il m’avait fait demander s’il ne me contrarierait pas en dépassant un peu les limites de son congé ; à quoi je me suis hâté de répondre conformément à son désir. Je suis encore néanmoins à Versailles, et je suis bien tenté d’y rester encore quelques jours. J’ai pris une chambre à l’étage supérieur de la même maison, où je suis fort bien et à très bon marché. La pension d’ailleurs est à Versailles à très bon compte, en sorte qu’en comptant mes deux voyages hebdomadaires, ma vie est encore ici à meilleur marché qu’elle ne serait à Paris. D’ailleurs mon travail n’exige nullement ma présence à Paris ; le séjour de Versailles m’est même a beaucoup d’égards préférable sous ce rapport. Il serait donc possible que j’y restasse jusqu’à la mi-juillet, époque où finissent les cours du Collège de France. Alors peut-être j’effectuerai le petit voyage de Saint-Malo, que maman me demande avec tant d’instances et que je ne peux plus lui refuser. J’y resterai trois semaines ou un mois, après quoi je reviendrai à Paris, vers la mi-août, afin de presser mes affaires pour ma situation de l’an prochain.

Je suis tout à fait décidé, chère amie, à me faire l’an prochain une position plus lucrative et plus confortable que par le passé. Non pas assurément que mes goûts soient devenus plus positifs, ni que mon ambition ait changé d’objet, mais parce que le bien même de ma carrière intellectuelle le demande et que d’ailleurs c’est pour moi un devoir. C’est un bonheur que la suppléance de Versailles soit venue m’arracher de force de chez. M. Crouzet ; car tel est mon quiétisme pour ces sortes de choses que quand je me trouve casé bien ou mal, je ne songe pas à chercher mieux. Je ferai des efforts suprêmes et de grands sacrifices pour rester à Paris ; mais en désespoir de cause, je ne reculerai pas devant certaines places de province. M. Egger m’engage à demander une place de maître-surveillant à l’École Normale. Ces places sont peu assujettissantes, et sont données d’ordinaire à des agrégés qui veulent rester provisoirement à Paris. Tout ce qu’il nous faut, c’est de gagner du temps. Quoi qu’il en soit, sois certaine que je ne négligerai rien pour faire réussir ces démarches.

L’affaire importante pour moi est en ce moment mon ouvrage. Je revois ma première rédaction, qui, d’après mon habitude, est tout à fait négligée. Ce long travail, qui m’occupe depuis trois semaines, sera achevé vers la mi-juillet, c’est-à-dire vers l’époque de mon départ pour Saint-Malo. L’ouvrage sera alors complètement terminé et fixé dans toutes ses parties essentielles. Je l’emporterai en Bretagne, et je consacrerai mes vacances à la dernière révision et à ces interminables corrections dont on a tant de peine à se détacher avant l’heure suprême. L’ouvrage à mon retour à Paris sera donc scellé et parachevé. Le publierai-je immédiatement ? Très grave question, et qui préoccupe en ce moment toutes mes pensées. Je suis à peu près décidé toutefois à attendre qu’on ait réglé ma position de l’an prochain avant de le donner au public. Car d’une part la publication n’en pourrait avoir lieu avant le mois de septembre, et par conséquent je ne pourrais guère m’en prévaloir comme d’un titre ; d’une autre, les mois de vacances sont tout à fait défavorables pour toute publication ; enfin les circonstances ne seront pas encore à cette époque, ce qu’on peut espérer qu’elles seront dans quelques mois. Le temps qu’il me faudrait, ce serait un moment de calme et presque d’ennui, de réaction mesquine et tracassière, mais non pas violente, un moment aussi où la Montagne fût tout à fait vaincue et impuissante, où les idées libérales fussent en hausse par le triomphe de leurs adversaires et le silence de ceux qui leur font tant de tort en les faussant et les défendant mal. Or évidemment nous marchons là, et l’événement d’avant-hier ne peut être que favorable à mon point de vue. Le triomphe de la Montagne eût remis pour longtemps mon manuscrit en portefeuille ; car ces gens-là donnent mauvaise mine à tout ce qui sent un peu le mouvement et le progrès, et en parlant ainsi, on pourrait être soupçonné d’abonder dans leur sens. L’élimination de l’élément Dufaure serait aussi bien désirable pour créer la circonstance de mon livre : il faudrait pour le faire opportun et lui rendre les esprits favorables un gouvernement Thiers-Falloux. Je te transcrirai tout à l’heure un extrait de la table analytique des paragraphes, qui pourra te donner une idée du contenu.

M. Daremberg est de retour d’Oxford, et est venu a Versailles demeurer tout auprès de moi. Mon plus pressé a été de lui lire le passage de ta lettre relatif aux symptômes du mal que tu éprouves. Il m’a bien rassuré, chère amie. Ces symptômes lui paraissent, à n’en pas douter, ceux d’une névralgie intercostale, maladie qui n’attaque aucun organe essentiel. Toutefois il a désiré savoir : 1° si tu éprouves des palpitations en montant les escaliers, etc.  ; 2° si le retour du mal offre quelque caractère de périodicité  ; 3° si tu tousses et si en général tu es faible de poitrine. Voici l’ordonnance qu’il m’a donnée d’après les symptômes que je lui ai lus. Couvrir la partie souffrante d’un emplâtre d’extrait de stramonium, le laisser deux jours, et le renouveler deux ou trois fois. L’emplâtre devrait avoir environ six pouces de long sur quatre de large, sur peau de mouton. Réponds, chère amie, aux questions ci-dessus, surtout à celle qui est relative à la poitrine, ne fut-ce que pour me tirer d’inquiétude.

Que ton obstination à nous refuser ton retour me cause de peine ! Que puis-je te dire, si ce n’est te répéter ce que je l’ai dit mille fois, chère amie ? Le consul de France n’est plus à Varsovie, et tu m’avais promis que tu n’y resterais pas après lui. Je pense que mes raisons auront plus de poids, quand j’aurai obtenu une place pour l’an prochain, et ce n’est pas là, je l’assure, une des moindres raisons qui me décident à déployer du zèle de ce côté. Je persiste donc dans la pensée que tu as passé ton dernier hiver dans ce fatal climat, et que cette année ne finira pas que nous ne soyons réunis. Plaise à Dieu que quelque catastrophe ne vienne pas rendre notre réunion plus difficile !

Voici maintenant quelques extraits de ma table. Ne t’étonne pas de manques de suite tout à fait choquants. J’omets beaucoup, et d’ailleurs une table ne saurait présenter les transitions. — I. Une seule chose est nécessaire. Le sacré et le profane. Ascétisme chrétien. Sanctification de la vie inférieure. Unité de la vie supérieure. Possibilité de réaliser cette unité. Une trop riche nature est un supplice. — II. Savoir. Curiosité primitive des premières tentatives scientifiques. La science conçue d’abord comme un attentat. Des résultats et des applications de la science. Idée de la science pure. Tâche de notre temps  ; reconstruire par la science l’édifice bâti par les forces spontanées de la nature humaine. Comment un jour la philosophie gouvernera le monde, et comment la politique disparaitra. — III. La science peut seule fournir les vérités vitales. La science n’est sérieuse que quand en en fait l’affaire de l’homme. Esprit moderne. Il faut le continuer. Exemple tiré de l’islamisme. Symbole rationaliste. Qui sont les sceptiques ? Une nation rationaliste et réfléchie serait-elle faible ? Que si la civilisation succombait sous la barbarie, elle vaincrait encore une fois ses vainqueurs, jusqu’au jour où elle n’aurait plus personne à vaincre. — IV. Les frivoles. Jamais la frivolité ne gouvernera le monde. L’humanité est sérieuse. Des tendances utilitaires. De la science du bonhomme Richard. Noblesse de l’ascétisme. Défauts de notre civilisation bourgeoise, nécessaires et justifiés. La liberté ne sert de rien pour la production d’idées nouvelles. Le christianisme n’a pas ou besoin de la liberté de la presse ni de la liberté de réunion. Toute idée naît hors la loi. Une police tracassière nuit plus à l’originalité que l’arbitraire pur et la persécution. Si Jésus paraissait de nos jours, on le traduirait en police correctionnelle, ce qui est pis que d’être crucifié, pour le progrès de la doctrine. Le progrès de la réflexion ramènera la grande originalité. — V. Idée d’une science positive des choses métaphysiques et morales. Regret des illusions détruites. La réalité que la science révèle est supérieure à toutes les imaginations. Le monde d’Indicoploustès et de Humboldt. Le temps des sectes est fini. Couleur sectaire. Saint-Simonisme, Pierre Leroux. Impossibilité d’une nouvelle secte religieuse. La forme pure, grave et universelle de la science. — VI. La science mal comprise. La science n’est comprise qu’en vue du collège et de l’enseignement. Le ministère de l’Instruction Publique conçu à tort comme le ministère de la science. De la science d’amateurs. De la science de revues et de salons. Du pédantisme. — VII. De l’érudition. Elle n’a pas la conscience de son but. — VIII. De la philologie. Fournit les matériaux de l’histoire de l’esprit humain. La philosophie suppose l’érudition. Les recherches particulières n’ont de valeur qu’en vue des résultats généraux, mais les résultats généraux ne sont possibles que par. Les recherches particulières. La philologie constitue la supériorité des temps modernes. Les fondateurs de l’esprit moderne sont des philologues. — IX. Philosophie critique. Le philosophe, c’est le spectateur dans le monde. — X. Réforme de la psychologie par la science de l’humanité. — XI. Groupes de sciences qu’on doit appeler : sciences de l’humanité. — XII. De spécialités scientifiques. Les travaux généraux sont encore prématurés dans la plupart des branches de la science. Nécessité des monographies. Que les grandes histoires générales sont encore impossibles. Il n’y a rien de frivole dans la science. — XIII. L’état doit patronner la science. Liberté de la science. Ordres religieux, grands ateliers de travail scientifique. Nécessité des sinécures, etc. — XIV. Exemples de recherches érudites constituant une philosophie scientifique. Linguistique. Comment se fait-il qu’il n’y a pas une chaire de linguistique dans toute l’Europe ? au Collège de France ? — XV. La philosophie parfaite serait la synthèse de la connaissance humaine. — XVI. XVII. La science est une religion. Travailler à élever tous les hommes à la hauteur du culte pur. Différence de la condition du peuple relativement à la culture intellectuelle dans l’antiquité et dans les temps modernes. L’homme du peuple est chez nous déshérité de l’esprit. Une seule solution : élever tous à l’intelligence. Nos institutions supposent ce qui n’est pas, le peuple intelligent et instruit. Malentendu du libéralisme français : fermez les clubs, ouvrez les écoles. — XVIII. Le but de l’humanité n’est pas le bonheur, mais la perfection. Le but de l’humanité n’est pas son affranchissement, mais son éducation. Société qui a un dogme et société qui n’en a pas. La première, essentiellement intolérante : c’est le dogme qui gouverne. — XIX. Le fondateur de la plus haute école philosophique de l’antiquité fut un porte-faix (Ammonius Saccas), Pourquoi cela nous fait-il sourire ? Différence de l’antiquité et temps modernes. — XX. XXI. L’état habituel d’Athènes, c’était la Terreur. Besoin de sécurité que nous avons contracté. — XXII. Foi à la science. Il n’y a rien à faire on politique. La révolution sera morale et scientifique. — XXIII. Nous sommes avec les croyants. L’homme frivole et sceptique, c’est l’athée. Je te présenterai une autre fois avec plus de détail la pensée des sept derniers paragraphes, qui sont d’un intérêt plus général, et que je n’ai pu qu’indiquer ici. Je te répète que ce que je viens de transcrire ne fait que le vingtième de la table[2]. Adieu, bien chère amie. Compte sur mon éternelle affection, comme je crois à la tienne.

Ton meilleur ami,
E. RENAN.
  1. Il s’agit de la manifestation de Ledru-Rollin contre l’expédition de Rome.
  2. Note de Wikisource : L’ouvrage L’Avenir de la science sera finalement publié par Renan en 1890 ; il est en ligne sur Wikisource.