MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Versailles, 27 juin 1849.

Je le tiens ce mot, si longtemps attendu, amie bien-aimée : « Si le ciel t’a conservé à ma tendresse, quand la mère de mes élèves sera de retour, je serai prête à aller te rejoindre partout où tu voudras… Nous vivrons comme nous pourrons, mais nous vivrons ensemble. » Enfin, ma bien-aimée, le voilé prononcé, nous ne l’oublierons pas. Il ne s’agit plus que de gagner les jours. Songe que chaque heure de retard nous expose à des larmes éternelles et nous maintient dans de mortelles inquiétudes. Écris-moi donc sur-le-champ, chère Henriette, le jour ou nous pourrons nous rejoindre à Berlin, Nous chercherions en vain un moment plus favorable. Je suis absolument sans occupation extérieure, vivant purement et simplement à mes frais, sans travail bien pressé, puisque mon essai ne saurait paraître avant octobre ou novembre. Le temps des démarches actives pour l'an prochain n’est pas encore venu, Dans deux mois ou six semaines par exemple, le voyage ne me serait pas à beaucoup près si commode. Après notre retour, nous irons ensemble à Saint-Malo, où tu trouveras ton amie. Voilà, excellente sœur, un concours de circonstances tel que nous en chercherions en vain à un autre moment. Le lendemain de la réception de ta lettre, je suis prêt à partir. Au nom du ciel, ne prolonge pas d’un jour ces angoisses. Un vérité, chère amie, les circonstances sont si exceptionnelles, que je me demande si tu dois attendre le retour de la mère de tes élèves. A la bonne heure, si ce retour doit avoir lieu dans quelques jours, s’il n’entraîne d’autre retard que celui qu’auraient amené les préparatifs du voyage et l’échange de nos lettres. A cela près, je ne vois pas que tu sois obligée à t’exposer à un danger imminent, surtout le père de tes élèves représentant suffisamment la famille. Veux-tu que j’écrive ou que nous écrivions au comte, Alain et moi, pour lui annoncer que ta famillo exige impérieusement de toi un retour immédiat ? Enfin, ma bonne amie, les jours sont ici la chose capitale. Songes-y. Est-ce joie, est-ce inquiétude que je ressens, chère amie ? Je ne sais. Quand nous serons réunis, il me semble que je bénirai toute cause qui aura fait tomber les barrières élevées par ta volonté. À bientôt, chère Honriette.

Notre frère est très bien. Tes inquiétudes pour nous ne sont pas fondées, chère amie. Il n’y a pas eu un seul cas de choléra à Versailles, et à Paris le fiéau a presque cessé. Sois donc bien rassurée. Ah ! plût au ciel que nous eussions à ton égard la même assurance ! Nous ne l’aurons, bonne amie, que quand nous serons définitivement, réunis. Un seul mot résume maintenant toute ma pensée : au plus vite, au plus vite. Ton frère bien-aimé,

E. RENAN.