MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Versailles, 25 juin 1849.

J’ai tardé deux ou trois jours à t’envoyer cette lettre, chère amie, parce que maman promettait dans sa dernière lettre de m’envoyer incessamment une lettre qu’elle doit t’écrire avec des nouvelles qu’elle attendait de madame Gaugain. Le tout serait parti ensemble ; mais la lettre de maman tardera peut-être, et tu me reprocherais de t’avoir privée plusieurs jours des nouvelles de ton amie. Je l’ai vue hier, et elle était presque remise d’une bronchite qui l’a tourmentée les jours derniers.

Que ce retour du fléau à Varsovie m’afflige, chère Henriette ! Quelles vont encore être mes transes ! Au nom du ciel, ne me cache rien, puisque par toi seule je puis savoir la vérité. Nos journaux ne m’apprennent rien sur ce point, le plus capital pour moi. Ah ! je te l’affirme, si le soin de tes élèves ne t’eût été en ce moment plus étroitement confié, nous eussions bien pressé ton retour. Mademoiselle Ulliac m’a parlé de je ne sais quels soins testamentaires dont tu traites dans ta dernière lettre, et cela m’a navré le cœur. Il est tout à fait impossible, chère amie, que tu restes plus longtemps dans ce malheureux pays où cette épidémie paraît définitivement devenir endémique. Je te le répète, octobre ne se passera pas sans que nous nous soyons embrassés ; mais je veux, avant d’insister, avoir à faire valoir de nouveaux et plus puissants arguments.

Je suis fort occupé Ces jours-ci. M. Jacques me demande pour juillet quelques pages de mon ouvrage pour la Revue et je ne sais encore que lui envoyer. Une note du directeur de la Revue expliquera que ce fragment est extrait d’un livre qui doit paraître bientôt. Ce qui sera une bonne annonce et vaudra mieux pour mes démarches que l’ouvrage paru. Ne t’imagine pas que l’opposition que fait cette Revue au ministère et spécialement à M. de Falloux, opposition à laquelle du reste je ne prends aucune part active, puisque je reste toujours dans la région pure, me crée des chances défavorables. Tout au contraire, j’ai été surpris devoir quelle considération cela me valait, même dans les bureaux du ministère et dans l’Université. Ces messieurs à grandes places ne peuvent faire de l’opposition, mais ne sont pas fâchés de voir la jeunesse libérale, qui n’a pas tant à ménager, se lancer un peu. Moins que jamais je suis décidé à me gêner pour l’expression de ma pensée. J’ai découvert qu’on ne taquine que ceux qui y vont timidement et sournoisement. Mais la manière franche, libre et originale, passe d’elle-même. Mon article, signé seulement des initiales, sur les historiens critiques de Jésus, dont l’anonymat n’a trompé personne, m’a valu d’unanimes compliments et pourtant jamais l’école n’avait été jusqu’à une telle hardiesse (profondément respectueuse, bien entendu, et plus respectueuse que l’adoration).

Jacques lui-même en était étourdi. On m’a porté de bien encourageantes paroles de M. de Rémusat. Causant avec Simon de mon article, qui a presque rempli deux numéros, et demandant qui j’étais : « Si c’est un homme âgé, ajouta-t-il, je ferai quelques critiques : si c’est un jeune homme, c’est parfait. » M. Cousin, qui a répudié Bersot, jadis son secrétaire intime, pour je ne sais quelle petite hérésie inaperçue dans ses pages d’un de ses livres, ne m’a qu’un peu grondé, et encore d’un ton très paterne, et en faisant mille compliments sur le talent de l’article. M. Quinet, qui avait déjà traité le même sujet il y a dix ans dans la Revue des Deux Mondes, lors de la première apparition du livre de Strauss, m’a reçu à bras ouverts. T’ai-je déjà dit que j’avais fait la connaissance de M. Michelet ? Cela me l’a fait renouveler, beaucoup plus intime. Enfin cet article, qui, fait à demi et avec une critique malingre et cauteleuse, m’eût valu une disgrâce, fait franchement et largement, ne m’a valu que des éloges. J’ai reçu par le bureau de la Revue plusieurs témoignages de sympathie des provinces et spécialement des parties allemandes et protestantes de la France.

J’ai passé hier l’après-midi avec M. Garnier à la campagne près de Sceaux. Il m’y invite fort souvent, mais hier j’étais presque seul avec lui et madame Garnier, et nous avons beaucoup parlé de toi. Madame Garnier surtout ne tarissait pas à ton égard et souhaitait beaucoup te connaître. M. Garnier te fera joliment causer. Il exploite àla lettre toutes les personnes qui peuvent lui fournir des observations nouvelles sur des sociétés différentes de la nôtre. Ne l’imagine pas, chère amie, que nous te laisserons inutile. Si ta modestie se refuse absolument à publier, eh bien ! tu traduiras, et moi je me ferai ton éditeur-préfacier. Il y a un ouvrage de M. de Humboldt, le plus important peut-être et qui renferme d’ailleurs l’œuvre des deux frères, Guillaume et Alexandre, que M. Burnouf et M. Egger m’ont souvent engagé à traduire. Mais hélas ! j’ai tant de choses commencées que je n’aurai jamais le temps de vaquer à celle-ci. Voudrais-tu t’en charger ? Tout ce qui est de M. de Humboldt se vend très bien en France, et celui-ci, je le répète, est l’ouvrage le plus capital de haute philologie comparée que l’Allemagne ait produit. C’est le volume d’introduction à l’Essai sur le Kawi de Guillaume de Humboldt (Uber die Kawi-Sprache auf der Insel Java) ; introduction qui a pour titre spécial : Einleitung über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaus und ihren Einfluss auf die geistige Entwickelung des Menschengeschlechts, Ce volume se vend à part et fait un ouvrage tout à fait distinct. Je t’éclaircirais pour ce qui est tout à fait technique, et je mettrais une introduction. Fais-le venir de Berlin, si tu veux, mais à condition de ne pas t’en fatiguer. J’ai reçu une lettre très longue et très intéressante d’Alexandre de Humboldt à propos de mon article sur son Cosmos. Il y a des détails intimes vraiment curieux sur ce bel ouvrage et des choses tout originales sur les opinions personnelles de l’auteur.

Adieu, chère amie, je suis un peu pressé cette fois. Je ne te parle pas de la déplorable loi de renseignement, qui détruit radicalement l’Université, et nous ramène aux plus mauvais jours de la Restauration. La haute Université est atterrée ; nous autres, nous disons : Tant mieux, car l’avenir est à nous. Adieu, encore une fois, bonne amie, écris-moi souvent durant le fléau.

Ton ami de cœur,
E. RENAN.